1849

Le chien de Don Bosco

 

 

Dans les premiers temps de l'Oratoire, le quartier du Valdocco n'était pas peuplé comme il l'est aujourd'hui. Les habitations étaient rares et des terrains vagues, parsemés de broussailles, séparaient l'Oratoire des dernières maisons de la ville. Aussi, lorsque Don Bosco était dehors, la nuit venue, on n'était pas sans inquiétude sur son compte. Il devait, pour rentrer, traverser des lieux presque déserts, très favorables à une agression, et l'on n'ignorait pas que des scélérats avaient juré sa mort.

On le suppliait d'être prudent. Mais, lorsqu'il s'agissait de l'exercice de son saint ministère, ou de l'intérêt des enfants, rien ne pouvait le retenir.

Un soir qu'il revenait de la ville, assez tard, non sans quelque appréhension et hâtant le pas, il vit tout à coup, à ses côtes, un énorme chien gris.

 

Son premier mouvement fut un peu de crainte. Mais il fut bien vite rassuré lorsque ce bel animal se mit à lui faire fête, et à régler son pas sur le sien. Il l'accompagna ainsi jusqu' à l'Oratoire et disparut.

Par la suite, lorsque Don Bosco, retenu à la ville, se trouvait dans la nécessité de rentrer de nuit, à peine avait-il franchi les dernières maisons habitées, que le chien manquait rarement de paraître, et il lui faisait conduite jusqu'à la porte.

Don Bosco eut bien vite lié commerce d'amitié avec ce fidèle et précieux compagnon, qu'il avait surnommé il Grigio, à cause de sa couleur.

À plusieurs reprises, ce chien lui sauva manifestement la vie.

Une fois, il rentrait à l'Oratoire par une nuit très sombre. Le ciel était menaçant et voilé de gros nuages.

Pour ne pas trop s'éloigner des lieux habités ; il avait pris le chemin qui, de la Consolata, conduit à l'hospice Cottolengo. À un certain endroit de la route, deux individus, qui le suivaient depuis un instant, se précipitent sur lui. L'un d'eux lui jette un manteau sur la tête, tandis que l'autre, lui appliquant sa main sur la bouche, comme un bâillon, étouffe ses cris.

Don Bosco se sentait perdu, lorsque retentit un aboiement si formidable qu'on aurait dit le rugissement d'un lion en fureur, et, au même instant, il Grigio se précipite sur les agresseurs qu'il terrasse en un clin d'œil. Don Bosco peut se débarrasser du manteau qui l'étouffait, et il voit un des malfaiteurs qui détale au plus vite ; l'autre est couché par terre dans la position la plus critique, maintenu par le chien qui l'a saisi à la gorge.

— Maître, maître ! Appelez votre chien, implore le pauvre diable, il m'étrangle.

— Je l'appellerai si tu me promets d'être sage à l'avenir.

— Oui, oui, mais appelez votre chien ; je suis mort.

Don Bosco parle au chien qui lâche immédiatement l'individu. Celui-ci, sans dire un mot, s'empresse de fuir à toutes jambes.

 

Un autre soir, Don Bosco revenait chez lui par le Corso S. Massimo. Un assassin, embusqué derrière un arbre, tira sur lui ; à bout portant, deux coups de pistolet qui ratèrent tous les deux ; la capsule seule partit.

Il se précipita alors sur Don Bosco pour en finir d'une autre manière ; mais à ce moment, survint il Grigio qui, d'un bond furieux renversa cet infâme sicaire et le mit en fuite. Puis il accompagna Don Bosco jusqu'à la porte de l'Oratoire.

 

Dans une autre circonstance, ce chien délivra Don Bosco, non plus d'un ou de deux, mais d'une troupe d'assaillants.

C'était encore de nuit ; Don Bosco rentrait par la route qui, de la place Emmanuel-Philibert, conduit au Rondo. Un individu, armé d'un énorme bâton, fondit sur lui à l'improviste.

L'endroit était désert ; Don Bosco chercha son salut dans la fuite, mais le malfaiteur le gagna de vitesse. Il levait son bâton pour le frapper, lorsque Don Bosco, ému par l'imminence du péril, lui détacha un si beau coup de poing dans l'estomac, que l'autre roula par terre, en criant d'une voix lamentable : « ahi ! ahi ! che son morto. »

Don Bosco se croyait délivré ; mais de tous côtés surgirent des individus, cachés derrière les broussailles et armés de bâtons. Il n'y avait pas de résistance possible. Dans ce moment critique un terrible aboiement annonça l'arrivée de Grigio, qui, prompt comme l'éclair, se mit à tourner tout autour de Don Bosco pour faire face aux assaillants. Il poussa des hurlements si furieux, montra des crocs si formidables, que tous ces malandrins quittèrent la partie, les uns après les autres, et décampèrent sans tambour ni trompette. C'est ainsi que Don Bosco put rentrer, sain et sauf, en compagnie de son brave défenseur.

 

Un autre soir, Don Bosco se préparait à sortir. Comme il était déjà tard, sa mère, la bonne Madame Marguerite, essaya de le dissuader de ce projet, mais sans y réussir.

La porte ouverte, Don Bosco trouve, sur le seuil, le chien couché bien en travers, et qui ne se dérange pas.

Il le pousse légèrement du pied :

— Allons, Grigio, laisse-moi sortir.

Mais le chien gronde d'une façon menaçante, et ne bouge pas.

— Vous voyez bien, mon fils, dit Madame Marguerite, que ce chien est plus raisonnable que vous ? Au moins suivez ses conseils, et ne sortez pas.

À deux reprises Don Bosco essaya encore de passer ; mais sur le refus réitéré du chien de faire place, et en présence de ses grognements significatifs, il finit par rentrer tranquillement dans sa chambre.

Moins d'un quart d'heure après, un voisin arrive en toute hâte, pour avertir Don Bosco de bien prendre garde, et surtout de ne pas sortir. Il avait aperçu, embusqués dans une ruelle, quatre individus de la pire espèce, et il les avait entendus manifester leur dessein, bien arrêté, d'en finir cette fois avec Don Bosco, et de le tuer.

 

Un soir, le chien parut dans la cour de l'Oratoire. On voulait le faire sortir, mais un des jeunes gens s'étant écrié :

— C'est le chien de D. Bosco, les enfants se mirent, tout aussitôt, à jouer avec lui : les uns montèrent sur son dos, les autres le tirèrent par les oreilles ; et ils le conduisirent ainsi jusqu'au réfectoire où Don Bosco soupait, avec sa mère et quelques prêtres.

C'est il mio Grigio, dit le Père ; et le chien vint se faire caresser. Il fit gravement le tour de la table ; plusieurs personnes, et D. Bosco lui-même lui offrirent du pain, de la viande, de l'eau ; mais il refusa tout. Il finit par poser sa bonne et grosse tête sur le bord de la table, regardant D. Bosco avec des yeux attendris, et comme s'il voulait lui souhaiter le bonjour.

— Puisque tu ne veux rien prendre, fit Don Bosco, alors laisse-nous... ; et le chien partit, accompagné d'un jeune homme qui le conduisit jusqu'à la porte.

On ne tarda pas à comprendre pourquoi le chien était ainsi venu ce soir-là. D. Bosco devait rentrer tard ; mais il s'était trouvé que le marquis Fassati l'avait ramené dans sa voiture, et beaucoup plus tôt qu'on ne pensait.

Il Grigio avait sans doute voulu s'assurer que le Père était bien à la maison.

 

Dans l'automne de 1866, Don Bosco vit, encore une fois, son merveilleux gardien. Il se trouvait à Murialdo de Castelnuovo, son pays, et devait se rendre à Moncucco, chez un de ses amis. Mais il s'était laissé surprendre par la nuit, et il lui fallait traverser des bois, fort peu sûrs.

- Oh ! Si j'avais là mon bon Grigio ! ne put-il s'empêcher de dire.

Au même instant, le chien se trouve à côté de lui. Il l'accompagna jusqu'à sa destination et, si Don Bosco ne fut pas attaqué ce soir-là, il Grigio lui rendit cependant un éminent service, en le débarrassant de deux énormes molosses qui gardaient des vignes.

On les lui avait signalés comme fort dangereux pour les passants. En effet, ils se précipitèrent sur lui ; mais il Grigio les accommoda de si belle manière, qu'ils s'enfuirent en hurlant de douleur.

À l'arrivée, les convives, qui l'attendaient pour souper, s'extasièrent sur la beauté du chien.

— Quel superbe animal vous avez là !

— Nous ne vous le connaissions pas ; c'est une race admirable !

On lui offrit toutes sortes de friandises, mais il ne voulut toucher à rien.

Quelques jeunes clercs, intrigués de ce refus obstiné de prendre aucune nourriture, résolurent de l'enfermer dans une chambre.

— Quand il aura jeûné douze heures, se dirent-ils, il faudra bien qu'il mange ou qu'il boive.

Le lendemain ils s'empressèrent d'aller délivrer leur captif. Mais il avait disparu, et ces jeunes gens en furent bien étonnés ; car portes et fenêtres étaient exactement closes.

On n'a jamais su d'où venait ce chien, ni où il allait, sa mission remplie. Il est resté parfaitement inconnu dans le pays.

 

Ce légendaire protecteur de Don Bosco, après une disparition de dix-sept années, s'est montré, tout récemment, de la façon la plus inattendue.

Le douze février 1883, Don Bosco, accompagné de Don Durando, un des ses prêtres, arrivait à la gare de Bordighera par le dernier train. On ne l'attendait pas ; et il ne trouva personne pour le conduire. Or l'établissement Salésien est situé à une certaine distance de la ville.

D. Bosco avait fait bien des fois le trajet, mais de jour, et en voiture ; et Don Durando ignorait parfaitement le chemin. Il était d'ailleurs difficile de se diriger : la nuit était des plus sombres, le ciel voilé de gros nuages, et pas le moindre rayon de lune. Pour comble d'ennui, les chemins étaient défoncés par des pluies diluviennes qui tombaient, sans relâche, depuis plusieurs jours.

Cependant les deux voyageurs se mirent résolument en route. Tout alla bien d'abord, mais, lorsqu'on eut quitté les dernières maisons, l'obscurité devint si profonde qu'on ne distinguait plus rien, et l'on s'égara.

Don Durando faisait des efforts désespérés pour se retrouver :

— Par ici, mon Père, par ici. Et il dirige le bon Père sur une partie plus éclairée qui lui semblait le bon chemin. Mais Don Bosco, qui s'avance de confiance, se trouve enfoncé jusqu'aux genoux dans une énorme flaque d'eau.

Don Durando pousse des exclamations de désespoir, et son effroi redouble encore à la vue d'un énorme chien qui paraît à ce moment :

— Prenez garde, mon Père ! oh ! quel affreux animal ! veux-tu bien t'en aller.

Mais Don Bosco a bien vite reconnu son fidèle Grigio. Est-ce lui ? –  Est-ce son fils, son neveu ? – il ne saurait le dire, mais, à coup sûr, le chien actuel est absolument semblable à l'ancien Grigio : même taille, même poil, mêmes allures.

Le brave chien exprime, à sa manière, son contentement : il remue la queue, pousse de petits aboiements, et tourne autour de Don Bosco, indiquant clairement qu'il faut le suivre ; ce que Don Bosco fait sans hésiter. Don Durando est moins rassuré, mais, avec ce guide d'un nouveau genre, on eut bien vite retrouvé le bon chemin. Le chien les conduisit jusqu'à la porte de la maison, et il ne partit que lorsqu'il les eut vus entrer.