CHAPITRE  I

V

L'EGLISE INTERIEURE

 

    Que le Christ ait fondé une Eglise, cette maison bâtie sur le roc contre laquelle les portes de l'enfer ne sauraient prévaloir, qui pourra le nier sans méconnaître le sens proprement littéral des paroles mêmes du Sauveur ? Et que cette Eglise doive avoir, à certains égards, un caractère visible, extérieur pour être vraiment une assemblée d'hommes réunis dans une même foi, donc une société destinée à se manifester par des signes objectifs et à se perpétuer à travers les siècles comme la représentation sensible d'un idéal religieux, il serait pareillement vain de le contester.

    Mais comment supposer que cette Eglise, qui est le corps mystique du Christ, ne doive être rien de plus qu'une collectivité, qu'en elle aucune âme ne vive d'une vie plus profonde et plus riche que la vie extérieure, qu'au sein de l'Eglise visible ne se cache et réside une autre Eglise, « l'Eglise selon sa réalité intérieure ; « l'Eglise selon sa réalité intérieure ; l'Eglise des âmes, plus grande que le petit troupeau enrôlé ; plus abondante que le tas de sable, si minuscule encore, amassé péniblement par nos apôtres au bord des eaux méditerranéennes, alors que l'immensité des plages lointaines nous échappe ; plus riche de grâce que ne le ferait croire l'étroit espace sur lequel coule le fleuve sacramental ? (1)

    N'est-ce point cette Eglise intérieure et spirituelle que Saint Paul a décrite, quand il a dit : « Le Christ a aimé l'Eglise et s'est livré lui-même pour elle afin de la sanctifier, après l'avoir purifiée dans l'eau baptismale avec la parole pour la faire paraître devant lui, glorieuse, sans tâche, sans ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée » (Ephes. V ; 25-27). Et c'est « pour le perfectionnement des Saints, pour l'oeuvre du Ministère, pour l'édification du corps du Christ » qu'elle a été instituée, l'Eglise intérieure, « jusqu'à ce que nous soyons tous parvenus à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme fait, à la mesure de la stature parfaite du Christ » (Ephès. IV, 11-13). Chaque fidèle de cette Eglise est donc un « élu », « un habitacle de Dieu en esprit », « un temple saint dans le Seigneur » (Ephès, II, 21-22). Ils étaient dispersés à travers le monde, les « Fils de Dieu » ; et qu'à voulu le Sauveur, si ce n'est « de les assembler dans l'unité » ? (Jean XI, 52).
    Qui sont-ils, ces Fils de Dieu ?

  Ecoutons la grande mystique CATHERINE DE SIENNE dans une lettre à son confesseur, Raymond de Capoue : « Sur leurs membres brillent les stigmates du Christ dont ils suivent la douce doctrine ; en pleine tempête, ils sont dans le calme ; dans l'amertume ils savourent une délicieuse douceur ; avec une vile et mesquine marchandise ils acquièrent des richesses immenses. Quand il les frappe et les déchire, le monde ne fait que les aider à se recueillir et à s'unir plus intimement à Dieu. Plus la calomnie les poursuit, plus ils exultent dans la vérité ; quand ils souffrent de la faim, de la nudité, des injures, des mauvais traitements et des outrages, leur âme, merveilleusement, s'engraisse de la nourriture immortelle. Leur vêtement, c'est le feu de la divine charité : ils ne rougissent plus de la nudité de l'amour-propre qui dépuille l'âme de toute vertu. C'est dans l'humiliation et les coups qu'ils trouvent leur gloire ».

    Entendons la voix d'un autre mystique, le vénérable LOUIS DE BLOIS, parler des « Amis de Dieu » dans son traité de l'Union divine : « Inconnus au monde, ils se cachent dans la retraite. Difficilement s'aperçoit-on au dehors de la conversation si chrétienne et toute céleste qu'ils entretiennent avec Dieu, à moins qu'on ait reçu du Ciel la même grâce qu'eux : car ils évitent de montrer au dehors rien d'extraordinaire ni de singulier. Dans le commerce de la vie ils sont doux, bienfaisants, plein d'humanité. Ils étudient à devenir les plus aimables des hommes, mais de telle sorte néanmoins qu'ils se conservent purs de tout péché. Ils ne sont point sévères à l'excès, mais d'une indulgence et d'une tendresse qui s'étend à tous les hommes, d'où résulte une présomption extrêmement forte que jamais ils ne se sépareront de Dieu, à moins ( le Ciel les préserve d'un tel malheur !) qu'ils n'abandonnent l'humilité ».

    Veut-on un témoignage qui n'émane pas d'un auteur catholique ? voici l'occultiste LOPOUKHINE dans Quelques traits de l'Eglise intérieure : « Ils doivent être disposés de manière que, quand ils auraient le pouvoir de guérir toutes les maladies et de vivre plusieurs siècles, comme ont fait les anciens patriarches, ils puissent malgré cela souffrir patiemment et sans se soulager les maux les plus aigus et être résolus de mourir le lendemain sans murmurer. Ils doivent aussi être prêts à supporter la plus extrême misère, quand il serait en leur pouvoir de se procurer des richesses, et même des richesses qui surpasseraient toutes celles du monde. Quand ils auraient la facilité de converser avec les Anges, ils doivent pouvoir se tenir humblement dans l'état de la plus profonde ignorance, si telle est la volonté de Celui qui est la source de toute lumière. Quand ils auraient, comme Josué, fils de Nun, le pouvoir d'arrêter le soleil et, comme Elie, celui de fermer et d'ouvrir le Ciel, ils doivent se réputer les moindres de tous, et qu'ils puissent sans se plaindre errer ça et là sur la terre, sans savoir où reposer leur tête ; enfin qu'ils ne désirent rien, qu'ils soient préparés à tout, si cela est nécessaire à l'accomplissement de la volonté de leur souverain Maître céleste ».

  Faut-il citer encore MADATHANUS et Jacob BOEHME et GICHTEL et SWEDENBORG et d'ECKARTSHAUSEN et Claude de SAINT-MARTIN ? A quoi bon ? Ce n'est point par des citations empruntées à la lettre qu'on peut entrevoir, même en un simple reflet, la Lumière dont les « Fils » ou les « Amis » de Dieu sont inondés jusque dans les profondeurs de leur âme régénérée. Il faut, autant que cela nous est permis, communier, comme eux, en esprit et en vérité avec le Christ éternellement vivant ; c'est seulement par une expérience d'ordre intime et sans cesse renouvelée que nous pourrons nous élever de la lettre morte à l'esprit vivifiant et découvrir, par une sorte d'illumination intérieure, en laquelle consiste proprement l'assistance du Saint-Esprit, le sens profond qui se cache sous les signes et les symboles de l'Ecriture. (2).

    Est-ce à dire que ces hommes « spirituels et intérieurs » n'aient consigné dans aucun écrit les résultats et les fruits de leur expérience religieuse, de leur vie dans le Christ ? Ils se sont nourris avant tout de la méditation continue des livres du Nouveau Testament ; et cette méditation demeure pour quiconque aspire à la vie spirituelle la source indéfectible et toujours féconde du progrès intérieur. Après ces livres, qui ne sont point une oeuvre humaine, d'autres livres sont indispensables : avant tout, ceux où les grands mystiques chrétiens ont raconté, parfois en balbutiant, la merveilleuse histoire de leur âme déifiée et indiqué les voies secrètes qui mènent à la plus haute contemplation ; après eux, quelques rares ouvrages où l'on retrouve comme un écho de la prédication évangélique :
    l'Imitation de Jésus Christ, dont Sédir a pu dire qu'elle reste « le manuel de tout aspirant à la couronne invisible des Rose-Croix» (3);
    le Livre de l'Ami et de l'Aimé, de RAYMOND LULLE, le Docteur illuminé ;
    la Vita Jesu-Christi de LUDOLPHE LE CHARTREUX ;
    les oeuvres complètes de ce RUYSBROECK, qu'on a surnommé l'admirable ;
    les Sermons du dominicain TAULER, et l'Imitation de la vie pauvre de Jésus-Christ, qui lui fut longtemps attribuée ;
    les oeuvres complètes du carme déchaussé JEAN DE LA CROIX, dont la rude mystique a suscité des vies aussi profondément émouvantes que celles de la Soeur Elisabeth de la Trinité, de la Mère Elisabeth de la Croix et de la petite Sainte du Carmel de Lisieux ;
    la Theosophia practica, de GICHTEL ;
    la magnifique Nuée sur le Sanctuaire, d'ECKARTSHAUSEN, dont il faut lire aussi « Dieu est l'amour le plus pur » ;
    enfin les très belles Conférences sur l'Evangile, de SEDIR, dont on consultera aussi avec intérêt l'oeuvre toute entière.
    Ce sont quelques traits de la doctrine qui est à la base de l'expérience religieuse dont ces hommes ont vécu en union avec le Chrst spirituel, que nous voudrions maintenant esquisser.

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(1)  SERTILLANGES, l'Eglise, tome II, p. 131-132. « La grâce de Dieu, ajoute le P. Sertillanges, n'est pas enchaînée aux Sacrements, disent nos théologiens, elle n'est donc pas enchaînée à toi-même, Eglise visible, sacrement collectif ; mais à toi seulement, Eglise mystique et intérieure, âme de l'Eglise, que constitue notre union explicite ou implicite au Sauveur, par Lui à Dieu et par Dieu à tout ce qui est Dieu : vérité et éternité du bonheur».

(2)  « Il est impossible, dit GERLAC PETERS, que nous devenions vraiment spirituels et intérieurs tant que nous nous contenterons des biens extérieurs, des signes et des symboles, sans vouloir aller au-delà ». (Le soliloque enflammé). « Si l'homme, dit aussi RUYSBROECK, veut approcher plus près de Dieu et faire monter ses exercises et sa vie, il doit des oeuvres aller jusqu'à leur cause et des signes jusqu'à la vérité signifiée ; ainsi devient-il le maître de ses oeuvre et connaisseur de la vérité et il entre dans une vie intérieure. » Ornement des noces spirituelles, Livre II, trad. Franç. Tome III. p. 174 ; (cf aussi Imitation de J. C., liv. III ch. 31 N°3)

(3)  Histoire des Rose-Croix, Paris,  1919, P. 201
 


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