LE CHRIST ET L'ÉGLISE
 
 

IV

L'INCORPORATION DES ESPRITS


 


     Du fait que les trois degrés de la, vie spirituelle s'ordonnent, comme nous venons de le montrer, à des formes ou à des actes qui appartiennent au plan physique, qu'ainsi la méditation cherche avant tout son objet dans une vision de la vie et de la mort du. Christ historique, telles que nous les relatent les Évangiles, que l'oraison nous fait participer par des paroles, des chants, des attitudes, des gestes aux états et aux mystères du Christ éternel, qu'enfin la contemplation reçoit son illumination de sacrements dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils sont les signes sensibles d'une grâce invisible, de ce fait, qui est profondément significatif, il semble bien qu'on doive conclure à une présence effective et en quelque sorte matérielle du plan spirituel dans le plan physique, sur lequel l'homme déchu est appelé à mériter son salut. Comment expliquer cette insertion du plan .spirituel dans les mondes visibles ?

     C'est un principe d'ordre métaphysique qu'aucun esprit ne peut se manifester et agir dans un milieu sans revêtir un véhicule dont il emprunte la substance à ce milieu : ce qu'on appelle un corps n'est pas autre chose que le véhicule dont se sert un esprit pour vivre, se mouvoir, exercer son activité dans le milieu où il est introduit. Et ce principe souffre si peu d'exceptions que le Tout-Puissant lui-même s'y soumet. Que sont les théophanies de l'Ancien Testament, sinon les formes ou les apparences sensibles sous lesquelles YAHVÉ s'est manifesté au peuple d'Israël pour lui faire connaître sa volonté et lui dicter ses commandements ? Et n'est-ce point aussi dans cette universelle nécessité de l'incorporation des esprits que réside la cause profonde de l'Incarnation du Verbe ? N'est-ce point encore sous des formes humaines que les Anges du Ciel, envoyés par l'Éternel, ont dû accomplir leur mission auprès des hommes ? Et si, enfin, l'homme lui-même n'est pas seulement un esprit mais aussi une âme et un corps, c'est que son action, purement spirituelle en son essence, dut déjà, pour s'exercer sur le plan créatif originel, recevoir un corps de vie, puis, lorsque la faute eût provoqué sa chute, se revêtir de véhicules, tout d'abord fluidiques sur les plans astraux, et finalement matérialisés sur le plan physique.

     Mais il y a lieu d'établir des distinctions dans le mode d'incorporation des esprits. Il est évident que Dieu, parce qu'il possède ou, pour mieux dire, parce qu'il est la Toute-Puissance créatrice, n'est pas assujetti à l'emploi de véhicules déterminés pour exercer son action dans les divers milieux qui composent les plans de la création, des mondes invisibles aux mondes visibles : la simplicité de son essence garantit son ubiquité et il peut même parler aux hommes selon des voies purement spirituelles, comme dans l'inspiration prophétique. Si donc Dieu s'est à plusieurs reprises, manifesté à eux sous des formes sensibles, dont les éléments étaient empruntés au milieu où s'effectuait sa révélation, si les Théophanies de l'Ancien Testament revêtent le plus souvent une apparence humaine, il n'est pas permis de dire que le véhicule dont Dieu se sert alors lui soit propre, au même sens où il appartient à l'homme déchu de posséder un corps physique. Il n'y a pas de véhicule qui soit, en aucun sens, connaturel à l'activité divine, parce que cette connaturalité aurait immédiatement pour effet de limiter étroitement le champ de ses manifestations possibles, de même que l'homme, lorsqu'il a pris dans sa vie phénoménale un corps physique, ne peut plus agir et se mouvoir que sur le plan physique. C'est aussi parce qu'il est une Personne divine que, dans sa descente des Cieux vers l'homme qu'il vient sauver, le Verbe devra emprunter aux divers plans qu'il traversera les véhicules dont il aura besoin pour se manifester, depuis le corps de gloire jusqu'au corps de mort (1).

     Les Anges (2), parce qu'ils appartiennent au plan divin, n'ont pas de véhicule qui leur soit connaturel ; ce sont des intelligences séparées ; mais parce que ce plan, pour être divin, n'en est pas moins étranger dans sa substance même de Dieu, qui est unique en son genre, ils possèdent une aptitude spécifique à un véhicule déterminé ; et enfin, parce que le plan divin est le Royaume de la Gloire, les Anges ne peuvent être revêtus que du corps de gloire : c'est de ce corps précisément que le Christ leur fît don, lorsque à son Ascension il traversa toutes les hiérarchies pour remonter à la droite de son Père. Lorsque dans la Bible les Anges apparaissent sous une forme humaine, ce n'est jamais qu'en vertu d'une mission spéciale de Dieu et même, dans certains cas, la question s'est posée de savoir si ces apparitions ne sont pas des manifestations du Verbe lui-même : « c'est par son Verbe que Dieu a créé le monde ; c'est par son Verbe qu'il a parlé aux hommes, avant que le Verbe lui-même se fit homme pour la révélation dernière de Dieu. » (3).

     A côté de ce mode d'incorporation du spirituel, qu'on peut qualifier de surnaturel, puisque ni en Dieu ni même chez les Anges le corps n'est connaturel à l'essence de l'être, et en dehors du monde d'incorporation proprement humain qui est échu à Adam en vertu de la loi même de sa création, selon laquelle l'être n'a été donné à son esprit que sous le revêtement d'un corps de vie dont le corps de chair ou de mort ne sera dans la suite qu'une perversion, une matérialisation due à l'action dissolvante du péché, y a-t-il place pour un troisième mode d'incorporation. au plan spirituel ? Nous savons qu'il n'y a que trois espèces de corps : le corps de gloire, le corps de vie et le corps de mort (4). Le premier est le véhicule propre aux esprits purs, tels que les Anges. Le second est le véhicule propre aux esprits animés, tels qu'ils ont été créés à l'origine des temps dans la personne d'Adam, et, ce véhicule, ils l'auraient conservé dans une intégrité sans fin, si le premier Homme ne l'avait perverti par sa faute. Le troisième est le véhicule propre aux esprits animés, déchus de leur état primitif de perfection et tombés dans les mondes de la matérialité où ils sont désormais asservis au triple esclavage du péché, de la souffrance et de la mort. Si, par suite, il y a, en dehors du mode surnaturel et du mode humain,un troisième mode d'incorporation du spirituel, celui-ci ne pourra s'effectuer qu'en revêtant l'un ou l'autre des trois véhicules que nous venons d'énumérer.

     Ce troisième mode existe : c'est celui du Christ éternellement présent dans son Église, vivant parmi les siens sous une forme à la fois humaine et divine, dans son corps de vie et dans son corps de gloire.

GABRIEL HUAN.
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(1) Sur cette descente du Verbe à travers les plans cosmiques, cf. nos Considérations sur le Christ de l'Église intérieure. (Paris 1930, Vrin éditeur).
(2) Nous ne comptons pas parmi les Anges les sept Esprits autour du Trône ; cf. sur cette question notre Discours sur le Mystère du Royaume de Dieu.
(3) LOISY, Le quatrième Évangile, Paris, 1903, p. 195.
(4) cf. Notre Discours sur le Mystère du Royaume de Dieu