CHAPITRE II
 

Lucifer et la Création de l'Homme


 



     Nous avons rencontré sur notre route le Royaume et je n'ai pas encore traité de l'Homme. Aurions-nous déjà trouvé le Royaume de Dieu dont parle l'Évangile ou devons-nous chercher ailleurs ? Poursuivons nos investiguations dans l'Invisible.

     Après le monde de l'émanation ou Atsilouh, la Kabbale juive nous apprend qu'il y a un autre monde, le monde de la Création ou Beriah (1). Pourquoi un monde nouveau ? Pourquoi, après l'émanation, une création ?

     Les Anges ne sont pas des Esprits, mais des Intelligences ; seuls, les Sept devant le Trône sont des Esprits. Tournés devant la Face de Dieu, ils portent dans leur être l'image de sa gloire. Et le premier d'entre eux possède une telle splendeur qu'il apparaît comme le reflet même de l'Esprit Saint : il est Lucifer (2).

     Mais Dieu forma dans son Verbe la pensée de donner à cette Figure d'Homme qui se tient debout au milieu de son Trône une existence séparée et il conçut le plan de la Création. Pour être digne de l'être spirituel qui en occuperait le centre, la Création devait être tout entière ordonnée au service de l'Homme, et cet Homme lui-même, pour être digne du don qui lui serait octroyé, devait être à son tour semblable à une image de Dieu. Mais Dieu ne pouvait accomplir une telle oeuvre qu'en créant l'Homme à la ressemblance de son Fils, comme une pensée de son Verbe, seule capable de l'aimer et de l'adorer comme il convient à Dieu d'être aimé et adoré. Et ainsi se dessine dans le plan de la Création le mystère de l'union hypostatique, d'une divinisation de l'Homme par l'incarnation de la seconde Personne de la Trinité (3). Mais par cette union l'homme va s'élever à une telle hauteur qu'il montera par dessus les hiérarchies angéliques jusqu'au Trône de Dieu.
 

     Devant une pareille perspective Lucifer se révolte. Il refuse d'adorer un autre Dieu que Dieu (4) ; et à son tour, lui qui est le premier après Dieu, il prétend à l'union hypostatique. Et soudain la gloire qui est en lui s'obscurcit ; une pesanteur envahit tout son être et lentement il descend à travers les hiérarchies angéliques, entraînant à sa suite une foule d'anges jusqu'à ce qu'il ait atteint la limite du monde de l'émanation. Et voici : il est plongé dans les ténèbres ; avec la vision de Dieu il a perdu l'auréole de lumière qui l'enveloppait. Lucifer n'est plus Lucifer : il est ...... Satan.

     Celui qui avait été la Lumière de Dieu n'était plus maintenant que l'ombre, l'ombre immense et difforme de Dieu et, dans son coeur où l'amour s'était transmué en haine, il résolut d'attirer à lui toutes les cohortes célestes. Déjà un tiers des anges avait succombé aux tentations du Séducteur. Dieu décida de créer le monde dont il avait conçu le plan dans son Verbe ; mais, au lieu d'un jardin de délices où l'Homme eût joui en toute sécurité de la liberté des enfants de Dieu, il créa une sorte de rempart destiné à protéger le monde angélique contre les incursions du Démon. «La Cité de Dieu est environnée d'un mur et le mur va tout autour de la possession de Dieu », dit St-Grégoire le grand (5). Dieu fit de l'Homme le gardien de ce rempart, la sentinelle avancée du monde angélique et, à ce titre, il lui imposa des défenses et des devoirs, dont l'accomplissement devait fixer sa destinée éternelle.
 

     A ce soldat de Dieu il fallait des armées ; à ce Roi de la Création il fallait un empire. L'Oeuvre divine dura six jours et Dieu vit qu'elle était bonne : la Lumière était désormais séparée des Ténèbres. De toutes les hiérarchies les Anges, prosternés dans l'adoration, chantaient l'Hosanna ; mais Satan veillait dans l'ombre et attendait son heure.

     On demandera peut-être comment Lucifer a pu connaître le plan divin et, s'il l'a connu, comment il a pu, lui qui demeurait au plus haut des Cieux, jouissant de la vision de Dieu, se révolter contre Dieu.

     « La raison, dit saint Augustin dans son Explication littérale de la Genèse, la raison par laquelle la créature est produite est dans le Verbe de Dieu antérieurement à la créature elle-même qui est produite et la connaissance de cette même raison est d'abord produite dans l'Intelligence angélique ; ce n'est qu'ensuite que vient la production de la créature ». Il y a ainsi deux moments dans la création et c'est pourquoi saint Augustin distingue chez les Anges une double connaissance, qu'il appelle connaissance du soir et connaissance du matin. Par la première, les Anges ont eu dès le commencement la connaissance de toutes choses comme Idées ou Essences dans le Verbe ; mais c'est seulement par la seconde qu'ils pouvaient connaître ces choses comme contenues dans la toute puissance divine et passant de l'idée à l'être, de l'essence à l'actualisation. Or, entre la connaissance du soir et la connaissance du matin s'interpose la nuit, c'est-à-dire l'épreuve qui devait confirmer les Anges dans la possession de la Béatitude ou les détourner à jamais de la vision de Dieu. En présence du plan divin manifesté dans le Verbe, Lucifer a commis le péché d'orgueil : il a voulu s'arroger une excellence qui le plaçait en dehors de ce plan ; il a réclamé pour lui une prérogative que Dieu avait décidé de réserver à une créature privilégiée ; il a recherché son bien propre contrairement au décret de la volonté libre de son Souverain et, de la sorte, il se posa en rival de Dieu. La nuit, dans laquelle les Anges attendaient en prière, pénétrés d'obéissance et de respect, la connaissance du matin, cette nuit n'était pas achevée que déjà la Justice de Dieu frappait d'un éternel châtiment le plus grand des Esprits célestes. C'est à propos de Lucifer qu'Hello a pu dire : « le premier Jugement a fait du premier soir la grande image du dernier Jour» (6).

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     (1) Cf. saint Thomas d'Aquin (S. Th. qu. XLV, article 1er) : « Parmi les modes d'émanation il y a un mode qui fait que tout l'Être provient de la cause universelle qui est Dieu ; or c'est ce mode d'émanation que nous entendons désigner par ce mot création ».

     (2) Lucifer est appelé en hébreu Hakathriel on « Ange de la Couronne » ; cette appellation confirme l'interprétation d'après laquelle les Sept devant le Trône constituent la première Sephirah (Kether ou la Couronne).

     (3) C'est la doctrine de Duns Scot et de toute la théologie franciscaine ; on en trouvera un excellent exposé, avec références aux Écritures, dans les ouvrages du P. Charbonnel (Le grand drame de la création) et du P. Breton (Le Christ de l'âme franciscaine).

     (4) C'est aussi, selon la mystique musulmane, le refus d'adorer l'humanité déifiée qui causa la chute de Lucifer (cf. La Passion d'Al Hallaj, par L. Massignon, p. 599).

     (5) Le monde de la création est, d'après les Mazdéens, le boulevard du Ciel, le rempart construit par Ormazd pour protéger les Anges contre les assauts d'Ahriman. A ce rempart, il fallait des défenseurs : Ormazd y plaça les hommes, sur leur consentement. (cf. Victor Henry, le Parsisme, p. 84).

     (6) Paroles de Dieu, p. 207. La place laissée vacante dans le septénaire de la Couronne par la chute de Lucifer sera occupée dans la suite des Temps par la Vierge qui donnera au Christ son corps de chair et qui, seule entre les humains recevra la faveur de ressusciter avant le Jugement dernier. C'est pour ces motifs qu'on l'appellera la Vierge de Lumière, « l'Unique et la Première après la Trinité », dit Pierre de Celle.