LA DIVINE PRÉSENCE

« Où aller, Seigneur, pour être loin 
de vous ? Où fuir votre regard ? Si 
je monte aux cieux, vous y êtes ; si 
je descends chez les morts, je vous
y trouve. Si, prenant mon vol dés 
l'aurore, je vais habiter au delà, des 
mers, même là c'est votre main qui 
me conduit et votre droite m'y saisit, » 
(Ps. 138).

     Ce ne sont pas seulement « les âmes des justes qui sont dans la main de Dieu » (Sagesse, 3), mais toute créature qui appartient à ce monde. Il suffirait que le Créateur détendît il peine l'étreinte de sa toute-puissance pour que l'Univers tout entier retombât dans l'abîme du néant d'où il a surgi au commencement des temps à la Voix de l'Éternel, Il y a ainsi une présence de Dieu dans la nature, qui assure à tout être créé sa persistance et sa conservation selon les lois d'un déterminisme qu'a sagement réglé Celui qui est l'Être par excellence et la Cause absolue de toute existence. 

     Il y a aussi une présence de Dieu dans les âmes qui, parce que « Dieu est Esprit » (Jean IV, 24), n'est plus d'ordre naturel et cosmique, mais intérieur et surnaturel, puisqu'elle exige de toute âme en qui le Seigneur veut faire sa demeure, qu'elle soit en état de grâce. « C'est par son Esprit, dit saint Paul, que Dieu habite dans nos Coeurs ». (Rom, VIII, 11), de sorte que « celui qui s'unit au Seigneur est un seul Esprit avec Lui » (1 Cor., VI, 17). Mais c'est aussi par l'Esprit que s'opère au sein de l'ineffable Trinité, l'union des Personnes Divines. L'âme en qui réside l'Esprit de Dieu est donc en intime communion avec les trois Personnes divines, de sorte que toute âme en état de grâce devient, dans l'ordre surnaturel, le temple saint de la Trinité elle-même.

     Mais il y a un troisième mode de la présence de Dieu ici-bas : outre la présence de la Cause suprême dans le monde des êtres qu'elle a créés, outre la présence des Personnes divines dans l'âme revêtue de la grâce sanctifiante, il y a la présence particulière du Verbe incarné dans l'Eucharistie, à la fois par la Substance de son Humanité Sainte et par la substance de sa Divinité, présence qui totalise et consomme en un seul moment tous les modes possibles de la présence de Dieu dans la Création, puisque la présence eucharistique embrasse dans une seule et même saisie, selon son ordonnance hiérarchique, tout le domaine du Créé et de l'Incréé : ordre de la Nature, ordre de la Grâce, ordre du Divin.

     Reprenons, pour les préciser, chacun de ces trois modes de la Divine Présence.
 

I

     On connaît la formule de saint Paul : « c'est en Dieu que nous avons la vie, le mouvement et l'être » (Actes des Apôtres, XVII, 28). Est-ce à dire qu'il faille parler d'un « panthéisme paulinien » ? Le panthéisme consiste essentiellement à prétendre que Dieu est présent dans le monde par sa substance ; la thèse est toute différente, si l'on déclare que Dieu est présent dans le monde par sa Causalité, et la doctrine de la Création est parfaitement compatible avec une philosophie de l'immanence qui se borne à affirmer qu'en Dieu seul nous avons la vie, le mouvement et l'être, parce que tout ce qui est et se meut et vit n'a d'existence, de mouvement et de vie qu'en dépendance de sa Causalité, éternellement agissante et féconde. Dieu dans le monde, c'est donc l'Univers tout entier tributaire de l'infinie Puissance Divine à laquelle il demeure suspendu par tout le réseau des connexions causales, l'absolu conditionnement du réel en ses sources profondes par Celui qui est le Principe et la Norme de toute réalité, quelle que soit celle-ci.

     Sans doute est-il permis, dans l'abstrait, de concevoir la Substance divine en dehors de toute relation causale. Mais, si Dieu est l'Être en soi, il est aussi l'Être par soi, puisqu'il n'a pas besoin pour exister d'une autre cause que sa propre essence. C'est dire qu'il porte en soi, d'une façon absolue et de toute éternité, la Puissance qui le fait être et qui, en définitive, n'est pas distincte de son essence. Dieu est donc, par définition, une réalité vivante et, par conséquent, créatrice. Toute Pensée en Lui est productrice d'être et sa Parole est déjà un Acte de sa Toute-Puissance : il dit et tout est accompli. 

     Parce que Dieu est ainsi essentiellement, principe et source d'être, il n'est pas possible de concevoir en dehors de lui, un être qui ne procède pas de lui et ne lui soit pas attribuable. Tout ce qui est vient de Dieu, de sorte que ce qui fait proprement la réalité d'un être, c'est sa dépendance à l'égard de Dieu. Être indépendant de Lui équivaudrait en effet, à posséder en soi et en soi seul toutes ses raisons d'être, donc en un sens à être Dieu soi-même. C'est cette relation, non pas de Dieu à la créature, mais de la créature à Dieu, qu'exprime précisément le terme de création : le monde tout entier est suspendu à Dieu comme l'effet à sa Cause, comme la conséquence à son Principe.

     Aucun être n'étant indépendant de Dieu, il s'ensuit que tout l'être des créatures est contenu en Dieu, d'une certaine manière. Non pas que l'on puisse définir l'être de chaque créature en fonction de l'essence divine, comme une simple modalité de cette essence et comme si l'être même de Dieu était contenu dans chaque créature, ainsi que le veut le panthéisme. Bien plutôt faut-il dire, que c'est l'être des créatures qui est contenu en Dieu, parce que, si rien ne peut venir à l'être que par Dieu, rien non plus ne peut subsister en dehors de lui : « ex ipso et per ipsurn et in ipso sunt omnia », dit saint Paul (Rom., XI, 36). Lorsque les êtres sont produits par Dieu, ils ne tombent pas, en effet hors de lui : peut-il y avoir quelque chose « en dehors de l'Infini ? » L'« in Deo Contineri » n'implique, par conséquent, aucune concession au panthéisme : la transcendance de l'Être Divin est garantie dans l'immanence de la Causalité divine, éternellement et infiniment agissante.

     Sous quel mode les êtres sont-ils contenus en Dieu ? Puisque le rapport qui unit la créature est dans le Créateur, comme l'effet dans sa cause, c'est-à-dire tout d'abord à l'état de possible, sous une forme idéale, puis à l'état de réel, sous une forme existentielle, lorsqu'est effectué ce passage du possible à l'être, qui, sur le plan de Dieu, s'appelle création. Tout être existant est donc, dans son principe, une idée divine à qui l'Être suprême, par un acte délibéré de sa volonté toute-puissante, a conféré ce mode de réalité que définissent, selon le plan créatif auquel il appartient, les concepts de simple existence, de mouvement ou de vie. Mais, parce que de possible qu'elle était, elle a été faite existante, il ne s'ensuit pas que la créature cesse de subsister en Dieu ; bien au contraire, l'acte divin qui la pose dans l'existence l'attache d'un lien plus étroit à la Cause première sans laquelle elle resterait à jamais une pure idée dans la pensée infinie de Dieu. En aucun cas, l'être créé ne peut donc s'affranchir de sa dépendance originelle : rien de ce qui est ne vient à l'être que par Dieu et en Dieu, en qui toutes choses demeurent éternellement.
 
 

II

     Après « nous en Dieu », voici « Dieu en nous » après la présence « métaphysique » de l'Être en tant que Cause première de toute existence, voici la présence intérieure et « spirituelle » de Celui « qui est Esprit » (Jean, IV, 24). Considérons donc maintenant l'immanence de Dieu, non plus en tant que les êtres sont en Lui, selon l'ordre naturel de la création, mais en tant qu'il demeure dans les âmes selon l'ordre surnaturel de la grâce. La divine présence nous est apparue tout à l'heure sous l'aspect de la Toute-Puissance tenant enfermé dans les liens de sa causalité infinie l'univers tout entier des créatures ; elle va, cette fois, se manifester comme une habitation des divines Personnes dans les coeurs régénérés et sanctifiés par l'Esprit de Dieu, selon la promesse de Celui qui s'est incarné afin « d'habiter en nous »; « Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera aussi et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean, XIV, 23).

     C'est peut-être sous le signe du Père que nous aurions pu ranger la présence métaphysique de Dieu dans l'être de ses créatures ; c'est assurément sous le signe de l'Esprit qu'il nous faut ordonner cette présence de Dieu dans les âmes surnaturalisées par la grâce sanctifiante, comme il nous faudra placer sous le signe du Fils la présence divine dans l'Eucharistie. Aussi bien n'est-ce pas l'Esprit qui réalise et consomme l'union du Père et du Fils au sein de l'ineffable Trinité ? Et cet Esprit de Dieu, qui est à la fois l'Esprit du Père et l'Esprit du Fils, l'apôtre saint Paul ne dit-il pas qu'il habite en nous ? « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? » (l. Cor., III, 16). Nous sommes saints dans la mesure où nous sommes unis à Dieu et nous n'avons qu'un moyen d'être unis à Dieu, c'est de faire « un seul esprit avec Lui » (1. Cor., VI, 17). Il y a donc entre le Créateur et la créature une union tout intérieure et surnaturelle qui s'opère par la vertu de l'Esprit ; et cette union, qui est un gage d'éternité, fait de nous les enfants de Dieu : elle est la marque de l'adoption divine et de notre justification.

     Si l'Esprit est ainsi puissance d'union, non seulement entre les divines Personnes de la Trinité, mais aussi entre les âmes et leur Dieu, c'est qu'il est à la fois amour et don. Parce qu'il est Esprit, Dieu aussi est Amour : «Deus caritas est » (Jean, IV, 16).
« L'amour vient de Dieu, dit encore le même apôtre, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1. Jean, IV, 18). Celui qui ne connaît pas l'amour ne connaît donc pas Dieu, mais au contraire, « celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». (1. Jean, IV, 16). Aussi bien, le Christ n'a-t-il pas subordonné son habitation dans les âmes à l'obligation de l'aimer ? Mais pour aimer le Christ, ne faut-il pas tout d'abord lui appartenir et pour lui appartenir ne faut-il pas posséder son esprit ? « Quiconque n'a pas l'Esprit du Christ, dit saint Paul, ne lui appartient pas » (Rom. VIII, 9). « A ceci, dit pareillement saint Jean, nous connaissons que nous demeurons en Dieu et Dieu en nous, c'est qu'il nous a donné de son Esprit » (1. Jean, IV, 13).
L'appartenance à l'Esprit du Christ est ainsi un don tout gratuit de la miséricorde divine qui veut le salut des pécheurs. Si Dieu nous a envoyé son Fils pour être le Sauveur du monde, c'est qu'il nous a aimés et qu'il n'y a pas d'autre preuve de l'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime.

     La présence de Dieu dans l'âme qu'il a sanctifiée de sa grâce est ainsi, finalement, un don de l'Amour divin, qui fait ses délices de demeurer chez les siens. « Dieu l'a dit : j'habiterai et je marcherai au milieu d'eux, je serai leur Dieu et ils seront mon peuple ». (1l. Cor. VI, 16). Serions-nous jamais dignes de l'amour de Dieu, si Dieu ne nous avait aimés tout d'abord ? Nous n'avons rien que nous n'ayons reçu. « Nous aimons, dit saint Jean, parce que Dieu nous a aimés le premier » (1. Jean, IV, 19). Mais, pour que cet amour de Dieu soit parfait en nous,. la condition, dit encore le même apôtre, c'est que nous suivions fidèlement sa loi, car « voici en quoi consiste l'Amour de Dieu, c'est que nous gardions ses commandements » (1. Jean, V, 3). L'enseignement de l'Apôtre est ici l'écho même de la parole du Maître : « celui qui a mes commandements et qui les garde, c'est celui-là qui m'aime. Et celui qui m'aime sera aussi aimé de mon Père et je l'aimerai et je me ferai connaître à lui ». (Jean, XIV, 21). Mais le Christ, Verbe incarné, n'a-t-il pas dit aussi, : « Celui qui mange ma chair et boit mon, sang demeure en moi et moi en lui » ? (Jean, VI, 56). Outre la présence .Surnaturelle du Verbe de Dieu dans l'âme qu'il a remplie de son Esprit et de son Amour, il y a donc aussi une présence particulière du Christ, Verbe incarné, chez ceux qui se nourrissent de sa chair et s'abreuvent de son sang. Étudions ce nouveau mode de la divine présence.
 

III

     Que le corps du Christ soit présent dans l'hostie consacrée et son sang dans le vin du calice, qui pourrait le contester, puisque c'est le Maître lui-même qui l'a affirmé dans l'une des circonstances les plus solennelles de sa vie et à une heure où se jouait le destin « suprême de sa carrière parmi les hommes ? N'est-il pas celui à qui il suffit de commander pour que toutes choses obéissent à sa voix ? « Ipso dixit et facta sunt, ipse mandavit et creata sunt ». (Ps. 148). Aussi bien, c'est en Lui et par Lui que toutes choses ont été créées; « Au commencement, dit saint Jean, était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Avant tous les temps le Verbe était en Dieu. Toutes choses ont été faites par Lui », (Jean, 1, 1-3). « Toutes choses, dit pareillement saint Paul, ont été créées par Lui et pour Lui. Il est avant toutes choses et toutes choses subsistent en Lui ». (Coloss., 1, 16-18). Mais le Christ qui, la veille de sa passion, célébra la Pâque au milieu de ses apôtres pour y consacrer le pain en son corps et le vin en son sang, n'est-il pas le Verbe lui-même incarné parmi les hommes ? Écoutez le témoignage du disciple bien-aimé : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant le Verbe de Vie - car la vie a été manifestée, nous l'avons vue et nous lui rendons témoignage - nous vous l'annonçons à vous aussi. » (1. Jean, I, 1-3).

     Mais pour être vivant, un corps doit être animé ; le corps du Christ dans l'Eucharistie ne serait qu'un cadavre, si une âme ne lui était unie pour y composer une substance humaine, réelle et vivante. Et cette substance humaine à son tour ne peut, en raison de l'union hypostatique qui est la condition même de l'Incarnation, être séparée de la substance divine. Le Christ Homme-Dieu a deux natures et c'est l'union de ces deux natures dans la personne du Verbe qui constitue proprement son identité. Dans l'hostie consacrée sont donc contenues à la fois et l'humanité sainte du Sauveur et sa divinité, dans leur substantialité réciproque. Remarquez bien qu'il s'agit ici effectivement d'une présence « substantielle » : c'est par la substance de son corps glorieux et de son âme très sainte et de sa divinité, que le Christ est présent dans l'Eucharistie, de sorte que, pour la première fois, nous avons le droit de qualifier de substantielle l'immanence divine.
     Il le fallait assurément, puisque, si le Verbe s'est fait chair, ce n'est pas seulement pour devenir notre frère, mais aussi pour « habiter en nous » (Jean, 1, 14), et se faire notre nourriture : « je suis le pain de vie qui est descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair... car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang un breuvage ». .(Jean, VI, 51, 55). Nourriture à la fois pour notre corps et pour notre âme. Peu importe la matière qui sert de véhicule à la substance christique ; si le pain et le vin sont choisis, c'est parce qu'ils sont d'un usage quotidien. L'essentiel est que la substance christique puisse être offerte, sous les apparences d'une forme végétale facilement assimilable à tous les fidèles qui veulent se nourrir de la chair du Christ.et s'abreuver de son sang pour la vie éternelle ; car « celui qui mange ce pain vivra éternellement » (Jean, VI, 58). Nourriture pour notre corps, qui, au contact du corps glorieux du Christ, reçoit le germe de sa glorification future ; nourriture pour notre âme qui, sanctifiée par l'âme très sainte du Christ, ne fait plus qu'un seul esprit avec Lui ; nourriture, enfin, pour toute notre substance humaine, qui, transfigurée par la substance divine du Christ dont elle est revêtue, est déjà en possession de la vie éternelle.
     Et non seulement nourriture, mais communion, car il n'y a pas d'autre lien, en vérité, entre tous les vivants et entre les vivants et les morts que le corps du Christ. Sans doute le Christ est-il présent dans son Église par son Esprit ; il n'y est pas moins présent par son corps eucharistique. Il n'y a qu'un seul esprit ; il n'y a aussi qu'un seul corps (Ephes, IV, 4) ; et quiconque a part à ce corps est assuré d'entrer en communion avec tous ses frères : « nous formons tous ensemble un seul corps, nous tous qui mangeons d'un seul pain » (I. Cor., X, 17). C'est pourquoi, dans la variété des cérémonies, des dévotions et des rites liturgiques, le sacrifice de l'autel demeure le centre immuable et universel de tout le culte chrétien ; il réalise et manifeste l'unité de l'Église et sa catholicité à travers le monde ; il témoigne aussi de notre plus belle espérance, l'attente de la Parousie, car, « il annonce la mort du Sauveur, jusqu'à ce qu'Il vienne » (I Cor. XI, 26).

VENEZ, SEIGNEUR JÉSUS, VENEZ (Apoc., XX, 20). Gabriel HUAN.