LA CONNAISSANCE
et
l'AMOUR

« Donnez-moi quelqu'un qui aime et 
il comprendra ce que je dis. »
St Augustin, In Joann. Tr. XXVI, 4).

I


     C'est la doctrine même du Christ que la connaissance de Dieu est réservée à la vision béatifique: « la vie éternelle consiste à vous connaître, vous, le seul vrai Dieu ; et Celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ » (Jean, XVII, 3). Saint Paul dit dans le même sens : « Maintenant nous voyons dans un miroir, d'une manière obscure ; mais alors nous verrons face à face ; aujourd'hui, je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme je suis connu. » (I Cor., XIII, 12). Donc, conclut ailleurs le grand Apôtre : « que le Christ habite dans vos coeurs. par la foi, de sorte que, étant enracinés et fondés dans la charité, vous deveniez capables de comprendre avec tous les Saints quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur, et connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance. » (Ephès., III, 17-19).

     Ainsi nous n'approchons de Dieu que dans la mesure où s'accroît notre charité. « qui connaît la vérité, déclare Saint Augustin connaît la lumière incréée et qui la connaît embrasse l'éternité. Mais c'est par la charité qu'on peut la connaître mieux que par l'intelligence ; et l'amour en fait mieux l'expérience que l'esprit. » (Confessions, liv. VII, ch.. 10) . « Dans l'abîme de la divinité, dit à son tour Ruysbroeck, nulle intelligence ne peut pénétrer par la lumière créée. Mais là où l'intelligence doit demeurer au dehors, le désir et l'amour peuvent entrer. » (L'ornement des noces spirituelles, Liv. 1 ch. XXII). Ici-bas, Dieu peut être aimé par lui-même ; il ne peut pas être connu par lui-même.
 
 

II

     Cette supériorité de l'amour sur la connaissance dans la vie présente vient, selon la remarque de Saint Thomas, « de ce que l'action de notre intelligence se fait par la représentation en nous de la réalité connue, tandis que l'action de notre volonté se porte vers la chose aimée, telle qu'elle est en soi. » (Summa théol, la, qu. 82, art. 3). Pour connaître Dieu, nous devons en quelque sorte l'attirer à nous pour l'enfermer dans le cadre de nos idées et une pareille opération est nécessairement inadéquate ; tandis que pour l'aimer nous devons sortir de nous-mêmes et nous élever jusqu'à lui. « Notre connaissance de Dieu, dit encore,le Docteur angélique, parce qu'elle est médiate (par l'intermédiaire d'idées) est dite énigmatique et elle disparaîtra pour faire place à la vision. Mais notre charité ne disparaîtra pas et donc, dès ici-bas, adhère immédiatement à Dieu. La raison en est que la connaissance, s'accomplissant par la représentation en nous de l'objet connu, est proportionnée au mode fini de notre intelligence bornée. L'amour au contraire, se portant vers l'objet aimé lui-même, est proportionné à la manière d'être de cet objet. » (Ibid., IIa IIae qu. 27, art. 4).

     Mais, dira-t-on, si notre intelligence ne peut pas saisir Dieu directement dans sa nature propre, nous pouvons du moins nous avancer vers lui par ce procédé négatif que les philosophes appellent la voie d'exclusion. Nous nions d'abord de lui les choses corporelles, puis les choses intellectuelles mêmes dans la forme qu'elles revêtent chez les créatures, comme la bonté, la sagesse. Certes, cette voie est légitime, mais à quel résultat nous conduit-elle ? Saint Thomas répond très justement « il ne reste plus alors dans notre entendement que ceci : Dieu est, et rien de plus. Et, pour finir, cet être même, en la forme où il se trouve dans les créatures, nous le nions de lui et alors il demeure dans une sorte de nuit d'ignorance qui nous unit à Dieu d'une façon plus parfaite, autant qu'il appartient à cette vie. » (Commentaire sur les Sentences, Liv. 1, Dist. XIII). Les mystiques ont le droit de conclure avec le pseudo-Denys : « Délivrée du monde sensible et du monde intellectuel, l'âme entre dans la mystérieuse obscurité d'une sainte ignorance ; et, renonçant à toute donnée scientifique, elle se perd en Celui qui ne peut être ni vu ni saisi ; tout entière à ce souverain objet, sans appartenir à elle-même ni à d'autres ; unie à l'inconnu par la plus noble portion d'elle-même, et en raison de son renoncement à la science ; enfin puisant dans cette ignorance absolue une connaissance que l'entendement ne Saurait conquérir. » (Théologie mystique ch. 1, § 3).

     Comment, toutefois, la volonté peut-elle aimer ce que l'entendement n'a pas connu au préalable ? Ce qui est vrai par rapport aux connaissances naturelles cesse de l'être, quand il s'agit des réalités surnaturelles. « Il est évidemment impossible, note Saint Jean de la Croix, d'aimer d'une manière naturelle sans connaître ce que l'on veut aimer. Mais il en est tout autrement dans l'ordre surnaturel, où Dieu peut augmenter en nous l'amour sans avoir besoin de nous donner ou d'augmenter en même temps les connaissances distinctes... Il est vrai de dire que la volonté, peut se nourrir d'amour sans que l'entendement reçoive de nouvelles lumières. » (Cantique spirituel. Eclaircissement à la Strophe XXVI). Le grand mystique pousse encore plus loin sa thèse : « une âme, dit-il, peut avoir de Dieu des connaissances très élevées, jouir d'une contemplation très sublime, pénétrer tous les mystères ; tout cela ne lui servira de rien pour s'unir à Dieu, si elle n'est pas embrasée d'amour. » (Ibid. Eclairc. à.la stroph XIII).
« O Amour ! s'écrie Sainte Catherine de Gènes, celui qui te sent ne te comprend pas. Et celui qui veut te comprendre ne peut te connaître, » (Dialogues, 3° Partie, ch.III).
 
 

III


     S'il est vrai que tout ce que concoit notre intelligence au sujet de Dieu est défaillant par rapport à notre représentation ; si, en cette vie, la suprême connaissance que nous puissions avoir de Lui est de savoir qu'Il est au-dessus de toutes nos pensées ; si donc Il nous demeure toujours caché, incompréhensible et inaccessible, il faudra dire avec Sainte Thérèse que « l'avancement de l'âme ne consiste pas à penser beaucoup, mais à beaucoup aimer. » (Fondations, ch. V). On approche d'autant plus de Dieu qu'on le comprend moins, niais qu'on l'aime davantage. La contemplation est « science d'amour » et toute l'application de l'âme doit être, selon le mot de Saint Jean de la Croix, « de concentrer la force de son amour et de sa volonté en Dieu, simplement et purement, sans compter sur les efforts de l'entendement. » (La montée du Carmel, liv. II, ch. XXIX).
« Nos progrès dans l'amour, dit un autre mystique, Louis de Blois, seront la mesure exacte de nos accroissements dans l'union divine. Et p!us intime sera notre union à Dieu, plus absolument nous nous, perdrons en Lui, plus clairement aussi nous le contemplerons en Lui et par Lui ; l'ardeur enfin de notre amour suivra la perfection de cette contenplation. » (L'Institution spirituelle, ch. XII, § IV).

     Mais, si l'amour ne doit pas appuyer son élan et ses actes sur ce qu'il peut comprendre et atteindre par l'intelligence, faut-il dire qu'il va, en quelque sorte, rester comme suspendu dans le vide ? Si la sagesse mystique a pour voie l'amour et n'a pas besoin, par conséquent, d'être coulée dans le moule de nos représentations pour posséder son objet, s'ensuit-il qu'elle se suffise à elle-même ? « La foi,. répond Saint Jean de la Croix, est le moyen par excellence pour s'unir à Dieu dans l'amour » (Montée du Carmel, liv.II, ch. VIII). Et pourquoi la foi ? Parce que « la foi aveugle l'entendement et le dépouille de toutes ses connaissances naturelles pour le disposer à l'union de la Sagesse divine. » (Ibid, liv.II, ch. XXI). « Je t'épouserai dans la foi », dit Dieu à l'âme juste (Osée, 11, 20). « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu », dit Jésus à la-soeur de Lazare (Jean, XI, 40).

     Ce n'est pas seulement la pureté du coeur qui est requise pour l'union de l'âme à Dieu dans la contemplation ; c'est aussi la pureté de l'entendement.à l'égard de tout ce qui peut se présenter là lui soit du côté des choses sensibles, soit du côté des choses intellectuelles. Et cette parfaite purification de l'entendement. ne peut être réalisée que dans le vide absolu de tout ce qui lui vient des sens ou de la raison. La Foi seule est le moyen prochain et adéquat de cette nudité de l'esprit. « Moins l'âme fait acte d'entendement, note Saint Jean de la Croix, plus l'entendement progresse et s'élève au Souverain Bien surnaturel. Vous me direz : cela est impossible ; si on ne comprend rien distinctement, où est .le progrès ? je réponds en renversant la proposition : aussi longtemps qu'on comprend distinctement, le progrès est impossible. En voici le motif : Dieu, étant incompréhensible, dépasse infiniment l'entendement humain qui veut le comprendre ; donc, si l'esprit s'y applique, il s'éloigne de Dieu au lieu de s'en rapprocher. Et, pour cette raison, l'entendement doit se détacher de lui-même, renoncer à sa pénétration, pour atteindre Dieu par la foi : il doit croire, et non comprendre. C'est ainsi que l'entendement atteint sa perfection ; car rien ne peut remplacer la Foi pour arriver à Dieu, et l'âme s'en rapproche plus en ne comprenant pas qu'en comprenant .....C'est pourquoi la connaissance propre à la contemplation, d'après Saint DENYS, est un rayon de ténèbres pour l'entendement. » (Vive flamme d'ainour,3° strophe, 3° vers).

     Mais comment parler ici de ténèbres, alors qu'il s'agit bien, dans la contemplation, d'une illumination de l'âme ? Le grand Docteur mystique s'est fait à lui-même l'objection : « on demandera peut-être comment appelle ici nuit obscure la lumière divine, puisque cette lumière vient l'éclairer et dissiper ses
ignorances ? » Et il réplique que, si la contemplation de Dieu envahit l'âme de ténèbres soirituelles, c'est « en vertu de la supériorité de sa clarté et parce que l'intelligence naturelle de l'âme en est paralysée dans son acte. Donc deux raisons : la première, c'est que la Sagesse divine, excédant par son élévation la capacité de l'âme, est par cela même obscure pour elle ; la seconde se trouve dans la bassesse et l'impureté de l'âme, ce qui fait que la lumière lui est pénible, affligeante et en même temps obscure » (La nuit obscure, Liv, II, ch. V). « La lumière spirituelle, dit-il encore, dépasse tellement la portée de l'entendement que plus celui-ci approche du centre de cette clarté, plus il se trouble et s'obscurcit. » (Ibid, ch. XVI).
 
 

IV


     Il faut noter maintenant avec les théologiens que la foi qui contemple dans l'obscurité de l'entendement n'est pas la foi informe du croyant qui est en état de péché et ne possède pas la charité ; mais la foi du croyant en état de grâce, donc informée et animée par la charité, et par conséquent une foi « vive ». Croire, selon la doctrine thomiste, c'est « sur le témoignage de Dieu et sous la motion détermînante de la volonté, donner son assentiment à des énoncés dont la vérité intrinsèque demeure inaperçue à l'entendement. » Or, dans la foi « vive », ce n'est pas simplement la volonté assistée d'une grâce actuelle, c'est la vertu même de charité, qui exerce sur l'entendement cette motion d'assentiment qui le détermine à adhérer à la vérité révélée.

     Si, en effet, les raisons d'ordre purement intellectuel sont impuissantes à dissiper le mystère dans lequel s'enveloppe, pour notre entendement, le Dieu inconnu, il ne faudrait pas supposer que, dans la foi, la certitude qui, assurément, est absolue du côte de son motif, puisqu'elle est fondée sur la.révélation divine elle-même, soit égale du côté de celui qui la reçoit. « Elle ne laisse pas, dit un profond théologien, de comporter chez le croyant bien des ombres, engendrant des fluctuations, des mouvement d'inquiétude, etc... sur tout l'objet de la croyance, y compris sur la plénitude du Bien divin qu'elle met en Dieu, ce par quoi il s'égale à notre béatitude. D'où peuvent survenir.dans la pratique, et il n'en survient que trop, des actes où la volonté se comportera comme si Dieu n'était pas ce Bien adéquat que prêche la foi » (1). Aussi Saint Paul nous met-il en garde contre l'orgueil même de la foi : « quand j'aurais toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, Je ne suis rien. » (I Cor., XIII, 2).
     Mais cette foi « vive », informée par la charité, et, par conséquent assistée des dons du Saint-Esprit qui la perfectionnent, est-elle autre chose que cette « science de l'amour . », cette « amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines » qu'un Saint François de Sales (Traité de l'amour de Dieu, liv. VI, ch.III), après Saint Jean de la Croix (Nuit obscure, liv.II, ch. XVIII) , appelle contemplation ? « Comme en cette vie, remarque Jean de Saint Thomas, l'objet de la foi ne peut nous apparaître en pleine lumière car toujours la foi s'appuie sur un témoignage et elle ne peut pas passer outre et bondir jusqu'à la vision de son objet - il reste que l'âme, captive des liens de la foi quant à l'obscurité de l'objet, ne peut être illuminée que par la flamme de l'amour. C'est pourquoi il faut que les dons d'intelligence, de sagesse et de science procèdent de l'amour et soient fondés sur lui. Aussi sont-ils très spécialement attribués à l'amour ou au Saint Esprit, qui est Amour, et, à cause de cette attribution, ils sont eux-mêmes nommés esprits » (2).

     « La science cachée de Dieu, conclut Saint Jean de la Croix, cette science que les spirituels nomment contemplation, vient de l'amour : comme Dieu confère à l'âme cette science de l'amour par laquelle lui-même se communique à l'âme, elle est savoureuse pour l'intelligence comme science qui est de son ressort, et elle est savoureuse pour la volonté comme effet de l'amour qui relève de la volonté. » (Cantique spirituel, Eclaircissement au vers 2 de la
strophe 18).
« Au soir de notre vie, dit-il encore, c'est sur l'amour que nous serons jugés. » (Avis et Sentences spirituelles § 56)

Gabriel HUAN.

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(1) R. P. GARDEIL, La structure de l'âme et l'expérience mystique, Paris, 1927 ; tome I, p. 296.

(2) Les dons du Saint Esprit, trad. Maritain, Paris 1930, P. 15.