LA COMMUNION DES SAINTS


« Ceci est mon commandement 
« que vous vous aimiez les uns les 
« autres, comme je vous ai aimés.» 
(Jean, XV, 12).


     Il semble bien que le trait le plus marquant, sous lequel se soit révélée au monde païen l'Église des premiers temps ait été l'étroite communauté de croyance,de prière et d'amour qui unissait tous les fidèles du Christ en une même espérance et une même charité : c'est vraiment par l'intime communion de leurs âmes en la foi au même Sauveur, et de leurs volontés en la pratique des mêmes commandements que les chrétiens formèrent, dès le début, non point simplement des groupes assemblés pour la prière ou le sacrifice, mais un Corps mystique dont chaque croyant était un membre, lié à tous les autres membres dans la souffrance comme dans la joie. « Dieu, dit Saint Paul, a disposé le corps de manière à donner plus d'honneur à ce qui en manquait, afin qu'il n'y ait pas de division dans le corps, mais que tous les membres aient également soin les uns des autres. Et, si un membre est honoré, tous les autres s'en réjouissent avec lui : Vous êtes le corps du Christ et membres les uns des autres. »
(I Cor. XII, 24-27).

     Lorsque, bientôt, des Chrétiens décédèrent avant cette venue du Christ dans la nuée que tous attendaient comme un événement imminent, la question se posa de savoir ce que deviendraient jusqu'à la Parousie les âmes des fidèles défunts : il n'est pas douteux que des prières furent dites pour leur repos, suivant la coutume juive que nous rapporte le second livre des Macchabées (Ch. XII, 38-46) : « En ces jours-là le vaillant judas Macchabée, ayant fait une collecte où il recueillit douze mille drachmes d'argent, l'envoya à Jérusalem, afin qu'on offrit un sacrifice pour les péchés des morts. Belle et noble action, inspirée par la pensée de la résurrection. Car, s'il n'avait pas cru que ceux qui avaient succombé ressusciteraient un jour, c'eût été chose inutile et vaine de prier pour les morts. » Lorsque, d'autre part, les premières persécutions firent les confesseurs et les martyrs, l'usage s'introduisit, rapidement dans l'Église d'invoquer, en faveur des vivants qui souffraient, la prière, certainement très efficace auprès de Dieu, de ceux qui avaient versé leur sang et donné leur vie pour le Christ. Et ainsi s'établit peu à peu parmi les chrétiens de l'Église primitive cette admirable communion dès Saints (1) par laquelle les liens de charité et d'amour qui avaient uni sur la terre tous les fidèles du Christ, loin d'être rompus par la mort, subsistaient au-delà du tombeau, de sorte que toute l'Église, militante, souffrante et triomphante, ne faisait réellement qu'un seul corps, le Corps mystique du Christ total.

     A-t-on remarqué que la prière liturgique est toujours la prière, non d'un individu pour lui-même, mais du fidèle pour tous ses frères ? « Nous ne disons pas : Mon Père, mais Notre Père, commente Saint Thomas, ni : Donnez-moi, mais donnez-nous ; parce que le Maître de l'unité n'a pas voulu que la prière fût privée, c'est-à-dire qu'on priât pour soi seul ; il a voulu qu'un seul priât pour tous, parce que lui-même nous a tous portés en lui seul. » (2). A l'exception de celles qui sont d'une origine relativement récente, les oraisons récitées par le prêtre à la Messe sont prononcées au pluriel, au nom de toute l'assemblée présente et non pas au sien propre, de sorte que tous les fidèles réunis pour la synaxe liturgique participent au sacrifice de l'autel et reçoivent leur part des bénédictions et des grâces qui en découlent. Et cela n'est pas vrai seulement des fidèles qui assistent à la Messe ; les chrétiens qui se sont endormis dans le Seigneur et sur lesquels s'étend encore, jusque dans l'au-delà, la maternelle sollicitude de l'Église, ne sont pas oubliés dans la mémoire que le prêtre fait à l'autel de tous ceux qui portent le signe de la foi : « Souvenez-vous, Seigneur, de vos serviteurs et de vos servantes qui nous ont précédés avec le signe de la foi et dorment du sommeil de la paix ». Enfin les membres eux-mêmes de l'Église triomphante, Apôtres et Martyrs, Saints et Confesseurs, sont à leur tour évoqués par le prêtre devant le Seigneur, pour qu'Il daigne nous joindre à eux dans le céleste héritage.

     Ainsi tous les fidèles doivent prier les uns pour les autres dans l'Église ; mieux que cela, ils doivent satisfaire les uns pour les autres, selon la loi du Christ qui est une loi de charité et d'amour mutuel : « Portez mutuellement vos fardeaux, disait déjà Saint Paul, et par là vous observerez la loi du Christ. » (Galat., VI, 2). On sait qu'il y a deux sortes de peines dues au péché, que l'Église appelle mortel, parce qu'il fait perdre le don de la grâce sanctifiante : la peine éternelle, c'est-à-dire la damnation ou privation de la vision de Dieu dans l'au-delà, avec tout le cortège de souffrances et de délires qu'entraîne cette privation, et la peine temporelle, qui consiste dans la réparation, dans le rétablissement de l'ordre voulu de Dieu et troublé par la faute de l'homme, dans la remise en équilibre des forces spirituelles désaxées. Or, si l'absolution donnée par le prêtre au nom du Christ dans le sacrement de pénitence remet au pécheur la peine éternelle, elle ne dispense nullement celui-ci de la peine temporelle. L'âme ne porte plus le poids du péché qui l'accablait ; mais ce péché a laissé en elle des taches dont elle doit maintenant se purifier par la pénitence. Or le péché de l'homme est toujours si grave en face de la sainteté de Dieu que la pénitence accomplie par le pécheur, quelle qu'en soit l'étendue ou la valeur, ne suffit jamais à satisfaire parfaitement à la justice de Dieu, même tempérée par sa miséricorde qui ne fait défaut à personne. De là, pour la grande majorité des âmes, non seulement la nécessité de la souffrance sur cette terre, mais encore la nécessité, après la mort, d'un lieu d'expiation, de purification douloureuse, donc d'un Purgatoire où elles puissent se laver successivement de toutes les souillures que le péché a imprimées dans leur être, afin que plus tard, lorsqu'elles auront été rétablies dans leur état primitif d'innocence et de pureté, elles soient jugées dignes de prendre part dans les jardins du Paradis au banquet du Seigneur. « En vérité, je te le dis, tu n'en sortiras pas que tu n'aies payé jusqu'à la dernière obole. » (Matth. V. 26).

     Si toute âme n'avait, pour faire fléchir en sa faveur la balance de la justice divine, que ses propres mérites ou le fruit de ses pénitences, quel effroyable destin ne lui serait-il pas réservé après la mort ? Mais l'Église possède un trésor de grâces, dont elle est à la fois la dépositaire et la dispensatrice ; et la source intarissable, qui alimente indéfiniment ce trésor spirituel, c'est tout d'abord et principalement la surabondance des mérites que le Christ nous a acquis par les souffrances de sa Passion et par sa Mort, dont la valeur est absolue et infinie ; ce sont, ensuite, les oeuvres de satisfaction accumulées par les Saints dans une vie consacrée tout entière à la prière et à la pénitence. Sans doute, la mesure de cette satisfaction demeure toujours humaine et elle est variable selon la ferveur, la force intérieure, les dons spirituels de chacun. Elle atteint cependant chez quelques âmes privilégiées un tel degré d'intensité et de puissance qu'on les a justement nommées des « âmes réparatrices ». La tâche sublime et douloureuse entreprise par ces âmes, qui se sont vouées à la réparation des péchés des hommes, qui appellent sur leur personne et sur leur vie tous les châtiments du Ciel, qui se livrent avec joie aux pénitences les plus dures, qui s'offrent sans regret aux épreuves les plus crucifiantes, aux humiliations les plus rebutantes, pour que la somme du mal qui s'accumule ici-bas soit diminuée du nombre de leurs satisfactions, pour que la menace qui pèse sur le monde coupable soit écartée, pour que les peines temporelles dues au péché soient remises à chacun dans toute la mesure des mérites de leur consécration à la souffrance et à la mort, cette tâche que Saint Paul avait déjà définie quand il disait : « ce qui manque aux souffrances du Christ, je l'achève en ma chair Pour son corps qui est l'Église » (Coloss.I, 24), où en trouverions-nous un plus parfait accomplissement que dans les ordres contemplatifs, dont les membres n'ont quitté le monde que pour s'adonner, dans la solitude, la pénitence et la prière, aux oeuvres de satisfaction ? Comme on comprend alors la valeur apostolique de la vie contemplative, la mission expiatoire de ces hommes et de ces femmes qui ne se sont séparés de leurs frères séculiers que pour détourner sur eux-mêmes les foudres de la justice divine.

     De Jean-le-Baptiste à la stigmatisée de Konnersreuth, quelle lignée de Saints et de Saintes qui ont gravé dans leur chair, à coup de discipline,et d'incroyables austérités, cette consécration au sang du Christ crucifié qui seule, par le martyre de quelques âmes choisies et délibérément renoncées, peut sauver de l'éternel châtiment un monde sans amour et sans foi ! Lisez la vie d'un Saint François d'Assise, d'une Sainte Angèle de Foligno, d'un Henri Suse, d'une Sainte Catherine de Sienne, d'une Sainte Véronique Giuliani, d'une Marie des Vallées, d'une Sainte Marguerite-Marie Alacoque, et, plus près de nous, d'une Élisabeth de la Croix, dont les Retraites ont été récemment publiées (3) ! Vous vous rendrez compte de ce qu'est dans le cloître la vie d'une pauvre Clarisse ont d'une Carmélite déchaussée. Nous citerons seulement un passage du journal de Sainte Véronique Giuliani, où s'exprime avec émotion l'angoisse d'un coeur qui fléchit sous le poids de la souffrance et qui, pourtant, bénit Dieu d'avoir été élu pour le soulagement des âmes du purgatoire : « Décrire le purgatoire est impossible. Aucun supplice, aucun martyre de cette vie n'en donne l'idée. Sous la douleur, je crierais jusqu'au Ciel. On me taille en morceaux, on me brise les os, on me déchire les nerfs, on me transperce de part en part à coup de poignard. Des pieds à la tête je ne suis qu'une plaie, une plaie vive où fond le sel, où sévit le vinaigre ; des verges de feu me flagellent jusqu'aux moelles ; ou m'arrache les ongles des doigts, on m'arrache les doigts de la main. On m'arrache la langue, les dents, les yeux. C'est la main de Dieu qui châtie, la main du Dieu tout-puissant. Dieu soit béni ! !... Eh bien ! Pour votre soulagement, pour votre délivrance, je m'offre à de plus grands martyres, ô âmes souffrantes (4).

     Si la communion des Saints n'était qu'un mensonge fallacieux, si les actes de satisfaction accumulés par certaines âmes qui se sont vouées au salut de leur prochain, n'étaient pas réversibles, comme l'enseigne l'Église, ces âmes auraient donc souffert en vain, leur sacrifice serait illusoire et toute leur vie douloureuse et renoncée, une erreur ou une duperie ! Comment l'admettre sans supposer de la part de Dieu la volonté formelle de tromper ceux-là mêmes qui se sont donnés à Lui de tout leur coeur, de toute leur âme et de tout leur esprit ? Contre une pareille hypothèse s'inscrit en faux toute l'expérience spirituelle des mystiques. Mais, s'il est vrai que la communion des Saints est une réalité vivante et permanente, qui enveloppe d'un réseau de grâces réversibles tout le corps mystique du Christ, la doctrine des indulgences, d'ailleurs si mal comprise, va prendre désormais toute sa valeur et sa signification.

     Personne ne songe a nier le trafic scandaleux qui a été fait des indulgences dans l'Église à une certaine époque de son histoire. Mais l'abus d'une bonne chose n'empêche pas cette chose d'être bonne en soi : la preuve en est que la pratique même des indulgences a survécu à la terrible crise qu'elle a traversée et qu'elle garde encore aujourd'hui son action salutaire, sans que d'ailleurs il soit possible d'en préciser par des chiffres la valeur expiatoire, il faut en effet remarquer que la manière de mesurer ces faveurs spirituelles à quarante jours, cent jours, trois cents jours, ne constitue qu'une survivance historique qui rappelle le temps où l'Église avait établi, pour la correction des pécheurs, un tarif des pénitences publiques et, par suite, des indulgences appliquées à ces pénitences, c'est-à-dire qu'en considération des mérites de Jésus-Christ, de la Vierge et des Saints la durée des pénitences infligées par l'Église était réduite dans des proportions plus ou moins considérables suivant les cas. Si cette terminologie arithmétique du passé a subsisté, c'est simplement pour laisser entendre aux fidèles que certaines oeuvres pieuses leur obtiendront une participation plus ou moins grande au trésor des mérites et des grâces dont l'Église est la dépositaire et la dispensatrice. « Je ne sais, dit le P. Sertillanges, ce que signifient pour là-haut cent jours d'indulgence. Cela ne signifie sûrement pas cent jours de purgatoire supprimés : qu'est-ce que cent jours de purgatoire ? Mais je sais que cela signifie de notre côté une bienveillance correspondante à celle que déployait l'Église primitive en remettant cent jours de pénitence publique. » (5).

     Ainsi, « en professant, dit encore le P. Sertillanges, que les satisfactions surabondantes des uns valent, conditions posées, pour les autres, que leur ensemble est un trésor de famille indéfiniment disponible, vu que les mérites du Christ en sont comme le fond de bourse infini et que, d'ailleurs, notre groupe n'étant pas une anarchie, mais une organisation sociale, l'autorité a le pouvoir de répartir les biens spirituels sous réserve de certaines conditions », la doctrine catholique des Indulgences consacre cette solidarité de tous les croyants en Dieu et dans le Christ qu'on appelle la Communion des Saints. Mais n'oublions jamais, selon la juste observation d'un autre théologien, qu'« une oeuvre indulgenciée ne prend tout son sens et sa valeur que si elle est, en même temps, une vraie prière selon l'Esprit de Dieu. Ce serait abuser de la prière et méconnaître lamentablement sa signification et son essence que de vouloir réciter une prière uniquement pour gagner l'indulgence qui y est attachée, sans en faire un entretien intime avec Dieu. » (6). La Communion des Saints doit être, avant tout, une Communion de toutes les âmes en Celui qui est la vie, la Lumière et l'Amour.

  Gabriel HUAN.

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(1) Par Saints, il ne s'agit pas simplement ici des élus glorifiés, mais de toute la communauté des croyants, l'Israël de la nouvelle Alliance, comprenant tous ceux « qui ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu » (Jean 1, 13) cf, aussi la Prima Petri : « Vous êtes une race choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour annoncer les perfections de celui qui vous a appelés à son admirable lumière. » (11, 9).
(2) Suma théol., lIa IIae, q. 83, art. 7.
(3) Sept retraites de la Mère Élisabeth de la Croix, Paris, 1929.
(4) Trad. du P. Désiré des Planches, Paris 1931, p. 293-294.
(5) L'Église, 5e édit., Paris 1921, tome II, p. 87 et suv.
(6) K. ADAM, Le vrai visage du catholicisme, trad. franç., Paris 1931, p. 461.