Le sacerdoce

 

Dures épreuves

 

 

Jean Bosco fut ordonné prêtre le 5 juin 1841, à l'âge de vingt-six ans. C'est ainsi que le petit berger de Châteauneuf devint Don Bosco (1).

On lui proposa alors divers postes avantageux ; mais il préféra rester quelques temps à Turin, sous l'action immédiate de son compatriote et directeur spirituel : M. l'abbé Cafasso. Celui-ci était alors chef des Conférences de morale et directeur de l'Institut ecclésiastique de Saint-François d'Assise.

Don, Bosco avait voué à ce digne ecclésiastique une vénération et une confiance sans bornes. Il remit entre ses mains toutes ses délibérations et ses actions, et entra dans cet Institut dont la mission est de perfectionner les jeunes prêtres dans la connaissance de la morale pratique, et de les exercer à la prédication.

C’était un milieu bien favorable à l'épanouissement de l'âme ; on étudiait, mais surtout on priait, ce qui n'excluait point une participation active aux œuvres de charité extérieure : visite des pauvres, des malades, des hôpitaux, des prisons...

 

Don Bosco fut introduit par son maître dans les prisons de Turin. Une émotion bien vive saisit le jeune prêtre lorsqu'il put constater que, parmi les détenus, se trouvaient un grand nombre de jeunes gens et même d'enfants.

Cette dépravation précoce le frappa d'épouvante et de pitié. La cause n'en était que trop visible : à leur entrée même dans la vie, ces pauvres enfants avaient été livrés au plus déplorable abandon, n'ayant sous les yeux que l'exemple du vice. Ils étaient tombés, et la société avait du les enfermer comme des êtres nuisibles. Mais, loin de les améliorer, leur séjour en prison ne faisait que les rendre plus corrompus encore, et ils n'en sortaient que pour y rentrer bientôt sous le coup de nouveaux méfaits.

 

Dès lors il fut travaillé sans relâche par une invincible impulsion de se consacrer aux enfants pauvres et abandonnés qui pullulaient dans les carrefours de Turin. Il résolut de les arracher aux entraînements du mal dont ils devenaient la fatale proie, et de leur faire connaître, aimer et servir ce Dieu qui était mort pour eux, et dont personne ne leur parlait.

Pendant qu'il roulait dans sa tête et son cœur ce grand projet, une circonstance imprévue, ou plutôt la main de Dieu lui-même, lui conduisit son premier néophyte : Barthélemy Garelli, d'Asti. C'était un enfant de seize ans, orphelin de père et de mère, qui vaguait à l'abandon dans les rues de Turin, comme tant d'autres.

Il entra, par hasard, dans la sacristie de l'église où Don Bosco revêtait les ornements sacrés pour célébrer la sainte messe. Or, le sacristain cherchait, à ce moment, un aide pour servir cette messe, et l'enfant lui parut de bonne prise.

Garelli aurait été bien embarrassé de rendre pareil service. Comme il résistait à des injonctions faites d'ailleurs d'un ton assez brusque, le trop vif sacristain le gratifia de quelques maîtresses taloches. De là cris et tapage.

Don Bosco s'informa immédiatement de ce qui se passait. Il rassura l'enfant, le caressa et le pria d'assister à sa messe ; après quoi il se mit à causer avec lui et à l'interroger.

Ce fut avec stupeur qu'il constata sa complète ignorance des choses les plus élémentaires de la religion et, le soir même, il commençait son éducation chrétienne en lui apprenant à faire le signe de la croix.

L'œuvre salésienne avait pris naissance, et cela se passait le beau jour de la fête de l'Immaculée Conception de la Ste Vierge, le huit décembre 1841.

Ô Reine du Ciel ! Que de grâces n'avez vous pas accordées depuis à Don Bosco et à ses enfants !

Remarquons que le premier enfant que la Providence conduisit à Don Bosco fut rudoyé sous ses yeux. Aussi tout d'abord fut-il invinciblement pénétré de cette conviction : que, partout et toujours, l'enfant doit être traité avec une extrême douceur.

Cette douceur exquise, cette tendresse même, sont devenues comme le cachet et l'essence de la Société Salésienne.

Le catéchisme qu'on faisait à Garelli attira bientôt quelques-uns de ses camarades. C'étaient, pour la plupart, des apprentis maçons engagés dès leur bas âge à des maîtres qui n'en avaient guère souci. Or il est à noter qu'à partir de ce moment, aucun de ces enfants ne fut victime d'un de ces accidents si fréquents dans leur rude et périlleuse profession. Au commencement de 1842, Don Bosco se trouvait à la tête d'une centaine d'enfants et de jeunes gens, auxquels il enseignait les principes de la religion. Il les réunissait le plus souvent possible et les conduisait aux offices. Il réussit même, non sans efforts, à former un groupe de chanteurs qui donna beaucoup d'attrait aux réunions. Quand il le pouvait, il ne manquait pas de leur procurer quelques petites douceurs matérielles. Il allait aussi les visiter dans leurs chantiers et, lorsqu'ils étaient sans place, il se mettait en campagne jusqu'à ce qu'il leur eût trouvé un bon patron.

L'institut de Saint-François d'Assise et sa modeste chapelle, attenant à la sacristie, furent le premier asile offert à ces enfants. Dès le début, Don Bosco donna à cette réunion le nom d'Oratoire, indiquant bien que la prière était la seule puissance sur laquelle il comptât. Dès le début aussi, il se mit, lui et les siens, sous la protection immédiate de la Sainte Vierge.

 

En 1844, Don Bosco ayant terminé son temps d'études à l'institut de Saint-François d'Assise, dut s'appliquer à quelque partie déterminée du ministère. Mais alors, comme toujours, il voulut faire abnégation de sa propre volonté, et il confia cette décision importante à M. l'abbé Cafasso, son directeur, qu'il considéra comme l'interprète de la volonté divine à son endroit.

Son penchant intime l'incitait bien à s'occuper de plus en plus de ces enfants, qu'il aimait d'un tendre amour ; mais avec un détachement qu'on ne saurait trop admirer, il voulut aller là où le bon Dieu l'enverrait.

Après avoir beaucoup réfléchi et prié, l'abbé Cafasso lui désigna les fonctions de directeur du petit hospice de Sainte-Philomène. Il devait aussi s'occuper d'un Refuge, sis dans une maison voisine, et où la marquise Barolo avait réuni un certain nombre de jeunes filles.

Cette nouvelle position paraissait tout d'abord incompatible avec le développement du petit Oratoire ; mais, en réalité, elle lui fut très favorable.

L'abbé Borel, d'origine française, était alors directeur du Refuge. Don Bosco trouva en lui le meilleur des amis, et un aide précieux pour l'œuvre des enfants. Dès que ces deux prêtres se trouvèrent réunis, il leur sembla qu'ils s'étaient toujours connus ; ils s'aimèrent et se mirent résolument à l'ouvrage, comme de vieux compagnons.

La petite chambre attribuée à Don Bosco au Refuge devint le lieu de réunion des enfants, dont le nombre ne tarda pas à dépasser deux cents. Le local était absolument insuffisant ; l'escalier, les corridors devaient recevoir le trop-plein, et l'on peut s'imaginer dans quel état de bouleversement était mise la cellule du pauvre Don Bosco. Mais, chose plus grave, il ne pouvait suffire, même avec l'aide de l'abbé Borel, à les confesser tous, la veille de certaines fêtes.

Dans cette extrémité, on s'adressa à Monseigneur l'archevêque Franzoni, qui approuva l'œuvre et la bénit. Sous cette haute recommandation, la marquise Barolo s'empressa de disposer, dans l'hospice, deux chambres dont on fit, tant bien que mal, une chapelle.

C'est le huit décembre 1844, le jour de l'Immaculée Conception, que Don Bosco y dit pour la première fois la messe, entouré de ses enfants. L'œuvre marchait ; l'action de la divine Providence était visible. C'est alors que Don Bosco mit son Oratoire sous le vocable de Saint-François de Sales.

Il fut guidé dans ce choix par plusieurs circonstances, l'une matérielle : la marquise Barolo avait eu l'intention de fonder une Congrégation de prêtres sous ce titre ; elle lui avait destiné précisément le local dont elle venait de disposer pour l'oratoire, et, dans cette prévision, elle avait fait peindre, à l'entrée, un portrait de saint François de Sales. En second lieu, Don Bosco avait depuis longtemps reconnu que l'inaltérable douceur et l'exquise mansuétude de saint François de Sales était le meilleur moyen de pénétrer jusqu'au cœur des enfants. D'un autre côté, quelques hérésies se glissaient sournoisement dans la ville de Turin et menaçaient de troubler les esprits.

 

L'œuvre devint donc l'Oratoire de Saint François de Sales, et voilà comment la famille de Don Bosco porte le nom de Salésienne.

Mais toute fondation, pour s'appuyer sur des bases solides, doit passer par l'épreuve, et même la persécution, parce que le chemin de la Croix est le seul qui mène à la vérité et à la vie.

Ces épreuves, ces persécutions deviennent d'autant plus pénibles et douloureuses qu'elles sont parfois suscitées par des gens de bien, et même par de vrais chrétiens. Hélas ! Les amis les plus sûrs peuvent n'être pas sans défaillance ! C'est l'éternelle histoire de saint Pierre reniant son maître. Nous allons voir comment se manifesta l'opposition des hommes, et comment Don Bosco traversa ces moments difficiles.

L'Oratoire de Saint-François de Sales commençait à prendre bonne tournure. Le catéchisme, le chant des cantiques, des instructions entremêlées d'exemples frappants et de récits intéressants, sans oublier des jeux variés, voilà qui remplissait bien les réunions. En outre, Don Bosco avait institué des écoles du soir, bientôt fréquentées par de nombreux adultes. Ils y recevaient, après leur journée de travail, une instruction élémentaire bien précieuse pour eux.

Mais, à ce moment, la marquise Barolo réclame le local qu'elle avait prêté, et qu'elle voulait affecter à une autre destination (juillet 1845).

Don Bosco, avec l'aide de Monseigneur l'archevêque, obtint de la Municipalité l'usage de l'église Saint-Martin.

Ce local n'était guère propice : on ne pouvait célébrer la sainte messe dans l'église, abandonnée depuis longtemps, et il n'y avait d'autre lieu de récréation qu'une petite place publique devant cette église.

Néanmoins, l'Oratoire se transporta au lieu désigné, et il faut conserver les paroles mémorables que le Révérend abbé Borel prononça dans cette circonstance : « Mes enfants, les choux ne peuvent faire grosse et belle tête que si on les transplante ; c'est donc pour notre bien que nous sommes transplantés ici. »

Ce bien n'était pas très apparent, mais on acceptait gaiement la mauvaise fortune.

 

On peut imaginer quel bruit devaient faire trois cents enfants, prenant leurs ébats ? Aussi les habitants des maisons qui donnaient sur la place, devenue le lieu de récréation, ne tardèrent pas être importunés de ce tapage inusité. Ils portèrent plainte, et le Syndic de la ville signifia à Don Bosco qu'il eût à se pourvoir d'un autre emplacement.

Cependant la municipalité était loin d'être hostile à cette œuvre ; elle voyait même avec intérêt l'établissement des classes du soir. Aussi ne fit-elle aucune difficulté d'accorder l'église de Saint-Pierre-ès-Liens.

À cette église, très appropriée aux cérémonies du culte, était attenante une vaste cour, tout à fait convenable pour la récréation des enfants ; enfin un grand vestibule pouvait servir de salle d'études : tout paraissait pour le mieux.

Hélas ! Dès le lendemain, le recteur qui habitait la cure, troublé par le bruit qu'avaient fait les enfants, et effrayé de voir compromise la tranquillité dont il jouissait dans cette retraite, porta une plainte si accentuée que la permission donnée fut aussitôt retirée.

Se réunir dans la cellule de Don Bosco était une impossibilité matérielle. Pendant deux mois l'Oratoire dut fonctionner en plein air.

Le dimanche et les jours de fête, les enfants, en grand nombre, se groupaient, dès le matin, autour de Don Bosco, nouveau Moïse, qui conduisait son petit peuple dans quelqu'une des églises de la banlieue, où il leur disait la messe. Chacun avait apporté quelques menues provisions. Certes les repas n'avaient pas trois services, et l'on ne faisait pas trois repas par jour ; mais l'appétit était incomparable. Après un déjeuner sommaire, il y avait catéchisme en plein air, puis instruction. La promenade, terminait la journée, et, le soir, l'on rentrait en ville au, chant des cantiques, en attendant la terre promise sous la forme d'un abri quelconque.

Cette existence, pleine de poésie à un certain point de vue, ne devenait plus possible à l'approche de la mauvaise saison. Au commencement de l'hiver, Don Bosco dut louer trois chambres dans la maison Moretta, située presque en face du lieu où est maintenant le sanctuaire de Notre-Dame Auxiliatrice.

Mais le moment de la tranquillité n'était pas encore venu, et les tracasseries allaient se succéder sans relâche.

Ce fut d'abord le marquis de Cavour, alors Vicaire, c'est-à-dire chef de la police municipale de Turin, qui affecta de voir, dans ces inoffensives réunions, un but politique et un danger pour l'État. Il voulut les faire supprimer, et il fallut toute l'énergie de Don Bosco pour écarter ces sérieuses difficultés.

Le clergé de Turin se mit lui-même de la partie. Il s'émut de voir une œuvre s'élever sans sa participation, et les curés prétendirent même que leurs églises allaient devenir désertes.

La réponse était bien simple : presque tous ces enfants étaient étrangers à la ville ; la plupart n'avaient ni feu ni lieu, et par conséquent ne faisaient partie d'aucune paroisse. Était-ce donc un mal que de les arracher aux dangers de la rue, et ne faisait-on pas ainsi de précieuses recrues pour les églises ?

Ce malentendu finit par s'arranger.

Mais alors il arriva que les locataires de la maison Moretta, où l'on se réunissait, se plaignirent avec tant d'insistance du bruit que faisaient les enfants et du dérangement qui en résultait pour eux, que le propriétaire donna brusquement congé ; et voilà l'œuvre encore une fois sur le pavé.

 

C'était au printemps de 1846 ; la saison était belle. – Le bon Dieu, pensa Don Bosco, ne traitera pas plus mal mes pauvres enfants qu'il ne traite ses petits oiseaux. Ne pouvant trouver une maison, il loua un pré.

Cette fois l'installation de l'Oratoire était tellement primitive qu'on ne pouvait s'empêcher de songer à Notre-Seigneur, parcourant les bourgades de la Judée, suivi de ses disciples et de la foule du peuple, et n'ayant pour abri que la voûte étoilée.

Le dimanche, les enfants venaient de bonne heure. Ils commençaient la journée en se confessant à leur père ; et vraiment le mode de confession usité dans la famille salésienne rappelle bien, par sa simplicité touchante, les rapports du père au fils. Le prêtre, assis, passe un de ses bras autour du cou du pénitent agenouillé à ses pieds, et il le tient, pour ainsi dire, appuyé sur son cœur. Que l'aveu des fautes devient ainsi doux et facile !

Le siège de Don Bosco était un petit tertre de gazon. Faute de cloche, on avait imaginé de réunir le jeune bataillon au moyen d'un tambour et d'une trompette, sortis on ne sait d'où, et qui eussent fait la joie d'un amateur d'antiquités. Tout le reste de l'installation était à l'avenant. Mais que de bien se fit dans cet humble asile ! Quelles délicieuses et touchantes allocutions savaient pénétrer jusqu'au cœur des enfants ! Quelles naïves et ferventes prières montaient au ciel !

Les enfants étaient conduits à une église voisine pour entendre la messe. Puis ils allaient déjeuner, – comme ils le pouvaient – et ils revenaient passer leur journée dans cet aimable pré du Valdocco où des jeux fort animés alternaient heureusement avec les instructions et les exercices spirituels.

Hélas ! Ce malheureux pré lui-même devait bientôt échapper à Don Bosco. Les propriétaires prétendirent que le piétinement des enfants détruisait jusqu'aux racines de l'herbe, et ils lui signifièrent son renvoi.

Et pour que l'inanité de l'appui qui vient des hommes fût bien constatée, Don Bosco perdit, à ce moment, sa position de directeur de l'institution de la marquise Barolo, et les émoluments attachés à cette place, qui étaient à peu près son unique ressource.

Dans cette occurrence, ses amis et le Révérend abbé Borel lui-même, l'engagèrent à renoncer à son patronage d'enfants :

— Ne gardez, lui dirent-ils, qu'une vingtaine des plus petits, et renvoyez les autres. Vous ne pouvez faire l'impossible, et la divine Providence elle-même paraît vous indiquer clairement qu’elle ne veut pas votre œuvre.

— La Divine Providence ! répondit Don Bosco qui leva les mains au ciel et dont les yeux brillèrent d'un éclat surprenant, elle m'a envoyé ces enfants et je n'en repousserai jamais un seul, croyez-le bien. J'ai l'invincible certitude qu'elle me fournira tout ce qui leur est nécessaire, et, puisqu'on ne veut pas me louer un local, j'en bâtirai un avec l'aide de Marie Auxiliatrice. Nous aurons de vastes bâtiments capables de recevoir autant d'enfants qu'il en viendra ; nous aurons des ateliers de tout genre, pour qu'ils apprennent un métier selon leur goût, des cours et des jardins pour les récréations ; enfin nous aurons une belle église et des prêtres nombreux qui instruiront les enfants, et prendront un soin spécial de ceux chez lesquels se manifestera la vocation religieuse.

C'est à ce moment que Don Bosco passa pour avoir perdu quelque peu la raison. On le regarda comme un pauvre fou digne de pitié. On était confirmé dans cette idée par les détails minutieux qu'il donnait volontiers sur le futur Oratoire, dont le plan existait évidemment dans sa tête. Il faisait la description de l'église, des ateliers, des dortoirs, des classes, des cours et des jardins, le tout conçu dans des proportions si vastes et si peu en rapport avec ses ressources, que le dérangement de son esprit ne paraissait pas douteux.

 

Le vide se fit peu à peu autour de lui ; les amis dont l'attachement paraissait le plus solide le délaissèrent.

Et même cette croyance en sa folie s'accentua tellement qu'on voulut l'enfermer dans une maison de santé.

Nous dirons ce qu'il advint de cette tentative, et comment elle tourna à la confusion de ceux qui en avaient eu l'idée.

 

(1) Le qualificatif Don est attribué, en Italie ; à tous les prêtres. On ne saurait par conséquent admettre l'orthographe Dom qui rappelle une idée toute différente, et s'applique seulement à certains religieux, comme les Bénédictins, les Chartreux, les Trappistes etc.