CLARTÉS

 


« Lumen ad revelationem »
(Luc, II, 32).
 

     S'il est vrai que le Christ est « venu dans le monde comme une lumière » (Jean, XII, 46) , tout ce qui fait partie de ce monde a dû être illuminé de sa clarté. Et, s'il est vrai en particulier que la lumière du Christ éclaire « tout homme venant en ce monde » (Jean, I, 9) , tout ce qui est dans l'homme, « esprit, âme et corps » (I. Thess, V, 23), a dû aussi être illuminé de la même clarté ; de sorte que c'est la lumière du Christ que désormais nous portons en nous et qu'il n'est rien dans tout notre être qui ne soit pénétré de cette lumière. Clarté dans notre esprit ; clarté aussi dans notre âme ; clarté même dans notre corps : telle est donc l'oeuvre de la lumière du Christ en nous. Clarté dans notre intelligence, pour laquelle toutes choses et nous-mêmes et Dieu aussi revêtent un aspect nouveau et prennent leur véritable sens. Clarté dans notre coeur, qui apprend à goûter l'amour, non plus cet amour « mondain » qui passe avec ses convoitises, mais l'amour des choses d'en-haut, invisibles et éternelles. Clarté dans notre volonté, qui, affranchie de la servitude du péché et désormais attentive aux sollicitudes de la grâce, naît à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Clarté sur Dieu dans l'assentiment de la foi qui ne répugne pas à s'incliner devant les énigmes du surnaturel, parce qu'elle a mesuré les limites de la pensée humaine. Clarté sur le monde dans l'effusion d'un amour qui sait que Dieu est charité et que quiconque demeure dans la charité demeure en Dieu. Clarté sur nous-mêmes dans l'espérance du salut final, puisque, si nous ne sommes « sauvés qu'en espérance » (Rom. VIII, 24), tant que subsiste notre corps de chair, une pareille espérance ne saurait décevoir notre attente, parce qu'elle est fondée sur l'infinie miséricorde de Dieu.
 


II

     « Ne savez-vous pas, écrit saint Paul, que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? L'homme qui détruit le temple de Dieu sera détruit lui-même par Dieu ; car le temple de Dieu est saint et vous êtes saints, vous aussi ». (I, Cor., III, 16-17). C'est qu'en effet « celui qui s'unit au Seigneur devient avec lui un même esprit » (I, Cor., VI, 17). « De même donc que nous avons porté l'image de celui qui est terrestre, nous portons maintenant l'image de Celui qui est Céleste » (I, Cor., XV, 49). Dieu ne nous avait-il pas « prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils, afin que celui-ci fût le premier-né de plusieurs frères » ? (Rom., VIII, 29). Si « ce n'est pas ce qui est spirituel qui est venu le premier, mais ce qui est animal, de sorte que ce qui est spirituel vient ensuite » (II, Cor., XV., 46), c'est afin que ce qui est animal reçut de ce qui est spirituel la vie qui est « lumière dans le Seigneur » (Ephès., V, 8). Le premier homme, Adam, « étant de la terre, est terrestre » « il a été fait âme qui reçoit la vie ». Le second homme, le dernier Adam, « étant du ciel, est céleste » : « il est esprit qui donne la vie » (I, Cor., XV, 45). Et celui qui est du ciel est descendu du ciel afin que par notre union avec Lui, notre âme, « qui est de la terre », reçut l'Esprit « qui donne la vie ».

     Et ce n'est pas seulement notre âme, qui, en recevant l'Esprit qui donne la vie,devient « lumière dans le Seigneur » ; c'est aussi notre corps. Car, de même qu'il y a « une âme vivante » et « un esprit vivifiant », il y a « un corps animal » et un « corps spirituel » (I, Cor., XV, 44). Et l'Esprit qui donne à l'âme la vie, « qui est la lumière dans le Seigneur », donne aussi au corps animal la vie « qui est lumière dans le Seigneur », transformant de la sorte le corps animal en « corps spirituel », afin que dans tout notre être, « esprit, âme et corps », nous portions « l'image de celui qui est céleste ». « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez point ? Car vous avez été rachetés à un grand prix. Glorifiez donc Dieu dans votre corps ». (I. Cor., VII, 15,20).

     « Ceux que Dieu a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés ». (Rom., VIII, 30). Et la « gloire », dont ils sont ainsi dotés, est déjà comme un rayon de cette « clarté » qui, à l'heure de la résurrection, rejaillira de leur âme sur leur corps pour les « transfigurer » tout entiers, à l'image du Divin Maître.

     C'est qu'en effet, « si l'Esprit de Dieu habite en nous » (Rom., VIII, 9), nous possédons déjà dès la vie présente, la vie éternelle : « Celui qui croit en moi dit Jésus, a la vie éternelle » (Jean, III , 36). Il n'est pas ici question d'une promesse, dont l'accomplissement serait reculé jusque dans l'au-delà de la vie future ; il s'agit bien d'une réalité actuelle, dont la jouissance immédiate est assurée à tout homme en qui Dieu demeure. Et comment savons-nous que Dieu demeure en nous ? « par l'Esprit qu'il « nous a donné », répond saint Jean (I, Jean, III, 24) « esprit d'adoption qui nous fait crier : Abba, Père » ajoute saint Paul (Rom., VIII, 15) « Ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu ne sont-ils pas fils de Dieu » ? (Rom., VIII, 14). N'ont-ils pas été « délivrés de la servitude de la corruption et admis à prendre part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu ? » (Rom., VIII, 21). « La où est l'Esprit du Seigneur, écrit encore saint Paul, là est la liberté » (II, Cor., III, 17) ; et cette liberté, qui est « affranchissement en Jésus-Christ de la loi du péché et de la mort » (Rom., VIII, 2), est la marque en nous de l'adoption que nous avons reçue . « l'Esprit rend lui-même témoignage que nous sommes enfants de Dieu » (Rom., VIII, 16).

     Et, si l'Esprit de Dieu qui demeure en nous nous a ainsi délivrés de là servitude du péché et de la mort, n'est-ce point afin que nous ayons pour fruits la sanctification et pour fin la vie éternelle » ? (Rom., VI, 22) « La volonté de Dieu est que nous soyons saints » (I, Thess., IV, 3), de cette sainteté qui consiste, non point seulement à posséder son corps dans l'honnêteté (1, Thess., IV, 4), mais avant tout « à marcher dans la lumière » (I, Jean, I, 7), en communion avec Celui qui est « la lumière de la vie » (Jean, VIII, 12). « Celui qui n'a pas le Fils de Dieu, dit saint Jean, n'a pas la vie » (I, Jean, V, 12) ; car c'est le Fils « qui donne la vie » (Jean, VI, 21) et cette vie est la vie éternelle . « c'est la volonté de mon Père qui m'a envoyé que quiconque contemple le Fils et croit en Lui ait la vie éternelle... En vérité, en Vérité, je vous le dis ; celui qui croit à la vie éternelle » (Jean, VI, 40, 47). « je suis la résurrection et la vie, dit encore Jésus ; celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort. Et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais » (Jean, XII, 25)..

     Cette possession dès notre existence présente de la vie éternelle est-elle autre chose que la vie du Christ en nous ? « Celui-là est au Christ qui a en lui l'Esprit du Christ » (Rom., VIII, 9). Et comment celui qui a l'Esprit du Christ en lui pourrait-il mourir ? Non seulement son âme est nourrie de ce pain. qui, « descendu du ciel », « subsiste jusque dans la vie éternelle » (Jean, VI, 27) et elle s'abreuve « à la source d'eau qui jaillit jusque dans la vie éternelle » (Jean, IV, 14), de sorte que, désormais « elle n'aura plus jamais faim et elle n'aura plus jamais soif » (Jean, VI, 35) ; mais encore il est assuré de ressusciter dans son corps au dernier jour, car « l'esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en lui ; et celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts rendra aussi la vie à nos corps mortels par son Esprit qui habite en nous » (Rom.,.VIII, 11). Notre corps n'aurait-il donc pas reçu, dans sa substance, comme notre âme, quelque chose,de cette vie du Christ qui imprègne maintenant tout notre être ? La vie qui animait le corps du Christ, cette même vie est en nous, animant aussi notre corps.. A vrai dire, ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ tout entier qui vit en nous (Galat., II, 20), revêtant notre âme de lumière et notre corps d'incorruptibilité, donnant à l'une les grâces qui lui ouvrent la voie du salut, conférant à l'autre cette aptitude à l'immortalité qui ne s'actualisera pleinement qu'au moment de la résurrection.
 


Christ en nous, c'est notre être tout entier placé sous le signe de l'éternité : sub specie oeterni.

III

     Combien dans cette perspective, qui renouvelle à la fois notre intelligence, notre coeur et notre volonté pour des tâches jusqu'alors ignorées, toutes choses s'éclairent pour nous d'un jour nouveau, en nous et autour de nous ! Dieu, le monde, notre propre personnalité nous apparaissent comme transfigurés ; il semble qu'ils aient pris un visage que nous ne leur connaissions pas et qui se révèle à nous pour la première fois « les choses anciennes sont passées, écrit l'Apôtre voici que toutes choses sont devenues nouvelles » (II, Cor., V, 17). Parce que « nous avons été renouvelés dans l'esprit de notre pensée » (Ephès.,IV, 23), nos yeux sont maintenant ouverts « pour la pleine connaissance » (I, Coloss.,III, 10). Le voile qui obscurcissait notre âme est levé : « Dieu a fait briller sa lumière dans nos coeurs » (II, Cor., IV, .6) ; désormais nous marchons « de clarté en clarté, le visage découvert, conduits par l'Esprit du Seigneur et transformés à son Image.» (I, Cor., III, I8).

     Dès lors, que nous importent toutes les tentatives de la logique humaine pour expliquer la nature de Dieu, l'origine de l'Univers ou la destinée de l'Homme ! Peut-être serons-nous toujours impuissants à percevoir ce qui Dieu est en soi mais nous savons bien ce qu'il est pour nous, car nous avons cru au témoignage de Celui qu'il a envoyé et qui nous a manifesté sa volonté. Qu'aurions-nous à faire avec cette suprême abstraction que les philosophes appellent l'Inconditionné et qu'ils posent au terme de leurs déductions ? Notre foi ne va pas à un concept de la raison pure, mais à une réalité vivante et agissante, au Dieu véritable, « de qui nous tenons la vie, le mouvement et l'être » (Actes, XVII, 28), à ce Dieu « qui habite dans nos coeurs » et qui nous est plus intimement présent que notre âme elle-même. Il ne s'agit pas de le connaître dans sa nature infinie, mais de s'unir à lui par les liens d'un amour qui, précisément, selon saint Paul, « surpasse toute connaissance » (Ephès., III, 19) ; Ceux-là seuls seront « remplis de toute la plénitude de Dieu » qui auront été « enracinés et fondés dans l'amour »(Ephès., III, 18-19). C'est à cette « plénitude »
qu'est voué tout chrétien, car « il a plu à Dieu de faire habiter toute sa plénitude dans le Christ » (Coloss.,I, 20), et dans tout chrétien habite « la vertu du Christ » (II, Cor., XII, 9).

     Et, parce qu'il porte en lui la « plénitude » du Christ, tout chrétien sait de quel Esprit il est et quelle tâche lui incombe sur la terre.. Le monde n'est plus pour lui cet ensemble mécanique de phénomènes se succédant suivant les lois nécessaires d'un déterminisme rigoureux, tel que le représente la physique moderne, mais un lieu d'épreuve où il a un rôle à jouer et des mérites à acquérir. Car la venue d'un homme ici-bas n'est pas un événement qui soit indifférent à son destin ; elle est ordonnée à des fins surnaturelles dans lesquelles est engagé pour l'éternité le salut de son âme. Le monde vaut donc pour lui comme le terrain sur lequel il a été placé par la Providence pour travailler et accomplir l'oeuvre dont il a reçu la charge. S'il ne doit pas y attacher son coeur, il doit néanmoins le considérer avec toute la gravité que comporte le sort d'une existence humaine. Ce n'est pas, en effet, pour donner le spectacle d'un univers harmonieux que Dieu a créé le monde : toutes choses ont été faites en vue de l'homme, afin que l'homme, animé du souffle même de Dieu, fût admis un jour à participer aux joies infinies de la béatitude divine. Sans doute, le monde où nous sommes actuellement n'est plus le monde que Dieu a voulu et créé ; c'est un monde perverti par le péché originel et déchu de sa beauté et de sa grandeur primitives. Mais n'est-ce point à l'homme qu'il appartient, avec l'aide de Dieu, de relever ce qui est tombé, de purifier ce qui a été corrompu, de rendre à toutes choses leur figure véritable ? N'est-ce pas plus particulièrement aux chrétiens ,qu'est réservée la mission glorieuse et sainte d'être « le sel de la terre » et « la lumière du monde » ? (Matth., V, 13). « La création, dit saint Paul, attend avec un ardent désir que les enfants de Dieu soient manifestés. Car la création a été assujettie à la vanité, non pas volontairement, mais à cause de Celui qui l'y a assujettie. Et elle espère qu'elle aussi sera délivrée de la servitude de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu ». (Rom., VIII, 19-21).

     Cette manifestation des enfants de Dieu, où la chercher si ce n'est dans l'Églises, « qui est le corps du Christ » ? (Ephès., I, 23). « Un même Seigneur, une même foi, un même baptême » (Ephès., IV, 6) ; voilà l'Église, c'est-à-dire la communion de tous ceux qui, « professant la vérité dans la charité »(Ephès., IV, 15), sont appelés à la même vocation. Le chrétien n'est pas un homme comme les autres, sa vocation a été définie par le divin Maître dans le commandement : aimez-vous les uns les autres. « C'est à ceci que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres ». (Jean, XIII, 35). La charité, une charité totale et féconde en oeuvres, voilà la perfection à laquelle est tenu quiconque veut garder la parole. Le disciple du Christ est donc celui qui pratique la charité envers tous ses frères. Et quel homme n'est point son frère ! Il sait qu'en tout homme vit une âme qui a été créée par Dieu pour le bonheur éternel ; il connaît le prix infini de cette âme, dont le destin se joue ici-bas sur la terre. Comment pourrait-il ne pas aimer dans son prochain, l'oeuvre même du Créateur ? Le sang du Christ n'a-t-il pas été répandu sur la croix pour tous les hommes, afin que leurs péchés leur soient remis ? Le chrétien ne juge personne, mais en tout homme il reconnaît un frère dans le Christ, à qui il doit tout son amour, sans partage et sans condition.

     « Rendons grâces à Dieu qui nous a faits dignes de prendre part à l'héritage des Saints dans la lumière et nous a introduits dans le royaume de son Fils bien-aimé, afin que nous ayons par Lui la rédemption, la rémission des péchés » (Coloss.,I, 12-44).

GABRIEL HUAN.