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VIE DE GEMMA GALGANI

 

CHAPITRE V



SÉJOUR À CAMAIORE. - RETOUR À LUCQUES.

MALADIE MORTELLE. - GUÉRISON PRODIGIEUSE.

(1897-1899)




Si la désolation est toujours grande dans une famille après la mort du père, pour la maison Galgani  elle fut inexprimable. Le défunt laissait sans la moindre ressource six enfants et deux sœurs Hélène et Élise.

Heureusement les tantes du dehors, émues d'une pareille détresse, vinrent au secours de leurs neveux, et Gemma, la préférée d'entre tous, fut recueillie par celle de Camaiore, Carolina Lencioni, dont les richesses lui permettraient de faire revivre à sa nièce les jours les plus prospères de la liaison paternelle. Mais, de même que la vertueuse jeune fille ne s'était point affligée de l'extrême pénurie de Lucques, elle ne se réjouit pas de l'opulence de Camaiore, et son unique bonheur devait consister, comme toujours, dans le travail, dans la prière et dans l'union intime avec Jésus seul. Retrempée dans l'amour divin par la tribulation, elle espérait maintenant pouvoir jouir en paix de ses fruits et mener dans la demeure de sa tante comme dans un monastère une vie toute céleste.

Son attente fut déçue. Si dans sa famille on lui laissait pleine liberté de se livrer à ses pratiques de piété en évitant les distractions mondaines, à Camaiore, comme autrefois San Gennaro, les entraves à son idéal de sainteté se multiplièrent de jour en jour. D'un côté, son bon cœur souffrait de se soustraire aux convenances de sa condition, de l'autre, il éprouvait, à les suivre ; du scrupule et du remords. Que faire ? Loin de son confesseur ordinaire, Gemma ne pouvait lui manifester ses incertitudes. S'ouvrir à un autre peu au courant du travail intérieur de la grâce dans son âme, elle y répugnait invinciblement. D'ailleurs, l'eût-elle voulu, qu'elle n'aurait su s'expliquer ni se faire comprendre. Sa peine était d'autant plus vive qu'à son trouble se joignaient des difficultés extérieures apportées à la réception fréquente de la sainte communion, son unique soutien ; et lorsque dans son angoisse elle élevait une voix aimante et plaintive vers son Jésus, Jésus lui-même, paraissant rester sourd, la délaissait dans une profonde aridité.

Cependant la pieuse enfant redoublait d'efforts pour se rendre plus agréable à ses yeux ; et, à l'imitation de sainte Catherine de Sienne, elle avait comme dressé dans son cœur un autel d'où s'élevaient incessamment vers la Majesté divine d'humbles adorations et des palpitations d'amour. Lorsque l'autorisation lui en était accordée, elle se dirigeait en grande hâte en compagnie de sa cousine vers l'église de la collégiale voisine, pour vivre quelques instants trop courts près de son bien-aimé Jésus-Hostie.

Aujourd'hui encore, les révérends chanoines de la collégiale aiment à indiquer aux étrangers la place qu'occupait habituellement la jeune fille dans ses visites eucharistiques.

Ses promenades d'ailleurs forcées, avaient pour but ordinaire le sanctuaire de l'Abbaye où se vénère une antique image de la Vierge. Avec quel bonheur elle y épanchait sa tendre dévotion envers celle qu'elle se plaisait à appeler « ma chère maman ! » Elle lui recommandait avec larmes l'âme de son père défunt et ne se retirait qu'au signal de l'obéissance.

Bientôt un événement d'une autre nature vint la bouleverser profondément. La jeune vierge, alors dans ses vingt ans, était douée d'une rare beauté. D'un port noble et plein de grâce, dans sa toilette pourtant des plus simples elle apparaissait ravissante. Ses yeux, difficiles à voir, parce qu'elle les tenait constamment baissés, brillaient du doux éclat des étoiles, et à ces agréments extérieurs la piété, le recueillement et la modestie qui respiraient dans toute sa personne ajoutaient un nouveau charme.

Or, il advint pour la seconde fois qu'un jeune homme du pays, de fort honorable maison, s'éprit d'elle à sa seule vue, et sans trop prendre d'informations demanda sa main. C'était une occasion favorable pour relever de sa ruine la famille Galgani mais l'angélique jeune fille ne voulut même pas entendre parler de mariage, et pour se soustraire à d'inutiles vexations elle prit le parti de s'éloigner de Camaiore.

Comme sa tante en eût difficilement accepté le motif, elle implore de nouveau avec la plus vive confiance le secours du Seigneur, et le Seigneur pour délivrer sa servante de tout péril permet qu'en ce temps même des douleurs aiguës se déclarent à l'épine dorsale et aux reins. Prenant alors courage, et sans se laisser arrêter par la perspective des privations qui l'attendent à Lucques, Gemma prétexte son état de santé pour solliciter son départ. À force d'instances et de pleurs elle obtient de rentrer à la maison paternelle qu'elle devait revoir, comme elle l'avait laissée, plongée dans la détresse.

On raconte qu'au moment des adieux tous les membres de la famille Lencioni sentirent leurs cœurs se briser, tant la douce enfant se les était attachés par ses belles qualités ; et on vit son oncle lui-même, caractère rude et difficile à émouvoir, se jeter irrésistiblement dans les bras de cette chère nièce, en versant d'abondantes larmes.

À peine parmi les siens, Gemma sentit son état s'aggraver. Aux douleurs des reins et de l'épine dorsale vinrent s'ajouter la déviation de la colonne vertébrale, des crises terribles de méningite, la perte totale de l'ouïe, la chûte de la chevelure et enfin la paralysie des membres. Au début, dans l'espoir d'éviter l'inspection du médecin, redoutée par sa pudeur, la jeune fille dissimula l'acuité de ses souffrances, particulièrement excessives dans la région des reins. Comment se laisserait-elle examiner et toucher par un étranger, elle qui ne se permettait même pas de diriger un regard vers les parties les plus endolories, ni même d'en approcher la main pour se rendre compte du mal ? Devant l'effrayante aggravation des symptômes, sa perplexité devint extrême. Elle eût certainement préféré subir des tortures dix fois plus cruelles plutôt qu'une visite médicale, car se rappelant toujours les paroles entendues dans sa première enfance des lèvres de sa mère : Notre corps est le temple de l'Esprit-Saint, elle entendait à tout prix le faire respecter comme tel. Mais un soir, un médecin appelé à son insu par la famille entra subitement dans sa chambre, et malgré son refus, que n'avait pu fléchir aucun argument, voulut à toute force l'examiner. Sur l'ordre formel de ses tantes, Gemma dût offrir à Dieu l'inévitable sacrifice.

L'inspection révéla dans la région lombaire un gros abcès paraissant communiquer avec l'un des reins. Le médecin, effrayé, réunit une consulte de doctes professeurs, qui déclarèrent unanimement la jeune fille atteinte dune affection vertébrale de nature très grave et difficilement curable. (1). Ils ordonnèrent quelques médicaments dont l'effet fut nul ; bientôt même les progrès incessants du mal contraignirent l'infirme, devenue incapable de mouvement, à s'aliter définitivement.

Tandis que s'épuisait le frêle corps de l'innocente enfant, son âme s'épanchait en tendres gémissemts, en ces gémissements d'amour qui consolent et soulagent, et que l'on n'échangerait point contre 1e éphémères plaisirs des mondains. Sa pensée s'envolait constamment vers Jésus qui satisfaisait enfin ses ardents désirs de souffrir pour Lui plaire. D'ailleurs, comme son confesseur était désormais à sa portée, son âme restait en paix ; et le Seigneur, en signe dc particulière complaisance, lui faisait éprouver une douleur intense et une horreur toujours plus grande du péché. Douleurs physiques et regrets purifiants d'un passé moins parfait s’unissaient pour activer l'œuvre de sa sanctification.

Impuissante à se mouvoir d'elle-même, la malade, sur son lit de souffance, gisait dans une perpétuelle immobilité si des bras charitables ne venaient lui apporter le soulagement d'un changement de position ; et ainsi s'écoulaient pour elle les jours et les nuits, sans autres consolations intérieures que celles que lui donnait l'oraison et sa résignation aux dispositions providentielles. Parfois, lorsqu'elle se plaignait amoureusement au Sauveur de ne pouvoir même plus prier, elle en recevait par l'intermédiaire de son Ange gardieu de fortifiantes exhortations. « Si Jésus t'afflige dans ton corps, disait l'esprit céleste, c'est pour mieux purifier ton âme ; prends patience. »

Faisant allusion plus tard à cette familiarité toujours croissante de son bon Ange, Gemma écrira : « Oh ! Combien de fois dans ma longue maladie me disait-il au cœur des paroles consolantes ! »

Les membres de la famille Galgani faisaient l'impossible pour venir en aide à cette chère enfant. Malgré leur état de gêne profonde, ils ne négligeaient aucun soin, ne reculaient devant aucun sacrifice pour obtenir sa guérison, jusqu'à ce qu'enfin, désespérant des moyens humains, ils se tournèrent avec confiance vers le ciel.

Émue de tant de témoignages d'affection, la jeune fille souffrait à la pensée d'être pour tous une, charge par sa longue et fastidieuse maladie ; et son chagrin devint si vif que le Seigneur, soit pour l'humilier, soit pour la réconforter, daigna l'en reprendre Lui-même. « Un matin, raconte en effet Gemma, comme on venait de m'apporter la sainte communion dans la maison, Jésus d'une voix assez forte me fit un grand reproche : il m'appela une âme faible. C'est ton amour-propre, me dit-il, qui regimbe de ne pouvoir partager la vie ordinaire de ton entourage ; ou bien c'est le besoin inévitable des soins d'autrui qui te cause une excessive confusion. Plus morte à toi-même, tu n'éprouverais pas semblable inquiétude. »

Consolée autant qu'éclairée par ces paroles, la pieuse enfant recouvra la paix, et depuis lors resta indifférente au, vicissitudes de son état comme aux incidents de famille.

Cependant l'annonce de sa cruelle maladie s'était répandue dans la ville, et de nombreuses amies accouraient admirer de près ce qu'elles-mêmes proclamaient un prodige de patience dans une tendre jeune fille. Gemma, les accueillant avec un aimable sourire et des témoignages de gratitude, échangeait avec elles des paroles d'édification, les seules quelle sût tirer de son cœur. Il lui était également indifférent, leur disait-elle, de s'envoler au ciel sur-le-champ, ou de rester encore sur cette pauvre terre pour y souffrir tant qu'il plairait à Dieu.

Des âmes compatissantes, devant l'inutilité des soins médicaux, s'efforçaient souvent de lui faire espérer un miracle tantôt de la médiation d'un saint, tantôt de celle d'un autre, suivant leur dévotion particulière. L'une de ces visiteuses, voulant exciter sa confiance dans un nouvel intercesseur, ou distraire du moins par une édifiante lecture les longues heures du jour, lui apporta la Vie du Bienheureux Gabriel de l'Addolorata, de la Congrégation des Passionistes, alors seulement Vénérable. Gemma n'avait pas encore entendu parler du jeune saint ni de ses nombreux miracles, dont la renommée cependant remplissait toute l'Italie ; aussi ne manifesta-t-elle à son égard aucun enthousiasme bien que sa famille commençât à lui adresser d'ardentes prières.

 

Addolorata
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Voici comment le Seigneur alluma dans le cœur de sa servante envers ce Bienheureux une étincelle de dévotion, de confiance et d'amour qui ne devait pas tarder à croître en incendie. Dans une de ses heures de solitude, la pauvre patiente se sent soudain envahie par de sombres pensées de mélancolie et une tristesse immense. Lasse, épuisée, impuissante à trouver dans une vue de foi le moindre secours, un découragement profond la saisit et la vie lui paraît insupportable. Rien de plus naturel, semble-t-il, qu'une pareille crise de désespérance dans une infirme réduite à un si lamentable état. Cependant ce n'était là qu'une tentation, habilement dissimulée, de l'astucieux ennemi qui cherchait à s'insinuer ainsi sans bruit dans l'âme de la jeune fille pour arriver plus sûrement à la perdre.

Lorsque par son artifice il croit l'avoir complètement bouleversée, levant subitement le masque il se révèle et lui dit « Si tu m'écoutes je te délivrerai de tes tourments ; je te rendrai certainement la santé, et avec la santé tout ce qui pourra te plaire. »

Pour la première fois, nous voyons Gemma face à face avec Satan qui vient ouvertement engager la lutte. La tentation procéda-t-elle par voie de réelle apparition, ou plutôt, comme les paroles de la servante de Dieu le laisseraient entendre, par voie de simple suggestion ? Quoi qu'il en soit, l'issue n'en pouvait être douteuse. À une forte agitation, à un grand trouble intérieur jusque-là inconnu, la pieuse enfant, malgré son inexpérience en pareil cas, reconnaît de suite la présence du démon. Elle se souvient du Bienheureux Gabriel, l'invoque avec confiance et s'écrie : L'âme d'abord, le corps ensuite. Le tentateur est refoulé ; mais il ne tarde pas à revenir pour un second assaut ; une nouvelle invocation au Bienheureux et le signe de la croix le remettent définitivement en fuite. Dans sa victoire Gemma recouvre le calme et une union plus intime avec son Dieu, qui la récompense largement de son énergique résistance.

Ayant ainsi éprouvé l'efficacité de la protection du jeune saint, elle sent naître en son cœur de la reconnaissance à son égard avec un commencement d'affection. Sa première pensée à l'issue du combat est de rechercher le livre de sa vie qu'elle avait placé sous son chevet. « Le soir même, dit-elle, je me mis à lire la Vie du Confrère Gabriel, je la lus plusieurs fois ; je ne pouvais me rassasier de la relire et d'admirer ses vertus et ses exemples. Du jour où mon nouveau protecteur m'avait sauvé l'âme, j'éprouvai pour lui une dévotion particulière ; le soir, je ne trouvais pas le sommeil si son image n'était sous mon oreiller. Depuis lors je commençai d'avoir le Confrère Gabriel près de moi. Ici je ne sais m'expliquer ; mais je sentais sa présence à chacun de mes actes, il me revenait à la pensée. »

La dame qui avait prêté à notre malade la Vie du Bienheureux vint pour la reprendre. Mais combien les sentiments de la jeune fille, sur le point de perdre le cher livre, différaient de ceux avec lesquels elle l'avait reçu ! Son cœur se serra douloureusement, et les larmes jaillirent de ses yeux. La dame, émue elle-même, le lui laissa pour quelque temps encore. Cependant Gemma dût finalement s'en séparer. « Ce saint du ciel. écrira-t-elle, voulut bien vite me récompenser du petit sacrifice, car la nuit suivante il m'apparut, drapé dans un manteau blanc. J'ignorais qui il était. S'en apercevant il ouvrit son manteau et laissa voir l'habit des Passionistes. Je ne tardai pas alors à le reconnaître. Il me demanda pourquoi j'avais pleuré en rendant le livre de sa Vie. Je ne sais quelle fut ma réponse, mais il me dit : Sois vertueuse je reviendrai te voir. »

Cette courte visite du Bienheureux Gabriel, en comblant d'une paix et d'une suavité délicieuses l'âme de la jeune fille, raviva fortement son ancien désir du ciel. « Allons à Jésus, l'entendait-on souvent s'écrier, oui allons à Jésus, pour rester toujours avec Lui. » Mais Jésus n'entendait pas l'exaucer encore, et elle, le comprenant bien, comprimait son brûlant désir, pleinement résignée sur son lit de douleur à sa volonté sainte.

La jeune infirme gisait toujours immobile dans son lit de douleur. De temps à autre, pour la soulager, des bras charitables la changeaient de position. Outre les membres de sa famille, les excellentes sœurs de Saint Camille, dites Barbantines, lui donnaient assidûment leurs soins, mûes certainement en cela par l'héroïque charité dont elles font profession, mais aussi par leur grande vénération pour la chère malade. Parfois elles amenaient quelqu'une de leurs novices pour l'édifier an spectacle de tant de ferveur et de vertu. Venaient également dans un but d'édification les sœurs de sainte Zite qui avaient gardé à leur ancienne élève une vive affection et qui rappellent encore « les très beaux exemples de vertu dont elles furent témoins durant sa longue maladie. »

Cependant les mois s'écoulaient sans apporter d'amélioration à la douloureuse situation de la patiente. La misère de la famille croissait avec les dettes occasionnées par tant de médecins et de remèdes, au point que personne ne voulait plus lui faire crédit d'un denier, Les âmes charitables qui venaient voir la sainte malade eussent certainement remédié en quelque manière à cette détresse, mais les malheureux enfants de monsieur Galgani se souvenant de leur prospérité d'hier, se gardaient bien de la révéler ; de sorte que souvent ils ne disposaient même pas d'un centime pour procurer à leur bien-aimée sœur le plus léger soulagement.

On arriva ainsi à la veille de l'Immaculée Conception. 7 décembre 1898, Les sœurs Barbantines se présentèrent pour leur visite habituelle, accompagnées d'une postulante que son jeune âge empêchait de revêtir l'habit religieux. La vue de cet ange éveille en Gemma le désir de l'imiter ; croyant à une inspiration divine elle prend la résolution de promettre à la Vierge. en cas de guérison, d'entrer chez les Barbantines. « Cette pensée me consola, écrit-elle ; j'en parlai à sœur Léonide qui s'engagea, si je venais à guérir, à m'admettre à la vêture à la même époque que la petite postulante. »

Tout heureuse malgré ses souffrances physiques, la douce infirme manifeste son intention à son confesseur, venu ce même jour lui apporter les grâces du sacrement de Pénitence. « Il approuva de suite mon projet, continue-t-elle, et de plus m’accorda une autre consolation, toujours refusée jusque-là, celle de prononcer le soir même le vœu de virginité perpétuelle. »

Gemma touchait enfin au comble de ses désirs ; désormais elle pourra se proclamer toute à Jésus, à Jésus seul. En cette soirée une paix céleste descendit en son âme, et son amour attendit impatiemment le lever du jour suivant qui devait l'unir à Jésus par la sainte communion, pour la première fois depuis son vœu perpétuel de virginité, et lui donner en même temps la joie d'offrir à sa céleste Mère, en la fête de son Immaculée-Conception, la licite promesse de prendre le voile.

Comme elle s'abandonnait à ces douces pensées, un tranquille sommeil vient clore ses paupières et reposer ses membres endoloris, Alors lui apparut de nouveau son cher protecteur, le Bienheureux Gabriel ; il lui dit : « Gemma, fais volontiers le vœu d'entrer en religion, mais n'y ajoute rien. » Pourquoi n'y rien ajouter ? demande-t-elle, ne saisissant point le sens de ces paroles. Pour toute réponse elle entend ces deux mots, accompagnés par le Bienheureux d'un tendre regard et d'un angélique sourire : Sorella mia ! Ma chère sœur ! « Je ne comprenais rien à tout cela, reprend Gemma ; pour le remercier je lui baisai l'habit. Alors il détacha de sa poitrine son cœur, (l'emblème des Passionistes), me le fit baiser et le posa sur la mienne, par-dessus les draps de lit, en me redisant Sorella mia ! et il disparut. » (2).

Le matin suivant, la jeune vierge recevait Jésus-Eucharistie et prononçait son vœu, l'âme inondée des plus suaves délices.

De telles faveurs spirituelles, courte trêve à ses maux, n'empêchaient point l'affaiblissement progressif de ses forces. Les médecins eurent recours, comme suprême ressource, à l'opération de l'abcès des reins et à l'application de pointes de feu le long de l'épine dorsale ; c'était le 4 janvier 1899. La sainte enfant que préoccupait toujours avant tout la garde de sa pudeur, refusa de se laisser endormir. Elle supporta héroïquement le supplice, fort inutile d'ailleurs, car le mal continua ses ravages, et le 20 du même mois un nouvel abcès accompagne de fortes douleurs spasmodiques, s'ajoutait à ceux de la tête. Le docteur mandé en toute hâte dût se borner à constater la gravité du danger, la faiblesse de l'infirme ne permettant pas de le conjurer par une opération chirurgicale. D'autres médecins déclarèrent également le cas désespéré. « Le 2 février, écrit Gemma, je me confessai, je reçus le saint Viatique, et j'attendis le moment de m'en aller à Jésus. Les médecins, croyant que je n'entendais pas, avait dit entr'eux que je n'arriverais pas à minuit. »

Cependant Gemma ne devait pas mourir encore. Il était dans les desseins du Seigneur de se glorifier en elle par l'effusion des dons surnaturels les plus extraordinaires. La guérison ne demandait pas moins qu'un miracle ; mais Dieu le fit, et d'une façon assez singulière que Gemma va nous raconter.


« Ma famille, disait-elle, faisait des triduums et des neuvaines pour ma guérison. Moi seule, réconfortée par les douces et tendres paroles que j'entendais de la bouche même de Jésus, je restais indifférente. Une de mes anciennes maîtresses vint me visiter une dernière fois, pour me dire adieu et au revoir au ciel - j'étais si mal en effet ! Elle me pressa toutefois de faire moi-même une neuvaine à la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque, m'assurant que j'obtiendrais la grâce d'une guérison parfaite, ou d'une prompte mort qui m'ouvrirait le ciel. Pour lui faire plaisir je la commençai ; c'était le 23 février (1899). Quelques instants avant minuit j'entendis un bruit de chapelet, puis une main se posa sur mon front, et une voix commença neuf fois de suite un Pater, Ave, Gloria. À peine répondais-je, tant j'étais faible. Cette voix me dit ensuite : Veux-tu guérir ? invoque avec ferveur chaque soir le Cœur sacré de Jésus. Je viendrai près de toi tous les jours de la neuvaine et nous prierons ensemble. C'était le Vénérable Gabriel, Passioniste, qui revint en effet chaque soir. Il me posait toujours la main sur le front et nous récitions les prières au Sacré-Cœur de Jésus. Il m'y faisait ajouter trois Gloria en l'honneur de la Bienheureuse Marguerite-Marie. La neuvaine se termina le premier vendredi du mois. Je me confessai, et le matin de bonne heure je reçus, toujours clouée au lit, la sainte communion. Oh ! les moments délicieux que je passai avec Jésus ! Il me répétait : Gemma, veux-tu guérir ? Moi, d'émotion, je ne pouvais répondre. Je dis alors du cœur : Jésus, comme vous le voudrez vous-même. Le bon Jésus ! la grâce était accordée, j'étais guérie. Deux heures ne s'étaient pas écoulées depuis la communion que j'étais debout. Ceux de ma famille pleuraient de bonheur. Moi aussi j'étais contente, non d'avoir recouvré la santé, mais parce que Jésus m'avait choisie pour sa fille. En effet, avant de me quitter, dans cette matinée, il m'avait dit au cœur d'une voix pénétrante : « Ma fille, après la grâce que tu viens de recevoir Iu me suivras avec plus d'ardeur encore. Je serai toujours avec toi, je te servirai de père, et ta mère, la voici (il me montrait la Vierge des Douleurs). (3). Mon assistance paternelle ne peut faire défaut à celui qui s'abandonne entre mes mains ; rien donc ne te manquera, lors même que je t'enlèverai toute consolation et tout appui sur la terre. »


Heureuse perte ! heureux gain ! Oui, heureuse la perte de toutes les joies humaines, lorsqu'elle est compensée par le gain et la possession de Jésus ! La suite de cette biographie va nous en donner une preuve palpable.



 


(1) Mal de Pott.

(2) Le Bienheureux entendait conseiller à la jeune fille de formuler simplement le voeu d'entrer en religion, sans se lier vis-à-vis d'aucune Congrégation. Ensuite il lui faisait aisément comprendre qu'elle serait religieuse Passioniste, au moins d’esprit et de cœur, c'est-à-dire mystiquement transformée en Jésus Crucifié.

(3) Le Sauveur montrait une statuette de Notre-Dame des Sept-Douleurs, placée en face du chevet de la malade - Gemma l'avait reçue de sa mère mourante, particularité, qui la lui rendait doublement chère. Elle aimait à y arrêter souvent ses regards, même pendant la nuit, pour compatir aux ineffables douleurs de sa céleste Mère et lui offrir son cœur.