LIVRE 3

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
Livre 1
LIVRE 2
LIVRE 3
LIVRE 4
LIVRE 5
LIVRE 6

 

TRAITÉ DU SACERDOCE

LIVRE TROISIÈME

ANALYSE

Saint Jean Chrysostome continue sa justification. — Son refus ne vient pas de l’orgueil, et ceux qui le disent, parlent contre eux-mêmes, car accuser les autres de mépriser le sacerdoce, c’est montrer que l’en n’en a pas soi-même mie assez haute idée. —Son refus ne vient pas davantage de la vaine gloire. — L’amour de la gloire l’eût bien plutôt porté à accepter. — Il insiste par des raisons tirées de la nature du sacerdoce. — Le sacerdoce est d’une nature céleste. — Quel appareil terrible entourait le prêtre de l’ancienne loi! Cependant le sacerdoce antique n’était que l’ombre de celui de la loi de grâce. — Excellence de nos saints mystères vivement représentés. — Le prêtre est plus puissant que les anges. — De quels biens son pouvoir est la source? — Les prêtres de l’ancienne Loi constataient seulement la guérison de la lèpre corporelle, ceux de la loi nouvelle guérissent la lèpre de l’âme. — Si nos parents nous donnent la vie du corps , les prêtres nous communiquent la vie de l’âme; ils peuvent même nous la rendre quand nous l’avons perdue. — Baptême. — Pénitence. — Pan! lui-même tremblait, en considérant la grandeur de son ministère. — C’est aussi ce qui a effrayé saint Jean Chrysostome. — La claire vue de l’excellence du ministère sacerdotal d’eue part, et de l’autre la conscience de sa faiblesse, voilà ce qui a motivé son refus. — Autres motifs tirés des dangers et des difficultés que l’on rencontre dans l’exercice des fonctions sacerdotales. — Ecueil de la vaine gloire avec tout son cortège de passions déréglées. — Plus le sacerdoce est excellent, plus l’abus qu’on en fait est détestable. — On peut désirer le sacerdoce, mais non l’élévation et la puissance attachées au sacerdoce. — Un prêtre doit être maître de lui-même; funestes effets de la colère. — Les fautes des prêtres sont aussitôt rendues publiques scandale qui en résulte. — Mauvaises élections fortement décrites. — Direction des veuves, conduite des vierges, juridiction ecclésiastique, difficultés qui y sont attachées. — L’excommunication, prudence qu’elle demande.

 

1. Voilà pour la prétendue injure faite à ceux qui m’ont honoré de leurs suffrages, voilà ce qu’on peut dire, pour montrer que je n’ai voulu blesser personne, lorsque j’ai refusé la dignité sacerdotale. Je n’ai pas davantage été égaré par les fumées de l’orgueil: j’essaierai, selon mon pouvoir, de le démontrer jusqu’à l’évidence.

Si l’on m’avait offert le commandement d’une armée ou le gouvernement d’un empire, et que je n’eusse pas moins refusé, l’accusation aurait quelque vraisemblance; ou plutôt il n’est personne qui n’eût regardé ce refus comme un trait de folie. Mais quand il s’agit du Sacerdoce, dignité qui s’élève autant au-dessus de la royauté que l’âme au-dessus du corps, qui osera m’accuser d’orgueil? Quelqu’un dédaigne un emploi de peu d’importance, et on dit qu’il est un insensé; un autre refuse des fonctions d’un ordre incomparablement plus relevé, et on lui fait grâce de ne pas l’accuser de démence, pour le charger d’une inculpation d’orgueil : n’est-ce pas absurde? Autant vaudrait accuser non point d’un excès de fierté, mais d’aliénation mentale, un homme qui n’accepterait pas un troupeau de boeufs, qui ne voudrait pas être bouvier, et en même temps déclarer non pas fou, mais seulement orgueilleux celui qui refuserait l’empire du monde et le commandement des armées de tous les pays. de la terre.

Non, un tel raisonnement n’est pas soutenable; et de pareilles calomnies discréditent plus leurs auteurs que moi. La seule pensée qu’il puisse y avoir au monde des hommes qui méprisent le sacerdoce trahit, chez ceux qui osent l’exprimer, l’idée peu convenable qu’ils en ont eux-mêmes. Certes, s’ils ne regardaient pas le saint ministère comme une chose commune et de peu de prix, un tel soupçon leur serait-il venu dans l’esprit? Pourquoi jamais

personne n’osa-t-il soupçonner rien de semblable à l’égard de la dignité des anges, et dire:

voici une âme humaine qui a refusé par orgueil de monter au rang de la nature angélique? C’est que nous nous formons, de ces puissances célestes, une grande idée qui ne(581) nous permet pas de penser qu’un homme puisse aspirer à quelque chose de plus relevé que leur état. En sorte qu’on pourrait, à meilleur droit, accuser d’orgueil ceux qui m’adressent ce reproche. Jamais, en effet, ils n’auraient fait une telle supposition sur le compte du prochain, si, les premiers, ils n’avaient pas méprisé le sacerdoce comme une chose de nulle importance. Diront-ils que le désir de la gloire m’a fait agir? Je les convaincrai qu’ils se réfutent eux-mêmes et qu’ils se combattent ouvertement. Je ne vois pas en vérité ce qu’ils pourraient imaginer de mieux, s’ils voulaient me défendre contre l’accusation de vaine gloire.

2. Car si je m’étais laissé prendre à cet amour de la gloire, je devais accepter plutôt que refuser: pourquoi? Parce que, en acceptant, je me serais acquis beaucoup de gloire. Comment! un homme aussi jeune, un homme qui est à peine sorti des embarras du siècle et qui-tout à coup entraîne l’admiration du monde, jusqu’à être préféré à ceux qui ont vieilli dans le service de l’Eglise, jusqu’à l’emporter sur eux tous par le nombre des suffrages obtenus; quoi de plus propre à faire concevoir de moi une grande et magnifique opinion, à me poser devant tous les yeux comme un vénérable et un illustre personnage? Aujourd’hui, au contraire, excepté un bien petit nombre, toute l’Eglise ignore à peu près jusqu’à mon nom. En sorte que mon refus ne sera connu que d’un très-petit nombre, lesquels encore ne sauront pas là-dessus l’exacte vérité. Vraisemblablement plusieurs penseront, ou bien que je n’ai pas été élu du tout, ou bien que j’ai été repoussé après l’élection pour avoir été reconnu indigne, et non pour avoir volontairement refusé.

3. BASILE. Mais aussi ceux qui sauront la vérité t’admireront.

CHRYSOSTOME. Mais ne m’as-tu pas dit qu’ils m’accusaient de vanité et d’orgueil? De qui donc puis-je espérer l’approbation? De la multitude? Elle ignore ce qui s’est passé. De quelques individus mieux informés? Mais de ce côté-là les choses ont tourné tout autrement; car le seul motif qui t’amène ici maintenant, c’est d’apprendre ce qu’il faut leur répondre. Du reste, à quoi bon insister là-dessus avec tant de soin, puisque, quand même tout le monde serait instruit de la vérité, on ne devrait pour cela m’accuser ni d’orgueil ni de vanité; un peu de patience, et je te ferai voir cela clairement. En outre tu comprendras que, non-seulement ceux qui ont du sacerdoce une idée si téméraire (s’il y en a, ce que je ne crois pas pour ma part), mais encore ceux qui attribuent gratuitement cette témérité aux autres, s’exposent à un danger terrible.

4. Le Sacerdoce s’exerce sur la terre, mais il a son rang dans l’ordre des choses célestes:

et c’est à bon droit. Car ce n’est pas un homme, ni un ange, ni un archange, ni aucune autre puissance créée, mais le divin Paraclet lui-même qui lui a marqué ce rang: c’est lui qui donne à des hommes la sublime confiance d’exercer, quoique revêtus de chair, le ministère des purs esprits. Il faut donc que le prêtre soit pur, comme s’il était dans le ciel parmi les esprits bienheureux. Quel majestueux appareil même avant la loi de grâce! Comme tout inspirait une sainte terreur! Les sonnettes, les grenades, les pierres précieuses qui brillaient sur la poitrine et sur l’éphod du Grand-Prêtre; le diadème, la tiare, la robe traînante, la lame d’or, le saint des saints, et son impénétrable solitude! Mais si l’on considère les mystères de la loi de grâce, que l’on trouvera vaine la pompe extérieure de l’ancienne loi, que l’on comprendra bien, dans ce cas particulier, la vérité de ce qui a été dit de toute cette loi en général : que ce qu’il a eu d’éclatant dans le premier ministère n’est même pas gloire, comparé à la gloire suréminente du second. (II Cor. III, 10). Quand tu vois le Seigneur immolé et étendu sur l’autel, le prêtre qui se penche sur la victime et qui prie, et tous les fidèles empourprés de ce sang précieux, crois-tu encore être parmi l,es hommes, et même sur la terre? N’es-tu pas plutôt transporté dans les cieux, et, toute pensée charnelle bannie, comme j si tu étais un pur esprit, dépouillé de la chair, ne contemples-tu pas les merveilles d’un monde supérieur? O prodige! ô bonté de Dieu! Celui qui est assis là-haut, à la droite du Père, en ce moment même se laisse prendre par les mains de tous, il se donne à qui veut le recevoir et le presser sur son coeur; voilà ce qui se passe aux regards de la foi. Ces choses le paraissent-elles mériter le mépris? Sont-elles de nature à ce que l’on puisse les regarder comme au-dessous de soi?

Veux-tu juger de l’excellence de nos saints mystères par un autre prodige. Représente-toi Elie, une foule immense debout autour de lui, et la victime étendue sur les pierres; tous les assistants dans l’attente et dans le plus profond (582) silence, le prophète seul priant à haute voix; puis tout à coup la flamme se précipitant du ciel sur l’holocauste.

Tout cela est merveilleux, et bien propre à pénétrer l’âme de frayeur. Mais de ce spectacle passe à la célébration de nos mystères, tu y verras des choses qui excitent, qui surpassent toute admiration. Le prêtre est debout, il fait descendre non le feu, mais l’Esprit-Saint sa prière est longue : elle s’élève non pour qu’une flamme vienne d’en haut dévorer les offrandes qui sont préparées, mais pour que la grâce, descendant sur l’hostie, embrase par elle toutes les âmes, et les rende plus brillantes que l’argent épuré par le feu. Ne faudrait-il pas être privé de raison et de sens pour mépriser un mystère si redoutable? Ignores-tu que jamais une âme humaine ne supporterait le feu de ce sacrifice, mais que nous serions tous promptement anéantis sans un secours puissant de la grâce de Dieu.

5. Si l’on vient à réfléchir que c’est un mortel, enveloppé dans les liens de la chair et du sang, qui peut ainsi se rapprocher de cette nature bienheureuse et immortelle, on demeurera étonné de la profondeur de ce mystère, en même temps que pénétré de la grandeur du pouvoir que la grâce de l’Esprit-Saint a conféré aux prêtres. C’est par eux que s’accomplissent ces merveilles, et bien d’autres non moins importantes, pour notre salut comme pour notre gloire. Des créatures qui habitent sur la terre, qui ont leur existence attachée à la terre, sont appelées à l’administration des choses du ciel, à l’exercice d’un pouvoir que Dieu n’a donné ni aux anges ni aux archanges! Car ce n’est pas à ceux-ci qu’il a été dit: Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel; ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. (Matth. XVIII, 18.) Les puissants de la terre ont, eux aussi, le pouvoir de lier, mais seulement les corps; le lien dont parle l’évangile est un lien qui saisit l’âme, et qui s’étend jusqu’aux cieux tout ce que font ici-bas les prêtres, Dieu le ratifie là-haut; le Maître confirme la sentence de ses serviteurs.

Il leur a donné pour ainsi dire la toute-puissance dans le ciel. Il dit : Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. (Jean XX, 23.) Est-il un pouvoir plus grand que celui-là? Le Père a donné au Fils tout jugement (Jean V, 22), et je vois le Fils remettre ce même pouvoir tout entier aux mains de ses prêtres. Ne dirait-on pas que Dieu les a d’abord introduits dans le ciel, qu’il les a élevés au-dessus de la nature humaine et délivrés de la servitude de nos passions, pour les revêtir ensuite de cette autorité suprême? Si un roi admettait un de ses sujets à partager sa puissance, et lui accordait le privilège d’emprisonner ou d’élargir qui bon lui semblerait, un tel honneur attirerait à cet homme l’envie et la considération du monde; et celui qui .reçoit de Dieu une puissance aussi supérieure à celle-là que le ciel est supérieur à la terre, et l’âme au corps, n’aura reçu, au jugement de certaines personnes, qu’une dignité médiocre, une dignité telle enfin qu’on pourra soupçonner quelqu’un d’en avoir méprisé l’honneur et le don! Quelle extravagance! Mépriser une fonction sans laquelle il n’y a pas de salut pour nous, ni d’accomplissement des promesses divines! Nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu, s’il ne renaît de l’eau et de l’Esprit-Saint (Jean III, 5); qui ne mange pas la chair du Seigneur et ne boit pas son sang, est exclu de la vie éternelle. (Jean VI, 54.) Si donc ces bienfaits ne peuvent être conférés que par des mains sanctifiées, conséquemment par celles des prêtres, quel moyen y aurait-il, sans leur ministère, d’éviter le feu de l’enfer, ou de parvenir aux couronnes qui nous sont réservées?

L’enfantement spirituel des âmes est leur privilège : eux seuls les font naître à la vie de la grâce par le baptême; par eux nous sommes ensevelis avec le Fils de Dieu, par eux nous devenons les membres de ce Chef divin. Aussi devons-nous non-seulement les respecter plus que les princes et les rois, mais encore les chérir plus que nos propres parents. Ceux-ci nous ont fait naître du sang et de la volonté de la chair; les prêtres nous font naître enfants de Dieu; nous leur devons notre heureuse régénération, la vraie liberté dont nous jouissons, notre adoption dans l’ordre de la grâce.

Les prêtres de l’ancienne loi avaient seuls le droit de guérir la lèpre, ou plutôt ils ne guérissaient pas, ils jugeaient seulement si l’on était guéri : et tu sais avec quelle ardeur on briguait la dignité sacerdotale chez les Juifs. (Lévit. XIV.) Pour nos prêtres, ce n’est pas la lèpre du corps, mais la lèpre de l’âme, dont ils ont reçu le pouvoir, lion de vérifier, mais d’opérer l’entière guérison. Ceux qui les méprisent sont donc plus sacrilèges que Dathan et ses (583) compagnons, et dignes d’un plus sévère châtiment. (Nomb. XVI.) Ceux-ci, en prétendant à une dignité qui ne leur appartenait pas, témoignaient du moins l’estime particulière qu’ils en faisaient, par l’ambition même qui les portait à la vouloir usurper. Mais aujourd’hui que le sacerdoce est en possession d’une autorité et d’une excellence bien plus relevées qu’autrefois, le mépriser deviendrait un crime encore plus odieux que celui d’y prétendre par des vues ambitieuses. Il n’y a aucune parité, sous le rapport de l’outrage, entre prétendre à une dignité à laquelle on n’a pas de droit, et mépriser les grands biens que le Sacerdoce résume en soi autant il y a loin de l’admiration au dédain, autant le second crime est plus grief que le premier. Quelle âme serait assez misérable pour mépriser de si augustes prérogatives? Aucune, à moins qu’elle ne fût au pouvoir et sous l’aiguillon de Satan.

Mais je reprends mon sujet où je l’ai laissé.

Qu’il s’agisse de punitions à infliger, qu’il s’agisse de grâces à distribuer, les prêtres ont reçu de Dieu un plus grand pouvoir que nos parents dans l’ordre de la nature. Entre les uns et les autres la différence est aussi grande qu’entre la vie présente et la vie future. Nos parents nous engendrent à la première, les prêtres à la seconde. Ceux-là ne sauraient préserver de la mort corporelle, ni éloigner la maladie qui’ survient; ceux-ci guérissent souvent l’âme malade et qui va périr; tantôt ils adoucissent la peine due au péché, tantôt ils préviennent même la chute, par l’instruction et l’exhortation comme par le secours de leurs prières. Ils ont le pouvoir de remettre les péchés lorsqu’ils nous régénèrent par le baptême, et ils l’ont encore après. Quelqu’un, dit l’apôtre saint Jacques, est-il malade parmi vous, qu’il appelle les prêtres de l’Eglise; qu’ils prient sur lui, en l’oignant d’huile au nom du Seigneur: et la prière de la foi sauvera le malade, et Dieu le soulagera; et s’il a commis des péchés, ils lui seront remis. (Jacq. V, 14, 15.) Enfin les parents selon la nature ne peuvent rien pour leurs enfants, lorsqu’il arrive à ceux-ci d’offenser quelque prince, quelque puissant de ce monde. Les prêtres les réconcilient, non avec les princes et les rois, mais avec Dieu souvent irrité contre eux.

Après cela viendra-t-on encore nous accuser d’orgueil? Il me semble que les raisons que je viens d’exposer, si elles frappaient les oreilles d’un auditoire, seraient de nature à impressionner assez fortement les âmes, pour que l’accusation d’orgueil et d’audace fût lancée non plus contre ceux qui fuient le sacerdoce, mais contre ceux qui s’y ingèrent d’eux-mêmes, et qui le recherchent par une téméraire confiance. Si ceux à qui l’on confie l’administration d’une ville la ruinent et se perdent eux-mêmes, quand ils n’y apportent pas une sagesse et une surveillance continues; de quelle vertu, tant naturelle que divine, ne doit pas être doué, pour ne point faillir, celui à qui échoit la mission d’orner l’Epouse du Christ!

7. Jamais personne n’aima plus Jésus-Christ que saint Paul. Jamais personne ne témoigna pour lui un zèle plus ardent, et n’en reçut plus de grâces: et néanmoins, avec tous ces avantages on le voit s’épouvanter, de la grandeur de son ministère et trembler pour les fidèles dont il est chargé. Je crains, dit-il, que comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, vous ne vous laissiez corrompre et ne dégénériez de la simplicité chrétienne. (II. Cor. XI, 3.) Et ailleurs : J’ai été parmi vous dans la crainte et dans l’angoisse. (I. Cor. II, 3.) Ainsi parle un homme qui fut ravi jusqu’au troisième ciel, que Dieu lui-même daigna initier à la connaissance de ses mystères, un apôtre qui a souffert autant de morts qu’il a passé de jours sur la terre après sa conversion, qui s’abstenait d’user de tout le pouvoir que Jésus-Christ lui avait donné, de peur de scandaliser le moindre de ses frères. Si cet homme, qui ne se contentait pas d’observer simplement les préceptes de Dieu, mais qui allait au delà, qui ne rechercha jamais son intérêt propre, mais toujours celui des fidèles qu’il gouvernait, se sent pénétré d’une frayeur continuelle à la pensée du ministère dont il est chargé, que ferons-nous, nous qui sommes accoutumés à tout rapporter à nous seuls, nous qui non-seulement n’allons pas au delà des préceptes de Jésus-Christ dans la pratique du bien, mais qui trop souvent restons bien loin en deçà de la limite rigoureuse du devoir.

 

Qui est-ce qui souffre sans que je souffre avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? (II Cor. XI, 29.)

Tel doit être le prêtre, ou plutôt cela ne suffit pas encore : c’est peu de chose, ce n’est rien en comparaison de ce que je vais dire.

Ecoutez: Je souhaitais que Jésus-Christ me rendît moi-même anathème pour mes frères, (584) qui sont de la même race que moi selon la chair. (Rom. IX, 3.) Tout homme qui pourra proférer cette parole, dont l’âme sera assez sublime pour s’élever à la hauteur d’un tel souhait, celui-là méritera qu’on le blâme s’il fuit l’épiscopat. Mais quiconque sera aussi éloigné de cette vertu que je le suis se rendra odieux, non s’il refuse, mais s’il accepte.

S’il s’agissait d’une élection à un commandement militaire, et que ceux qui sont les maîtres de choisir allassent prendre un forgeron, un cordonnier, ou quelque autre artisan pour lui confier ce grade, assurément ce misérable ne mériterait point d’éloges s’il ne refusait pas, s’il ne faisait pas tout ce qui dépendrait de lui pour ne pas se lancer dans ce périlleux honneur. Oh! si pour être évêque il suffit d’en avoir le nom, d’en faire la fonction d’une manière telle quelle, sans qu’il y ait aucun risque à courir, m’accuse qui voudra de vaine gloire. Mais s’il faut pour accepter cette charge, une prudence consommée, et, avant la prudence, une grâce spéciale de Dieu, une droiture de moeurs, une pureté de vie irrépréhensible, une vertu supérieure aux seules forces humaines, je te prie de me pardonner la résolution que j’ai prise de ne pas m’exposer indiscrètement à une perte inévitable.

Si quelqu’un, me montrant un grand navire, rempli d’un nombreux équipage, chargé de marchandises précieuses, me plaçait au gouvernail et me proposait de traverser la mer Egée ou la mer Tyrrhénienne, je reculerais certainement d’effroi au premier mot. Et si l’on me demandait pourquoi: je répondrais que j’ai peur de perdre le navire. Quoi donc! dans une circonstance où il ne s’agit que de richesses périssables, d’une vie qui doit bientôt finir, personne ne se plaint que l’on montre trop de prudence et de défiance de soi-même; et dans l’appréhension d’un naufrage qui intéresse l’âme comme le corps, et qui menace, non pas des abîmes de la mer, mais d’un gouffre de flammes éternelles, je serai en butte à la colère, à la haine, parce que je ne me suis point jeté étourdiment dans cet effroyable malheur! Qu’il n’en soit pas ainsi, je vous en prie, je vous en conjure.

8. Je connais mon âme, sa faiblesse, sa petitesse. Je connais la grandeur du saint ministère et ses immenses difficultés. L’âme du prêtre est battue par bien plus de tempêtes que les vents n’en soulèvent sur les mers.

9. De tous les écueils contre lesquels il peut se briser, le plus terrible est celui de la vaine gloire, écueil bien autrement dangereux que celui des Sirènes, tant célébré par les poètes dans leurs fictions. Pour celui-ci, plusieurs ont pu le passer sans malheur; mais celui-là est pour moi si dangereux, qu’aujourd’hui même, que nulle violence ne me pousse dans ce gouffre, j’ai toutes les peines du monde à m’empêcher d’y tomber. Me mettre sur les bras le fardeau de l’épiscopat, ce serait en quelque sorte me lier les mains derrière le dos, et me livrer, pour leur servir de pâture, aux bêtes féroces dont cet écueil est le repaire: je veux dire l’emportement, l’abattement, l’envie, les disputes, les calomnies, les accusations, le mensonge, l’hypocrisie, les embûches, les aversions sans sujet, les secrètes joies causées par les chutes et les hontes de nos collègues, le chagrin que nous ressentons des succès des autres, l’amour désordonné des louanges, la soif des honneurs (l’une des passions qui corrompt le plus l’âme humaine); la prédication évangélique devenue un moyen de plaire; les serviles adulations, les lâches complaisances, les superbes dédains vis-à-vis des pauvres, les bassesses officieuses envers les riches; les marques d’honneur prodiguées sans raison et non sans dommage; les grâces également pernicieuses et à ceux qui les accordent, et à ceux qui les reçoivent; les craintes serviles, dignes tout au plus des derniers des misérables; l’absence de la liberté sacerdotale; les dehors affectés de la modestie, mais le fond nulle part; nul courage pour reprendre et réprimander, ou plutôt l’abus de ce droit vis-à-vis des petits, et quand il s’agit des grands, une lâcheté qui n’ose même ouvrir la bouche.

Tels sont les monstres, et je ne les ai pas tous nommés, tels sont les monstres que nourrit cet écueil; une fois pris par eux, il faut les suivre où ils entraînent, et l’on descend si bas dans la servitude que, pour plaire à des femmes, on fait des choses qu’il ne convient pas même de dire. Vainement la loi de Dieu a exclu les femmes du saint ministère (I Cor. XIV, 34), elles veulent forcer les portes du sanctuaire et comme elles ne peuvent rien par elles-mêmes, elles font tout par la main de leurs agents elles ont usurpé une telle autorité, qu’elles élèvent à l’épiscopat et en font descendre qui elles veulent enfin elles mettent les choses sens dessus dessous, et nous font voir l’application du (585) proverbe : les sujets gouvernent les chefs. Et plût à Dieu que ces sujets qui gouvernent fussent des hommes! mais des femmes qui n’ont pas même le droit d’enseigner; que dis-je? enseigner; à qui le bienheureux Paul interdit la parole dans l’Eglise! Cependant, à ce que j’ai entendu dire, on leur a laissé prendre une si grande liberté, que l’on en a vu gourmander impérieusement des évêques, et leur parler avec plus de hauteur que des maîtres à leurs esclaves.

10. Qu’on n’aille cependant pas croire que je fasse peser ces accusations sur tous les ministres de l’Eglise. Il y en a qui ont échappé à cette espèce de filet, ils sont même plus nombreux que ceux qui s’y sont laissé prendre. A Dieu ne plaise que j’aie la coupable imprudence d’accuser le sacerdoce de ces vices qui n’appartiennent qu’à l’homme! Le fer n’est pas coupable des meurtres, ni le vin de l’ivrognerie, ni la force de la violence, ni le courage de l’aveugle témérité; les coupables sont ceux qui font un mauvais usage des dons de Dieu, voilà ceux que les gens sensés accusent et punissent. C’est le Sacerdoce qui aura le droit de nous accuser, si nous en exerçons mal les fonctions. Bien loin qu’il soit la cause des maux que j’ai signalés, c’est nous qui le déshonorons, autant qu’il est en nous, de ces souillures, lorsque nous le livrons aux premiers venus, à des hommes, qui, sans avoir auparavant consulté leurs forces, ni fait attention au poids du fardeau, s’en emparent avidement comme d’une proie qui leur est offerte; mais quand ils se mettent à l’oeuvre, alors égarés par leur impéritie, ils affligent de maux sans nombre les peuples qu’ils sont chargés de conduire.

Voilà le malheur qui allait m’arriver, si Dieu, par pitié pour son Eglise et pour mon âme, ne m’eût promptement arraché à ces dangers.

D’où naissent, penses-tu, ces troubles qui désolent nos Eglises? Pour mon compte, je ne puis leur assigner d’autre cause que le défaut de prudence et de circonspection dans le choix et l’élection des ministres. Il faut que la tête soit très-forte pour dominer et pour dissiper les vapeurs pernicieuses que les parties inférieures du corps envoient jusqu’à elle. S’il arrive qu’elle soit faible, alors, étant impuissante à repousser ces malignes influences, elle devient encore plus faible qu’elle n’était naturellement, et elle entraîne tout le reste dans sa ruine. Dieu a voulu prévenir ce malheur, et c’est pourquoi dans ce corps mystique de l’Eglise, il m’a retenu dans un rang analogue à celui qu’occupent les pieds dans le corps humain: ma place naturelle.

Indépendamment des qualités que j’ai indiquées, il en est d’autres, mon ami, non moins nécessaires pour être un bon évêque, et dont je suis totalement dépourvu ; la première de toutes, c’est que le désir de le devenir n’ait jamais terni la pure simplicité du coeur. A peine celui qui brûle de posséder cette dignité en jouira-t-il, qu’une flamme d’ambition encore plus grande s’allumera dans son coeur pour la conserver; ambition dont la violence le poussera malgré lui à toute sorte d’indignités, aux flatteries, aux bassesses, et s’il le faut aux sacrifices d’argent. Quant aux meurtres dont quelques-uns ont rempli les églises, aux villes qu’ils ont renversées de fond en comble en combattant pour la conquête ou la conservation de cette dignité, je ne veux pas en parler, de peur de paraître dire des choses incroyables. On devrait avoir pour le sacerdoce un respect qui ferait craindre d’en recevoir la charge; un respect qui porterait ceux qui en sont revêtus à se démettre eux-mêmes de leurs fonctions, quand ils ont commis quelque faute grave, plutôt que d’attendre le jugement des autres et la déposition. Ce serait le moyen d’attirer sur soi la miséricorde divine. Autrement, s’obstiner à garder une place dont on n’est pas digne, c’est. aussi se rendre indigne du pardon, c’est attiser de plus en plus le feu de la colère de Dieu, parce qu’à un premier péché l’on en ajoute un plus grave.

11. Mais où sont les hommes capables d’une aussi généreuse résolution? C’est quelque chose de terrible en vérité que la soif des dignités. Et lorsque je parle ainsi, loin de contredire le bienheureux Paul, je suis parfaitement d’accord avec lui. Voici en effet ce qu’il dit: Celui qui désire l’épiscopat, désire une bonne oeuvre. (I Tim. III, 1.) Ce que je condamne, ce n’est pas l’oeuvre elle-même, c’est le désir de la domination et de la puissance. Il faut étouffer jusqu’à la dernière étincelle de ce désir, pour soustraire la dignité épiscopale à son empire, et pour assurer ce libre exercice de ses fonctions. Quand on n’a pas désiré de monter à l’épiscopat, on ne craint pas d’en descendre; exempt de cette crainte, on agira en tout avec la liberté qui convient à des chrétiens. La peur d’être précipité de ce haut rang courbe l’âme sous le joug de la plus humiliante servitude, servitude remplie de maux, et qui force de (586) manquer à la fois à ce qu’on doit à Dieu, à ce qu’on doit aux hommes. Rien de si funeste qu’une pareille disposition. Les braves soldats sont ceux qui combattent avec ardeur et meurent avec courage. Tel est l’esprit qui doit animer un évêque:

il faut qu’il soit prêt à quitter comme à exercer sa charge, ainsi qu’il convient à un chrétien, assuré que d’en sortir ainsi ce n’est pas ce qui procure la moins belle des couronnes. Quand on s’est exposé à tomber de la sorte pour n’avoir point consenti à rien qui fût contraire à l’honneur de l’épiscopat, on se prépare à soi-même une récompense plus glorieuse, et un plus rigoureux châtiment aux auteurs d’une disgrâce non méritée.

 

Vous serez heureux, dit Notre-Seigneur, lorsque les hommes vous outrageront et vous persécuteront, et qu’ils diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi; réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce qu’une grande récompense vous est réservée dans les cieux. (Math. V, 11, 12.) Voilà pour les cas où des collègues cassent et déposent quelqu’un par jalousie, par une lâche complaisance pour des étrangers, par inimitié ou par quelque autre motif injuste : mais, souffrir la même persécution de la part d’ennemis déclarés est quelque chose de plus méritoire encore, et la malice des persécuteurs procure alors des avantages qu’il est inutile de décrire.

Il faut donc visiter tous les replis de notre coeur, et rechercher soigneusement si quelque étincelle, mal éteinte, de ce désir, n’y couverait pas à notre insu. Ce n’est pas tout d’avoir été exempt de cette passion dès le commencement, il faut encore s’estimer heureux de pouvoir la tenir en bride au sein du pouvoir et de l’élévation. Quant à celui qui, avant d’être parvenu aux honneurs, en nourrit en lui-même l’insatiable et pernicieux désir, on ne saurait dire dans quelle ardente fournaise il se jette en y arrivant. Pour moi, j’en fais l’aveu, et ne crois pas que je veuille mentir par modestie, je sens que cette passion est grande en moi; et c’est une des raisons qui aient le plus fortement déterminé la résolution que j’ai prise de fuir. Ceux que l’amour charnel a blessés de ses traits, ne souffrent jamais une plus rude épreuve que lorsqu’ils se trouvent près de l’objet de leur passion; s’éloignent-ils, le mal cesse; j’en dirai autant des coeurs ambitieux qui convoitent la dignité sacerdotale. La fièvre qui les dévore redouble avec leurs espérances; ils ne s’en délivrent qu’en renonçant à l’espoir d’y parvenir.

12. Ce motif n’est pas sans valeur, et il aurait été seul qu’il eût suffi pour m’éloigner du sacerdoce. Mais à celui-là s’en ajoute un autre qui n’est pas moins puissant: quel est-il? Il faut qu’un prêtre soit sobre, clairvoyant; qu’il ait des yeux pour tout observer, car il ne vit pas pour lui tout seul, mais pour tout un peuple. (1 Timot. III, 2.) Et moi, je suis paresseux, je suis sans énergie, et c’est à grand’peine que je suffis à mon salut propre; tu en conviendras toi-même, dont l’amitié est cependant si attentive à dissimuler mes défauts. Jeûner, veiller, coucher sur la terre nue, et les autres macérations corporelles, il ne faut pas m’en parler; tu sais combien je suis éloigné de cette perfection; et, quand je la possèderais, de quoi me servirait-elle dans l’exercice du ministère épiscopal avec cette mollesse et cette indolence qui me sont naturelles? Ces exercices, il est vrai, profitent beaucoup au solitaire enfermé dans sa cellule et qui n’a pas d’autre affaire que son salut personnel. Mais l’homme qui se doit à un k peuple entier, qui concentre en lui-même les intérêts particuliers de tous ses administrés, je ne vois pas quel fruit il en pourrait tirer, à moins d’y joindre une force d’âme que rien n’ébranle.

13. Ne sois pas surpris que, pour juger de l’énergie d’une âme, je demande d’autres preuves que l’austérité de la vie. En effet, nous voyons des gens pour qui ce n’est pas même une affaire de ne tenir aucun compte du boire et du manger, ou de la mollesse de la couche; il y en a qui sont naturellement rudes; pour d’autres, c’est affaire d’éducation, de tempérament même et d’habitude, toutes choses qui peuvent rendre aisé ce qui nous paraît pénible. Mais l’outrage, mais les injustices, mais un mot offensant, mais un trait mordant lancé avec ou sans réflexion par un inférieur, mais les plaintes portées contre nous au hasard et sans fondement par des supérieurs ou des subordonnés: voilà ce que bien peu savent supporter avec fermeté; vous en citerez un ou deux peut-être. Tel endurera courageusement la faim et la soif qui, mis aux prises avec ces autres épreuves, y perdra la raison, sera comme pris de vertige et deviendra plus furieux qu’une bête féroce. Voilà surtout celui que nous éloignerons du sanctuaire. Qu’un évêque ne s’exténue point par les jeûnes, qu’il n’aille point (587) nu-pieds, qu’est-ce que cela fait au bien général du troupeau? Mais un caractère violent, c’est tout ce qu’il y a de plus fécond en malheurs et pour soi-même et pour les autres.

Nulle menace n’est sortie de la bouche de Dieu contre ceux qui ne se macèrent pas; pour ceux qui se mettent en colère, c’est de l’enfer et du feu de l’enfer qu’il les menace. (Matth. V, 22.) Lorsque l’homme, épris de la vaine gloire, acquiert un grand pouvoir, c’est un nouvel aliment qu’il offre au feu qui le brûle; il en est de même de celui qui, dans son particulier et dans les petites réunions, ne peut maîtriser sa colère, et s’emporte pour un rien. Qu’on le incIte à la tête d’un gouvernement considérable, et l’on va voir un animal féroce, rendu furieux par les milliers de piqûres qu’il reçoit de tous les côtés à la fois. Plus de repos pour lui, et pour son peuple des maux incalculables.

14. Rien ne trouble la clarté de l’intelligence, rien n’offusque la pénétration de l’esprit, comme la colère, désordonnée, impétueuse. La colère, est-il dit, perd même les sages. (Proverb. XV, 4.) C’est comme un combat de nuit, au milieu duquel la vue obscurcie ne distingue plus les amis des ennemis, ni l’honnête homme de l’homme méprisable; la colère en use avec tout le monde de la même façon; peu lui importe le mal qu’elle se fait à elle-même: elle s’y résout, elle s’en fait une espèce de plaisir qu’il faut satisfaire à tout prix. Oui, cet embrasement du coeur n’est pas sans un certain plaisir, il exerce même sur l’âme une tyrannie plus impérieuse que tout autre plaisir, et c’est pour bouleverser de fond en comble son état normal. La colère entraîne naturellement à sa suite l’orgueil insolent, les inimitiés sans sujet, les haines aveugles, les offenses gratuites: elle dispose constamment aux provocations et aux outrages. Que ne fait-elle pas dire et faire à ceux qu’elle possède. L’âme étourdie de son tumulte, entraînée par sa violence, ne trouve plus un point d’appui pour résister à 4e si violents assauts.

BASILE. Je t’arrête, c’est trop longtemps parler contre ta pensée. Qui ne sait que personne n’est plus exempt que toi de cette maladie?

CHRYSOSTOME. Mais pourquoi, cher ami, m’exposer à ce feu? pourquoi réveiller la bête féroce qui dort? Ne sais-tu pas que je dois ce calme non à ma vertu, mais à mon amour pour la solitude? Quand quelqu’un est enclin à la colère, il faut qu’il vive seul, ou dans la société d’un ou deux amis; par ce moyen il évitera l’incendie qui, au contraire, le dévorera s’il tombe dans l’abîme des soucis d’une grande charge. Et il ne se perdra pas seul; il en entraînera beaucoup d’autres dans le précipice, en les rendant moins attentifs à garder la modération. Les peuples sont disposés naturellement à considérer la conduite de leurs chefs, comme un modèle sur lequel ils cherchent à se former. Comment réussir à calmer dans les autres les effervescences de l’humeur, quand on ne sait pas commander à la sienne? Quel homme du peuple consentira à corriger ses emportements, en voyant son évêque qui s’emporte? Sa dignité qui l’expose à tous les regards, ne permet pas qu’aucun de ses vices demeure caché: les plus petits sont bien vite publiés. L’athlète qui’ reste chez lui, qui ne lutte avec personne cache aisément sa faiblesse; mais quand il se dépouille de ses vêtements et descend dans l’arène, on voit promptement ce qu’il est. De même les hommes qui vivent dans la retraite et loin des affaires peuvent étendre sur leurs vices le voile de la solitu4e. Sont-ils introduits dans le monde? les voilà obligés de quitter le manteau qui les recouvrait, je veux dire la solitude, et de montrer leur âme à nu dans les agitations du siècle.

Autant les bons exemples servent à enflammer la sainte émulation de la vertu, autant les mauvais contribuent à répandre parmi les peuples le relâchement et la négligence dans l’observation du devoir. Il faut donc au prêtre une âme toute rayonnante de beauté dont la lumière éclaire et réjouisse les âmes de ceux qui ont les yeux tournés vers lui. Les fautes es hommes vulgaires restent ensevelies dans 1’ombre et ne préjudicient qu’à ceux qui les commettent. Le scandale d’un homme haut placé dans le monde et exposé à tous les regards est une sorte de fléau public, tant parce qu’il autorise la tiédeur de ceux qui s’effrayent des rudes exercices de la vertu, que parce qu’il décourage ceux mêmes qui voudraient mener une vie meilleure. Ajoutez à cela que les fautes es particuliers, lors même qu’elles sont connues, n’ont pas une influence bien dangereuse sur les dispositions des autres; mais le prêtre, rien de ce qu’il fait ne reste caché, et chacune de ses actions, indifférente en soi, prend dans l’opinion un caractère sérieux. On mesure les torts moins par la gravité du délit que par le rang de celui qui le commet. Que le prêtre (588) donc se revête pour ainsi dire d’un zèle soutenu, d’une continuelle vigilance sur lui-même, comme d’une armure de diamant qui ne laisse aucun endroit faible et découvert, par où l’on puisse lui porter le coup mortel. Tout ce qui l’entoure ne demande qu’à le frapper et à l’abattre, non-seulement ses ennemis déclarés, mais encore ceux qui font semblant d’être ses amis.

Il faut choisir, pour le sacerdoce, des âmes semblables aux corps des trois jeunes gens, que la grâce divine rendit invulnérables au milieu de la fournaise de Babylone. Le feu dont ils sont menacés ne s’alimente pas de sarment, de poix, ni d’étoupes, mais de matières plus dangereuses; c’est un feu qui ne se voit pas, c’est le feu de l’envie qui enveloppe le prêtre de ses flammes dévorantes, flammes qui se dressent, s’étendent, se jettent sur sa vie, et la pénètrent tout entière avec une activité que n’eut jamais le feu matériel contre les corps des trois jeunes gens. Dès que l’envie trouve un brin de matière combustible, sa flamme s’y attache aussitôt, et consume cette partie défectueuse; quant au reste de l’édifice, fût-il plus éclatant que les rayons du soleil, elle l’endommage encore par sa fumée et le noircit complètement. Tant que la vie d’un prêtre est dans un parfait accord avec la règle de ses devoirs, il n’a rien à craindre des piéges de ses ennemis. Qu’une seule irrégularité, si petite qu’elle soit, échappe à son attention (et cependant quoi de plus pardonnable, puisqu’il est homme, et qu’il traverse cette mer semée d’écueils qui s’appelle la vie); voilà que toutes ses vertus ne lui servent plus de rien contre les langues de ses accusateurs; un rien ternit toute sa vie. Tout le monde juge le prêtre, et on le juge comme s’il n’était plus dans sa chair, comme s’il n’était pas pétri du limon commun, comme s’il était un ange affranchi de toutes les faiblesses de l’homme.

Tant qu’un tyran est fort, on le craint, on le flatte, ne pouvant le renverser; ses affaires déclinent-elles, adieu les respects simulés; ceux qui la veille encore se disaient ses partisans, se déclarent tout à coup contre lui et lui font la guerre : ils recherchent les endroits vulnérables de sa puissance, en sapent les fondements, et enfin la détruisent. C’est aussi ce qui arrive à un évêque; à peine ceux qui l’entouraient de leurs hommages et de leurs flatteries, lorsqu’ils le croyaient solidement établi, l’ont-ils vu ébranlé, même légèrement, que saisissant l’occasion, ils se mettent à travailler de concert et de toutes leurs forces à le faire tomber comme un tyran, comme quelque chose de pire. Le tyran craint ses gardes du corps; l’évêque lui aussi est réduit à redouter ceux qui l’approchent de plus près. Ce sont eux qui convoitent sa place, eux qui connaissent le mieux sa vie et ses affaires. Témoins journaliers de ses actions, ils sont les premiers à saisir la moindre faute qui lui échappe, ils peuvent facilement accréditer même leurs calomnies, faire passer pour grave ce qui est léger, et perdre ainsi leur évêque qui succombe victime de leurs mensonges. C’est le renversement de la parole de l’Apôtre : Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui; si un membre est glorifié, tous les membres sont dans la joie. (I Cor. XII, 28.) Contre de tels assauts il n’y a de ressources que dans une piété à toute épreuve.

Voilà dans quelle guerre tu veux que je m’engage. Voilà la mêlée terrible dans laquelle tu me crois capable de me défendre. Qui te l’a dit? Si c’est Dieu, montre-moi ton oracle et je me soumets. Si tu n’en as pas d’autre que la vaine opinion des hommes, désabuse-toi. Dans une cause qui m’est si fort personnelle, ne trouve pas mauvais que je défère à mon sentiment plutôt qu’à celui des autres; car, dit l’Apôtre, personne ne connaît mieux ce qui est dans l’homme que l’esprit de l’homme. (I Cor. II, 11)

Je crois en avoir dit assez pour te persuader, au cas que tu en aies jamais douté, combien je me serais exposé au ridicule, moi et ceux qui m’avaient élu, si, après avoir accepté l’épiscopat, je m’étais vu ensuite forcé de reprendre mon premier état de vie.

Outre l’envie, il y a encore une autre passion plus violente, qui arme beaucoup d’hommes contre un évêque, c’est la convoitise qu’excite cette dignité. Comme il y a des fils ambitieux qu’afflige la longue vie de leurs pères, il y a aussi des hommes à qui la durée d’un long règne épiscopal cause une impatience extraordinaire, N’osant pas attenter aux jours du titulaire, ils travaillent à sa déposition avec d’autant plus d’ardeur que chacun aspire à le remplacer, que chacun espère que le choix tombera sur lui.

15. Veux-tu que je te présente sous une autre face cette lutte si féconde en dangers de toute sorte? Transporte-toi à quelqu’une de ces (589) solennités publiques qui ont lieu pour les élections ecclésiastiques, observe : autant d’individus qui les composent, autant de langues acérées pour déchirer la réputation du prêtre. Les électeurs se partagent en factions diverses; nul accord dans le collège des prêtres ni entre eux ni avec leur chef: personne ne s’entend; l’un veut celui-ci , l’autre celui-là. La cause de cette confusion, c’est que personne ne considère la seule chose qui soit à considérer, les qualités intérieures. D’autres motifs décident de l’élection. « Un tel est d’une bonne naissance, je lui donne ma voix, » dit l’un : «et moi, réplique un autre, je donne la mienne à un tel parce qu’il est riche, et qu’il peut se passer des revenus de l’Eglise» : on choisit celui-ci parce qu’il a passé d’un camp dans un autre auquel on appartient soi-même; celui-là parce qu’on a avec lui des rapports de société ou de parenté; un autre parce qu’il a su capter notre bienveillance par des flatteries. Mais a-t-il les vertus et les talents nécessaires? c’est ce dont personne ne s’embarrasse.

Pour moi, je suis si loin de regarder ces titres de recommandation comme suffisants pour s’assurer du mérite du candidat au Sacerdoce, qu’en lui supposant même de la piété, ce qui est pourtant un grand point, je ne me hasarderais pas à l’admettre aussitôt, s’il ne présente encore les témoignages d’une prudence consommée. J’ai connu des hommes longtemps voués à la solitude et aux jeûnes; ils étaient agréables à Dieu aussi longtemps qu’ils avaient le bonheur d’être seuls et à eux-mêmes, et de n’avoir à se préoccuper que de leur salut personnel : ils faisaient tous les jours de grands progrès dans la sainteté; mais transportés sur le théâtre du monde et forcés de redresser les égarements des peuples, les uns dès le début ont fait voir qu’ils étaient au-dessous d’une si grande tâche, et ont dû y renoncer; les autres, obligés de rester, se sont écartés de la sainte austérité de leur première vie, et se sont perdus, sans aucun profit pour les autres.

Il peut même arriver qu’un homme aura blanchi dans les fonctions subalternes du ministère, sans que je le juge digne d’être promu à un grade plus élevé, uniquement par respect pour sa vieillesse. Pourquoi l’élèverait-on si l’âge ne l’a pas rendu plus digne? Je ne dis point cela pour déconsidérer les cheveux blancs, ni pour exclure ceux que l’on irait prendre dans la solitude: il nous en est venu plus d’un qui ont honoré leur ministère d’une manière éclatante; je veux montrer que, si une grande piété, un grand âge ne font pas que celui qui possède ces avantages soit digne de l’épiscopat, à plus forte raison les motifs exprimés plus haut seront-ils insuffisants. Toutefois, on met encore en avant des considérations plus absurdes. Par exemple, il y en a qu’on admet dans les rangs du Sacerdoce pour les empêcher de se jeter dans un parti contraire; on en élit d’autres pour leur malice même, de crainte qu’irrités d’un refus ils ne fassent beaucoup de mal. Se peut-il quelque chose de plus inique? Quoi! des misérables, des hommes pleins de vices, les honorer quand on devrait les punir! leurs actions mériteraient de leur interdire le seuil de l’église, et ils en recevront la récompense en montant les degrés du sanctuaire! Et lions chercherons encore les causes de la colère de Dieu, nous qui livrons les choses les plus saintes et les mystères les plus redoutables en proie à des pervers ou à des incapables! Ainsi on confie l’autorité à des mains tantôt impures qui en profanent la sainteté, tantôt débiles qui n’en peuvent supporter le fardeau, et voilà pourquoi l’Eglise est plus agitée que l’Euripe.

Autrefois je me suis moqué des princes séculiers, parce que, dans la distribution des honneurs ils regardaient moins aux mérites des personnes, qu’à la richesse, à l’âge, au crédit. Mais je n’ai plus trouvé ce désordre si étrange, depuis que je l’ai vu étaler ses scandales parmi nous.

M’étonnerai-je encore que des hommes entièrement livrés à des intérêts terrestres, sans autre mobile que leur passion de gloire ou d’argent, commettent des fautes de ce genre; alors que ceux qui font, du moins à l’extérieur, profession de renoncer à toutes les vanités de la terre, ne laissent pas d’agir suivant les mêmes principes; traitent les intérêts du ciel comme s’il s’agissait d’un quartier de terre ou de quelqu’autre chose de ce genre; prennent à l’aveugle des hommes que rien ne distingue de la foule, pour leur confier le gouvernement des âmes; des âmes pour qui le Fils unique de Dieu a bien voulu se dépouiller de sa gloire, se faire homme, prendre la forme d’esclave (Philipp. II, 7), exposer sa face aux crachats, aux soufflets, (Matth. XXVI, 67) et mourir enfin, dans sa chair, de la mort la plus ignominieuse?

On ne s’arrête pas là, on court à des abus (590) plus criants. Non-seulement on admet des indignes, mais encore on expulse les bons. Comme s’il fallait, à toute force, ébranler des deux côtés la sécurité de l’Eglise; comme si ce n’était pas assez du premier moyen pour allumer la colère de Dieu, et qu’il fallût y joindre le second, qui n’est pas moins funeste. A mes yeux, c’est un malheur égal et d’écarter les sujets utiles, et d’admettre les inutiles. Voilà ce qui se passe, et il s’ensuit que le troupeau de Jésus-Christ ne trouve de consolation nulle part, qu’il ne peut même pas respirer. Cela ne mérite-t-il pas toutes les foudres du ciel, tous les feux d’un enfer plus rigoureux encore que celui dont nous sommes menacés? Et il souffre, il supporte ces grands maux celui qui ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. (Ezech. XVIII, 23 et 33, II.) Qui n’admirerait tant de bonté? qui ne serait stupéfait à la vue de tant de miséricorde?

Les enfants du Christ ruinent l’empire du Christ plus funestement que ses ennemis déclarés, et Lui, toujours bon, toujours miséricordieux, les appelle encore à la pénitence! Gloire à toi, Seigneur, gloire à toi! Quel abîme de bonté en toi, quel trésor de patience! Des hommes qui, à l’ombre de ton nom, d’obscurs qu’ils étaient sont devenus illustres, abusent des honneurs contre celui-là même à qui ils les doivent, osent ce qu’il n’est pas permis d’oser, insultent aux choses saintes, repoussant ou chassant du sanctuaire les hommes vertueux, afin de laisser aux méchants la plus entière liberté de faire ce qu’ils veulent.

Si tu veux connaître les causes de tant de maux, tu verras qu’elles sont les mêmes que les premières. Leur racine, leur mère, pour ainsi parler, est la même, c’est l’envie : mais elles présentent une assez grande variété de formes. L’un est trop jeune, l’autre ne sait pas flatter; celui-ci n’est pas bien vu d’un tel; tel personnage verrait avec peine élire celui-là, et repousser le candidat qu’il a présenté; un autre est bon et patient, un autre est terrible pour les pécheurs; pour, un autre ce sera quel-qu’autre prétexte aussi bien choisi. Car des prétextes, les gens dont je parle n’en manquent pas, ils en trouvent tant qu’ils veulent, Ils iront jusqu’à faire un crime d’être riche, s’ils n’ont rien autre chose à objecter. Pas d’élévations trop subites, disent-ils encore, cette dignité demande qu’on n’y arrive que lentement et pas à pas. Encore un coup, ils sont d’une fécondité inépuisable pour trouver des motifs. Ici, je demanderai volontiers ce que doit faire un évêque contre qui soufflent tant de vents contraires. Comment tenir ferme contre tant de vagues? comment repousser tant d’attaques? S’il veut déterminer son suffrage par les lumières de sa conscience et de la raison, voilà une nuée d’ennemis qui se déclarent, tant contre lui que contre ceux qu’il se propose d’élire; contradiction sans fin; nouvelles cabales tous les jours; sarcasmes amers tombant comme une grêle sur les candidats; et la bataille dure jusqu’à ce qu’on ait forcé ceux-ci à la retraite, pour appeler les sujets que l’on favorise.

On dirait de l’évêque comme d’un pilote qui aurait reçu des pirates à bord de son navire, lesquels, durant toute la traversée, épieraient l’occasion favorable pour le tuer, lui, les matelots et les passagers. S’il aime mieux plaire à ces hommes que de sauver son âme, et qu’il admette ceux qu’il faudrait repousser, c’est Dieu lui-même, au lieu de ces hommes qu’il aura pour ennemi. Quelle situation plus embarrassante? Sa position, vis-à-vis des méchants, devient encore plus critique qu’auparavant, parce qu’ils agissent ,d’ensemble, et que ce concert augmente leurs forces. Lorsque des vents violents viennent à souffler dans des directions contraires et à se combattre, la mer, tranquille jusque-là, devient tout à coup furieuse, soulève ses flots et engloutit les navigateurs; ainsi lorsque l’Eglise a admis dans son sein des hommes pervers, son calme se change en une tempête qui la couvre de naufrages.

16. Considère ce qu’il faut être pour résister à d’aussi grands orages, et pour écarter habilement les obstacles qui s’opposent au salut de tout un peuple. Il faut tout ensemble être grave et sans faste; se faire craindre et être bon; savoir commander et être affable; incorruptible et obligeant; humble sans bassesse; énergique et doux : c’est avec toutes ces qualités réunies qu’il pourra soutenir la lutte; c’est à ces conditions qu’il acquerra assez d’autorité pour faire passer, malgré une opposition générale, un digne candidat, et comme aussi pour en écarter un indigne, en dépit de la faveur publique, qu’il dédaignera pour n’avoir égard qu’à une seule chose : l’édification de l’Eglise; également inaccessible à la haine et à la faveur.

Eh bien! ai-je eu tort de refuser un honneur si périlleux! Cependant je n’ai pas tout dit, il (591) s’en faut beaucoup. Né te lasse pas d’écouter un ami, un frère qui tient à se justifier des torts dont tu l’accuses. Outre l’avantage de me disculper dans ton esprit, j’aurai encore celui de t’être dé quelque utilité pour ton administration. Quand on est sur le point d’entrer dans cette carrière, il est nécesSaire de sonder avant tout le terrain; c’est une précaution qu’il faut prendre avant de s’y engager pour tout de bon. Pourquoi cela? Parce qu’ainsi on gagnera du moins de n’être pas pris au dépourvu; viennent après cela les difficultés, elles trouveront un homme prêt à les bien combattre parce qu’il les connaît.

Te parlerai-je de la direction des veuves, de la sollicitude dont il faut entourer les vierges, des difficultés que présente la juridiction ecclésiastique? Les soins que réclamé chacune de ces branches de l’administration ecclésiastique sont grands, et les dangers que l’évêque y rencontre, plus grands encore.

Commençons par ce qui paraît le plus facile, le soin des veuves. Il semble d’abord que ce soit une chose fort simple, et que celui qui s’en occupe a tout fait quand il a dépensé une certaine somme d’argent en distributions de secours. (Tim. V, 16.) Il n’en est rien cependant une grande circonspection est encore ici nécessaire, surtout quand il s’agit de les inscrire an rôle de l’Eglise; les inscrire au hasard, et comme cela se trouve, produit les maux les plus graves. On a vu des veuves ruiner des maisons, troubler des ménages, se déshonorer par le vol, par la fréquentation des cabarets et par d’autres honteux désordres. Nourrir de telles femmes avec les revenus de l’Eglise , c’est attirer sur soi la vengeance de Dieu et le blâme sévère des hommes, c’est refroidir la charité des bienfaiteurs. Qui pourrait souffrir que les charités qu’on lui demande et qu’il fait au nom de Jésus-Christ, passent aux mains de ceux qui déshonorent lé nom dé Jésus-Christ? Voilà des raisons qui rendent un sévère examen nécessaire ; il l’est encore pour empêcher que d’autres veuves, qui peuvent suffire à leurs besoins, ne se joignent à celles dont je viens de parler pour ravager la table des pauvres.

Ces précautions prises , un autre souri se présente, souci grave : il faut prendre des mesures pour que les choses nécessaires à leur entretien ne manquent point, mais coulent comme une source qui ne tarit jamais. Le malheur de la pauvreté involontaire, c’est d’être insatiable: elle se plaint sans cesse, elle est ingrate. On a besoin de beaucoup de prudence, de beaucoup de zèle, pour lui fermer la bouche, en lui ôtant tout prétexte de plainte. Cependant, qu’un homme se montre supérieur à l’amour de l’argent, et la foule, aussitôt, le proclame capable de remplir cette charge; pour moi; je reconnais que le désintéressement est une qualité indispensable, sans laquelle on serait un dévastateur et non pas un administrateur, un loup plutôt qu’un berger; mais je ne pense pas qu’elle suffise toute seule: avec elle il y a une autre vertu que je veux trouver dans un candidat.

Cette vertu est, pour les hommes, la source des plus grands biens ; elle conduit l’âme comme dans un port tranquille et à l’abri des orages : c’est la patience. Or , la classe des veuves, forte de sa pauvreté, de son âge, de son sexe, use volontiers d’une liberté de langue assez peu limitée, pour ne rien dire dé plus. Elles crient à contre-temps, elles accusent à tort et à travers, elles se plaignent quand elles devraient exprimer leur reconnaissance, elles blâment quand il conviendrait d’approuver. Il faut que l’évêque ait le courage de tout supporter : leurs clameurs importunes, ni leurs plaintes indiscrètes, rien ne doit exciter sa colère. Leurs misères sont plus dignes de compassion que de reproche : insulter à leurs infortunes, ajouter aux amertumes de la pauvreté, celles de l’affront serait de la dernière barbarie. C’est pourquoi le Sage, considérant d’un côté l’avariée et l’orgueil naturels à l’homme, sachant d’un autre côté combien la pauvreté est capable d’abattre l’âme la plus noble, et de conseiller une importunité effrontée, ne veut pas que celui qui est en butte à ces ennuyeuses sollicitations, s’en mette en colère. En s’irritant contre les pauvres à cause de l’assiduité de leurs demandes, il s’exposerait à devenir leur ennemi, au lieu d’être leur consolateur comme il le doit. Le Sage lui recommande donc de se montrer affable et d’un abord facile. Incline sans humeur ton oreille vers le pauvre, réponds-lui avec douceur des paroles de paix. (Eccli. IV, 8.)

Le même Sage, sans dire un mot de réprimande à l’importun (qui aurait ce courage vis-à-vis d’un suppliant prosterné?) continue de s’adresser à celui qui est en état de secourir l’indigence, et il l’exhorte à relever le pauvre par un doux regard, par une bonne parole, avant de le faire par l’aumône. (592)

Or, si quelqu’un, sans voler le bien des veuves, s’emporte jusqu’à les maltraiter de paroles ou autrement, non-seulement il n’allége point le fardeau de leur pauvreté, mais il l’aggrave. L’effronterie où les porte le besoin qui les presse, ne les empêche pas de ressentir l’injure. La crainte de la faim les force à mendier, la mendicité produit l’effronterie, et l’effronterie à son tour attire les humiliations, cercle fatal qui tient l’âme enfermée dans les ténèbres et dans le désespoir.

Il faut donc qu’un administrateur ait assez de patience pour ne pas accroître leur douleur par ses violences, pour calmer en grande partie leur affliction par des paroles de consolatiou. Le pauvre que l’on insulte est peu touché de l’aumône qu’on lui donne, si abondante qu’elle soit; le secours en argent ne compense pas la blessure faite à l’amour-propre. Au contraire celui qui entend une bonne parole, qui reçoit une consolation en même temps qu’une aumône, éprouve une joie, une satisfaction bien plus grande. La manière de donner a doublé le don. Ce que je dis là n’est pas de moi, mais de celui qui nous exhortait tout à l’heure:

Mon fils, dit-il, ne mêle point les reproches au bien que tu fais, n’accompagne point les dons de paroles affligeantes: La rosée ne rafraîchit-elle point la trop grande chaleur? une douce parole vaut mieux que le don. Oui, une seule parole est meilleure que l’offrande; et tous les deux se trouvent dans l’homme charitable. (Eccli. XVIII, 15, 17.)

Mais si celui qui prend la charge des veuves doit avoir de la douceur et de la patience, il faut de plus qu’il entende l’économie. Si cette qualité lui manque, le bien des pauvres n’en souffrira pas moins. J’ai ouï parler d’un homme, qui, chargé de cette partie de l’administration, ne dispensa aux pauvres qu’une petite portion de l’argent assez considérable destiné aux aumônes. Il est vrai qu’il ne dépensa point le reste pour son propre usage, mais il le cacha soigneusement sous terre, où il le conservait. Une guerre survint, l’argent fut découvert et pris par l’ennemi, Il y a donc ici un juste milieu à garder, c’est que l’Eglise ne soit ni riche ni pauvre. A mesure que tu reçois, distribue aux indigents. Si l’Eglise a des trésors, qu’ils résident dans les coeurs des fidèles.

Au chapitre des veuves, ajoutons l’hospitalité qu’il faut offrir aux étrangers, et les secours que l’on doit aux malades; quelle dépense croistu qu’exigent ces détails, et quelle activité, quelle prudence sont nécessaires pour s’en bien acquitter? La dépense n’est pas moindre que celle dont nous venons de parler, souvent même elle est plus considérable. Quant au dispensateur, il faut qu’il ait le talent de se procurer des ressources; mais la discrétion et la prudence lui sont nécessaires pour engager les personnes en état de donner, à donner généreusement et volontiers; il doit pourvoir au soulagement des malades sans blesser l’esprit des bienfaiteurs. Le soin des malades exige toute l’activité, toute la diligence possible; ils sont pour l’ordinaire fâcheux et sans énergie, et, à moins de précautions et de sollicitudes infinies, la plus légère négligence peut leur être extrêmement préjudiciable.

17. La direction des vierges est un emploi d’autant plus délicat, qu’elles forment la partie la plus précieuse et vraiment royale du troupeau de Jésus-Christ. Aujourd’hui une infinité de sujets remplis d’une infinité de vices ont envahi scandaleusement le choeur des chastes épouses du Christ. C’est là pour l’Eglise un sujet d’abondantes larmes. Comme il y a une grande différence entre la faute d’une jeune personne de condition libre, et celle que commettrait son esclave; ainsi ne saurions-nous comparer les fautes des vierges avec celles des veuves. Celles-ci peuvent, sans beaucoup de conséquences, se livrer à la dissipation; tantôt se déchirer entre elles par des traits de médisance, tantôt se prodiguer les flatteries; affecter des manières hardies, se montrer partout, jusque dans la place publique. La vierge a de plus grands combats à soutenir; c’est à la plus haute perfection qu’elle aspire; c’est la vie des anges qu’elle a pour mission de montrer à la terre; elle se propose de faire, quoique revêtue d’une chair mortelle, ce qui semble n’appartenir qu’aux puissances immatérielles. Dès lors les fréquentes sorties, les visites oiseuses, les conversations sans but ni raison lui sont interdites elle doit ignorer même toute parole qui sentirait l’injure ou la flatterie.

Les vierges ont besoin d’une garde sûre, d’une protection assidue; l’Ennemi de la sainteté s’attaque à elles de préférence; il les épie sans cesse, il leur tend des piéges, toujours prêt à les dévorer, si quelqu’une d’elles chancelle et tombe; les hommes aussi cherchent à les séduire ; avec ces ennemis conspire encore la fougue des sens : ainsi deux guerres (593) à soutenir à la fois, l’une qui assaille au dehors, l’autre qui jette le trouble au dedans.

Quel sujet d’alarmes pour un directeur! quel danger! et surtout quelle douleur si, ce qu’à Dieu ne plaise! quelque désordre imprévu éclate parmi elles? Si une fille qui ne sort jamais de la maison paternelle est une cause d’insomnie pour son père; si le souci qu’elle lui donne écarte le sommeil de ses paupières, tant il craint qu’elle ne soit stérile, qu’elle ne dépasse l’âge de se marier, qu’elle ne déplaise à son mari; s’il en est ainsi du père selon la chair, que faut-il penser du père spirituel qui n’a, il est vrai, aucune de ces craintes, mais qui en éprouve d’autres bien plus graves?

Il ne s’agit point ici d’offenser un mari, mais Jésus-Christ lui-même. S’il y a une stérilité à craindre, ce n’est pas celle qui s’arrête à la honte, c’est celle qui va jusqu’à la perte de l’âme; car il est dit : Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. (Matth. III, 10.) La vierge répudiée par le céleste Epoux, n’en est pas quitte pour recevoir l’acte de répudiation et s’en aller; elle expiera sa faute par un supplice éternel. Le père selon la chair a bien des secours qui lui rendent facile la garde de sa fille : la mère, la nourrice, le nombre de ses domestiques, la sûreté de la maison le secondent beaucoup pour la surveillance et la protection de la jeune vierge. Elle n’a pas la liberté de se montrer fréquemment au dehors; et quand elle sort, rien ne l’oblige â se faire voir, l’obscurité du soir pouvant aussi bien que les murailles de sa chambre, cacher celle qui ne désire pas être vue.

En outre, elle est exempte de tout ce qui pourrait l’obliger de paraître aux regards des hommes; ni le souci de se procurer les choses dont elle a besoin, ni les atteintes portées à ses intérêts, ni aucun motif semblable ne la met dans la nécessité de se rencontrer avec des étrangers; son père la décharge de tous ces soins et mie lui laisse que celui de conserver la décence virginale dans sa conduite et dans son langage.

Au contraire, le Père spirituel n’est entouré que de circonstances qui rendent sa surveillance difficile, pour ne pas dire impossible. Il ne lui est pas permis d’avoir dans sa maison la jeune personne sur laquelle il doit veiller. Une telle cohabitation ne serait ni décente ni exempte de danger: ils pourraient se préserver eux-mêmes de tout mal, et conserver intacte leur chasteté; mais il resterait toujours le scandale causé aux âmes faibles, dont ils seraient obligés de rendre un compte non moins sévère que si des relations criminelles existaient entre eux. La cohabitation étant illicite, comment s’y prendre pour connaître les mouvements qui s’élèvent dans le coeur de la jeune personne, pour réprimer ceux qui sont déréglés, pour cultiver et développer ceux qui sont dans l’ordre et qui prennent une bonne direction. L’évêque ne peut pas même être informé avec exactitude des sorties des vierges, ni des motifs qui les appellent hors de leurs maisons. Pauvres, Comme elles sont pour la plupart, maîtresses d’elles-mêmes, obligées de pourvoir personnellement aux premiers besoins de la vie, que d’occasions de se répandre au dehors si elles voulaient faillir, que de prétextes pour échapper à la surveillance! L’évêque leur prescrira de demeurer dans leurs maisons, et pour couper court à toutes ces allées et venues, il leur fournira les choses nécessaires à leur subsistance, et les fera servir par une personne de leur sexe. Il ne leur permettra pas de se trouver aux funérailles ni aux veilles de nuit. L’astucieux serpent s,ait trop bien profiter même du prétexte des bonnes oeuvres pour distiller son venin. Il faut que la vierge chrétienne garde une clôture rigoureuse; quelquefois seulement durant toute l’année, elle pourra franchir le seuil de sa demeure, lorsque des motifs indispensables, nécessaires, l’y forceront.

On me dira: qu’est-il besoin qu’un évêque descende à tous ces détails? Qu’on sache qu’il n’est pas une partie de l’administration qui lui soit étrangère; que toutes les plaintes qui peuvent s’élever à ce sujet retombent sur lui, en sorte qu’il vaut mieux pour lui de gérer par lui-même, que de s’en remettre sur autrui. Par là, il évite des reproches auxquelles l’exposeraient des fautes commises sous son nom. De plus, en faisant tout par lui-même, il expédie facilement tout son travail. Car il est d’expérience que celui qui s’asservit à prendre l’avis de tout le monde, retire moins d’avantage du secours qu’on lui prête, que la diversité des opinions ou le peu de concert des coopérateurs ne lui cause d’ennuis et d’embarras.

Au reste il n’est pas possible de marquer en détail toutes les sollicitudes que demande le gouvernement des vierges. Quand il ne s’agirait que du discernement de celles qui doivent appartenir à l’Eglise, ce travail suffit pour rendre ce ministère très-laborieux. (594)

18. La juridiction est pour l’évêque une source de contrariétés sans nombre, elle lui impose un travail infini, elle est hérissée de plus de difficultés que n’en rencontrent les juges séculiers. Trouver le droit est chose difficile, ne pas le violer quand on l’a trouvé, chose plus difficile encore. C’est une oeuvre laborieuse, et j’ajouterai, périlleuse. On a vu des chrétiens faibles renoncer à la foi, à la suite de quelque affaire malheureuse dans laquelle toute protection leur avait manqué; car ceux qui ont à se plaindre d’une injustice, poursuivent d’une haine égale et l’offenseur et celui qui refuse de les défendre. Ils ne veulent avoir égard ni à la complication des affaires, ni à la difficulté des circonstances, ni à la limite assez restreinte de la puissance sacerdotale, ni à rien au monde. Juges inexorables dans leur propre cause, ils ne comprennent qu’une espèce de justification:

qu’on les délivre des maux qui les accablent. Si tu ne peux leur procurer cette délivrance, tu auras beau leur donner toutes les raisons imaginables, tu n’échapperas pas à la condamnation. Puisque j’ai parlé de protection, il y a une autre source de plaintes que je vais te découvrir.

Si chaque jour l’évêque ne va point courir de maison en maison avec plus d’assiduité que ceux qui n’ont pas autre chose à faire, il y a une infinité de gens qui s’en offensent. Non-seulement les malades, mais aussi ceux qui se portent bien veulent avoir la visite de leur évêque; encore si c’était la religion qui leur inspirât ce désir! mais non, c’est simplement un honneur, une distinction dont ils sont jaloux. Si par malheur il se trouve un riche, un homme puissant à qui il rende de plus fréquentes visites qu’aux autres dans l’intérêt même et pour le bien commun de l’Eglise, aussitôt on le flétrit des noms de flatteur et de courtisan.

Mais pourquoi parler de protections et de visites? Il ne faut qu’un simple salut pour attirer à l’évêque une masse de plaintes, au point d’en être souvent accablé et de succomber au chagrin. On lui demande compte même d’un regard. Ses actions les plus simples passent par la balance de la critique; on note le ton de sa voix, les mouvements de ses yeux, jusqu’à son sourire: comme il a souri gracieusement à un tel, comme il l’a salué à haute voix et avec un visage ouvert! Moi, à peine m’a-t-il adressé la parole, et seulement par manière d’acquit. Entré quelque part, qu’il oublie de porter les yeux à la ronde, et de saluer tout le monde l’un après l’autre, é’est un homme qui ne sait pas vivre. Qui donc, à moins d’une force extraordinaire, pourra suffire contre tant d’accusateurs, soit pour prévenir toutes leurs attaques, soit pour les repousser victorieusement? Il faudrait qu’un évêque n’eût même pas d’accusateurs; que si cela n’est pas possible, il faut qu’il puisse réduire à néant les accusations; et cela n’est pas facile encore! car combien de gens se plaisent à dire du mal à tort et à travers et sans le moindre fondement! il doit alors braver courageusement des bruits mensongers, et autant que possible ne pas s’en émouvoir. On supporte plus facilement un reproche que l’on a mérité, parce que la conscience, le plus formidable des accusateurs, l’avait déjà fait, et avec encore plus de sévérité; mais quand l’accusation est sans fondement, on se laisse emporter par un premier mouvement de colère auquel succède bientôt le découragement et l’abattement, à moins qu’un long exercice de patience n’ait accoutumé l’âme à s’élever au-dessus de la vaine opinion des hommes. Quant à recevoir tous les traits que peut lancer la calomnie sans rien perdre de son calme et de son sang-froid, c’est une chose bien difficile, on pourrait même dire impossible.

Parlerai-je de tout ce qu’il en coûte à un évêque, quand il se trouve réduit à l’affligeante nécessité de retrancher quelqu’un de la communion de l’Eglise ? Encore si dans ce cas l’on n’avait à déplorer que la douleur de l’évêque; mais quel affreux malheur! et combien l’on doit craindre que le coupable, exaspéré par une punition trop sévère, ne soit poussé à l’extrémité dont parle l’apôtre saint Paul, et qu’il ne soit accablé par l’excès de sa tristesse. (II Cor. II, 7.)

La plus grande prudence est donc ici nécessaire de peur que le mal n’empire par l’effet du remède destina à le guérir. Toutes les fautes commises après retombent sur le médecin ignorant qui n’a pas bien connu la blessure, et qui a enfoncé le fer trop avant. De quelle frayeur un évêque ne doit-il pas être saisi, lorsqu’il pense qu’il aura à rendre compte, non-seulement de ses propres péchés, mais de tous ceux de son peuple? Que si nos seules offenses suffisent pour nous glacer d’épouvante, et nous ôter l’espoir d’échapper au châtiment éternel, (595), à quoi doit s’attendre celui qui aura à se défendre sur tant de chefs d’accusation. Ecoute saint Paul, ou plutôt Jésus-Christ, parlant par la bouche de son apôtre: Obéissez à vos supérieurs, et soyez-leur soumis, parce qu’ils veillent sur vos âmes, comme devant en rendre compte. (Hebr. XIII, 17.) N’y a-t-il pas dans cette menace de quoi se pénétrer de la plus vive frayeur? Pour moi, je le suis au delà de toute expression.

Je conclus qu’il n’y a personne, quelque dur, quelque difficile à persuader qu’il puisse être, qui ne demeure à présent convaincu qu’en refusant l’épiscopat, j’ai agi, non par orgueil ni par présomption, mais par la crainte de hasarder mon salut dans un aussi grave ministère. (596)

 

Précédente Accueil Suivante