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VIE DE GEMMA GALGANI

 

 

 

 

CHAPITRE XIV



MORTIFICATION HÉROÏQUE.



Emma voulait à tout prix devenir une sainte. Cet ardent désir qu'elle avait suçé, peut-on dire, avec le lait maternel, parvint avec l'âge, après avoir absorbé tous les autres, à une intensité extraordinaire. Ce qui n'était point vertu et perfection la laissait indifférente. Il suffisait de remarquer l'expression de son visage, d'entendre sa conversation, d'observer sa manière d'agir pour se convaincre qu'elle vivait de l'unique pensée de ressembler à Jésus par une vie céleste. On devait, dés lors, s'attendre à la voir embrasser avec ardeur l'austère vertu de mortification.

Le détachement des biens fragiles de ce monde, même joint à l'abnégation de la volonté par l'obéissance, ne suffit pas en effet au vrai disciple du Christ ; il doit encore porter sa croix s'il veut arriver à la ressemblance du chef des prédestinés qui est un Dieu crucifié. D'ailleurs l'homme, vicié dans sa nature. a besoin, pour conserver une pureté sans tache, de maîtriser les penchants désordonnés du cœur et des sens ; ce qu'il ne peut sans se faire violence par une mortification de tous les instants. Le divin Maître l'a dit : Le royaume des cieux - qui est la sanctification de l'âme s'obtient par la force.

Instruite de cette vérité par sa propre expérience, et stimulée sans cesse par le désir passionné d'être une vivante image de Jésus crucifié, Gemma se livra tout entière, et jusqu'à l'héroïsme, à la pénitence chrétienne.

Bien qu'elle n'eût jamais abusé de ses sens, elle entreprit de les refréner et de les châtier, comme ne l'eût point fait un grand scélérat converti.

Toute petite, elle exerçait une garde vigilance sur ses yeux, qu'elle tenait constamment baissés. Avec le progrès des années et de ses vertus cette modestie devint des plus rigoureuses, surtout après la résolution spéciale prise dans la circonstance suivante.

Elle était à l'église, lorsque son regard, rencontrant la gracieuse coiffure d'une fillette placée devant elle, s'y arrêta quelques instants avec complaisance. Prise bien vite de remords pour cette innocente jouissance esthétique, qui lui paraissait tout au moins une distraction, l'angélique enfant se promit de ne plus fixer jamais volontairement la vue sur une créature humaine ; et à partir de ce jour, ses yeux charmants et purs où brillait un reflet de la séraphique beauté de son âme, restèrent clos et dociles à sa volonté. Il fallait, pour les lui faire lever, un ordre formel, et encore dans sa modestie ne tardait-elle pas à les rebaisser. Celui qui désirait en admirer l'éclat et l'expression céleste devait la surprendre en extase, car ils étaient alors d'ordinaire levés vers le ciel.

Le sens du goût, l'un des plus difficiles à réduire entièrement, trouvait en Gemma un adversaire non moins résolu. Nul ne connut jamais ses aliments ni ses boissons préférés. Quelques onces à peine de nourriture lui suffisaient, et encore devait-on veiller à ce qu'elle prît l'indispensable. Pour cacher ses privations, elle mettait en œuvre mille industries, jusqu'à pratiquer à sa cuillère un petit trou par lequel le potage s'échappait en grande partie avant d'arriver à ses lèvres. Parfois elle avait l'air de manger, tant ses mains remuaient autour de son assiette, et il n'en était rien. Si aucun prétexte ne se présentait de quitter la table avant la fin du repas, on la voyait éprouver un véritable malaise et puis, petit à petit, disparaître quand même pour ne plus revenir.

On ne l'apercevait jamais déguster un mets à la cuisine ; et, en dehors des repas, il était inutile de lui présenter des rafraîchissements ou des douceurs. Quand elle prévoyait ne pouvoir les refuser sans impolitesse, elle s'éloignait à temps.

Faite de chair comme nous, d'un estomac bon et d'un palais sain, Gemma percevait naturellement l'agréable saveur des aliments. Or, cela lui paraissait presque de la sensualité. Pour supprimer radicalement les quelques maigres plaisirs de la table que son esprit de mortification ne pouvait humainement atteindre, elle eût bien voulu, dans l'espoir d'une grâce particulière de Dieu, se passer de toute nourriture, mais on ne le lui permettait pas. Après maintes recherches, croyant avoir découvert un expédient elle s'empressa, toute heureuse, et non sans habileté, de le soumettre à mon approbation.

« Mon père, m'écrivit-elle, depuis longtemps Jésus m'inspire, me semble-t-il, de vous demander une grâce ; n'allez pas vous fâcher, car en définitive je ferai votre volonté. Il n'y a certainement aucune raison de me la refuser, mais vous en trouverez cent, par exemple que je suis maigre, que vous n'y voyez aucune nécessité, etc. Ce sont là de purs prétextes. Voici : Puis-je demander à Jésus de ne plus sentir, tant que je vivrai, le goût des aliments ? Cette grâce m'est nécessaire, et j'espère que, inspiré par Jésus, vous m'autoriserez à la demander. Quoi qu'il en soit, je serai contente. »

Je ne répondis pas à cette lettre ; mais Gemma, ne se tenant pas pour battue, réitéra tant de fois sa demande qu'à la fin, presque par curiosité de ce qui allait arriver, je donnai mon consentement. Avec sa confiance naïve elle courut aussitôt présenter sa supplique à Jésus, qui l'exauça immédiatement. Dès ce moment son palais perdit toute sensibilité ; les mets les plus fins, les boissons les plus agréables lui furent toujours dans la suite complètement insipides.

Les autres sens n'étaient pas mieux traités. Jamais on n'a vu l'austère jeune fille prendre une fleur pour en respirer le parfum, ni employer à sa toilette des substances odorantes. Quant au sens du tact, elle ne se permettait de toucher personne.

Cette âme, qui sur terre vivait loin de la terre, était inaccessible à la curiosité. Les jeux, les divertissements, les distractions, dont, toute enfant, elle ne prenait jamais l'initiative, n'avaient pour elle que fadeur. On voulut essayer une année, en temps de carnaval, de la conduire avec les enfants de la maison à un petit théâtre de famille. Elle en fut consternée et insista de façon si pressante près de son père spirituel, que celui-ci par compassion s'interposa pour qu'on voulût bien la laisser tranquille.

Il n'est rien de plus malaisé à maîtriser que la langue, et l'apôtre saint Jacques n'hésite pas à déclarer parfait celui qui la contient dans de justes limites. Comme elle est particulièrement ingouvernable chez la femme, la victoire n'en est chez elle que plus digne d'admiration.

Gemma la tenait de si court, on le sait, qu'un étranger l'eût facilement crue muette. Cependant elle croyait en abuser et s'en confondait, renouvelant toujours plus énergiquement la résolution de ne pas lui laisser libre cours. Dans une circonstance où elle n'avait pu s'empêcher de recevoir des amies, la conversation roula quelques instants sur un sujet assurément bien innocent, mais qui parut après coup un peu mondain à Gemma elle en pleura de remords toute la journée. « O mon Dieu s'écriait-elle, j'ai pu me mêler à de pareils discours ! Oh langue, langue, je saurai bien te réduire au silence ! »

La modeste enfant ne tenait aucun compte de ses triomphes dans les nobles combats de la vertu, ou n'en parlait que pour s'humilier encore. « Hier, m'écrivait-elle, j'ai remporté une belle victoire sur ma longue langue, mais il m'en a tant coûté pour la réprimer ! Si vous saviez quelle bourrasque a passé entre moi et ma tante ! mon silence a tout vaincu. J'ai renouvelé à ce moment le ferme propos de ne parler que lorsque je serais interrogée. Je commence à observer mes résolutions, mais Dieu sait avec quelle peine. »

Ces resolutions, Gemma les observait depuis sa plus tendre enfance, avec cette seule différence qu'alors, pour éviter de son côté toute contestation, elle disparaissait et courait se cacher, tandis que maintenant, mûrie dans la vertu, elle attendait dans un modeste silence que l'orage se calmât de lui-même.

Sa retenue était d'autant plus méritoire qu'une sensibilité exquise lui faisait ressentir davantage les piqûres et les provocations, et qu'un tempérament de feu la portait à la colère et à la riposte ; mais elle se taisait, alors que les ressources de son esprit lui eussent si facilement permis de mater l'adversaire. Et elle contenait si bien ses passions frémissantes qu'on ne s'apercevait pas de son émotion. L'effort était tout intérieur. Seuls ses intimes, à même de l'observer de près, n'ignoraient pas les luttes continuelles de la vertueuse jeune fille, dont le cœur était comme un autel où s'immolaient continuellement des victimes de mortification.

Pour mieux réussir à dompter les passions intérieures, inhérentes à la nature humaine, elle entreprit de bonne heure d'infliger à sa chair d'âpres macérations. Que de fois elle importunait son confesseur pour obtenir la permission de se donner la discipline, de porter des cilices, des chaînettes de fer et d'autres instruments de pénitence ! Très insinuante alors, elle emportait assez fréquemment l'autorisation désirée. Mais d'ordinaire, après s'être bien fatiguée à se fabriquer des instruments de torture, elle se les voyait tous enlever ; et il lui restait seulement à offrir au Seigneur sa bonne volonté.

J'eus l'occasion moi-même de lui enlever les derniers, c'étaient une ceinture armée de soixante pointes de fer bien acérées, une discipline à cinq battants, également en fer, et une longue corde en nœuds, hérissée de pointes et de clous, qui étreignait sa chair. L'austère enfant, dépouillée de ces terribles instruments, cherchait ailleurs, sans se décourager, un dédommagement. « Ma nature, me disait-elle, toujours en quête de ses aises me demande sans cesse un peu de répit. Me permettez-vous de lui faire violence de tout mon pouvoir ? La chair voudrait commander, mais je veux qu'elle obéisse, comme de juste, et en tout temps. » « J'aurais besoin d'une permission, vous me la donnerez sans difficulté, j'en suis sûre si Jésus vous l'inspire tant soit peu. Je voudrais promettre à Jésus de ne plus rechercher de soulagement en aucune chose. Si vous m'accordez celte grâce, ne doutez pas que je n'agisse avec prudence pour éviter les excès. »

Un jour que Gemma parlait à son Dieu avec une filiale simplicité, on l'entendit prononcer ces paroles : « Vous le voyez, Jésus, c'est mon corps qui murmure ; mais je saurai lui imposer silence. Bien souvent il se lamente et voudrait se soustraire à ma volonté, mais je le veille. Hier, il paraissait vouloir se révolter ; quelques coups bien appliqués l'ont remis dans le calme. »

Malheur à l'imprudent directeur qui eût secondé cette généreuse ferveur ! L'héroïque enfant se fût certainement ruiné la santé. Je me gardais d'autant plus de céder à ses instances répétées, que Dieu la tenait sans relâche sous le pressoir de tribulations intérieures et extérieures qui suffisaient seules à la rendre martyre. Avant d'en parler dans un chapitre à part, nous allons admirer les effets merveilleux de cette rigoureuse mortification.

C'était d'abord une parfaite maîtrise sur les passions du cœur et sur les sens. Gemma leur commandait en reine, et toutes lui obéissaient de gré ou de force ; je dis de gré ou de force, sans nullement vouloir insinuer qu'elles fussent récalcitrantes. L'humble jeune fille les croyait telles et leur tenait la bride raide mais en réalité elles se trouvaient suffisamment domptées après la première effervescence.

De là cette paix si suave, fruit de la victoire, que respirait son angélique physionomie ; de là encore la spontanéité de son corps à se prêter à tous les mouvements de l'âme et à ses élans les plus sublimes. On aurait dit cette chair virginale uniquement attentive à seconder les désirs de l'esprit, tant elle lui laissait pleine liberté de se plonger dans la prière, ou de se perdre dans l'extase à table ou en chemin aussi bien qu'à l'église. En tout lieu et en tout temps la jeune fille pouvait disposer, sans éprouver la moindre résistance, de chacun de ses sens. Voulait-elle s'absorber dans la contemplation des choses célestes ? de suite l'imagination se faisait silencieuse, la mémoire oubliait les souvenirs de la terre, les mouvements importuns du cœur s'arrêtaient, les douleurs physiques elle-mêmes, parfois très vives, ne lui apportaient aucune ombre d'entrave ni de distraction. À l'issue de ses entretiens célestes, tous les sens, comme s'ils en eussent patiemment attendu le moment, reprenaient leurs fonctions respectives, vigoureux et dispos comme jamais.

Il en était ainsi habituellement. En temps d'épreuve et d'aridité spirituelle, le Seigneur pour donner lieu à la lutte permettait un fléchissement de cet empire absolu de l'âme sur les puissances inférieures ; à part cette exception, les sens n'opposaient à Gemma parvenue à la perfection, aucune résistance, aucune répugnance, aucune lassitude.

Heureuse liberté, heureuse paix que seule apporte à l'homme la sainteté, dont elle est le fruit naturel : Opus justitiæ pax ! (1) Il est bien vrai que la vertu est dès ici-bas une source de bonheur ! Qui n'envierait cette paix, le premier des biens de ce monde, et quel prix n'y mettrait-on point si elle était vénale ?

De ce grand calme intérieur, effluve de la patrie céleste, naissait dans le cœur de la servante de Dieu une joie profonde que parvenait seulement à troubler, par moments, la crainte d'offenser le Seigneur, ou la pensée de ses jugements insondables. Rien autre ne pouvait l'inquiéter. Elle eût vu sans effroi toutes les créatures disparaître autour d'elle, et le monde entier s'effondrer sous ses pas, pourvu que lui restât Jésus, son unique trésor. Cet état d'âme expliquait la douce gaieté de son humeur et le perpétuel sourire de ses lèvres, qui formaient un heureux contraste avec la gravité de son maintien et la majesté de son visage.

Le second fruit non moins précieux de la mortification est la pureté du cœur, qui a brillé en Gemma au degré le plus élevé qu'il soit possible de rêver dans une fille d'Adam.

Le péché, souillure de l'âme, a son principe dans les trois grandes concupiscences : l'orgueil, la sensualité et l'amour des biens terrestres. Comme la sainte enfant avait réussi de fort bonne heure non seulement à affaiblir, mais à éteindre ces trois foyers pestilentiels, le mal ne pouvait l'approcher et son âme restait pure de toute faute.

Et cependant, même arrivée au terme d'une admirable sainteté, elle se gardait bien d'un oisif repos. La candide colombe n'ignorait pas combien est corrompu le monde où nous vivons, et contagieux l'air que l'on y respire. Elle craignait toujours, et non contente des rudes efforts déployés dans le passé pour discipliner les appétits désordonnés de la nature, elle continuait de les traiter en rebelles.

Avant tout, elle fuyait les occasions. D'un jugement fin et d'un esprit avisé, malgré sa simplicité enfantine, elle discernait du plus loin le péril. « Ici, disait-elle, Jésus ne doit pas être ; donc, Gemma, fuyons. » Sans penser mal de personne, elle se défiait de tous et s'en tenait l'écart. De là cette soif de solitude qui l'eût empêchée de jamais franchir le seuil de la maison, s'il ne lui avait fallu se rendre à l'église ou accompagner parfois sa tante en ville. De là encore son éloignement des conversations et des affaires qui ne la regardaient point, comme son aversion pour les amitiés et les relations vaines. « Gemma, se disait-elle souvent, ne te fie pas à toi-même. Toute occasion peut recéler un péril ; hors de Jésus tout est tromperie ; reste seule avec Lui seul, et marche de l'avant sans t'occuper de rien plus. »

Mais le plus beau fruit cueilli par la jeune vierge sur l'arbre de la croix et de la mortification fut la chasteté.

Adorable vertu, qui devrais être l'apanage de toute âme chrétienne, dont la vocation, dit l'Apôtre. est d'être sainte et immaculée, que tu es rare dans ce monde dépravé ! Diamant céleste, qui rehaussais de tant d'éclat et de charme la beauté morale de Gemma, jusqu'à lui donner tous les dehors d'un ange mortel, jamais aucune louange n'égalera ta valeur.

Écoutons Gemma parler de la chasteté dans une lettre dictée, à la prière de sa mère adoptive, pour un enfant de la famille Giannini sur le point de s'approcher de la table eucharistique. « O Marien... tu es instruit déjà de toutes choses par des prêtres saints et zélés ; cependant je sens de mon devoir de te dire aussi quelques mots. Sais-tu ce qui me tient à coeur ? C'est une vertu bien belle et bien chère aux yeux de Dieu ; Jésus réserve à ceux qui l'auront fidèlement gardée une place d'honneur dans le ciel c'est la sainte pureté. J'espère que Jésus trouvera en toi un cœur où il voudra toujours prendre ses délices. On te l'a déjà dit : Jésus se nourrit parmi les lis (2) ; tu conserveras donc ton cœur. j'aime à le croire, comme un lis sans tache. Jésus dans sa cour royale n'admet rien d'immonde ; si tu veux l'y posséder un jour, il te faut garder cette si belle vertu. Prie Jésus de t'accorder une si grande grâce. » Cette exhortation, la sainte jeune fille l'avait entendue bien des fois, dès sa plus tendre enfance, des lèvres de sa pieuse mère ; aussi, du jour où son cœur s'était éveillé à l'amour de Jésus, avait-elle entouré de soins jaloux, comme d'épines tutélaires, le jeune lis de sa virginité.

Entr'autres pratiques saintes, préservatrices du vice impur, madame Galgani conseillait à ses enfants de réciter chaque soir, en l'honneur de l'Immaculée, trois Ave Maria, les mains sous les genoux. L'innocente petite créature accomplissait cet acte à un âge où on n'en peut encore comprendre la signification. Après avoir gazouillé trois fois la salutation angélique dans l'attitude humble et pénible indiquée par sa mère, elle se relevait et disait en joignant ses petites mains : « Ma mère du ciel, ne permettez pas que je perde jamais la sainte pureté. Je me réfugie sous votre manteau virginal. Gardez-la moi bien, et ainsi je plairai davantage à Jésus. »

Gemma conserva toute sa vie cette pratique recommandée par plusieurs saints. Peu de jours avant sa mort, alors qu'épuisée de forces il lui était impossible de se tenir debout, on la surprendra dans sa chambre à dire les trois Ave, les mains sous les genoux.

Toutes ses mortifications, ses pénitences, ses macérations de la chair, et, par dessus tout, la garde rigoureuse des sens, avaient pour but principal la préservation de l'angélique fleur. Estimant que la plus légère et la plus innocente liberté pouvait en altérer la suave fraîcheur, elle les abhorra toutes sans distinction. jusqu'à tomber dans de véritables exagérations.

Jamais elle ne se montrait au miroir, fût-ce pour mieux se purifier du sang qui découlait souvent de ses yeux dans ses douloureuses contemplations, ou de son front ceint des piqûres des épines mystiques.

Lorsque son cœur, littéralement embrasé d'amour céleste, brûlera dans d'inexprimables douleurs les parties avoisinantes de la poitrine, lorsqu'il aura, sous la violence des battements mystérieux, fortement arqué trois côtes, Gemma n'approchera pas la main de son sein, elle n'y jettera pas un regard, bien qu'elle ne s'explique point, au début, des phénomènes si insolites. Elle ne s'était point départie d'une pareille modestie lorsqu'un dard de feu, parti de la plaie du côté de Jésus crucifié, avait ouvert un large stigmate dans son propre côté.

Dès ses premières années, d'ailleurs, la chaste fillette montrait sous ce rapport une extraordinaire sévérité. Son père ne pouvait l'embrasser, et sa propre mère devait user de la plus grande réserve dans les services intimes que reçoivent les enfants encore en bas âge. À peine âgée de sept ans, elle fit payer cher à un cousin germain la simple tentative d'une innocente caresse. Le jeune parent après une visite à la famille Galgani, se disposait à partir il était déjà remonté à cheval lorsqu'il s'aperçut de l'oubli de je ne sais quel objet. Priée d'aller le chercher, Gemma y court, revient bientôt avec l'objet demandé et le présente avec tant de grâce que le cousin attendri se penche vers elle pour lui faire une caresse en guise de remerciement ; mais la petite fille n'a pas plus tôt aperçu le geste familier, presque criminel à ses yeux, qu'elle repousse vivement la main et le bras du jeune homme, si bien que celui-ci perd l'équilibre tombe de selle et dans sa chute se fait assez de mal.

Il était inutile de vouloir l'aider dans sa toilette. Si une servante ou même un membre de sa famille s'approchait, par exemple pour ajuster son chapeau ou lier sa chaussure « Laissez, laissez, disait-elle d'un ton résolu ; je puis bien faire toute seule. »

Dans sa dernière maladie, quelques instants avant la réception de l'Extrême-Onction, on se disposait, selon l'usage inspiré par le respect de l'huile sainte du sacrement, à laver les pieds à la mourante étendue presque inanimée sur son lit. La pensée d'avoir à subir le contact d'une main étrangère consterna l'angélique enfant. L'amour de la modestie lui rendant subitement un peu de vigueur, elle profite d'un moment d'absence de l'infirmière, saisit la serviette et l'eau préparées près de sa couche et parvient à se rendre seule ces soins de propreté. Lorsque l'infirmière, de retour, veut lui offrir ses services : « Je vous remercie, répond-elle joyeuse, j'ai tout fait moi-même. »

Elle apportait une circonspection extrême dans les allusions parfois inévitables au vice impur. Loin d'user des termes du langage commun, elle s'abstenait de certains mots absolument indifférents dont se servent les âmes les plus pieuses, surtout en Toscane où l'on a l'habitude d'appeler les choses par leurs noms propres. Elle avait, pour s'exprimer, des périphrases très naturelIes dans sa bouche, chose d'autant plus singulière qu'elle ignorait le mal et les différentes fautes contre la pureté. « Il est certaines choses, m'a-t-elle eu dit, que je ne comprends pas. Qui sait si je n'ai rien fait de défendu ? Il me semble bien que non. » Et elle ajoutait : « Non, je ne voudrais pas offenser Jésus ; plutôt mourir ! Plutôt devenir aveugle pour le reste de mes jours que de pécher, même légèrement, contre la sainte modestie ! Plutôt être privée de tous les sens de mon pauvre corps que d'en abuser »

Je ne sais jusqu'à quel point on peut ajouter foi à la réalité d'une locution divine dont s'est crue favorisée une sainte âme de ma connaissance ; mais elle renferme un si bel éloge de Gemma, d'ailleurs conforme à la vérité, que je me plais à le consigner ici. « Cette chère fille que j'aime tant et dont je suis tant aimé, disait le Sauveur, me demande sans cesse amour et pureté ; et moi qui suis la pureté même et le véritable amour, je lui en ai donné autant qu'une créature humaine peut en contenir. Je lui ai toujours gardé la pureté du cœur que doit posséder une épouse privilégiée du divin Époux, la conservant ainsi comme un lis céleste dans mon pur amour »

La candeur de cette fille angélique transparaissait admirablement dans son corps, qui présentait certaines qualités pour le moins fort rares. On l'eût dit formé de pur cristal. Bien que totalement négligé, il resplendissait comme s'il eût été l'objet de soins délicats. En aucun temps il n'exhalait d'odeur désagréable, même durant les fastidieuses maladies qui tinrent la jeune fille si longtemps alitée. Émerveillées de ce fait vraiment extraordinaire, plusieurs personnes, pour bien s'en assurer, restèrent jour et nuit, à maintes reprises, près du lit de l'infirme.

Chose plus étonnante encore : bien que Gemma n'usât pour sa toilette ni de pommades, ni d'eau de senteur, ni même de savon hors le cas de véritable nécessité, un parfum très suave se dégageait souvent de sa personne et des objets qu'elle avait touchés. Comme il ne rappelait en rien ceux d'ici-bas et portait à la dévotion, On n'hésitait pas sur son origine surnaturelle. « Ne sentez-vous pas cette odeur exquise ? se disaient l'une à l'autre les personnes qui en étaient témoins : c'est notre chère Gemma. Bien sûr, Jésus, la Madone, ou son Ange gardien se trouve en ce moment près d'elle. »

Ce prodige n'est pas nouveau dans les annales de l'hagiographie ; on l'a constaté chez nombre de saints, entr'autres saint Paul de la Croix et surtout la vierge sainte Madeleine de Pazzi dont le corps, après trois siècles, répand encore par moments un arôme céleste.

Un don si rare de pureté devait passer au creuset de l’épreuve. Le démon, frémissant de rage, se fit sans intermédiaire le tentateur de l'angélique vierge. L'attaque n'était pas aisée. Par quel côté assaillir l'innocente colombe qui du vice ne connaissait même pas le nom ? Comment insinuerjusque dans ce cœur idéalement chaste ses grossières illusions ? L'esprit du mal comprit bien vite qu'il y perdrait sa peine, ou que certainement Dieu anéantirait ses efforts, et il se contenta de diriger sur les sens ses criminelles tentatives. Il présenta d'abord des tableaux impurs à l'imagination de la sainte enfant, apparut ensuite sous des formes lascives, fit entendre des propos scandaleusement indécents, mit en œuvre tous ses artifices.

Bien que Gemma ne saisit point le sens de ces paroles ni de ces gestes lubriques, sa pudeur innée, qu'elle avait à un si haut degré, y vit de l'inconvenance ; elle se mit en garde contre l'ennemi et opposa une énergique résistance. Satan redoubla ses efforts malgré leur évidente inutilité, pour effrayer tout au moins et tourmenter la chaste jeune fille que la vue de ces scènes impudiques désolait. Écoutons-la dire ses plaintes à son père spirituel.

« Quelles terribles tentations sont celles-là, ô mon père ! Toutes les tentations me déplaisent, mais celles qui touchent à la sainte pureté me font tant de mal ! Ce que j'éprouve, Jésus seul le sait, Lui qui me regarde en restant caché et se complaît dans mes luttes. »

Afin de ne point voir, autant qu'il était en elle, ces représentations impures. Gemma fermait les yeux et les tenait clos jusqu'à la disparition du tentateur ; le crucifix en main, elle appelait à l'aide son Ange gardien, ses saints protecteurs et surtout la Reine des vierges. Quand la fin du combat venait, après de longues heures, ramenant la tranquillité dans son âme, elle s'écriait toute joyeuse : « Rendons grâces à Jésus, car la journée s'est passée de la meilleure manière qu'il lui a plu. »

Le vaillant athlète de la pureté maniait d'autres armes défensives d'une trempe bien différente. Elle avait entendu dire que les saints, pour réprimer les tentations de la chair, s'infligeaient la discipline, le cilice, et que l'un d'entre eux, afin de mieux éteindre les feux de la concupiscence, s'était plongé dans un étang d'eau glacée. Ne distinguant pas entre les tentations qui émeuvent les sens et celles qui s'arrêtent, pour ainsi dire, à leur porte, sans troubler leur calme, elle crut avoir besoin des mêmes remèdes violents et entreprit d'imiter les saints avec une ardeur qui eût certainement mis en pièces son corps virginal sans l'intervention de son directeur. Parfois même, tremblante à la seule vue du danger, elle en oubliait de prendre l'avis du père spirituel et recourait éperdument à la discipline ou à la corde noueuse, hérissée de clous, dont elle étreignait fortement sa taille. Combien de fois, sous les douleurs intolérables produites par ces grosses pointes qui pénétraient dans la chair vive, n'est-elle pas tombée sur le sol, évanouie et ensanglantée. Ceux qui ont pu voir, comme moi, dans ce pitoyable état, la généreuse victime de la sainte pureté s'en sont trouvés émus jusqu'aux larmes.

Un jour d'hiver, après le repas de midi, le démon lui apparut sous les formes habituelles, d'une cynique lubricité ; écumant de rage, il déclarait vouloir la vaincre à tout prix. La vierge effarouchée lève les yeux et les mains au ciel, court sans trop de réflexion au jardin de la maison où se trouvait une vasque profonde d'eau glacée, s'approche de ses bords, fait le signe de la croix et s'y jette résolument. Bien vite engourdie par la froidure, elle allait infailliblement se noyer, lorsque une main invisible la retira de ce bain périlleux.

C'est ainsi que Gemma s'est montrée dans l'arène de la pénitence l'émule des grands héros du christianisme.

Devant de tels exemples comment ne rougiraient pas de confusion tant de chrétiens qui, tout en se proclamant les disciples d'un Dieu crucifié, se montrent si tendres à leur corps, si lents à refréner ses appétits désordonnés ? Qu'on ne l'oublie pas, d'après la parole du divin Sauveur, le royaume des cieux et plus folle raison la perfection de la vertu, ne s'acquiérent point sans violence.

 


 

(1) La paîx est l'œuvre de la justice.

(2) C'est-à-dire : Jésus fait ses délices de l'odeur suave que répandent les âmes pures et virginales.