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SEIZIEME DEGRE
De l'Avarice et de la Pauvreté

1. La plupart des auteurs recommandables par leur science, après avoir parlé, ainsi que nous venons de le faire, de la chair comme d'un tyran furieux, nous entretiennent de l'avarice, qui est un démon monstrueux et rempli de têtes. C'est donc pour ne pas troubler l'ordre qu'ont suivi ces hommes pleins de sagesse, que nous suivrons la règle qu'ils nous ont tracée. Nous dirons donc, mais en peu de mots, ce qui regarde cette cruelle passion, et nous traiterons de même des remèdes capables de nous en guérir ou de nous en préserver.
2. L'avarice est une véritable idolâtrie; c'est la fille de l'incrédulité. Pour contenter son avidité, elle se sert du prétexte spécieux des maladies et des besoins du corps; c'est pour cela qu'elle ne cesse de menacer la vieillesse de mille nécessités différentes, qu'elle annonce et fait craindre des sécheresses et qu'elle prédit des famines.
3. Un avare blâme et viole les préceptes de l'Évangile. Celui qui est possédé de l'amour de Dieu, n'est pas dévoré par le désir passionné des richesses, mais s'en sert pour faire d'abondantes aumônes. Il se trompe et veut tromper les autres, celui qui ose dire qu'il aime Dieu et les biens de la terre; car il n'aime pas Dieu. Il est dans la même erreur, celui qui prétend posséder Dieu et l'argent : il ne possède ni l'un ni l'autre.
4. Celui qui pleure ses péchés, a même renoncé à son propre corps et ne l'épargne pas, lorsqu'il croit qu'il lui est nécessaire de le faire.
5. Ne dis pas que vous n'aimez et que vous ne recherchez les richesses qu'afin de pouvoir secourir les indigents. Rappelez-vous qu'une pauvre veuve avec deux petites pièces de monnaie a conquis le royaume des cieux.
6. Deux hommes se rencontrèrent un jour; c'étaient un avare et un hospitalier. L'avare se mit de suite à faire des reproches à celui qui répandait d'abondantes largesses dans le sein des pauvres; il l'accusa de n'avoir ni sagesse ni discrétion.
7. Mais celui-ci, qui avait généreusement triomphé de la cupidité, ne pouvait-il pas répondre que quiconque a vaincu cette passion, a coupé la racine à toutes les inquiétudes de la vie, et que celui qui en est esclave, ne peut jamais présenter à Dieu des mains pures et innocentes, ni Lui offrir le parfum odoriférant de la prière ?
8. L'avarice commence dans un prétexte de lÕaumône; mais a-t-on ramassées, s'est-on fait un trésor d'or et d'argent, la cupidité fait détester les pauvres. Voyez combien sont grandes et vives la sensibilité et la compassion pour les indigents dans le coeur d'un avare, tandis qu'il travaille à devenir riche; mais voyez aussi combien il est devenu dur et insensible à leur égard, depuis qu'il est dans l'abondance.
9. J'ai vu des pauvres des biens de la fortune, mais qui étaient très riches des biens de la grâce, oublier entièrement leur pauvreté temporelle en vivant au milieu des personnes qui étaient elles-mêmes pauvres, mais seulement par affection et par volonté.
10. Le moine qui a le malheur d'aimer l'argent, n'est jamais oisif; car sa passion lui rappelle sans cesse ces paroles dont il abuse : Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger (2 Th 3,10); et ces autres paroles : Mes mains ont suffi pour me procurer et à ceux qui vivent avec moi, les choses qui nous étaient nécessaires. (Ac 20,34).
11. La pauvreté religieuse est un désaveu formel de tous les soins de la vie et un affranchissement de toutes les inquiétudes temporelles; c'est une voyageuse débarrassée de tout embarras, une observatrice scrupuleuse des préceptes du Seigneur; c'est une heureuse délivrance de toute sorte de chagrins et de peines.
12. Le moine pauvre, est maître de l'univers entier, parce qu'il place tous ses soins et toutes ses inquiétudes dans le sein de la Providence, et que par la confiance ferme et entière qu'il a dans le Seigneur, il rend tous les hommes ses sujets et ses serviteurs. Ce ne sera donc point aux hommes qu'il s'adressera dans ses nécessités et dans ses besoins, et les secours qu'il en recevra, il pensera ne les tenir que de la main du Seigneur.
13. Il est l'heureux enfant de la paix et de la tranquillité du coeur; car il est libre de toute affection déréglée. Dans sa retraite il ne donne pas une plus grande attention aux choses présentes qu'à celles qui sont absentes, à celles qui sont, qu'à celles qui n'existent pas, et tout dans ce monde lui parait être boue et fumier. Celui qui s'attriste et s'afflige en se voyant dans quelque besoin, n'est pas pauvre de cette pauvreté qui, seule, est la véritable.
14. Le vrai pauvre offre sans cesse à Dieu des prières pures et sincères, et l'avare souille les siennes par la pensée et le désir des biens temporels qu'il regarde comme des idoles.
15. Ceux qui ont le bonheur de vivre dans un monastère, doivent être exempts de toute cupidité; car comment oseraient-ils posséder quelque chose en propre, puisque, par lÕobéissance dont ils ont fait profession, leurs corps mêmes ne sont pas en leur disposition ? Le seul préjudice que pourrait leur porter cette pauvreté si parfaite, serait de les rendre trop propres à changer de lieu et de demeure sans la moindre difficulté; car j'en ai vu que les choses qu'ils possédaient dans un endroit, les y fixaient et les y attachaient.
16. Ils sont bien plus avancés dans les voies de la perfection, ceux qui, pour l'amour de Dieu sont pèlerins, que ceux qui n'y demeurent que par affection pour certaines choses qu'ils y possèdent.
17. LorsquÕon a le bonheur de savourer les douceurs et les délices que procurent les biens du ciel, on se dégoûte bien vite et bien facilement des fausses douceurs des biens de la terre; mais, hélas! par un principe contraire, on donne promptement les affections de son coeur aux richesses temporelles, on les possède avec bien du plaisir, quand on n'a jamais goûté les saintes voluptés des richesses spirituelles.
18. Celui qui est pauvre malgré lui est doublement malheureux; car il ne jouit pas des biens de la vie présente, et par le mauvais usage qu'il fait de sa pauvreté, il se prive des biens de la vie future.
19. Prenons bien garde, ô nous tous qui avons fait profession de la vie religieuse, de devenir inférieurs aux oiseaux, ces animaux ne pensent pas au lendemain et ne ramassent rien pour le temps qui doit, venir. (cf. Mt 6,26).
20. Qu'il est grand aux yeux du Seigneur, celui qui , pour son amour, renonce généreusement à tout ce qu'il possède ! et qu'il est dans de saintes dispositions, celui qui se dépouille même de sa propre volonté ! L'un, pour prix de sa générosité, recevra le centuple, soit en ce monde par des biens temporels, soit dans l'autre par des dons et des grâces célestes; et l'autre possédera la vie éternelle.
21. Les vagues et les tempêtes ne cessent d'agiter et de tourmenter la mer, et la tristesse et la colère troublent et harcèlent l'avare sans aucune interruption.
22. Celui qui n'a que du mépris et de l'indifférence pour les biens de la terre, n'est point exposé aux procès, ni aux chagrins qu'ils entraînent après eux; tandis que celui qui est esclave de la cupidité, plaidera toute sa vie pour une misérable aiguille.
23. Une foi inébranlable préserve de toute sorte d'inquiétudes; la pensée de la mort porte à renoncer à son propre corps.
24. Job sur son fumier ne donna aucune marque ni aucun signe qu'il fut possédé par quelque affection de cupidité, aussi réduit à la dernière extrémité, conserva-t-il son âme dans une paix et une tranquillité parfaites.
25. Oh! que c'est avec raison qu'on dit que l'avarice est la racine de toute sorte de maux. Car c'est cette maudite passion qui engendre les haines, les larcins, les jalousies les scissions, les inimitiés, les haines, les disputes, les ressentiments, les actes de cruauté et de barbarie, et même les meurtres.
26. Or comme une petite étincelle est dans le cas de produire l'immense embrasement d'une forêt; de même une vertu, petite en apparence, est capable de faire disparaître tous les crimes dont nous venons de parler; et cette petite vertu, c'est la pauvreté , laquelle supprime et éteint tous les mauvais penchants de la cupidité. Ce qui produit en nous cette intéressante vertu, c'est d'abord l'habitude de penser à Dieu, ensuite le plaisir que nous éprouvons de marcher en sa Présence, enfin le souvenir du compte redoutable que nous aurons à Lui rendre.
27. Tous ceux qui ont lu avec attention ce que nous avons dit au quatorzième degré, de la gourmandise, mère de tous les maux imaginables, auront sans doute observé que cette infâme passion en rendant compte elle-même de la généalogie et du nombre de ses enfants, a mis au second rang l'insensibilité, qui rend le coeur aussi dur qu'un rocher. Si donc nous n'avons pas encore parlé de ce vice, c'est que l'avarice , qui est un dragon furieux et un culte idolâtrique de l'argent, nous a forcés à nous occuper d'elle. Je ne sais pas pourquoi nos pères ont placé l'avarice à la troisième place parmi les péchés capitaux. Je parlerai donc maintenant de l'insensibilité, qui tient le troisième rang dans la chaîne des péchés, mais qui est au second dans la généalogie que l'intempérance nous a faite de ses enfants. Après quoi, puisque nous avons dit quelque chose de l'avarice, nous passerons au sommeil, aux veilles, enfin à la crainte puérile : ces espèces de maladies spirituelles, attaquent surtout les novices. Nous terminerons ce degré, en disant que celui qui remporte cette seizième victoire, possède l'amour, s'est délivré des soins de la vie présente, a mérité une grande récompense dans le ciel, et marche sans aucun embarras temporel vers la céleste patrie.

DIX-SEPTIEME DEGRE
De l'insensibilité de l'âme, ou de l'endurcissement du coeur, qui est la mort de l'âme avant celle du corps.
1. L'insensibilité, et dans le corps et dans le coeur, est un assoupissement léthargique qui, par une longue durée de maladie grave et par la négligence avec laquelle on en a pris soin, finit assez ordinairement par une paralysie universelle.
2. C'est de cette manière que l'âme tombe dans la funeste insensibilité. Elle est donc une négligence coupable des devoirs, laquelle produit enfin une habitude invétérée de les omettre. C'est un mortel engourdissement du coeur produit par une folle présomption; c'est une chaîne lourde et pesante qui nous empêche de courir avec joie dans les voies de Dieu; c'est un breuvage funeste qui nous fait perdre la componction; elle est la porte de l'affreux désespoir, la mère de l'oubli de Dieu, lequel, après avoir été enfanté par elle, lui donne lui-même l'existence et la vertu d'effacer en nous tout sentiment de crainte de Dieu. 3. L'insensibilité n'est-ce pas à un philosophe insensé qui, en donnant des leçons aux autres, prononce sa propre condamnation; à un avocat qui parle contre sa propre cause; à un médecin aveugle qui, tout en faisant de longues et savantes dissertations sur les moyens de guérir un malade, ne cesse d'agrandir et d'envenimer ses plaies et d'augmenter son mal ? En effet on l'entend parler avec zèle et science de la maladie de son âme, et on ne le voit jamais s'abstenir des choses qui l'entretiennent; il demande à Dieu de l'en délivrer, et, par ses mauvaises habitudes dans lesquelles il ne cesse de tomber, il s'enfonce et s'engage plus avant dans l'abîme; s'indigne contre lui-même : eh ! le malheureux ! ne rougit plus des reproches amers qu'il se fait; il sait encore qu'il fait mal, il le dit même, et il ne prend pas les moyens de se corriger; il parle de la mort, et il vit comme s'il ne devait jamais mourir; il pousse de longs gémissements sur les suites terribles et inévitables de la mort, et il est tranquille, comme s'il n'avait rien à craindre et qu'il fût immortel ici bas; il traite des avantages précieux et des fruits salutaires de la mortification, et il n'hésite pas de se livrer sans scrupule aux excès et aux délices de la bonne chère; il lit souvent ce qui regarde le jugement dernier, et il est assez insensé pour n'en faire aucun cas, et même pour en plaisanter; il parcourt, en lisant, ce qui est écrit de la vaine gloire, et cette lecture même augmente ce vice dans son misérable coeur; il donne des louanges aux veilles, et lui-même se plonge dans les douceurs du sommeil; il relève avec éloquence la vertu et l'excellence de la prière, et cependant il l'a en horreur et ne se livre à ce saint exercice qu'avec une extrême répugnance et par force : elle fait son supplice et son tourment. Il loue et exalte l'obéissance, et il est le premier à désobéir; il prodigue les éloges les plus pompeux à ceux qui n'ont aucune affection pour les biens fragiles et périssables de ce monde, et il n'a pas honte de se fâcher et de se disputer pour un vil et méprisable chiffon; il se met en colère de s'être fâché, et il s'irrite et s'indigne de s'être mis en mauvaise humeur; et, quoiqu'il tombe et retombe sans cesse, l'insensé ! il ne s'aperçoit même pas de ses chutes. Il se repent de s'être livré aux excès de l'intempérance, et un moment après il ajoute de nouveaux excès aux premiers; il béatifie le silence, et afin de ne pas l'observer, il se livre à de longs discours sur les louanges qu'il mérite; il fait d'excellentes exhortations aux autres pour les porter à pratiquer la douceur, et lui-même s'indigne et s'irrite de sa propre indignation et de ses impatiences; un peu rendu à lui-même, on le voit gémir sur son état déplorable; et à peine s'est-il donné le moindre mouvement pour en sortir, qu'il retombe dans une léthargie plus profonde : il blâme et condamne sévèrement les ris et la joie, et lui-même en parlant de la pénitence, se met à rire d'une manière qui fait pitié et annonce la folie; il s'accuse devant les autres d'être coupable de vaine gloire, et dans cette accusation même, il cherche à contenter son orgueil et sa vanité; il ne cesse de recommander à ses frères de garder la modestie dans leurs regards, et de pratiquer la chasteté avec la plus scrupuleuse attention, et le misérable porte sans cesse, et dans de perverses intentions, les yeux sur des objets agréables et dangereux ! Le rencontre-t-on au milieu des gens du siècle ? il ne peut assez faire l'éloge de la vie religieuse et solitaire, et, dans sa stupide insensibilité, il ne comprend pas que ces louanges condamnent sa conduite; il accable d'honneur et de louanges ceux qui prennent soin des pauvres et qui répandent d'abondantes aumônes dans le sein de l'indigence et de la misère, et lui-même couvre les indigents et les pauvres d'injures, d'affronts et d'outrages. CÕest ainsi que ce pauvre malheureux s'accuse et se condamne en tout et partout, sans penser à rentrer en lui-même ! à rougir de son triste et funeste état, à se repentir de sa conduite et à se convertir : mais, hélas ! le dirai-je ? la chose lui est-elle possible ?
4. J'ai vu de ces malheureux qui, en entendant parler de la mort et du jugement terrible qui la suivra, étaient tout baignés de larmes, et qui cependant, dans cet état, se hâtaient d'aller se mettre à table; et, dans ma surprise et mon étonnement, je ne pouvais comprendre comment l'intempérance, quoique fortifiée par une longue habitude de vivre dans le langueur et l'insensibilité, fût assez forte et puissante pour résister à une douleur aussi vive et à la vertu des larmes aussi salutaires.
5. Cependant, malgré la faiblesse de mon esprit et de mon jugement, voici en peu de mots ce que je crois avoir découvert des ruses infernales qu'emploie et des plaies profondes que fait cette passion dure, furieuse, tyrannique, dangereuse et impertinente; car je ne peux pas ici m'étendre en dissertations longues et raisonnées, et je conjure celui qui, par le secours du ciel et par sa propre expérience, aurait trouvé le remède capable de guérir les âmes de cette maladie mortelle, de ne pas manquer de nous l'apprendre et de l'employer. Quant à moi, tout ce que je peux faire, c'est d'avouer franchement et sans détour que, vu mon impuissance et l'état de servitude dans lequel ne m'a que trop réduit cette cruelle maîtresse, jÕaurais été dans l'impossibilité de connaître tous ses artifices et toutes ses ruses; mais je l'ai saisie de force, je lui ai fait violence, et, la serrant fortement avec les chaînes de la crainte de Dieu, et les liens de la persévérance dans la prière, je l'ai forcée, malgré elle, à me faire les aveux suivants. Cette méchante et tyrannique maîtresse m'a donc parlé ainsi : "Lorsque ceux qui ont fait alliance avec moi, ont des cadavres sous les yeux, ils ne laissent pas de rire; dans la prière ils sont durs comme des rochers, et leur esprit est enveloppé des ténèbres épaisses qui les empêchent absolument de rien voir. Quand ils se présentent à la table eucharistique, ils y sont sans aucun sentiment de piété, reçoivent et mangent le pain divin comme un pain commun et ordinaire. Si je vois des personnes touchées de componction, je me moque d'elles. J'ai appris de mon père l'art de faire périr toutes les bonnes Ïuvres produites par le courage et les efforts d'un coeur généreux et bon. Je suis la mère de la légèreté et des ris, la nourrice du sommeil, l'amie des sociétés et de la compagnie, la compagne fidèle de la fausse piété; et en cette dernière qualité, je méprise les reproches qu'on me fait."
6. Ces réponses me frappèrent d'étonnement et de surprise, et m'inspirèrent le désir violent de demander encore à cette furieuse passion le nom de son infâme père. Elle me répondit : "Je ne suis pas sortie d'une seule et même tige; mon origine est un mélange incertain, et l'état de ma génération est varié : l'excès dans le manger me donne des forces, le temps me fait croître et grandir; les mauvaises habitudes m'affermissent tellement, que celui qui s'y laisse aller, ne sortira pas de mon esclavage. Si vous persévérez dans les veilles et dans la pensée des jugements de Dieu, je vous donnerai quelque relâche. Sachez bien quelle est la cause qui m'a produite en vous; car ce n'est pas la même dans tout le monde, et livrez-lui de rudes assauts. Allez souvent prier sur les tombeaux, et portez continuellement dans votre esprit l'image de la mort et de ceux qui ne sont plus; mais n'oubliez pas que si vous ne vous servez pas du jeûne comme d'un pinceau, pour peindre toutes ces choses dans votre esprit, vous ne sauriez jamais triompher de moi.
DIX-HUITIÈME DEGRÉ
Du sommeil, de la prière, et du chant public des psaumes.
1. Le sommeil est un certain état, une certaine passion de la nature produite par l'engourdissement des sens; c'est l'image de la mort. Le sommeil en lui-même est quelque chose d'unique; mais, ainsi que la cupidité, les causent qui le produisent, sont nombreuses; car, tantôt il vient de la nature même, tantôt du travail que supporte l'estomac, lequel digère difficilement les aliments qu'il a reçus, tantôt de la part des démons; quelquefois des austérités excessives dans le jeûne en sont la cause et le principe : dans ce dernier cas, c'est la nature qui, se sentant affaiblie, cherche à se soulager et à réparer ses forces.
2. En buvant beaucoup et souvent, on contracte facilement la servile habitude de boire; il faut en dire autant de l'habitude de dormir. C'est pourquoi les jeunes commençants doivent se prémunir contre cette passion et cette nécessité corporelles; car, ainsi qu'on ne peut l'ignorer, une habitude invétérée se corrige difficilement.
3. Si nous voulons bien y faire attention, nous remarquerons que, tandis que nos frères s'assemblent au son de la trompette, nos ennemis accourent aussi invisiblement vers nos lits, afin que, lorsque nous serons éveillés, ils nous fassent violence pour nous faire demeurer dans les douceurs du repos : "Demeurez, nous diront-ils intérieurement, attendez que les hymnes qui précèdent la psalmodie des psaumes soient achevés; ce sera bien assez tôt pour aller à l'église." D'autres fois ils nous assiègent pendant la prière, et nous portent au sommeil. Ici ils excitent en nous de violents besoins pour nous engager à sortir; là ils nous sollicitent à tenir des discours vains et inutiles. Il en est parmi eux dont l'occupation est de fatiguer notre esprit par de mauvaises pensées; d'autres, de nous faire appuyer sur quelque objet, comme, par exemple, le mur, nous persuadant que nous sommes trop faibles ou trop fatigués; d'autres nous accablent de bâillements importuns; quelques-uns nous portent à rire, afin que, dans nos prières mêmes, nous nous attirions la Colère du Seigneur. Nous en trouvons qui nous tentent d'aller bien vite en prononçant les versets, afin qu'ayant plus tôt fait, nous ayons quelque temps à donner à la paresse; et nous en rencontrons d'autres, au contraire, qui veulent que nous aillions lentement, pour nous faire goûter un certain plaisir naturel. Enfin il en est qui se mettent, pour ainsi dire, sur notre langue et sur nos lèvres, pour nous fermer la bouche, ou du moins pour nous empêcher de prononcer facilement les mots qui composent les psaumes.
4. Celui qui, pendant la prière, pensera sérieusement qu'il est en la présence de Dieu, sera comme une colonne immobile, et ne se laissera pas surprendre par ces différentes tentations. Au reste, le lutteur sincère et obéissant, lorsqu'il s'agit de prier, se trouve éclairé d'une lumière, divine et rempli d'une joie céleste; car ce bon moine, semblable à un vaillant soldat, s'est préparé à la prière depuis longtemps, par un fidèle accomplissement de ses devoirs et par une exacte obéissance.
5. Si tous peuvent vaquer à la prière publique, il faut avouer néanmoins qu'il en est à qui il serait plus utile de ne prier qu'avec un autre qui leur serait uni par le même esprit et par les mêmes inclinations. La prière solitaire ne convient qu'à un très petit nombre.
6. En psalmodiant avec plusieurs, il ne vous sera guère facile de vous livrer à la méditation, sans avoir des distractions nombreuses; alors pour enchaîner et pour appliquer votre esprit, pesez et méditez les paroles sacrées qu'on récite, afin que cette méditation soit pour vous comme une prière, pendant que la partie du choeur à laquelle vous n'appartenez pas, prononce son verset.
7. Il ne convint à personne que pendant la prière on s'occupe à quelque autre chose, soit que cette chose soit nécessaire, soit qu'elle ne le soit pas. Saint Antoine nous assure qu'un ange a fortement recommandé d'éviter ce défaut.
8. Le feu éprouve l'or; mais la prière éprouve l'amour et l'attachement que les moines ont pour Dieu. Celui qui se plaît au saint exercice de la prière, s'unit heureusement à Dieu, et met en fuite les démons.
DIX-NEUVIÈME DEGRÉ
Des veilles du corps, de la manière dont elles produisent les veilles de l'esprit, et de la manière dont il faut les pratiquer.
1. Parmi les gens qui sont à la suite des rois de la terre, il y en a qui sont sans armes, d'autres qui portent des faisceaux, d'autres des boucliers, et d'autres des épées. Or tout cela n'arrive point par hasard, mais à dessein : car ceux qui ne sont décorés que des marques de leur dignité, sont le plus souvent les parents, les alliés, ou du moins les amis intimes et confidentiels du prince; pour les autres, ce sont ses officiers ou ses domestiques : tel est donc l'ordre que nous remarquons dans la cour du souverain.
2. Voyons à présent quel est le rang que nous occupons dans la maison de Dieu, qui est notre roi suprême, lorsque nous nous présentons devant lui pour vaquer aux exercices de la prière du jour, du soir et de la nuit : car il y en a qui, aux prières du soir et de la nuit, se présentent devant Dieu libres de toute inquiétude pour les objets visibles, et revêtus seulement d'ornements spirituels; d'autres y paraissent avec le chant des psaumes et des cantiques; ceux-ci passent le saint temps de la prière dans la lecture des divines Écritures; ceux-là, plus faibles et moins avancés, travaillent des mains; enfin il en est qui, par la méditation continuelle de la mort, excitent et entretiennent dans leurs coeurs les sentiments de la plus vive et de la plus ardente componction. Or il est évident que de toutes ces personnes religieuses qui passent ainsi ces veilles, ce sont les premières et les dernières qui s'y comportent de la manière peut-être la plus agréable à Dieu; celles que nous avons placées au second rang, suivent les exercices ordinaires de la vie religieuse; les troisièmes et les autres ne sont qu'au dernier degré. Néanmoins Dieu reçoit et apprécie toutes ces manières de lui offrir des hommages, selon le degré de bonne volonté, de ferveur et de courage des personnes qui les lui présentent.
3. Les veilles du corps purifient l'âme de ses souillures; mais un sommeil prolongé hébète et aveugle l'esprit.
4.Les veilles combattent fortement et vigoureusement les ardeurs de la chair, chassent les mauvais songes, produisent des larmes abondantes, attendrissent le coeur, éteignent les flammes des passions, donnent de la délicatesse à la conscience, conservent les pensées en leur pouvoir, consument les aliments qui pourraient être nuisibles, soumettent la chair à l'esprit, triomphent des efforts et déjouent les ruses du démon, arrêtent la liberté indiscrète de la langue, et dissipent entièrement les images et les fantômes capables de troubler l'âme et de la consterner.
5. Un moine qui pratique les veilles, ressemble à un pêcheur; car, dans le silence de la nuit, il observe sans être distrait, et comprend la portée et la valeur de ses pensées.
6. Il aime Dieu sincèrement, et lorsqu'il entend sonner l'office, plein de joie et dÕallégresse il s'écrie: "C'est bien ! c'est très bien !" tandis que le moine paresseux, dit en soupirant : "Hélas, hélas!"
7. Il est pas difficile de reconnaître les gourmands à leur table chargée de mets délicats; et l'on connaît facilement ceux qui aiment Dieu, à leur zèle et à leur amour pour la prière. Les personnes esclaves de l'intempérance tressaillent de joie à la vue d'une table couverte de mets bien préparés; mais, par un principe contraire, ils sont tout tristes et tout ennuyés, lorsque le moment de vaquer à la prière arrive, ceux qui n'aiment pas ce saint exercice.
8. L'excès dans le sommeil fait oublier les vérités salutaires, et inspire le dégoût pour les choses spirituelles; les veilles, en purifiant notre esprit et notre coeur.
9. Les laboureurs ramassent leurs récoltes dans des aires, les vignerons, leurs vendanges dans les pressoirs; et les religieux ramassent leurs richesses spirituelles dans les exercices de la prière, lesquels ont lieu surtout le soir et pendant la nuit.
10. Un sommeil trop considérable est un mauvais compagnon que nous nous donnons : il fait perdre aux paresseux la moitié et quelquefois même plus, du temps qu'ils ont à vivre.
11. Le mauvais moine n'est que trop réveillé, quand il est question de se livrer à des entretiens et à des conversations avec ses frères, mais l'heure de prier est-elle arrivée ? le sommeil s'empare aussitôt de lui.
12. Le religieux qui relâché est prompt et actif pour se répandre en vaines paroles, mais engourdi et lâche pour lire les livres sacrés.
13. Comme au son éclatant de la trompette de l'ange, les morts sortiront promptement de la poussière des tombeaux; de même à présent les religieux endormis dans le tombeau de leur paresse, se lèvent avec célérité, lorsqu'on annonce l'heure des récréations.
14. Le sommeil , sous les spécieuses apparences de l'amitié, exerce sur nous une tyrannie bien funeste — souvent il se retire de nous lorsque nous sommes bien rassasiés, et d'autres fois, lorsque par nos jeûnes, nous sommes pressés des douleurs de la faim et des ardeurs de la soif, il nous poursuit à toute outrance.
15. Il nous porte à nous occuper de quelque ouvrage des mains, afin que par ce moyen, si les autres ne réussissent pas, il puisse nous troubler et nous faire abandonner notre prière. Pour décourager ceux qui entrent dans la vie religieuse, et pour les empêcher d'y faire d'heureux progrès, il ne cesse de les poursuivre et de les tourmenter.
16. C'est encore ainsi qu'il en agit par rapport à ceux de qui le démon veut ouvrir la porte du coeur à la passion de la luxure.
17. Ainsi jusqu'à ce que nous nous voyous entièrement délivrés des fatigues et des importunités du sommeil, qu'il ne nous soit pas à charge d'être obligés de chanter l'office avec nos frères; car leur compagnie et la crainte d'être couverts de honte et de confusion, nous empêcheront de dormir : en effet si le chien est l'ennemi des lièvres, le démon de la vaine gloire l'est du sommeil.
18. De même que le négociant se rend compte le soir du gain qu'il a fait pendant la journée; ainsi le religieux doit, après la psalmodie, se rendre compte des avantages spirituels qu'il en a retirés.
19. Veillez attentivement sur vous après la prière, et vous verrez avec étonnement que des démons nombreux, irrités de n'avoir pu nous vaincre pendant que nous prions, font ensuite tous leurs efforts pour nous faire tomber dans de mauvaises pensées. Assieds-toi, sois attentif, et tu verras ceux qui ont lÕhabitude de ravir les prémices de lÕâme.
20. Il arrive quelquefois que par l'habitude que nous avons de réciter les psaumes, il nous en revient quelque souvenir, et que les divins oracles deviennent la matière même et le sujet de nos pensées pendant le sommeil; mais il arrive aussi que les démons, nos ennemis, font toutes ces choses en nous, afin de nous inspirer des sentiments d'orgueil. Il est encore une autre chose que je croyais devoir passer sous silence, mais qu'une personne m'ordonne de publier. La voici : une âme qui, tous les jours, se nourrit de la parole de Dieu par une méditation continuelle et approfondie, a coutume pendant le sommeil de se rappeler les saintes pensées qui l'ont occupée pendant le jour, et c'est là vraiment une récompense précieuse que Dieu nous accorde; car nous sommes par ce moyen délivrés des illusions des démons. Quiconque est monté sur ce dix-neuvième degré, a reçu dans son coeur le trésor d'une lumière céleste
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