CHAPITRE XVII

RETOUR D'EGYPTE A NAZARETH.

Après six ans d'exil en Egypte, le Père éternel ordonna expressément au Verbe incarné de retourner h Nazareth. Sa mère qui priait à côté de son fils, le vit dans son coeur se conformer à la divine volonté; l'ange dans le même temps avertit saint Joseph du départ, comme le rapporte l'évangéliste. Après avoir tout réglé entre eux, ils distribuèrent aux pauvres les ustensiles de leur maison qui étaient peu nombreux, et cette aumône se fit par l'entremise du divin enfant, qui avait coutume de faire aussi les autres petites aumônes. Ils partirent d'Héliopolis, accompagnés encore des saints anges, à travers ces mêmes déserts où ils étaient passés sept ans. auparavant. La sainte Vierge était sur la pauvre monture avec l'enfant sur les bras, saint Joseph marchait devant sa sainte épouse, il se soulageait dans ses peines, tantôt en priant, tantôt par des saints entretiens avec la divine mère, ou bien en contemplant le divin enfant et en lui chantant quelques saints cantiques. Ils épuisèrent en quelques jours la petite provision qu'ils avaient prise, mais le fils multipliait le pain et ordonnait aux anges de les secourir dans cette nécessité. Après les souffrances de ce long et pénible voyage ils arrivèrent aux confins de la Palestine ou le saint époux apprit que le cruel Hérode était déjà mort et qu'Archélaüs son fils régnait en Judée. Il jugea bon de faire un détour et de traverser le pays de la tribu de Dan et d'Issachar dans la partie inférieure de la Galilée, ils suivirent la côte de la Méditerranée laissant à main droite Jérusalem et arrivèrent enfin à Nazareth. Ils rendirent des actions de grâces à Dieu, et saint Joseph chercha aussitôt la sainte femme leur ancienne voisine, à qui ils avaient confié leur maison de Nazareth. En entrant dans la maison, la sainte Vierge se prosterna à terre et remercia de nouveau le Très-Haut de les avoir délivrés des mains d'Hérode. Elle mit en. ordre les choses de la maison et se livra à ses occupations ordinaires, suivant son règlement de vie.

Le Seigneur voulant que sa sainte mère fut un exemplaire de toutes les vertus, quoique pure créature, s'appliqua avec un soin tout spécial à la perfectionner, pendant les vingt-trois années qu'il passa avec elle dans cette sainte maison. Pour l'éprouver dans la grandeur du saint amour et dans l'exercice de toutes les plus héroïques vertus, il la priva de la vue intérieure de son intérieur qui lui donnait une consolation inexprimable. Il commença à agir envers elle avec une plus grande gravité, il lui parlait rarement et se retirait souvent à l'écart. La tendre Vierge mère, ne connaissant pas le motif de cette manière d'agir, avait recours à sa profonde humilité, elle s'estimait indigne de cette faveur, et elle s'affligeait moins d'avoir perdu la vue de son Seigneur, qu'elle n'éprouvait de peine dans la crainte de l'avoir dégoûté par son ingratitude. Jésus ressentait vivement les afflictions de sa chère mère, mais il ne voulut jamais lui en témoigner extérieurement quelque compassion. Quelquefois lorsque sa mère l'appelait pour prendre la nourriture nécessaire à l'entretien de sa vie, il n'accourait pas aussitôt comme auparavant, ensuite il arrivait et ne la regardait point. Il ne disait pas un seul mot, mais dans cette manière d'agir extérieurement si sévère, il éprouvait une joie intérieure inexprimable, en voyant une si inébranlable et si grande vertu dans une pure créature. Il montrait encore un plus grand sérieux lorsqu'elle le conduisait pour dormir, car tandis qu'elle lui demandait pardon à genoux de son peu de zèle et de soin envers lui dans ce jour, il ne répondait rien à ces humble paroles, quoiqu'il la vit toute baignée de larmes, mais il lui commandait de se retirer. Cette dure et cruelle épreuve qui faisait éprouver à sa tendre et bonne mère une souveraine douleur et à Jésus une grande complaisance à la vue de la grandeur de l'amour divin de sa mère, dura plusieurs jours. Enfin après trente jours de ce douloureux martyre, elle vint se prosterner à ses pieds et le supplia instamment avec larmes de lui découvrir, si elle avait bus quelque négligence à le servir, mais de ne pas continuer plus longtemps de la priver de la douce correspondance de son amour. Le Seigneur alors lui dit : Levez-vous, ma mère. A ces amoureuses paroles, la tendre mère accablée de douleur se sentit renaître, elle fut aussitôt transformée et élevée à une extase très-sublime, où toute sa tristesse se changea en un doux contentement intérieur de l'âme. Mais à cette affliction il en succéda bientôt une autre.

La loi de Moyse ordonnait que trois fois dans l'année les Israélites iraient à Jérusalem adorer Dieu dans son temple. Cette loi à la vérité n'obligeait pas les femmes, néanmoins on avait résolu que saint Joseph irait seul pendant deux fois, mais qu'à la troisième la sainte Vierge y viendrait avec son Fils. Ce voyage était de plusieurs milles, Jésus malgré cela voulut toujours le faire à pied, quoiqu'il souffrit beaucoup dans cet âge si tendre. La première fois seulement il permit qu'on le prît quelque fois sur le bras, tantôt sa mère et tantôt saint .Joseph, et qu'on lui fit faire ainsi un péu de chemin. Le soir dans les hôtelleries et dans le chemin il ne quittait jamais les côtés de sa mère, enfin qu'elle pût toujours le considérer et l'imiter exactement dans ses actions. Ils firent un de ces voyages lorsque Jésus avait déjà douze ans, et ce fut pour la grande fête des Azymes, qui durait sept jours entiers. Le dernier jour de cette solennité, ils se mirent en marche pour retourner à Nazareth et le Seigneur mit à profit cette, occasion pour se séparer de ses parents. Pour exécuter son dessein, il se prévalut de l'usage et de la coutume des juifs qui, étant en très grand nombre, se divisaient en divers groupes, les femmes marchant séparées des hommes pour la plus grande décence. Les enfants qui étaient venus à la fête pouvaient se trouver dans la compagnie ou du père ou de la mère, c'est pourquoi saint Joseph put penser que Jésus était avec sa mère, et la sainte vierge qu'il était avec saint Joseph. Cependant la pensée de la sainte vierge fut détournée du Seigneur par une très-haute contemplation, revenue ensuite à elle-même et ne voyant pas Jésus auprès d'elle, elle pensa qu'il était avec saint Joseph. Le divin enfant se sépara d'eux en sortant de la porte de la ville ou la foule était très grande. Ils marchèrent un jour entier, mais toujours dans ce même ordre, les femmes avec les femmes et les hommes ensemble. Enfin lorsque la foule se divisait par divers chemins et que chacun se réunissait avec ceux de sa famille aux endroits désignés, la sainte vierge et saint Joseph se retrouvèrent et en ne voyant. pas le saint enfant, ils restèrent muets et confondus de douleur sans pouvoir se parler; enfin ayant repris un peu de force, ils résolurent de revenir sur le chemin qu'ils. avaient fait dans ce jour afin de le chercher, en proie tous les deux à une douleur inexprimable, et s'accusant chacun. de sa propre négligence. La sainte vierge en demanda des nouvelles à ses anges, qui ne lui en donnèrent point. Les époux affligés soupçonnèrent qu'Archelaüs ayant eu connaissance de l'enfant l'avait fait arrêter, ou qu'il s'était enfui de lui-même pour quelque faute de leur part. Ils continuèrent dans ces affligeantes pensées à le chercher en pleurant, sans pouvoir prendre aucune espèce de repos ni de nourriture. Ils le cherchèrent chez leurs amis et leurs. connaissances dans Jérusalem, mais personne ne leur en donna des nouvelles. Étant sortis de nouveau de la ville, ils résolurent d'aller le chercher auprès de saint Jean-Baptiste dans le désert, mais ils en furent détournés par les anges. Le troisième jour, ils voulaient aller à Bethléem pour voir s'il n'était pas allé visiter la sainte grotte, mais ils en furent encore dissuadés par les anges. Ils retournèrent à Jérusalem et en cherchant dans les rues, ils donnèrent le signalement, pour le reconnaître, de ses cheveux, de son visage , de sa taille et de ses habits,. Une femme leur répondit qu'un enfant semblable était venu demander l'aumône à sa porte, et en la lui donnant elle avait ressenti une tendre compassion dans son coeur, de voir un enfant si gracieux et si aimable, sans personne qui en prit soin. Sur ces paroles, la mère affligée se dirigea avec saint Joseph vers l'hospice des pauvres, et elle apprit encore là, qu'un enfant semblable à celui qu'elle décrivait, était venu consoler les pauvres, mais qu'il était parti et on ne savait pour quel lieu. Alors la vierge affligée eut la pensée avec son époux qu'il était au temple, et ayant interrogé ses anges gardiens ils lui répondirent de l'y chercher. Ils se dirigèrent vers le temple et y arrivèrent lorsque la dispute des rabbins et des scribes de la loi, à laquelle Jésus avait pris part, était sur le point d'être terminée; ils entendirent seulement les dernières raisons données par le saint enfant pour prouver la venue du Messie, qui était le sujet de la discussion. La sainte vierge, ravie de joie d'avoir retrouvé son trésor, s'approcha de son fils, et en présence de tous les assistants lui dit les paroles rapportées par saint Luc: Filii quid fecisti nobis sic? ecce pater tuus et ego dolentes quaerebamus te. Jésus fit à ses paroles la réponse rapportée aussi par saint Luc. Ils sortirent du temple et se dirigèrent vers Nazareth; aussitôt que la sainte vierge fut dans un lieu solitaire, elle fit ce qu'elle n'avait pas osé faire au temple en présence de la multitude, c'est-à-dire, se jeter selon sa coutume aux pieds de jésus et lui demander sa bénédiction. Il la consola par de douces paroles et lui fit connaître plus parfaitement qu'il ne l'avait jamais fait tous les mystères de son coeur et les fins élevées pour lesquelles il avait agi ainsi.

L'évangéliste n'a écrit autre chose des dix-huit années que Jésus demeura à Nazareth, sinon qu'il était soumis à ses parents, et erat subditus illis; c'est que les choses qu'il y fit furent si divines et si élevées qu'aucune intelligence humaine ne peut les comprendre. Notre grande reine reçut en ce lieu la connaissance de tous les mystères, des rites et des cérémonies de la sainte Eglise ; . elle connut la fausseté des hérésies, les erreurs des gentils et tous les évènements de la loi évangélique. Elle comprit la doctrine des quatre évangiles qui devaient être écrits, avec tous les mystères qu'ils contenaient, et cela avec une telle clarté et une telle profondeur qu'il est impossible à la langue humaine de l'exprimer.

Dans une vision de la divinité, elle reconnut que Dieu la voulait pour maîtresse de la nouvelle loi de grâce, et elle reçut les lumières qui étaient nécessaires pour une oeuvre de cette importance. Le Seigneur employa trois ans pour instruire sa mère d'une manière parfaite, et chaque jour il lui faisait trois instructions, Il opérait aussi par la force du saint amour, et il ne s'écoula pas un instant, où il n'ajoutât des grâces aux grâces reçues, des dons à ses dons, une nouvelle sainteté à sa sainteté, des faveurs aux faveurs déjà accordées. Entre autres choses, non-seulement elle connut qu'il y aurait le saint sacrement de l'autel, mais elle sut qu'il serait établi avant sa mort et qu'elle le recevrait plusieurs fois. Dans cette connaissance elle s'abaissa dans son néant et rendit à Dieu de vives et sincères actions de grâces, dès ce moment elle commença à offrir toutes ses pensées et toutes ses actions pour se préparer à recevoir dans la suite la très-sainte communion. Pendant le grand nombre d'années qui s'écoulèrent jusqu'à l'institution de la sainte Eucharistie, elle n'interrompit jamais cette préparation, et elle eut toujours présente à sa pensée ce mystère ineffable. Ces merveilles s'accomplirent ordinairement dans l'humble oratoire, que notre reine avait dans sa pauvre maison. Jésus s'y entretenait longuement avec sa mère de profonds mystères, ils y priaient ensemble, tantôt à genoux, tantôt en forme de croix, quelquefois ils étaient soulevés de terre, et en l'air aussi ils étaient en forme de croix. Il lui parlait quelquefois comme un maître, d'autres fois comme un fils, tantôt il était transfiguré dans son corps, comme plus tard sur le Thabor, tantôt il était comme dans sa, passion et avait des sueurs de sang.

La Vierge mère, au milieu de ces divins enseignements et de ces saints exercices, atteignit sa trente-troisième année. C'est l'âge où le corps humain a toute sa perfection naturelle et où il commence à décliner, mais dans Marie on n'y vit jamais aucun changement, et son admirable complexion ne s'altéra ni ne changea point, elle se conserva jusqu'à soixante-dix ans dans le même état qu'elle était à l'âge de trente-trois ans. Le Seigneur lui accorda ce privilège, afin qu'elle restât toujours semblable à la sainte humanité de son fils, quant à l'état de sa plus grande perfection, c'est-à-dire de trente-trois ans. La même faveur ne fut pas accordée à saint Joseph, aussi la sainte Vierge voyant le changement opéré dans son époux, lui parla un jour et le pria de cesser le pénible métier avec lequel il gagnait pour vivre lui-même et sa famille, parce qu'elle travaillerait à sa place et gagnerait par les ouvrages de ses mains ce qui était nécessaire à l'entretien de la maison. Le saint patriarche opposa de grandes difficultés pour ne pas céder à la proposition de sa sainte épouse, mais enfin il s'y soumit. Ils distribuèrent aux pauvres les outils de son métier, parce qu'ils ne voulaient rien de superflu dans la maison, et saint Joseph s'occupa entièrement à la contemplation du grand mystère dont il avait reçu le dépôt et à la pratique des saintes Vertus. La sainte Vierge procurait par son travail tout ce qui était nécessaire, sans jamais sortir de sa retraite, car quelques dévotes femmes voisines, qui, l'aimaient à cause de. ses vertus lui procuraient de l'ouvrage pour gagner l'entretien de sa famille. Un grand gain n'était pas nécessaire parce que leur nourriture ordinaire était très-frugale; le divin fils ni la mère ne mangeaient jamais de la viande, mais seulement des poissons, des fruits, des herbes et encore même avec une grande sobriété. Elle accordait très-peu de temps au repos et elle employait plusieurs heures de la nuit au travail des mains, car Dieu le lui avait permis, maintenant plus qu'en Egypte. Lorsque tout cela ne suffisait pour traiter d'une manière convenable le vieux saint Joseph qui avait besoin de plusieurs choses, Dieu y pourvoyait par miracle, tantôt en multipliant le peu qu'ils avaient; tantôt en faisant apporter ce qui manquait par les anges gardiens de la Vierge mère.