CHAPITRE V

L'EGLISE DU CHRIST

" Croyez à la Lumière, afin de devenir  les Enfants de la Lumière ". (Jean, XII, 36)

I

LES MISSIONS DE L'ESPRIT
 

   " Là où deux ou trois seront assemblés en mon nom, dit Jésus, je serai avec eux " (Math. XVIII, 20) ; c'est donc bien dans l'Eglise, société des fidèles qui gardent la parole et les commandements du Christ, qu'il faut chercher désormais la présence de Celui qui, avant de remonter vers son Père, a promis aux siens de les assister jusqu'à la fin des siècles. Mais cette Eglise, à son tour, ne doit pas être conçue simplement comme une réunion extérieure des croyants dans un même lieu de prière ou d'adoration. L'Esprit mystérieux qui anime le corps social de l'Eglise du Christ n'est présent parmi les fidèles qui composent cette Eglise qu'à la condition de subsister en eux : " Je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet afin qu'il demeure éternellement avec vous : l'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit pas et qu'il ne le connaît pas. Mais vous, vous le connaîtrez, parce qu'il demeurera avec vous et qu'il sera en vous " (Jean, XIV, 16-18).

    Si, en effet, il y a eu une mission du Fils dans le Christ incarné, il y a maintenant une mission de l'Esprit-Saint dans l'Eglise, corps mystique du Christ ressuscité et glorieux, et, de même que le Fils a été envoyé par le Père pour accomplir parmi les hommes l'oeuvre de la rédemption, l'Esprit a été envoyé par les Fils remonté auprès du Père pour réaliser dans l'Eglise les promesses que le Christ a faites aux siens avant de les quitter et en assurer d'une façon permanente, dans la suite des siècles, la pleine efficacité ; enfin s'il est vrai que nous avons connu le Père que par le Fils, nous ne connaîtrons plus désormais le Fils que par l'Esprit : c'est l'Esprit-Saint qui, dorénavant, sera à la fois le " substitut du Christ ", chargé de poursuivre auprès de tous les croyants de l'avenir son oeuvre de vérité, de salut et de sanctification (Jean, XIV, 26 et XVI, 13), et le " témoin du Christ " destiné à convaincre de péché, de justice et de jugement le monde incrédule qui a rejeté le message évangélique (Jean, XV, 26 et XVI, 8-12).

   De même que, dans la Trinité, l'Esprit-Saint est la lumière divine où se réfléchit comme en un miroir cette Image du Père qu'est le Fils, l'Esprit-Saint dans sa mission à l'égard du Christ sera proprement la lumière dans laquelle la parole et les enseignements du Maître disparu s'éclaireront d'un jour nouveau, plus limpide et plus sûr. En ce sens, l'Esprit-Saint est bien ce que le Christ avait dit de lui, en annonçant sa venue : l'Esprit de vérité. Sa mission dans l'Eglise aura donc, avant tout, pou objet d'" enseigner toutes choses ", c'est à dire de rappeler " tout ce qu'à dit le Christ à ses Apôtres " (Jean, XIV, 26) ; car " il ne parlera pas de lui-même, mais il répétera tout ce qu'il aura entendu " (Jean, XII, 12). Mais, parce qu'il n'est pas seulement Esprit de vérité, qu'il est aussi et principalement Esprit de sainteté et d'amour, il aura son office particulier et sera à son tour " un autre paraclet ". Certes, il ne sera jamais un Médiateur entre le Père et les hommes, puisque ce rôle appartient exclusivement au Christ. Mais sa mission ne se bornera pas à rappeler l'enseignement du Sauveur : il imprégnera cet enseignement de sa propre lumière et de sa propre chaleur, de telle sorte que les apôtres, puis les évangélistes et enfin tous les fidèles qui recevront son inspiration y découvriront une profondeur et une richesse dont ils n'avaient pas encore pris conscience. Aussi l'Esprit-Saint n'a-t-il pas d'Evangile qui lui soit consacré : il est lui-même Celui qui a assisté les évangélistes dans le récit qu'ils ont donné de la vie et des enseignements du Christ.

   Cependant, s'il est vrai que " l'action de l'Esprit sur les disciples a moins consisté dans la révélation de vérités tout-à-fait nouvelles que dans une entente plus large, plus profonde, plus complète de l'enseignement que Jésus lui-même leur a donné " (1), le Christ n'a-t-il pas déclaré qu'il n'avait pas tout dit à ses Apôtres : " J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant. Quand cet Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité " (Jean XVI, 12-13). On a signalé comme compléments apportés par l'Esprit à l'enseignement propre du Sauveur les points suivants : personnalité de l'Esprit, consubstantialité du Père avec le Fils et conséquemment mystère de la Trinité ; caractère spirituel du Royaume de Dieu ; universalité de l'Eglise ; abolition de la loi mosaïque. En fait il s'agit là beaucoup moins de vérités entièrement nouvelles que d'un développement plus compréhensif du contenu doctrinal de l'Evangile. Mais " si la révélation de l'Esprit n'est pas indépendante de l'Evangile, elle n'est pas davantage limitée à la génération apostolique. L'inspiration des écrits apostoliques, l'infaillibilité des apôtres et celle de l'Eglise sont les définitions théologiques de cette assistance. Les chrétiens, les docteurs, les chefs de l'Eglise n'auront pas à découvrir la vérité que le Christ est venu apporter aux hommes ; mais, l'ayant reçue par la foi, ils ne cesseront pas sous la conduite de l'Esprit d'en percevoir de nouveaux aspects, d'en procurer de nouvelles applications, d'en rajeunir en quelque façon le dépôt, d'en élargir la représentation idéale, d'en perfectionner les formules " (2).

   C'est donc sous la forme et par l'action de l'Esprit Saint qu'après l'Ascension s'établit parmi les fidèles dans l'Eglise le nouveau règne du Christ ressuscité et glorieux ; et de cette économie du salut de nombreux exégètes ont conclu que la manifestation de Dieu dans le monde, de l'origine à la fin des temps, s'ordonne par une sorte d'harmonie préétablie à la hiérarchie métaphysique des Personnes dans la Trinité. Ecoutons Léon Bloy : " Saint Jean, à qui Dieu semble avoir parlé plus qu'aux autres hommes, n'a-t-il pas dit qu'il y en a Trois qui rendent témoignage sur terre, l'Esprit, l'Eau et le Sang et que les Trois correspondent à la Trinité ? C'est exactement son texte. Est-ce que cela ne fait pas ces trois déluges indispensables à la Rédemption : le vieux déluge de l'Eau, le déluge du Sang qui ne finit pas encore après dix-neuf siècles, et le déluge du Feu qui va venir, annoncé par tant de prodromes ? Le règne du Père se repentant d'avoir fait les hommes, le règne du Fils chargé de cette pénitence divine et le règne universel de l'Amour par qui tout doit être renouvelé " (3). 

   Le bienheureux Grignon de Montfort ne parlait pas autrement : " le règne spécial de Dieu le Père a duré jusqu'au déluge et a été terminé par un déluge d'eau ; le règne de Jésus-Christ a été terminé par un déluge de sang ; mais votre règne, Esprit du Père et du Fils, continue à présent et sera terminé par un déluge de feu, d'amour et de justice " (4). Et voici le témoignage d'un Père de l'Eglise, Saint Grégoire de Naziance : " L'Ancien Testament parlait nettement du Père, mais ne mentionnait le Fils qu'en termes vagues. Le nouveau nous a clairement révélé le Fils, mais il n'enseigne qu'obscurément la divinité du Saint-Esprit. C'est maintenant que l'Esprit habite avec nous et qu'il se fait ouvertement connaître à nous " (5).

   Quel est le sentiment de l'Eglise romaine sur cette question ? " Après le règne du Père sur le peuple de Dieu que rappelle le Temps de l'Avent, dit le bénédictin Dom Lefebvre, après celui du Fils qui commence à sa naissance à Noël pour se terminer à Son Ascension et que rappellent le Temps de Noël et le Temps Pascal, la liturgie célèbre le règne du Saint-Esprit, qui s'étend à toute l'Eglise et se manifeste à partir de la Pentecôte jusqu'à la fin du monde, dont on nous parle au 24° et dernier dimanche de la Pentecôte " (6). Si le cycle liturgique reproduit ainsi dans son ordonnance l'ordre même de la manifestation des Personnes divines, l'Eglise romaine fait place également dans ses prières et ses hymnes à la notion mystique des trois déluges : " La juste colère du Créateur, chante une hymne à Matines pour la fête du très précieux sang de Notre Seigneur Jésus-Christ, submergea le monde coupable dans les eaux vengeresses du déluge et Noé seul était sauvé dans l'arche ; puis l'admirable puissance de l'Amour a lavé l'univers dans le sang ". Et, d'autre part, on lit aux Matines de l'Office des défunts : " vous qui devez juger les vivants et les morts et le monde par le Feu ". Le symbolisme des trois déluges dans leur rapport à la Trinité est caractéristique, puisque, si l'on peut admettre que le déluge d'eau s'est opposé aux ardeurs de la concupiscence, comme la conflagration du monde s'opposera au refroidissement de la charité, leur sens est beaucoup plus profond si l'on considère dans le déluge d'Eau la dissolution de l'Etre dans l'écoulement du Devenir, dans le déluge de Sang l'effusion de la vie, répandue sur le Calvaire par l'immolation du sacrifice, et dans le déluge du Feu l'embrasement de la Lumière dans sa consommation finale. Or nous savons que l'Etre c'est le Père, la Vie, le Fils et la lumière, l'Esprit Saint.

   Il convient toutefois de noter que l'Eglise romaine n'a jamais autorisé de fête séparée en l'honneur d'une Personne divine ; si l'on célèbre par des solennités particulières le Fils et le Saint-Esprit, c'est en raison de leurs missions extérieures ; et si l'on fête spécialement les mystères du Verbe incarné, il n'existe aucune fête honorant uniquement la nature divine du Verbe ; les solennités de la Pentecôte elle-même n'ont pas pour but d'honorer le Saint-Esprit comme Personne divine, mais de rappeler sa descente sur les apôtres, donc sa mission extérieure. Si l'on tient compte en effet de la consubstantialité des Personnes divines dans la Trinité, on ne peut pas parler en vérité d'un règne propre à chacune de ces Personnes. Qui a vu le Fils a vu le Père et le Saint-Esprit est à la fois l'Esprit du Père et l'Esprit du Fils. A chaque étape de la révélation de l'Ancien au Nouveau Testament et de celui-ci à l'Eglise chrétienne, les trois personnes sont invisiblement unies dans la manifestation divine, de sorte que cette manifestation est complète dès l'origine, bien que la richesse de son contenu ne se développe qu'avec la succession des temps aux yeux et à la conscience de l'humanité. Remarquons-le : le Saint-Esprit a coopéré à l'Incarnation du Verbe et au baptême du Christ ; le Fils n'enseigne que la doctrine qu'il a reçue de son Père et le Saint-Esprit a son tour ne fera, en un certain sens, que rappeler ce qu'il a entendu.

   Il reste néanmoins que chaque moment de la Révélation ne se réalise effectivement et pleinement que dans celui qui le suit : la Révélation du Père dans le Fils et la Révélation du Fils dans l'Esprit, de sorte que le monde antique est allé du Père au Fils et que le monde moderne va du Fils à l'Esprit. Est-ce à dire que nous devions attendre, pour un avenir plus ou moins prochain, une révélation nouvelle qui, complétant et achevant celle du Christ, inaugurerait le règne de l'Esprit-Saint dans l'humanité ? De nombreux mystiques, des théologiens comme le Père Gratry, ont cru à l'avènement d'un règne du Paraclet, non sans doute comme un renversement de l'Eglise chrétienne, mais comme son couronnement spirituel. " Notre progressive reconquête des sciences, dit A. Godard, jointe au développement doctrinal des virtualités évangéliques, paraît légitimer la croyance de plusieurs Pères et de nombreux mystiques à un règne terminal du Saint-Esprit, à une plus complète rentrée en grâce de l'Humanité collective avant les possibles prévarications des derniers jours " (7).

   Sous quelle forme, par quelle action immanente doit se réaliser ce règne attendu du Saint esprit sur la terre ? Une des grandes raisons pourquoi le Saint-Esprit ne fait pas maintenant des merveilles éclatantes dans les âmes, c'est, dit le bienheureux Grignion de Montfort, qu'il n'y trouve pas assez grande union avec sa fidèle et indissoluble Epouse " (8). Et qui est cette épouse de l'Esprit Saint ? Le Père engendre éternellement le Fils ; du Père par le Fils procède éternellement le Saint Esprit ; et " Dieu le Saint-Esprit, étant stérile en Dieu, c'est-à-dire ne produisant pas d'autre personne divine, est devenu fécond par Marie qu'il a épousée " (9). C'est donc seulement en union avec la Vierge Sainte que l'Esprit remplira parmi les hommes sa mission sanctificatrice et qu'il pourra notamment accomplir " les grandes choses qui seront dans les derniers temps ", car c'est seulement en Marie que l'Esprit Saint, selon la parole de Sainte Gertrude, " a trouvé toute sa ressemblance " (10). Aussi la Colombe mystique, qui est signe de fécondité, sert-elle de symbole à la fois à l'Esprit-Saint et à la Vierge Marie. Et, si la sagesse est synonyme de l'Esprit-Saint dans l'Ancien testament, l'Eglise romaine a bien compris que cette Sophia ne se sépare pas, dans la prédestination divine, de la Vierge Sainte : dans ses litanies, elle désigne celle-ci des noms de " Trône de la Sagesse " et de " Sanctuaire du Saint-Esprit " ; dans l'office du 15 Août, elle rappelle que son corps et son âme ont été préparés par l'opération du saint Esprit et elle la déclare, avec l'Ecclésiastique, " belle comme la Colombe " ; enfin elle récite en son honneur les versets du Cantique des Cantiquesoù l'épouse est précisément appelée " ma Colombe ".

    De là à faire de la Vierge Sainte une incarnation du Saint esprit, il n'y avait qu'un pas et des mystiques audacieux l'ont franchi (11). Le mot " Esprit " est sans doute un terme féminin en langue araméenne. On peut aussi signaler un curieux rapprochement entre l'Esprit de Iahvé couvrant les eaux de la création et l'Esprit Saint couvrant de son ombre la Vierge marie, lorsque celle-ci a consenti qu'il lui soit fait selon la volonté de Dieu. L'Esprit Saint n'est d'ailleurs principe de fécondité que parce qu'il est principe d'amour ; et la Vierge est " la mère du pur amour ". Il est recommandé dans un texte de la Didascalie des douze Apôtres (12) d'honorer l'Evêque comme Dieu parce qu'il tient pour les fidèles la place du Père, d'honorer le diacre à la place du Christ et la diaconesse à la place du Saint-Esprit. Enfin comment la Vierge peut-elle être dénommée " Mère de Dieu ", si sa maternité ne dépasse le cadre de l'existence temporelle pour s'affirmer dans l'éternité, seul domaine de la Divinité ? Il ne faudrait pas toutefois que cette exaltation de la Vierge conduise à une divinisation de la Femme, au sens où l'ont réalisée les cultes de la Mère dans le paganisme antique. Isis, Istar, Astarté, Aphrodite, Cybèle, autant de formes satanisées, de déviations ou de contrefaçons lucifériennes du culte primitif de l'Esprit divin : aussi sont-elles représentées dans les mystères par le triangle renversé (symbole sexuel de la Femme) s'appliquant sur le triangle droit pour l'abaisser vers la matière et l'introduire dans les ténèbres. Et on en arrive à dire avec Merejkovski (13) " le Père n'a pas sauvé, le Fils ne sauve plus, la Mère sauvera. Le Père est contre le Fils et le Fils est contre le Père, tant que l'Esprit n'est pas venu. Dans l'Esprit le Père et le Fils sont un, les deux Testaments, le premier et le second, se combattent entre eux, mais s'accordent dans le troisième. Le premier Testament est celui du Père, le second celui du Fils, le troisième celui de l'Esprit-Mère. Ainsi s'accomplit le mystère des Trois ".

   Concluons que, si l'avènement du règne de l'Esprit doit coïncider avec un renouvellement et un approfondissement de la dévotion envers la Vierge Sainte, l'action qui préparera cet avènement restera essentiellement et profondément chrétienne et elle ne pourra être accomplie que par de fidèles disciples du Christ, par des hommes qui, selon les paroles qu'entendit la Bergère de la Salette, auront vécu " dans le mépris du monde et d'eux-mêmes, dans la pauvreté et l'humilité, dans le silence, dans l'oraison et la mortification, dans la chasteté et dans l'union avec Dieu, dans la souffrance et inconnus au monde ". Où sont-ils ces " Apôtres des derniers jours ? Il est temps qu'ils sortent et viennent éclairer la terre... car voici le temps des temps, la fin des fins " (14).



(1) Loisy, le quatrième Evangile, Paris, 1903, p. 782.
(2) Loisy, op. Cit. p. 784
(3) Introduction à la Vie de Mélanie.
(4) Prière demandant à Dieu des missionnaires pour la Compagnie de Marie.
(5) Orat. XXI, 26.
(6) Missel quotidien et vespéral, p. 1 209. C'est donc ignorer totalement la liturgie catholique que de dire : " Beaucoup de chrétiens attachent une idée assez précise à la glorification de Dieu le Père ou à l'adoration de Dieu le Fils, mais pour combien d'entre eux le culte de Dieu le Saint-Esprit présente-t-il la moindre signification ? 
" (Van der Leeuw, Le Feu créateur, Paris, 1926, p. 3) 
(7) La Création, Paris 1928, p. 128.
(8) Traité de la vraie dévotion à la Sainte-Vierge, § 36.
(9) Op.-cit. § 20.
(10) Révélations de Sainte Gertrude, liv. IV, ch. XLVIII.
(11) cf. l'étude de Madame S. BERNARD, La Vierge-Esprit, la Doctine et la Sagesse selon la Tradition et la Philosophie, Paris 1909 ; et VAN DER LEEUW, Le Feu Créateur, 4ème partie : 
la Maternité divine. Paris, 1926.
(12) trad. Nau. (p. 82).
(13) Les Mystères de l'Orient, trad. Franc. P. 62.
(14) Cité par LEON BLOY, Celle qui pleure, ch. XXIII.