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VIE DE GEMMA GALGANI



CHAPITRE XXV.



DERNIÈRE MALADIE.



Bien que Gemma eût tant souffert de ses fréquentes effusions de sang, des continuelles et horribles vexations du démon, des angoisses spirituelles et de la privation volontaire de nourriture, sa santé ne laissait rien à désirer.

Elle jouissait d'un léger embonpoint, de belles couleurs et d'une réelle vigueur musculaire. À part quelques aceès de fièvre, dûs plutôt aux ardeurs célestes de son amour qu'à une cause naturelle, aucune maladie, depuis sa prodigieuse guérison de l'année 1899 jusqu'à la Pentecôte de 1902, n'était venue troubler cet état florissant. En cette dernière solennité son recueillement parut plus profond et son visage plus enflammé que jamais, tandis que dans sa poitrine le cœur palpitait à tout rompre.

Elle reçut dans des communications divines exceptionnelles la révélation du grand rôle surnaturel qui allait clore sa vie.

L'angélique jeune fille s'était offerte en victime pour le salut des âmes ; mais la victime ne devient vraiment telle que dans une suprême immolation. Pour couronner sa mission expiatrice, Gemma devait donc se laisser étendre sur le bois du sacrifice, et le Seigneur daigna venir solliciter son consentement. « J'ai besoin, lui dit-il dans une extase sublime, j'ai besoin d'une expiation immense, particulièrement pour les péchés et les sacrilèges dont je me vois outragé par les ministres du sanctuaire... Si je n'avais égard aux anges qui entourent mes autels, combien j'en foudroierais sur place ! »

À ces paroles, à la vue d'un Dieu irrité, le cœur de l'épouse fidèle frémit de douleur et d'horreur ; une pâleur mortelle couvre son visage et ses yeux se remplissent de larmes. Quand ensuite le Seigneur lui propose d'accepter elle-même cette expiation, elle s'écrie dans un élan spontané de toute sa personne : « Comment, ô Jésus, si j'accepte ? mais de suite, ô Jésus ; déchargez sur moi votre colère et glorifiez-vous sur cette misérable créature. »

L'offre héroïque fut agréée, et aussitôt la virginale enfant tomba gravement malade. Son estomac se ferma au point de refuser toute sorte de nourriture. Elle ne pouvait en absorber la moindre quantité sans révolutionner ses entrailles et endurer de cruelles souffrances jusqu'à ce qu'elle l'eût rendue. À peine totérait-elle quelques gorgées de vin, qui constituèrent pendant deux mois entiers toute son alimentation. Comment à ce régime pouvait-elle vivre encore ?

Quant à la nature de son mal et à la cause des étranges et effrayants phénomènes qui l'accompagnaient, personne ne sut jamais les dire. Mais la victime ne s'y méprenait pas, car on l'entendit un jour dans une extase s'entretenir ainsi avec le Seigneur : « Jésus, nous toucherons bientôt à la fin de votre mois (le mois de juin.) Il a été vraiment tout vôtre ; vous le savez bien, Jésus. Mais pour moi, jamais je ne serai rassasiée. Après ce mois j'ai tant à faire par obéissance ; aidez-moi, Jésus. »

De fait, nettement opposé à tout recours à la science médicale pour un mal dont je n'ignorais point l'origine surnaturelle, j'enjoignis à Gemma, au nom de l'obéissance, d'en demander à Dieu la guérison. Avec une pleine docilité, mais non sans se faire violence, la jeune fille pria dans ce sens, et Jésus lui répondit que par égard pour la vertu d'obéissance, comme pour bien montrer qu'il était l'auteur de la mystérieuse maladie, il l'en délivrerait sans retard, quoique pour peu de temps.

La guérison fut soudaine. Gemma reprit ses aliments ordinaires, et au bout d'une semaine, les belles couleurs, l'embonpoint et les forces étaient revenus à ce corps exténué dont soixante jours de diète absolue avaient fait un cadavre.

Cependant les desseins divins devaient s'accomplir le 9 septembre, après une trève de trois semaines, le mal reparaissait, et le 21 du même mois la douce enfant, prise de la fièvre, commençait à vomir du sang ; non plus de ce sang provoqué par les impétueux élans d'amour de son cœur, mais du sang vif des poumons. En même temps, pour aggraver ses tourments, le Seigneur sevrait la victime expiatrice des douceurs de la contemplation, des suaves palpitations du cœur, et, sauf de rares exceptions, de toute faveur mystique : comme défaillances d'amour, embrasements, visions, ravissements, etc. Seule et sans aucun réconfort, elle se consumait dans la douleur pure, en holocauste au Seigneur.

Les lettres qui me parvenaient de son entourage excitaient la pitié : « Gemma est bien malade ; c'est un squelette recouvert de peau ; elle endure des douleurs terribles et des peines intérieures qui font frémir. - Gemma n'en peut plus. Je crains qu'elle n'expire d'un moment à l'autre. - Je suis moi-même à bout, de ne savoir que faire pour la soulager. Elle éprouve un pressant besoin de vous voir. Venez vite nous donner une ligne de conduite. »

Sur des instances réitérées, je décidai mon départ pour Lucques ; c'était au mois d'octobre de la même année 1902. À l'annonce de mon arrivée, la chère enfant manifeste une vive allégresse et veut sortir du lit pour me souhaiter debout la bienvenue. Quelle n'est point ma douleur de la voir en cet état, avec le pressentiment que, cette fois, le Seigneur nous la prendrait ! Je lui donne ma bénédiction et la fais retourner au lit puis, assis à côté d'elle, j'engage la conversation. « Eh bien, Gemma, lui dis-je, que faisons-nous ? - Je m'en vais à Jésus, père, répond-elle avec l'aceent d'une indicible joie. - Vraiment ? - Oui, père, cette fois Jésus me l'a dit très clairement. Au ciel ! mon cher père, au ciel avec Jésus ! - Et les péchés, ajouté-je, quand les expierons-nous ? Quel beau projet est le vôtre ! - Jésus, reprend-elle, Jésus y a pensé. Il me fera tellement souffrir le peu de temps qui me reste, que satisfait de mes pauvres peines sanctifiées par les mérites de sa passion il m'emmènera avec Lui en paradis. - Mais je ne veux pas, lui dis-je, que vous mouriez encore. La spirituelle enfant de repartir avec une ingénue vivacité : Et si Jésus le veut alors ? »

Ici, je ne sais comment, elle se prit à parler des particularités les plus minutieuses de sa mort : de la manière de lui administrer les derniers sacrements, de l'habiller après son dernier soupir, de la disposer dans le cercueil, de la transporter au cimetière, de l'ensevelir. Gemma donnait ces détails avec un abandon d'une admirable tranquillité, ni plus ni moins que s'il se fût agi simplement de changer de chambre ou de maison. Elle m'écoutait et me répondait avec une grâce enjouée ; mais lorsque l'entretien tomba sur le lieu de sa sépulture, reprenant soudain sa gravité, elle me dit d'une voix quelque peu émue : « Veillez bien, père, à ce qu'on fera de mon cadavre. Ne quittez pas Lucques avant de l'avoir bien mis en sûreté. » Ne saisissant pas le sens de ces paroles, je demandai une explication. « Je ne veux pas, précisa-t-elle, que mon corps soit vu ni touché de personne, parce qu'il est à Jésus. » Quelques paroles rassurantes dissipèrent son inquiétude.

Paraissait-elle heureuse, la sainte enfant, de voir à ses côtes son père spirituel ! Elle croyait pouvoir désormais défier les crises les plus terribles, et remerciait intérieurement le divin Maître de lui avoir donné cette consolation après tant de souffrances. Le soir même, pour sa propre satisfaction, je lui fis renouveler sa confession générale ; et je me convainquis alors de nouveau, en versant des larmes de consolation, que dans tout le cours de ses vingt-cinq ans la jeune vierge n'avait jamais commis avec pleine advertance un seul péché véniel et qu'elle emportait au ciel, pure de toute tâche, la blanche robe baptismale.

Décrire la joie spirituelle manifestée par la malade après cette nouvelle absolution des imperfections de sa vie ne serait pas facile. Il fallut la modérer, de crainte que sa trop vive émotion et ses paroles ardentes n'aggravassent encore son extrême faiblesse.

Le lendemain matin, de bonne heure, tout fut disposé pour l'administration du saint viatique. Malgré les ardeurs altérantes de la congestion pulmonaire. Gemma n'avait voulu rien prendre de la nuit, afin de rester à jeun. On l'assit sur son lit, et on lui mit un voile blanc sur la tête comme à une jeune épousée. Après lui avoir adressé quelques paroles d'édification adaptées à la circonstance je me retirai dans un coin de la chambre, attendant à genoux l'arrivée du saint Sacrement.

Déjà la jeune fille était ravie hors des sens et plongée dans une profonde extase, les mains jointes sur la poitrine, les yeux fermés, l'esprit recueilli, insensible même à la brûlure des paupières par la flamme d'une chandelle. On ne se représenterait pas autrement un ange en adoration devant la majesté du Créateur.

Le prêtre entre avec le saint viatique, pose le ciboire sur le petit autel improvisé, et se tourne vers la malade ; mais à la vue de l'angélique visage qui semble lancer des rayons et des flammes, saisi d'une crainte religieuse il demeure en suspens. Je l'encourage et lui conseille de s'avancer avec la particule sacrée, lui assurant que l'extatique se comporterait comme en pleine possession des sens. En effet, à l'approche de son bien-aimé Jésus, la vierge ouvre des yeux pleins de larmes, avance la langue, reçoit l'hostie sainte et rentre à l'instant dans l'extase.

La pieuse cérémonie terminée, le prêtre reporte le saint sacrement à l'église, pour revenir en grande hâte dans la chambre de la malade, où il reste à genoux près du lit, priant et pleurant tout le temps que dure l'action de grâce de la séraphique communion. Moi-même, habitué cependant à de pareilles transfigurations de cette âme céleste, je ne pouvais maîtriser mes larmes. Jamais je n'oublierai ce jour, cette chambre, ce lit, cette scène de paradis.

Cependant la maladie suivait son cours avec des alternatives de mieux et de pire. Comme les syncopes survenaient aussi fréquentes que dangereuses, il fallait nuit et jour se tenir à côté de l'infirme, toujours prêt, pour empêcher l'asphyxie, à favoriser la respiration par des inhalations d'oxygène.

Après quelques jours ainsi passés à son chevet je lui dis : « Gemma, pour combien de temps en aurons-nous ? Je voudrais repartir. - Si vous le voulez, père, répondit-elle, vous pouvez vous en aller ; je ne mourrai pas encore. Je finirai certainement de ce mal, mais pas pour le moment ; du moins. Jésus me l'a dit ainsi. » Je bénis pour la dernière fois ce cher ange que je ne devais plus revoir sur la terre, et je me retirai.

Avant de faire mes adieux à cette famille chrétienne, je tenais à pourvoir à la sécurité des enfants, car il ne fallait pas tenter Dieu. La plupart des médecins diagnostiquaient une tuberculose pulmonaire ; d'autres, il est vrai, n'en trouvant pas la preuve dans l'analyse microscopique, croyaient à une affection nouvelle et mystérieuse ; mais tous s'accordaient sur la possibilité de l'infection par contagion, et sur l'urgence d'isoler l'infirme. Or, qui le croirait ? Je me heurtai sur ce point à des difficultés sans fin. « Comment ? disaient grands et petits, nous priver de Gemma ? Dieu l'a conduite dans notre maison, et nous l'en laisserions sortir ? cela, jamais. Si elle doit mourir, c'est nous qui la soignerons. Et l'ainé des fils, étudiant de l'Université, s'écriait Que deviendrions-nous lorsque Gemma ne serait plus dans notre maison ? Dieu a toujours béni et favorisé notre famille par les mérites de la sainte à laquelle nous donnons l'hospitalité. Vous verriez, vous verriez ce que nous deviendrions, » Tel était le sentiment général aussi, de tergiversation en tergiversation, trois mois après mon départ on n'avait pu encore se résoudre à la séparation.

À la fin cependant, les sages conseils prévalurent et l'on consentit à un moyen terme. Une tante de Gemma loua un petit appartement qui était contigü à la maison et avait vue sur elle, et le soir du 24 janvier 1903 on y transporta la chère malade. Bien ou presque rien ne fut changé pour cela dans son service et son assistance. Ses dévoués bienfaiteurs ne quittaient pas son chevet. Leurs enfants eux-mêmes, malgré les défenses des médecins, réussissaient à tromper toute surveillance et, tantôt l'un, tantôt l'autre, se glissant furtivement derrière la tante, parvenaient jusqu'à Gemma dont ils ne savaient vivre éloignés.

La pauvre infirme sentait elle aussi jusqu'au vif la douleur de la séparation, car elle aimait tendrement tous les membres de cette famille affectueuse, et plus particulièrement celle qu'elle appelait sa seconde mère. Sur le point de quitter leur hospitalière demeure où s'étaient écoulées dans la paix les dernières années de sa jeunesse, elle s'était écriée, les larmes aux yeux : « C'est la seconde fois que je perds une mère ; mais vive Jésus ! Seule avec Jésus seul ! » Le 6 février je recevais ces lignes : « Mon bon père, vive toujours Jésus ! Tel est mon cri à tout instant du jour. Vive Jésus ! car il m'a donné tant de force et de courage que je devrais sans cesse le remercier. J'ai accompli le sacrifice très volontiers, sans même m'en apercevoir. J'ai compris, cher père, qu'il n'est plus temps d'être enfant. Force et courage ! Mais venez-moi souvent en aide par quelqu'une de ces petites exhortations qui me font tant de bien. Soyez content comme moi, au milieu des afflictions. Bénissez-moi toujours et bien fort. Chaque matin, à chaque instant même, je prie pour vous et afin que vous aviez encore un peu de patience à mon égard. Je suis la pauvre Gemma. »

Une fois installée dans sa nouvelle demeure, elle écrivit un dernier billet à sa céleste Mère, selon son habitude dans ses principales fêtes ou à l'occasion de quelque besoin particulier. Or, je ne sais moi-même pourquoi, contre son constant usage, elle l'enferma dans la dernière lettre qu'elle m'adressa. La chère enfant ne pouvait certainement me laisser de souvenir plus précieux que cette feuille où se reflète toute son âme. En voici les points saillants :

« Ma Mère, ma débile existence continue ici-bas dans la lutte ; mais je suis contente, et dans la crainte et l'espérance je m'abandonne à Dieu. Si je suis tout pour toi, m'a dit ce matin Jésus, qui pourra jamais te vaincre ? … Ma chère Mère, je ne suis pas bien du tout. Ma vie s'épuise chaque jour, la consume davantage. Et mon esprit ? Oh mon Dieu ! Je crie, je crie bien fort au milieu de mes grandes peines ; je me tourne vers Jésus, lui faisant des promesses d'amour ; mais Jésus reste caché ; il ne m'aime plus ou presque plus. Patience ! Mais vous, ne restez pas loin de moi, non, non. Ah ! je dirai volontiers le nunc dimittis à mes derniers instants. Ô ma Mère, vive Jésus ! Il se vengera bientôt et saintement par son divin amour de la plus ingrate de ses créatures. Ô Mère, priez pour moi ; dites à Jésus que je serai bonne, obéissante. Mais je veux aller vite en paradis, si tel est son bon plaisir. Bénissez-moi, je suis la pauvre Gemma. »

C'est ainsi qu'au sein des flots les plus troublés surnage toujours calme, en cette jeune vierge, la foi la plus vive ; au sein des pires amertumes de l'agonie, la douce expansion de l'amour ; et devant l'horreur de la mort, la sérénité de l'espérance et le désir du ciel. Heureux celui qui sait, à son exemple, pénétrer son cœur de pareils sentiments.