Vous êtes sur le site de : livres-mystiques.com ©


VIE DE GEMMA GALGANI


CHAPITRE XIX



LA VIERGE SÉRAPHIQUE.



Il y a dans la contemplation infuse, qui est l'âme de la vie mystique, divers degrés par lesquels l'homme s'élève à la plus sublime union avec Dieu. Les théologiens les réduisent à neuf, qui correspondent à autant de degrés d'amour divin. En les parcourant tous, comme on va s'en convaincre, l'heureuse Gemma a mérité le glorieux nom de vierge séraphique.

Pour décrire la merveilleuse ascension de cette âme d'élite et dévoiler les secrètes opérations de la grâce divine, j’emprunterai le plus possible ses propres paroles, si expressives dans leur simplicité.

Le premier degré de la contemplation est le Recueillement infus : il est produit par une lumière extraordinaire que Dieu communique soudainement à l'intelligence, et dont l'influence, atteignant jusqu'aux sens internes et externes, les pacifie et les tourne doucement vers l'âme ; c'est un attrait qui éloigne des créatures les pensées et les inclinations, pour les diriger uniquement vers le souverain Bien. Le corps lui-même prend une attitude recueillie et reste sans mouvement, quels que soient le temps et le lien où l'esprit se trouve investi de cette lumière inattendue.

Gemma fut gratifiée, dès sa première enfance, de ce degré de contemplation ; son cœur, encore tout parfumé des grâces du baptême, se sentit puissamment attiré vers Dieu et enflammé pour Lui d’un tendre amour. « Dieu seul me suffit, disait-elle, je ne veux que Lui ; ne me parlez pas d'autre chose. Vous savez, ô Jésus, que je n'aime rien en dehors de vous. Qu'on me mette en pièces ; pourvu que vous me restiez je serai heureuse. »

Notre Dieu est si doux et si suave, dit le Psalmiste, qu'il suffit de le voir et de le goûter une seule fois pour en demeurer épris. Or, ce n'est pas une fois, mais presque continuellement que l'angélique jeune fille était favorisée des lumières éclatantes de la contemplation, et embaumée de la suavité de la présence divine aussi, à voir comme elle tenait sans cesse tournés vers Jésus son esprit, son cœur, ses sens, tout son être, l'aurait-t-on dite une épouse blessée d'amour pour son céleste époux. Telle est bien l'impression que laissaient sa seule vue et surtout ses entretiens. Ses paroles, brèves et concises, étaient d'ordinaire embrasées « Oh ! si tous savaient combien Jésus est beau, combien il est aimable, on ne rechercherait que son amour. Comment est-il si peu aimé ? C'est perdre son temps que de le donner aux créatures. Notre cœur est fait pour aimier une seule chose : notre grand Dieu. »

Après de semblables effusions Gemma rentrait dans son recueillement habituel.

Le Silence spirituel constitue le second degré de la contemplation. Captivée par une lumière plus vive, par un attrait plus fort et plus suave, l'âme demeure stupéfaite, interdite devant la majesté du Seigneur, sans pouvoir proférer une parole. L'imagination elle-même, émerveillée devant cette manifestation de l'au-delà, s'abstient de tout mouvement susceptible de troubler la paix céleste de la faculté intellectuelle, et l'âme goûte ainsi, dans le silence de ses puissances intérieures, quelque avant-goût du paradis.

Ce degré, plus parfait, de contemplation et d'union amonreuse alternait très souvent en Gemma avec le premier. Au milieu de son recueillement infus, où les sentiments de confiance, de reconnaissance, de louange et d'humilité se donnaient libre cours, soudain l'illumination devenait plus intense, l'amour plus ardent, et elle restait en suspens, immobile. pour revenir quelque temps après aux sentiments.

Il était facile dans ses prières de constater l'alternance. Dans le premier état, les divers mouvements de l'âme se peignaient successivement sur sa physionomie, qui, dans le second, n'accusait aucun changement.

La jeune mystique me rendait compte, en ces termes, de ce dernier mode d'oraison : « J'ai été devant Jésus ; je ne lui ai rien dit, et il ne m'a rien dit : nous sommes restés tous deux en silence. Je le regardais, et il me regardait. Mais si vous saviez, mon père, comme c'est douce chose de se tenir ainsi devant Jésus ! L'avez-vous jamais éprouvé ? On voudrait toujours y rester ; quand tout à coup Jésus dit : allons - et cette lumière s'éloigne. Mais le cœur ne se refroidit pas de sitôt. »

Longtemps en effet après la contemplation, toujours de brève durée à ce degré. le cœur de la servante de Dieu restait encore brûlant. On peut attribuer à la fréquence de ce silence surnaturel la taciturnité de la jeune fille et son recueillement ininterrompu. Avec de telles ardeurs dans l'âme et le délicieux souvenir de la beauté infinie que l'on vient de contempler, comment se plaire parmi les créatures ?

L'habitude de goûter dans le silence la douceur de la présence divine dispose à l'oraison de Quiétude, troisième degré de la contemplation. C'est une union plus intime et presque habituelle avec Dieu, fondée sur le sentiment très vif de sa sainte présence ; elle procure un grand calme intérieur, un repos plein de charmes. Celui qui en a la fréquente expérience peut aisément, sans sortir de cette oraison surnaturelle, se livrer à des travaux extérieurs pour la gloire de Dieu, et unir ainsi admirablement en sa personne les fonctions de Marthe à celles de Marie.

Les trois dernières années de sa vie, Gemma était parvenue à ce rare degré de perfection mystique : comme Marie, elle se tenait constamment aux pieds du Seigneur dans un recueillement perpétuel comme Marthe elle s'occupait, selon son pouvoir, de bonnes œuvres, de l'exercice actif de toutes les vertus, et dans son zèle dévorant pour le salut des âmes priait assidûment pour la conversion des pécheurs.

Elle se gardait de l'erreur de certains qui aux premières jouissances de l'oraison de quiétude voudraient ne plus sortir de la retraite ou de l'église, au détriment de leurs devoirs d'état, se rendant ainsi impossible tout progrès sérieux dans la vie intérieure.

De son repos céleste notre contemplative retirait des fruits merveilleux. Écoutons-la : « Tant que j'avais beaucoup de désirs, mon âme était inquiète ; maintenant que je n'en ai qu'un seul (celui d'aimer Jésus), je suis heureuse. Mais puisque votre amour, ô Jésus, est inaccessible, laissez-moi faire, j'y remédierai ; ici dans mon cœur je veux vous dresser une tente toute d'amour ; vous y entrerez seul ; je vous y retiendrai toujours près de moi ; vous y serez toujours mon prisonnier, je ne vous laisserai plus la liberté, non, jusqu'à ce que vous m'ayez donné la consolation que je désire tant. Et que désiré-je, que demandé-je de vous, ô Jésus ? Vous allez voir que nous sommes d'accord : je demande ce que vous-même voulez et je désire ce que vous-même désirez. »

La tranquillité de l'esprit, une profonde paix intérieure dans l'abandon à Dieu et dans la recherche de Lui seul, tel est bien le fruit le plus précieux de la véritable contemplation de quiétude.

À un degré supérieur d'union divine, le quatrième, se rencontre le Sommeil mystique. Alors que la Quiétude est principalement l'effet d'une lumière céleste, le sommeil provient de l'amour dont la douce chaleur assoupit l'âme avec toutes ses facultés intellectuelles et sensitives, et lui fait goûter un repos délicieux sur le sein de Dieu. En cet état, l'âme embrasse tendrement son Bien-Aimé, mais sans y réfléchir, sans se demander comment ; elle aime et cela lui suffit. D'ailleurs, le voulût-elle, qu'elle ne le pourrait, puisqu'elle dort, l'esprit perdu en Dieu.

Peu de temps avant d'élever sa fidèle servante à l'Union extatique, le Seigneur la favorisait fréquemment de ce don, et plutôt pendant le jour. On s'en apercevait à l'assoupissement de ses sens. Debout, assise, agenouillée ou prosternée elle paraissait dormir, et elle-même désignait du nom de sommeil ce phénomène mystérieux ; mais son cœur et son esprit ne cessaient de veiller, endormis seulement aux choses de ce monde et à elle-même.

Au sortir de cette somnolence divine Gemma disait, sans savoir s'exprimer autrement, qu'elle s'était reposée sur le sein de Dieu. « Figurez-vous, me disait-elle, une petite enfant qui s'abandonne au sommeil sur le sein de sa mère ; il oublie tout et lui-même, ne pense à rien, mais se repose et dort sans savoir ni pourquoi ni comment. Ainsi en est-il de mon âme à ces moments ; mais croyez, père, que c'est un sommeil bien doux. »

Dors, angélique vierge, dors sur ce sein divin qu'a tant recherché ton cœur haletant ; c'est là qu'est le bonheur.

Ce sommeil, tout surnaturel, est indépendant de la volonté humaine qui ne peut ni le provoquer ni s'en défendre. Cependant, autant pour mieux m'en rendre compte que pour mortifier la servante de Dieu, je finis par lui déclarer que cet assoupissement, survenant pendant le jour, me semblait bel et bien l'effet de la paresse et qu'il ne devait plus se renouveler.

Chose singulière ! le phénomène mystique ne réapparut plus. Dans son amour de l'obéissance l'admirable jeune fille avait sollicité et obtenu du Seigneur le retrait de cette grâce. « Voyez père, me disait-elle ensuite, Jésus me fait accomplir l'obéissance : je ne dors plus ; maintenant vous serez content et je ne serai plus pour vous un sujet de souci, à moins qu'il ne m'arrive de vous déplaire par ailleurs mais je m'efforcerai de bien faire. »

La récompense d'une telle vertu ne se fit pas attendre ; le sommeil spirituel fit simplement place à l'Union extatique, faveur d'un ordre bien plus élevé, que le Seigneur prodigua avec tant d'abondance à sa servante, qu'elle fera la matière d'un chapitre spécial.

Si proche désormais de la fournaise ardente qu'est la divinité, il n'était plus possible à cette âme fortunée de s'abandonner aux charmes de la quiétude et d'un sommeil divin ; de célestes flammes commençaient à la brûler. à exciter en son cœur de saints transports, à y éveiller les sentiments d'une sorte de délire d'amour.

Ces élans, aussi doux qu'impétueux, dès qu'ils sont reconnus pour surnaturels reçoivent le nom d'Ivresse spirituelle et constituent un degré de la mystique, plus ou moins parfait que les précédents, suivant les cas et les progrès de l'âme. En cet état, le contemplatif déborde d'amour et de jubilation : il éclate en louanges de Dieu ; il voudrait faire entendre sa voix jusqu'aux extrémités de la terre pour engager toutes les créatures à glorifier le Seigneur ; il ressent un ardent désir d'entreprendre de grandes choses et de beaucoup souffrir pour son service ; parfois il se laisse aller à des paroles et à des actes qui sentent la folie.

Certains psaumes de David et la vie de plusieurs saints particulièrement favorisés du ciel : de saint François d'Assise, de sainte Thérèse, de sainte Madeleine de Pazzi, fournissent des exemples de cette divine ivresse.

Gemma l'éprouva bien des fois, à en juger seulement par les paroles qui s'échappaient alors de ses lèvres ou de sa plume. Cependant on ne la vit que deux ou trois fois exhaler en gestes animés les transports de son âme. Il semble que la grâce divine ait voulu respecter la sévère réserve que gardait toujours avec tant de soin, dans son maintien, cette vierge si modeste. Les rares fois qu'elle ne put contenir ses embrasements mystiques, elle se livra à quelques démonstrations de joie exubérante, d'ailleurs très modérées et pleines de dignité. Sentant tout le ciel dans son cœur, elle faisait signe aux personnes présentes d'en approcher, d'y poser la main comme pour constater son bonheur ; puis elle s'écriait : « Ô Dieu ! ô amour ! ô paradis ! » À part ces quelques exceptions, l'ivresse de cet ange, quoique sensible, restait tout intérieure, trahie seulement par son visage en feu et les accents qui sortaient de son cœur comme autant de flammes ardentes. Écoutons-la encore :

« Les liens de votre amour sont si forts, ô mon Dieu, que je ne puis m'en dégager, laissez-moi, laissez-moi la liberté : je vous aimerai par-dessus tout : je vous rechercherai toujours. Oh ! qu'avez-vous fait, Jésus, qu'avez-vous fait à mon cœur pour qu'il soit ainsi toujours fou de vous ? Ah ! Je n'en puis plus : j'ai besoin de m'épancher, j'ai besoin de chanter, j'ai besoin d'exulter. Vive l'amour incréé ! Vive le cœur de mon Jésus ! Ah ! si tous les pécheurs venaient à ce cœur ! Venez, venez, pécheurs, ne craignez pas ; 1à, le glaive de la justice ne pénètre pas. Oh je voudrais, Jésus, que ma voix parvînt aux confus de l'univers ; j'appellerais tous les pécheurs pour leur dire d'entrer tous dans votre Cœur. »

Ces élans d'un amour incompressible revenaient le plus souvent dans les extases de Gemma et fréquemment sous sa plume.

« J'ai un brûlant désir, écrivait-elle, de m'envoler vers mon Dieu. Oh ! si vous pouviez apprendre un de ces jours, mon cher père, que Jésus a fait de moi une victime de son amour, que je suis morte de seul amour ….! Ah ! la belle mort ! Je ne vis pas, tant que Jésus ne me consume dans ses flammes. Je voudrais voir mon cœur incendié par l'amour. Je voudrais que tous puissent dire : L'amour de Jésus a réduit en cendres le cœur de Gemma. »

Pour être ainsi sensible, l'ivresse spirituelle n’en est pas moins précieuse, car elle consiste avant tout en une lumière extraordinaire de l'Esprit-Saint et un amour expérimental dont la surabondance se déverse sur les sens corporels.

Parfois cette surabondance, comme un torrent de feu, envahit l'organe matériel du cœur et l'embrase d'une manière insolite. Ces ardeurs spéciales, appelées par les mystiques Flamme d'amour, constituent un sixième degré d'union divine.

Chez la vierge de Lucques l'intensité de cette flamme fut inouïe et n'eût pu se prolonger sans brûler littéralement son cœur, comme en témoignent des faits réels, scrupuleusement contrôlés.

Ce cœur était une fournaise : on ne pouvait en approcher la main sans éprouver, même au travers des vêtements, une sensation de brûlure. Pour mieux me rendre compte du phénomène, je priai la dame qui -gardait la jeune fille d'examiner attentivement sa poitrine pendant les extases. Ô merveille ! Maintes et maintes fois, la partie extérieure correspondant au cœur apparut grillée, comme si on l'eût exposée au feu de charbons ardents. Le prodige dura de deux à trois mois et l'on pouvait encore, longtemps après, constater la trace des brûlures et de la plaie qu'elles avaient formée.

Notre séraphin nous décrira lui-même l'étrange phénomène.

« Depuis huit jours environ je ressens dans la région du cœur une chose mystérieuse que je ne sais m'expliquer. N'en éprouvant d'abord que peu ou point de malaise, je n'en faisais aucun cas, mais depuis trois jours ce feu s'est tellement accru que je ne puis presque plus le supporter. Il me faudrait de la glace pour l'éteindre ; il m'empêche de dormir, de manger ; il se communique à l'extérieur. Bien qu'il me délecte plus qu'il me torture, il m'épuise et me consume. Jésus vous aura sans doute déjà donné l'intelligence de tout cela. Grand Dieu, que je vous aime ! que je vous aime ! »

Bien que mélangée de délices, la douleur produite par cette suite de combustion était vraiment vive. « Pour vous en faire une idée, répondait la jeune fille à ma demande d'explication, figurez-vous que dans le plus intime de mon pauvre cœur on introduise un fer rouge, constamment maintenu tel : c'est ainsi que je me sens brûler. »

Cependant elle n'eût jamais voulu échanger contre tous les trésors et tous les plaisirs de ce monde une douleur si intense, que tempérait au fond de l'âme une suavité inexprimable. On l'entendit s'écrier dans une extase : « Vous êtes embrasé, Seigneur ; et moi je brûle. Ô douleur, ô amour souverainement heureux ! Ô doux feu, ô flammes délicieuses ! Vous voulez doute ne faire de mon cœur qu'une flamme ? Ah ! je l'ai trouvée, la flamme qui dévore et réduit en cendres. Ah ! assez, assez ; je ne réussis pas à soustraire ma poitrine à tant de feu. Que dis-je ? Non, venez plutôt, Jésus ; je vous l'ouvre, cette poitrine : introduisez-y votre feu divin. Vous êtes flamme ; que mon cœur aussi soit une flamme. »

Parfois, comme si elle n'eut point encore éprouvé de telles ardeurs, elle s'en allait disant : « Quel est cet incendie que je sens en moi ? Seraient-ce les flammes de votre amour, ô Jésus ? Oui, ce sont les flammes de votre amour. »

Mais aucune effusion ne parvenait à calmer le feu intérieur qui dévorait la jeune vierge. « Pauvre Gemma, m'écrivait la dame qui l'assistait, comme elle souffre ! Elle se consume d'amour pour Jésus ; elle ne cesse de répéter qu'elle se sent brû1er, et n'aperçoit pas de feu ; qu'elle se sent fortement enchaînée, et ne découvre pas les liens qui l'étreignent. Ah ! si vous étiez témoin de ses élans passionnés si vous entendiez les expressions qui dans ses extases sortent de ses lèvres ! »

Au sein même des aridités et du délaissement spirituel, ces ardeurs gardaient toute leur vivacité. Elle disait, ravie en extase « Quelle paix, quel repos, ô Jésus, même lorsque vous vous cachez ! Restez, restez loin de moi ; il me suffit que votre amour ne me manque jamais. Embrasez-moi : votre amour me suffit. Oh ! si un jour on pouvait dire que votre amour m'a consumée ! Amour ! amour ! je ne veux pas me séparer de vous. Éloignez-vous tant qu'il vous plaira, je vous suivrai toujours. » De plus en plus enflammée, Gemma continuait :

« Pourquoi, ô Jésus, après m'avoir montré tant d'amour, me laisser ainsi seule, abandonnée ? C'est l'amour, Jésus, qui me fait parler de la sorte. Mais si vous ne me revenez, mon Dieu, j'en mourrai. Ô Jésus, soutenez-moi. Privez-moi de tout, fuyez où vous voudrez, mais laissez-moi votre amour. »

Également favorisé de ces flammes célestes, saint Paul de la Croix s'écriait « Je sens mes entrailles desséchées ; j'ai soif et je voudrais boire ; mais pour étancher cette soif je voudrais boire des torrents de feu. » Ainsi sont contraints de s'exprimer tous ceux qui goûtent à un degré si sublime les douceurs du saint amour. Le divin époux des âmes lui-même, énivré de douleur et d'amour sur la croix, soupirait d'un accent plein d'angoisse : « Sitio : j'ai soif. »

Cette Soif ou Angoisse d'amour est le septième degré de la théologie mystique, que Scaramelli définit ainsi : « Les angoisses d'amour sont un vif et ardent désir de Dieu, de Dieu aimé et goûté, mais non encore possédé par l'âme. La persistance, la durée de ces angoisses, qui se fixent pour ainsi dire dans les entrailles de l'âme, s'appelle soif d'amour. »

Gemma n'eut toute sa vie qu'une seule passion, celle d'arriver à la possession de Dieu. À mesure qu'elle se purifiait dans le creuset des épreuves les plus crucifiantes cette passion saccroîssait. s'enflammait, devenait une soif très ardente, brûlait ses entrailles. Dans de telles angoisses la colombe languissante n'avait d'autre soulagement que celui de gémir, et elle gémissait nuit et jour : « Pour moi il me faut Jésus, disait-elle, oh ! donnez-le moi, donnez-le moi. » Et s'adressant au divin Maître « Hâtez-vous, Jésus ; ne voyez-vous pas comme mon cœur vous désire ? ne voyez-vous pas comme il languit ? Ne souffrez-vous pas, ô mon Dieu, de le voir ainsi se consumer de désir ? Venez, venez Jésus ; ne tardez pas, accourez, approchez-vous, faites-moi entendre votre voix. Ô Dieu, quand donc me désaltérerai-je de votre divine lumière, quand ? Jésus, nourriture des âmes fortes, fortifiez-moi, purifiez-moi, divinisez-moi. Dieu d'infinie grandeur, Jésus, aidez-moi. Dieu engendré de Dieu, venez à mon secours ! J'ai soif de vous. Ne voyez-vous pas comme je souffre le matin, avant de me nourrir de vous ? Qu'au moins lorsque je m'en suis nourrie, je reste rassasiée ! »

Dans de tels embrasements, l'organe matériel du cœur pouvait-il ne pas brûler ? Ses feux, nous l'avons vu, se comnmuniquèrent aux chairs qui le recouvraient ; bientôt ils s'étendirent graduellement, pour envahir finalement le corps entier qui ne fut presque plus qu'une flamme. En me rendant compte de ce phénomène merveilleux, Gemma disait « Mon cœur, père, est victime d'amour ; je n'y tiendrai pas, je mourrai d'amour. Les flammes consument ce cœur, elles consument même le corps ; je tomberai en cendres. Hier, je m'approchai de Jésus exposé au très saint Sacrement ; mais je me sentis brûler si fort que je dûs m'éloigner je brûlais de partout ; cette ardeur avait gagné jusqu'à mes yeux. Vive Jésus ! Comment se fait-il que tant de chrétiens peuvent s'approcher de lui sans être réduits eu cendres ? »

J'ai voulu moi-même à l'aide du thermomètre constater l’embrasement général du corps de Gemma. À peine appliquée sur cette chair virginale, la colonne de mercure s'élevait jusqu'au sommet du tube, comme en présence d'un feu ardent.

Si dans ce triste exil, malgré les entraves des sens, l'âme peut parvenir à l'aide des lueurs de la foi à une telle intensité d’amour divin, quels seront ses transports lorsqu'il lui sera donné dans la lumière de la gloire de contempler face à face la Beauté infinie, et d'en jouir à jamais dans une ineffable union !


*****


Les sept degrés précédents de contemplation sont une préparation au dernier, qui est désigné sous le nom de mariage mystique, et consiste dans l'union parfaite et stable avec le souverain Bien.

Par le recueillement infus, Dieu rend l'âme attentive à son adorable présence ; par le silence spirituel il la met en état d'entendre sa voix ; par la quiétude ; il la dispose à la magnanimité dans l'action ; il renouvelle ses forces dans le sommeil, l'excite dans l'ivresse ; la réchauffe par la flamme ; l'attire et la consume par la soif d'union et d'entière transformation eu Lui.

Parvenue à cette hauteur de perfection, l'âme se voit et se sent proche de Dieu elle en jouit dans d'inexprimables délices, mais sans Le posséder encore intimement. Tel un papillon qu'attire l'éclat de la flamme, elle tourne autour de l'essence divine, s'élance éperdûment vers elle, sans cependant pouvoir encore y pénétrer. S'y plonger, s'y perdre heureusement. Elle gémit donc et soupire dans une anxiété d'autant plus grande qu'ont été plus abondantes et plus vives les lumières qui lui ont découvert dans ses contemplations les charmes de la Beauté infinie.

Gemma décrit fort bien cet état mystique par ces simples mots : « Jésus est en moi et je suis toute à Lui ; j'attends maintenant la grâce d'une totale transformation en Lui, et je me consume du désir de m'abîmer dans l'océan immense du divin amour. »

D'après la loi commune, cette insigne faveur n'est pas encore communiquée à l'âme, qui ne pourrait d'ailleurs la supporter. Le Père céleste lui donne la dernière disposition dans un moindre degré, le huitième de la théologie mystique. Il se laisse toucher substantiellement par cette âme, ou mieux il la touche lui-même avec l'instantanéité de l'éclair, et commence ainsi à se laisser posséder. Ces gages de l'amour incréé, ces contacts fugitifs appelés Touches divines se définissent « une impression spirituelle analogue à celle du tact corporel, par laquelle l'âme sent l'action divine au plus intime de son être, et y goûte le souverain Bien d'une manière ineffable. »

Lorsque les gémissements de notre jeune vierge eurent atteint leur paroxysme, et les ardeurs de ses flammes, une telle intensité que son cœur n'y paraissait plus devoir résister, Dieu eut pitié d'elle : pour lui rendre la vie supportable il commença de l'approcher de temps en temps de son Cœur divin.

Je ne saurais préciser l'époque où se manifestèrent ces touches divines ; l'heureuse jeune fille en jouissait déjà lorsque je la pris sous ma direction. c'est-à-dire trois ans avant sa mort, bien qu'elles fussent encore moins parfaites et plutôt rares.

Elle recevait d'ordinaire durant la contemplation la précieuse faveur. À mesure que la lumière surnaturelle découvrait à ses regards la beauté incréée, son cœur s'échauffait, battait plus fort dans sa poitrine et se fondait du désir de s'unir à son Bien-aimé. Peu à peu, avec l'accroissement de ces ardeurs, tombait le mur d'airain qui sépare la créature du Créateur, et soudain son âme fortunée se trouvait en contact avec la Divinité.

À peine alors pouvait-elle soupirer : « Ô anges, ô anges, je suis anéantie ; applaudissez, vous, à l'amour de mon Dieu. Je me rends, Jésus, je me rends à votre saint amour » et, ses forces naturelles l'abandonnant, elle tombait évanouie. Gemma ressentit un jour à l'église, après la sainte communion, une de ces touches divines ; son humilité en fut si alarmée qu'elle supplia le Seigneur de ne plus l'en favoriser en public, et elle fut exaucée. Dans sa simplicité la naïve jeune fille attribuait à ses efforts cet heureux résultat. « Jésus, écrivait-elle à son directeur, continue de se faire sentir en tout temps et en tout lieu ; qu'il soit toujours béni mais quels efforts je dois poser pour n'en rien laisser soupçonner aux autres, notamment à l'église ou hors de la maison. Je passe parfois la journée entière à étouffer ces désirs de me plonger dans l'océan immense du divin amour, mais surtout les quelques instants qui suivent la communion, car c'est alors que je crains le plus. J'en suis quitte le soir pour un peu de fièvre. Jésus me dit que ces efforts lui plaisent beaucoup ; en avant donc toujours ! Continuerai-je à pouvoir me contenir ? Je crains que non, tant les élans se font toujours plus impétueux et plus fréquents. Quand je n'en pourrai plus, je lâcherai tout. Vive Jésus ! »

Les sens participaient quelquefois à cette précieuse faveur. Le Verbe divin apparaissait sous les traits aimables de son humanité, enflammait par sa douce présence le cœur de sa fille aimante et l'invitait à s'approcher de son côté sacré. Gemma y appliquait des lèvres de feu et s'évanouissait de tendresse aux pieds de son Bon Maître.

Elle-même décrit ainsi une de ces ineffables communications : « Après avoir communié j'ai senti venir Jésus ; et savez-vous comment ? À peine mon cœur l'avait-il reçu qu'il s'est mis à battre bien fort, comme pour briser la poitrine. Jésus m'a demandé si je l'aimais vraiment. J'ai répondu que oui. - Et Vous, lui ai-je dit à mon tour, m'aimez-vous bien ? - Alors Jésus m'a comblée de caresses, m'a baisée, et je me suis réduite en cendres devant Lui. »

Avec le temps, ces assauts de l'amour infini, s'il est permis d'ainsi parler, devinrent très fréquents, surtout dans les extases ; et les assistants s'en rendaient compte à leurs effets sensibles. « Ces petits évanouissements qui m'arrivent en présence de Jésus, écrivait Gemma, se multiplient de plus en plus. Mais si Jésus continue, il restera tout seul. (1) Ah ! l'amour de Jésus est un amour irrésistible. Comment ne pas l'aimer de toute son âme ? Comment ne pas désirer de se perdre toute en Lui, et de se consumer dans les flammes de son saint amour ? »

Cette enfant ingénue croyait que tous les chrétiens devaient brûler comme elle d’amour céleste, et on l'entendit plusieurs fois dire à son Seigneur « Mon bien-aimé Jésus, mais si vous donnez à tous de brûler ainsi et de se consumer devant vous, personne n'y pourra tenir et vous resterez seul, seul. »

Elle demandait un jour à son Dieu d'où provenait dans ses entrailles cette soif de Lui plaire et de s'unir à Lui par un lien d'amour indissoluble. Le Seigneur répondit : C'est que je t'ai vaincue ; - et Gemma de reprendre : « Ah oui, je suis heureuse d'avoir été vaincue par tant de bonté et par tant d'amour. »

Le moment était venu pour le divin Maître de parfaire sa conquête. Tant d'années d'épreuves et de purifications, tant de grâces merveilleuses avaient rendu sa bien-aimée servante digne du don insigne de l'union stable et parfaite, degré suprême dc la vie mystique.

Comme nous l'avons dit au chapitre dc son humilité, la modeste vierge n'osait appeler Jésus son époux ; le titre de servante et surtout celui de fille lui suffisaient. Cependant, mise en confiance par l'intensité de son amour, elle finit peu à peu par aspirer à la qualité d'épouse, et par exprimer timidement son désir. « Si j'éprouve, ô mon Jésus, tant de consolation le matin lorsque sur votre invitation je vous appelle mon père, que sera-ce lorsqu'il me sera permis de vous dire mon bien-aimé ? Oui, Jésus, consolez votre pauvre fille et épouse promise. »

Une autre fois, toujours dans l'extase, elle disait à son Dieu d'un accent pressant « Ô Jésus, mais toujours votre fille ? rien de plus ? Je voudrais cependant.., ô Jésus ! Oui, je comprends, ce serait trop pour moi. Vous dirai-je mon désir ? Je voudrais, Jésus, je voudrais être, Jésus, votre épouse. Oui, votre épouse, ô Jésus. » Après ces paroles, tombant évanouie, elle resta de longues heures étendue sur le sol.

Accourez donc, divin Époux des âmes, car il est temps, et dites à cette vierge si pure qui ne vit que pour vous : Lève-toi et viens, Viens. épouse du Christ, reçois la couronne que le Seigneur t'a préparée dès l'éternité.

Les voeux de l'angélique enfant furent enfin entendus. Le Verbe éternel se l'unit par un lieu indissoluble d'amour. Comme à sainte Catherine de Sienne, à saint Paul de la Croix et à d'autres saints, Il lui apparut sous la forme d'un délicieux enfant porté dans les bras de sa divine Mère. Pour arrhes et gages de leurs épousailles mystiques, Marie enleva du doigt de son Fils un anneau qu'elle mit à celui de sa fortunée servante.

À partir de ce jour Gemma ne parut plus une humaine. La majesté de son visage, la splendeur de ses yeux, le suave sourire de ses lèvres, l'ensemble des rares qualités physiques qui frappaient tant en elle revêtirent je ne sais quoi de céleste, qui lui donnait tous les dehors d'un ange du ciel et inspirait un religieux respect. « Croyez-nous, père. m'écrivaient ses familiers, on ne peut plus fixer les yeux sur son visage ; elle paraît un séraphin après l'avoir regardée un instant on est forcé de baisser la vue par respect. Elle vit toujours plus recueillie, plus silencieuse, plus grave, sans cependant ne négliger des soins du ménage. Presque toutes ses heures de prière solitaire se passent en extase. Vous ne pourriez la voir alors sans vous sentir ému jusqu'aux larmes. Si vous entendiez les paroles de feu qui sortent de sa bouche ! Ah notre chère Gemma ! »

L'admirable vierge me décrivait elle-même son heureux état en quelques paroles aussi précises que brèves : « Jésus continue de m'aimer, mais non de la même façon qu'auparavant ; il continue de me recueillir et de m'unir à Lui, mais d'une manière différente. Depuis ce jour a commencé pour moi une vie nouvelle. »

Bien que très imparfaite et grossière, l'analogie du mariage peut donner quelque idée de degré d'amour et d'union auquel fut élevé le séraphin dc Lucques. Dans le mariage terrestre, deux personnes se donnent l’une à l'autre avec tout ce qu'elles sont et tout ce qu'elles possèdent, au point de se fondre, en quelque sorte en un seul être. Dans le mariage spirituel et divin, l'âme se donne de même tout entière à Dieu, et Dieu à l'âme et cette union, comme l'autre, infiniment plus que l'autre, est intime, continue, indissoluble : intime, car elle s'opère dans le centre, dans la substance même de l'âme privilégiée ; continue, c'est-à-dire, à l'abri de toute interruption de la part le Dieu, qui en est le véritable auteur ; indissoluble, parce que d'après la loi ordinaire il n'arrive jamais qu'une telle âme perde la grâce sanctifiante et se sépare de Dieu.

Cette union très parfaite se distingue donc clairement des degrés inférieurs de la mystique. Dans ces derniers, le Seigneur communique seulement ses dons célestes, sans se livrer lui-même ; ou il se communique aux seules puissances de l'âme, non à l'âme même ; ou, s'il s'unit à l'âme, c'est uniquement par intervalles plus on moins longs, non de façon permanente. Laissons Gemma nous décrire cette sublime union, puisqu'elle en a fait l'heureuse expérience.

« Aujourd'hui je ne suis plus en moi, je suis avec mon Dieu, toute pour Lui et Il est tout en moi et pour moi, Jésus est avec moi et tout mien ; Il est bien seul avec moi, et je suis seule avec Lui, seule à le bénir, seule à lui faire ma cour. Il se tient renfermé dans la misérable chambrette de mon cœur, où il voile sa Majesté. Nous sommes tout seuls, et mon cœur palpite continuellement à l'unisson du Cœur de Jésus. Vive Jésus ! Le Cœur de Jésus et le mien sont une même chose, Je ne passe pas une minute sans sentir sa chère présence ; et Il se manifeste d'une manière toujours plus aimable. »

Quelle doit être dès ici-bas la félicité d'une âme parvenue à une telle élévation ! Quels fruits célestes elle cueille et savoure dans cette intime union avec le souverain Bien, s'il est vrai que tous les biens de l'époux sont à la disposition de l'épouse, et que les biens de Dieu sont infinis ! Gemma n'exagère donc rien quand elle s'écrie « Ô les doux moments qui s'écoulent pour moi ! c'est une félicité comparable seulement à la béatitude éternelle des anges et des saints. Oui, je suis heureuse. Jésus, parce que je sens mon cœur palpiter contre le vôtre, parce que je vous possède. Ô Jésus, quelle est ma consolation à la pensée que je vous possède ! Mais, mon Dieu, si vous nous rendez si heureux sur la terre, que sera-ce donc au ciel ! »

Elle écrivait à son directeur « Oh si vous pouviez, mon père, expérimenter et goûter tant de faveurs que m'accorde Jésus ! Oh qu'il est bon, Jésus ! Je le prie de suspendre ses dons, car je n'y tiens plus. Aidez-moi, aidez-moi, et bénissez-moi. »

Il est malaisé de préciser la nature des faveurs dont la surabondance jetait en de si suaves défaillances la nouvelle épouse du Christ ; elle-même n'y aurait pu réussir. C'étaient des grâces sublimes qui, chaque jour, l'ennoblissaient davantage, l'embellissaient, la rendaient plus agréable aux yeux de sa divine Majesté. Elle se sentait submergée clans un abîme de lumière, de sérénité, de paix, et comme transformée en Dieu avec toutes les puissances et tous les actes de son âme. Elle ne sortait d'une extase, peut-on dire, que pour entrer dans une autre, et, dans l'intervalle, restait absorbée en Dieu dans une profonde stupeur.

Le Verbe éternel communiquait à sa bien-aimée ses secrets les plus intimes, illustrait son esprit des plus hautes visions intellectuelles, charmait ses sens eux-mêmes des plus suaves apparitions. Il lui découvrait la sublimité des mystères de la foi, la perfection infinie des attributs divins, le bonheur qui l'attendait au sein de la gloire céleste.

On comprend maintenant que la sainte enfant, plus dégoûtée que jamais des choses de la terre. s'écriât souvent : « En ce moment tout m'ennuie et me pèse : je ne désire qu'amour, amour, amour. Mes jours se passent en aspirations continuelles et en oraisons jaculatoires. »

On ne s'étonne plus de la voir si altérée de paradis. ce qu'elle en possédait déjà dans son cœur lui paraissant bien peu. « Oh ! allons au paradis, au paradis, où on voit Dieu tout entier, où on le possède parfaitement et à satiété. Quand donc, ô mon Dieu, m'ouvrirez-vous les portes du paradis ? »

On s'explique sa terreur au seul nom de péché, et ce zèle ardent qui lui aurait fait accepter toutes les tortures pour empêcher la moindre offense de Dieu, et ces désirs enflammés d'apaiser sa justice au prix de n'importe quelle expiation, et d'accomplir de grandes œuvres pour sa gloire. « Mais que ferai-je pour Jésus ? disait-elle avec vivacité. Oh ! que ne voudrais-je pas accomplir ! Si je pouvais de suite Lui donner tout mon sang ! Mais non, je veux toujours vivre, si tel est son bon plaisir, afin de travailler pour Lui et d'expier par beaucoup de souffrances, par beaucoup d'amour. Oh ! comme je désire ardemment de posséder la ferveur et l'amour de toutes les âmes saintes, d'égaler en pureté même les anges, et jusqu'à vous, Marie, notre très sainte mère ! »

De telles pensées et de tels sentiments sont naturels dans une épouse dont toute la vie ne tend qu'à plaire à son époux. Gemma s'oublie complètement : il n'est point de peine qu'elle ne supportât volontiers pour son Bien-aimé. Les déshonneurs, les outrages dont l'abreuvent ses ingrates créatures, la blessent à la partie la plus sensible de son cœur. En voici un exemple entre bien d'autres.

Un jour qu'elle revenait de l'église, elle fut rejointe par une de ses connaissances qui, pour je ne sais quel événement fâcheux, transportée d'une rage aveugle, se mit à vomir d'affreux blasphèmes. La sainte jeune fille, frémissante d'horreur, se disposait à reprendre le malheureux lorsque, l'excès de la douleur brisant toutes ses forces, elle tomba évanouie. Tandis que son cœur battait à rompre la poitrine, ses veines, violemment distendues, laissaient filtrer à travers leur tissu une grande abondance de sang qui sortait par les pores et coulait jusqu'à terre, après avoir détrempé tous les vêtements : spectacle d'une souveraine pitié, unique peut-être dans les annales de l'hagiographie chrétienne, depuis l'Agonie du jardin des Oliviers où le Sauveur, pour nous apprendre l'horreur des fautes graves contre la Majesté divine, répandit une pareille sueur sanglante. À la reprise de ses sens, Gemma se relève pour continuer sa route ; mais, distraite par sa douleur profonde, elle ne prend pas garde à l'étrange phénomène et rentre ainsi à la maison. Sa tante est la première à la rencontrer. À la vue de son visage pâle et défait, elle s'informe avec inquiétude de son état de santé mais la remarquant bientôt toute humide de sang, elle croit qu'elle vient de se flageller, ou de se martyriser avec quelque instrument de pénitence et l'en reprend sévèrement. L'humble fille ainsi découverte se met à rougir, et tâche, mais sans succès, de se tirer d'embarras elle avoue alors ingénument, au milieu des larmes et des sanglots, que des blasphèmes proférés en sa présence lui ont provoqué une sueur de sang. « Eh quoi, reprend la dame, dissimulant une vive émotion, est-ce donc la première fois que vous entendez blasphémer dans cette malheureuse ville ? Pourquoi un tel effet ne s'est-il produit qu'aujourd'hui ? » « Ce n'est pas la première fois, répond Gemma toujours en pleurs, cela m'arrive toujours si je ne réussis à m'échapper à temps, ou du moins à me distraire. »

Elle eût pu ajouter que la violence de sa peine lui avait parfois arraché des larmes de sang. Ce dernier phénomène, inconnu jusqu'alors, croyons-nous, se reproduisit fréquemment et fut observé de beaucoup de personnes lorsque Gemma, parvenue à la perfection de l'amour, eut reçu du divin Maître la faveur des épousailles mystiques. Sous la pression d'une douleur intense, en présence des injures faites à son Bien-aimé le sang coulait lentement de ses yeux si purs et se coagulait sur les joues, dont il fallait le détacher par grumeaux.

On constatait un autre fruit de la parfaite union de Gemma avec son Dieu, dans une sorte d'impassibilité en face des événements les plus pénibles de la vie. On elle n'en sentait pas l'amertume, on elle n'y prêtait aucune attention ; et tandis qu'autour d'elle régnaient la tristesse et l'abattement. elle seule gardait le calme et la sérénité. « Ne vous troublez pas, disait-elle, ce n'est rien, Jésus ne permettra pas qu'il arrive aucun mal. Jésus n'est-il pas avec nous ? pourquoi tant craindre ? »

Les souffrances physiques, presque son pain quotidien, n'altéraient pas sa joie, si vives fussent-elles.

Jusqu'alors, les aridités spirituelles avaient été le grand tourment de son cœur. À la seule disparition du Seigneur, la vierge aimante ne pouvait s'empêcher de trembler et de vivre dans l'angoisse, dans la crainte de l'avoir perdu sans retour. Mais une fois son épouse, sûre de l'indissolubilité du lien d'amour qui l'unissait à son Bien-aimé, elle ne connut plus le trouble. Dieu pouvait pour l'éprouver la sevrer de la douceur de sa divine présence. mais non se séparer de son cœur. Aussi, entendez quelle différence de langage « Qui sait si Jésus se fera revoir encore ? mais s'il ne me regarde plus, peu m'importe. Moi, je ne le perdrai pas de vue, et s'il ne me veut plus avec lui, je le poursuivrai quand même. Il sera le continuel objet de ma pensée, et à la fin il me reviendra. Fuyez, fuyez, Seigneur vous m'aurez toujours derrière vous, bien certaine que ni le ciel ni la terre ni l'enfer ne nous sépareront plus. S'il vous plaît de me martyriser par la privation de votre chère présence, cela m'est égal, pourvu que je vous sache content. Dès lors que vous êtes content, tous doivent l'être. Vive Jésus caché ! »

Les vexations diaboliques, dont on connaît l'horrible atrocité, ne réussirent pas davantage à lui enlever sa paix sereine. Elle me disait dans sa dernière lettre « Croyez, père, que je n'ai plus peur du diable. Il me bat, me bat toujours ; mais je sais que si Jésus lui donne la permission de me molester, il ne lui donnera pas celle de nuire à mon âme. »

Mais le fruit le plus précieux du suprême degré de l'union mystique est un admirable abandon à Dieu. Depuis son enfance Gemma chérissait la volonté divine et ne goûtait de paix et de félicité que dans son accomplissement. Une fois élevée à la dignité d'épouse, la volonté de son divin Époux absorba complètement la sienne et devint l'unique préoccupation de son cœur. Je serais infini s'il me fallait transcrire une partie seulement de mes notes relatives à ce sujet.

La jeune vierge pouvait m'écrire sans exagération : « Mon père, soyez content ; je me suis toute abandonnée maintenant entre les mains de Dieu. Je cherche Jésus, mais seulement pour qu'il m'aide à accomplir son très saint vouloir. Ainsi, dans mon âme il n'y a plus ni désirs ni rêveries, et je vis dans le silence et la paix du cœur. Oh ! quelle jouissance à se tenir totalement unie à la très sainte volonté de Dieu ! ce bonheur me suffit. »

De ce complet oubli de soi dans un entier abandon à Dieu naissait un indomptable courage en face des difficultés et des obstacles, une force héroïque dans les souffrances de toute nature, et une joie inaltérable qui de la partie supérieure de l'esprit descendait jusqu'aux sens, rendant ses jours sereins et la faisant chérir et envier de tous.

Cependant ce qui frappait alors le plus dans la sainte jeune fille, c'était l'extraordinaire accroissement des ardeurs de son cœur pour le souverain Bien. Difficilement on rencontrerait des âmes embrasées d'aussi vives flammes.

Bien que ce séraphin fût habitué depuis tant d'années à palpiter d'amour, on l'entendait s'écrier : « Mais qu'est-ce que je sens ? je ne puis, ô mon Dieu, m'abandonner à cette douceur, à cette félicité ! Qu'est-ce, mon Dieu, qu'est-ce que je sens ? Ah ! je vous sens dans mon cœur, je vous y sens comme vivant. Quel mystère ! je me sens en paradis. Une fois ou l'autre, Jésus, à vous sentir ainsi comme palpiter dans mon cœur, je mourrai, Ô Jésus, si un jour on pouvait dire que votre amour m'a consumée ! Non ; non, Jésus, ne m'ordonnez plus de vous aimer. Non, non, je ne vous demanderai plus d'amour, car je n'en puis supporter davantage. Ne me consumez plus ; je suis à bout de forces. »

Et qu'il en fût vraiment ainsi, le cœur, organe matériel de l'amour, en donnait la preuve. Impuissant à soutenir les ardeurs de cette âme séraphique, il s'agitait et s'abandonnait à des mouvements insolites. « Il bat fort, il bat bien fort, mon pauvre cœur, m'écrivait Gemma ; il paraît vouloir sortir de la poitrine. Il est trop faible et ne peut rester ferme. Il m'ennuie beaucoup, en me contraignant à me tenir assise dans mon lit et le lit tremble aussi. À certains moments, il semble vouloir trouer la poitrine, et je le comprime de la main. Ah ! que n'ai-je quelqu'un pour m'aider à tempérer les ardeurs et les flammes dont il est perpétuellement agité ! »

Ceux qui essayaient de réprimer les palpitations violentes de ce cœur si épris d'amour, en y appuyant énergiquement les deux mains se sentaient vivement repoussés. J'ai vu moi-même, durant ces fortes commotions, remuer la chaise occupée par Gemma, et trembler le lit où elle reposait, cependant qu'elle restait en paix et, chose plus étonnante, sans une ombre d'angoisse, de crainte, ni d'ennui. Sa parole était libre, ses mouvements dégagés, comme si de rien n'était ; elle n'éprouvait aucun malaise ; seul le cœur s'agitait.

Je lui demandai quel était, à son avis, la cause d'un pareil phénomène. « Ne le voyez-vous pas ? me répondit-elle avec son habituelle candeur. Jésus est si grand et mon cœur si petit ! Jésus ne tient pas dans un si petit cœur ; il veut s'y faire place et le cœur s'agite ; ça ira mal, père, si Jésus n'y veille. Oh ! qu'il se dilate, qu'il se dilate, ce cœur, pour que Jésus y soit à l'aise ! »

Or, un beau jour, dans un impétueux élan d'amour divin, ce cœur virginal, trop à l'étroit, souleva trois côtes, les incurvant presque à angle droit. La poitrine en subit une modification qui persista très longtemps et put être examinée à loisir. Elle offrait à l'extérieur une forte saillie, et à l'intérieur une plus grande cavité où le cœur palpitait librement.

Devant de telles merveilles, on tombe à genoux pour en adorer le divin Auteur.




(1) C'est-à-dire, comme on le verra plus tard l'excès de bonheur et d'amour me feront expirer à ses pieds.