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VIE DE GEMMA GALGANI


CHAPITRE XII



OBÉISSANCE.



Ç'est principalement dans l'obéissance que réside l'abnégation, si essentielle à la perfection de la vie chrétienne. Cette vertu que le divin Rédempteur nous désigne par ces paroles : « Que celui qui veut venir après moi renonce à soi-même, » a brillé en Gemma d'un éclat vraiment extraordinaire. Elle avait si bien résigné toute volonté propre entre les mains de ceux qui la dirigeaient qu'on ne pouvait lui en découvrir le moindre reste. Elle n'opposait jamais de refus, je ne dirai pas à un ordre, mais à lin désir, à un signe exprimé par n'importe quelle personne.

Orpheline et hôte d'une maison étrangère, elle obéissait dans sa conduite extérieure à son affectueuse mère adoptive qui pouvait la mouvoir comme un corps sans vie. On lui disait sans trop d'explications : « Gemma, debout, sortons ; retournez dans votre chambre ; mettez-vous au lit ; » et Gemma s'exécutait sans hésitation, sans objecter de difficulté, et quoi qu'il dût lui en coûter.

Elle se rendait chaque matin avec sa tante à une église voisine, où elle restait une heure environ. Une heure ! c'était peu pour l'amante de Jésus, qui eût passé la journée entière avec tant de bonheur, si elle eût écouté l'instinct de son cœur, près de l'Ami divin du tabernacle. Cependant, au premier signe d'appel de sa tante, s'arrachant à son profond recueillement ou aux délices célestes dont Jésus l'abreuvait, elle se levait à l'instant, comme si elle en eût oisivement attendu le signal, et partait paisiblemnent.

L'obéissance exerçait sur elle son influence jusque dans l'extase. « Un jour, raconte sa bienfaitrice, comme elle restait encore agenouillée à la table sainte longtemps après la communion, je l'appelai pour la faire revenir à sa place, mais en vain, l'extase l'avait déjà saisie. Dans mon vif désir de prévenir l'attention curieuse des assistants, je lis mentalement cette prière : « Ô Jésus ! si telle est votre volonté, faites-lui reprendre immédiatement les sens. » Le croiriez-vous ? Gemma leva aussitôt la tête. Je lui dis à voix basse de retourner à sa place ; elle le fit. Je me servis souvent dans la suite d'un procédé qui m'avait si bien réussi, et le Seigneur intervint toujours pour faire pratiquer l'obéissance à sa bien-aimée servante. »

Lorsque la maladie l'obligeait de s'aliter, sa tante lui disait parfois, même en présence d'autres personnes : « Gemma, vous avez besoin de repos, dormez. » Immédiatement ses paupières se fermaient sous l'action d'un paisible sommeil. Un jour que j'étais près du lit de la malade avec plusieurs membres de la famille, je voulus tenter la même épreuve. « Je vous donne ma bénédiction, lui dis-je, et maintenant dormez, nous nous retirons. » Gemma n'eût pas plus tôt entendu le commandement qu'elle se tourna de l'autre côté pour s'endormir profondément. Étais-je en présence d'un phénomène de suggestion, ou d'un effet miraculeux de la vertu d'obéissance ? je voulus m'en assurer. Tombant à genoux, je me recueillis un moment ; puis, les yeux au ciel, je donnai avec émotion à la jeune fille l'ordre mental de se réveiller. Aussitôt, comme dérangée par une voix sonore, elle ouvrit les yeux et les dirigea sur moi avec son charmant sourire habituel. « C'est ainsi que vous pratiquez l'obéissance ? lui dis-je, je vous ai commandé de dormir. » Et elle, tout humble : « Ne vous inquiétez pas, père ; je me suis senti frappée à l'épaule, et une voix forte m'a crié : Debout, le père t'appelle. » Son ange gardien s'était fait sans nul doute l'écho de mon ordre.

Une telle docilité ne provenait certainement pas, comme on pourrait peut-être le penser, d'un naturel timide, irrésolu ou peu capable de discerner la véritable importance des choses car Gemma était plus portée par tempérament à dominer qu'à se soumettre, à commander qu'à se laisser conduire c'était uniquement le fruit d'une héroïque vertu, où la nature n'avait point de part.

Cette souplesse à se plier à la volonté d'autrui dans la vie domestique était dépassée, s'il est possible, par son obéissance à son directeur spirituel en tout ce qui touchait à la vie intérieure de son âme, but suprême de ses continuels efforts. Incapable, à ses propres yeux, d'avancer seule d'un pas dans les voies de la perfection si ardemment désirée, elle s'abandonna aveuglément à la direction de son guide spirituel. « Il est temps, écrivait-elle, de me résoudre à suivre la volonté de mon confesseur, et non plus la mienne. Jésus me l'a dit et il me le répète souvent : je ne dois plus avoir de volonté ni de sentiment propres ; ma volonté doit être celle du confesseur. »

Elle avait donc constamment recours à lui, soit pour faire apprécier sa conduite dans telle circonstance, soit pour demander la meilleure façon d'agir dans telle autre. Toute sa correspondance n'a pas d'autre but. Sans ce vif besoin de direction qui la forçait à s'ouvrir, nous ignorerions presque tout de l'admirable travail de la grâce dans cette âme d'élite.

Bien que favorisée de la science infuse des choses célestes. Gemma ne craignait pas de descendre aux moindres détails. « Je voudrais prier Jésus de me soulager un peu la tête, m'écrivait-elle, faisant allusion à des douleurs intolérables ; pensez-vous, père, que je ferais bien ? - Êtes-vous content que je fasse une confession générale au Père Provincial ? Si oui, je la ferai, si non, c'est bien aussi. - Vous plaît-il que je demande à Jésus de me faire faire l'heure d'agonie toutes les nuits ? »

Elle écrivait à son confesseur ordinaire. « Je voudrais dire au père (1) de me faire admettre au couvent, mais il ne veut plus, me semble-t-il, en entendre parler. Alors je ne dirai rien. Vous êtes content, n'est-ce pas ? que j'aille passer la journée de demain chez les religieuses ? J'y serai bien sage. »

Le lecteur me permettra d'ajouter encore à ces citations : les propres paroles de Gemma nous laissent mieux entrevoir la beauté de son âme. « Samedi, vous m'avez accordé la permission de me lever à matines je le fais et je prie ; mais je voudrais imiter les religieuses passionistes de chœur. Voulez-vous que je prie dans ce but un père passioniste de me mettre au courant de leurs pieux exercices de nuit ? - Seriez-vous content, père, si je demandais à Jésus de me faire mourir, lorsque le temps sera venu, de préférence de la tuberculose ? J'aurais ce désir, bien qu'après tout je ferai toujours avec bonheur la volonté de Jésus. » Enfin, s'enhardissant dans sa confiance filiale, elle se risquait à m'écrire : « Me permettez-vous, père de redire à Jésus de m'enlever vite de ce monde, pour aller le posséder dans la gloire ? Je vis dans une crainte perpétuelle de l'offenser. »

À ces diverses propositions le confesseur et le directeur répondaient selon l'inspiration de Dieu, et Gemma, fidèle à sa parole, recevait avec une égale satisfaction le oui et le non. Lorsque la réponse négative revêtait la forme d'un ordre ou même l'ombre d'une prohibition, la sainte enfant ne la perdait plus de vue pour s'y conformer absolument. Nous avons des traits admirables de cette obéissance.

Le Seigneur l'avait élevée à un si haut degré d'oraison qu'il lui suffisait ordinairement de se mettre en prière pour perdre l'usage des sens. Or son confesseur ordinaire ayant cru devoir lui imposer la méthode d'oraison commune aux commençants, Gemma n'opposa point la moindre résistance, et elle faisait de continuels efforts pour exécuter ponctuellement l'ordre reçu, bien qu'elle se sentît continuellement attirée à la contemplation des attributs divins. Et cette sorte de martyre dura près de deux ans.

On l'a vu résister au Sauveur lui-même, pour se conformer à la volonté de son confesseur qui redoutait une illusion diabolique. Et elle repoussait héroïquement ce divin Époux, reconnu cependant pour tel par son propre directeur, mais qu'il lui était interdit d'écouter. « Oh qu'il me tente, mon bon Jésus ! disait-elle. Mais je me tiens fortement à l'obéissance malgré une énorme fatigue. Ô cher sacrifice ! Ô belle et chère obéissance ! » Une fois entr'autres, il lui sembla voir le Sauveur tout couvert de plaies l'inviter à s'approcher pour les baiser. À la pensée de la défense du confesseur la vierge compatissante se prit pleurer, mais elle n'approcha pas. Cependant son cœur s'embrasait par degrés, et déjà le travail bien connu de l'impression des stigmates se faisait sentir aux mains, aux pieds, au côté. Que faire ? « Dès que je m'en aperçus, raconte-t-elle. je me levai, je m'enfuis promptement loin de Jésus, et je fus heureuse d'avoir obéi. » « Pauvre Jésus ! disait-elle plus tard. que d'affronts il a reçus de ma part je le repoussais résolument pour garder l'obéissance au confesseur ; et lui si bon, ne s'en fâchait pas. »

Dans une circonstance elle reçut l'autorisation de converser avec le Seigneur à sa première apparition, mais seulement un temps déterminé, pour ne pas nuire à son sommeil. Or, voici ce qui advint. Le Sauveur se montra comme d'habitude dans la nuit du jeudi au vendredi. Gemma prenait part aux douleurs de la passion et se fondait d'amour en présence du Rédempteur souffrant, lorsque l'heure assignée comme terme du colloque vint à sonner. « Quel parti prendre ? m'écrivit-elle, Jésus restait encore ; mais il voyait bien mon embarras. Pour obéir il me fallait le congédier. À ce moment le Sauveur me dit : Promets-moi de toujours faire désormais ma volonté. Alors je m'écriai Jésus, allez-vous-en, je ne vous veux plus. »

J'appris un jour qu'elle recevait surnaturellement connaissance de l'heure d'arrivée de mes lettres à Lucques, et qu'avec une ingénuité charmante elle l'annonçait à son entourage. « Ce matin, demain matin, par tel courrier, j'aurai une lettre du père. Il l'a mise à la poste hier au soir, aujourd'hui, à telle heure. »

Et l'événement vérifiait infailliblement la prédiction. Voulant la mortifier sur ce point, je lui déclarai qu'il y avait dans sa conduite de la légèreté et un subtil orgueil. Voici comment elle prit la correction : « Père, je vous demande pardon de tout à genoux. Non, non, il ne m'arrivera plus désormais de prophétiser la venue de vos lettres. J'ai ressenti votre reproche toute la journée de dimanche. Je déteste ma manière d'agir et j'en éprouve un continuel regret. Écrivez à l'avenir quand bon vous semblera ; je n'oserai enfreindre votre commandement. » Puis, à la pensée que cette connaissance lui venait de Dieu, elle ajoutait timidement : « Je voudrais m'excuser ; mais non, j'obéirai sans rien dire, rien, rien. » Le temps n'effaçait point de sa mémoire les avis de son directeur ; après quelques mois elle pouvait écrire « Mon cher père. j'ai vaincu ! Ce matin, de bonne heure, avant la sainte communion, j'ai appris avec certitude par une inspiration l'arrivée de votre lettre par le premier courrier. J'ai souffert un peu de ma grande manie de l'annoncer, mais je l'ai réprimée. J'ai maîtrisé ma langue conformément à vos ordres. Ainsi tout va bien, n'est-ce pas ? »

Dans certaines extases l'embrasement et les battements violents de son cœur provoquaient des vomissements de sang. Le confesseur ordinaire, qui les savait parfaitement indépendants de sa volonté, les lui défendit cependant, et la sainte jeune fille se mit à déployer toute son énergie, même dans le ravissement, pour les prévenir. Devant l'inutilité de ses efforts elle éprouvait du remords et s'accusait de désobéissance. « J'ai désobéi, m'écrivait-elle, j'ai désobéi au confesseur qui m'a défendu de vomir du sang. Ce matin, dans un fort mouvement du cœur il m'en est venu un peu. » On ne sait qu'admirer le plus dans ces paroles, de la simplicité de la colombe, ou de l'obéissance illimitée de l'héroïque enfant.

Ce confesseur prudent, dans la crainte que les violentes émotions auxquelles la chère victime était sujette chaque semaine dans ses visions du jeudi au vendredi ne finissent par ruiner sa santé, les lui interdit par un ordre formel. Et voici la merveille : le divin auteur du prodigieux phénomène respecta le commendement de son ministre tant qu'il plût à ce dernier de le maintenir ; ordinairement on ne le vit plus se renouveler, au moins dans ses manifestations extérieures. Gemma s'en montrait heureuse, bien qu'elle en fût grandement privée. « Le confesseur m'a défendu, m'écrivait-elle, de rien faire d'extraordinaire : J'obéis, mais comme il m'en coûte ! » On l'entendit un jour s'écrier dans une extase : « Ô chère obéissance, qui me prives de toutes les douceurs de Celui qui est mon amour, que je t'aime ! »

Dans une indisposition qui précéda sa dernière maladie, son estomac se ferma au point de ne plus supporter ni nourriture ni boisson d'aucune sorte. Ici encore on fit l'épreuve de l'obéissance, et avec plein succès. « Je suis disposée, me répondit la jeune fille, à faire tout ce qui vous plaira. Jésus me donnera la possibilité de suivre vos ordres, et, le premier vendredi du mois suivant, je suis sûre de ne plus rejeter aucune nourriture. » C'est ce qui arriva.

Après ces heureuses expériences, les ordres se multiplièrent sans que l'un attendît l'autre. Au moindre embarras on recourait au confesseur ou au directeur. Ceux-ci envoyaient à Gemma l'ordre de se bien porter, l'ordre de ne plus s'aliter, l'ordre de reprendre ses sens, et, comme par enchantement, la fièvre disparaissait à l'instant, l'extase ou la défaillance cessait. La jeune fille se retrouvait sur pied, robuste. C'est ainsi que Dieu manifestait aux yeux des hommes combien lui était agréable la vertu d'obéissance de sa servante.

Lui-même d'ailleurs se plaisait à la lui inculquer directement ou par l'intermédiaire de l'Ange gardien. Obéissance ! obéissance ! telle était, peut-on dire, la conclusion de tous les entretiens célestes. « Obéissance aveugle, obéissance parfaite, voilà quelle doit être ta grande préoccupation, lui disait le divin Maître. Laisse-toi conduire comme un corps sans vie ; tout ce qu'on veut de toi, exécute-le promptement. »

Les reproches ne lui étaient pas épargnés lorsqu'elle se montrait moins parfaite dans cette vertu. « Si tu n'obéis jusqu'au sacrifice. lui déclarait Jésus, je t'abandonnerai sans secours aux mains de ton ennemi. » « Si tu ne te fais violence pour exécuter les ordres reçus, lui disait l'ange gardien. je ne t'apparaîtrai plus. » La fervente jeune fille tirait profit de tout, des menaces sévères comme des tendres exhortations, des paroles du directeur spirituel comme de celles du Seigneur et de l'ange ; et ses progrès dans cette vertu ainsi que dans toutes les autres étaient frappants.

L'obéissance seule lui donnait la tranquillité et le repos. « Quelle consolation éprouve mon cœur dans l'obéissance, disait-elle ; elle engendre en mon âme un calme indéfinissable. Vive l'obéissance d'où toute paix procède ! Merci à vous, cher père, de m'avoir fait connaître le prix de cette belle vertu, et de m'avoir délivrée par vos conseils et vos instructions de tant de graves périls. Avec le Secours divin et pour plaire à Jésus, j'obéirai toujours. » Et dans une autre lettre : « Recommandez-moi à Jésus pour qu'en tout et partout je fasse l'obéissance. À force de l'exercer je ne sens plus son poids dans certaines choses. C'est Jésus qui m'a donné, il y a déjà longtemps, cette grâce dont je lui serai toujours reconnaissante. » Et encore : « Jésus m'a promis de vous manifester sa volonté à mon égard pourvu que je l'en prie avec humilité, comme je l'ai fait jusqu’ici. Ainsi je vis en paix, dans l'unique désir de voir s'accomplir en moi la très sainte volonté de Dieu. »


Voilà bien le dernier degré de la perfection dans l'obéissance : la joie dans le renoncement à soi-même. Gemma y est parvenue. Elle a donc droit à la réalisation de la promesse divine : L'obeissant parviendra au triomphe. Vir obediens loquetur Victoriam.



 

(1) Son directeur le père Germain.