2ème partie

 La charité est la colonne vertébrale de la religion.   Dieu est Amour et c'est par amour qu'Il a créé les Mondes, pour leur bien à eux et non pour le Sien propre; étant la plénitude éternelle, la perfection totale, il va de soi qu'Il ne peut pas avoir besoin du Relatif et du Conditionné, ni de quoi que ce soit.   La création est donc un acte d'amour, un sacrifice.

 Et si le sacrifice le plus pur est celui qu'on consent en faveur de l'être dont on n'attend aucun avantage en retour, quel holocauste peut être comparé à celui par lequel le Verbe, non seulement donne la vie aux créatures, mais, sous la forme de Jésus, Se donne Lui-même à elles et assume des souffrances indicibles pour les amener, par la reconquête de la liberté, à une augmentation inouïe de bonheur ?

 Ici la raison n'a qu'à se taire et à avouer son impuissance.   La seule attitude qui convienne devant l'Ineffable, c'est de se prosterner et d'adorer.   Impossible à l'intelligence la plus raffinée de pénétrer, par elle-même, dans ce domaine de l'incarnation du Verbe, ce serait plus absurde que de demander à un Béotien de vous faire sentir les mille nuances d'une symphonie de Beethoven ou toutes les subtiles délicatesses d'un chef-d'oeuvre de Murillo.

 Les saints n'ont parlé de l'amour et de la bonté infinie de Dieu qu'avec des larmes; c'est l'unique langage qui convienne, les paroles étant impuissantes à exprimer l'inexprimable.

 Pauvre intelligence humaine !   Si nous pou-vions voir la laideur du geste par lequel nous, pygmées, osons demander des comptes à l'Infinie Sagesse et prétendre L'abaisser à notre propre mesure, comme nous crierions notre honte et notre repentir !   Comme nous répandrions des pleurs, comme nous ferions péni-tence dans la cendre !   Qu'est-ce que notre logique, sinon un faible rayon qui descend de la grande Lumière d'en Haut ?   Comment cette mince clarté peut-elle se retourner contre le Soleil d'où elle pro-vient, sans que cette prétention soit une pure folie ?

 Au lieu donc de vouloir pénétrer l'Irrévélé, ne serait-il pas plus conforme au bon sens de nous astreindre à Sa loi, de manière que Lui-même puisse nous initier à Ses insondables mystères ?
 Or Sa loi principale, Sa loi unique, c est encore l'Amour.   Puisque Sa Volonté, comme nous l'avons dit au début, est que les créatures arrivent au maximum de bonheur dont elles sont capables, la Loi qui est l'expression de cette Volonté, ne peut consister, pour les êtres créés, qu'à contribuer au bonheur les uns des autres.   Le geste le plus agréable à Dieu sera donc celui par lequel nous secourons nos frères malheureux, en nous efforçant ainsi de les rapprocher de la Source de tout bien.

 Je dirai, sans vouloir faire une comparaison qui serait une irrévérence, que pour un père humain aussi, sa plus grande joie est de voir ses enfants s'aimant bien les uns les autres et se secourant mutuellement, comme sa plus grande douleur serait de les voir désunis.

 C'est pourquoi, ai-je affirmé plus haut, la charité est la colonne vertébrale de la Religion.   Les rites, les cérémonies du culte, les soi-disant honneurs rendus à Dieu, tout cela est de l'accessoire utile pour nous seulement, car Lui n'a pas besoin de ces honneurs.   Ce qu'Il veut, c'est nous rendre vraiment heureux.

 L'apôtre comprend cela; il saisit d'instinct que c'est l'Amour qui a construit les mondes et que la plus belle fonction de l'homme est de faire descendre cet Amour ici-bas.

 L'exemple sera donc son argument le plus convaincant : l'acte bon donne un corps au sentiment noble et, mettant en jeu le ressort volitif, suscite l'action de ce même ressort chez les autres.   Aussi la vie du disciple est-elle une charité inépuisable; il donne, sans compter, son argent, son temps, ses fatigues, ses livres, sa science et sacrifierait volontiers sa vie et jusqu'à son bonheur spirituel, pour se conformer à la volonté de son Maître.   Plus il donne, plus il en éprouve de la joie et plus il veut donner car, par son dépouillement, il entre dans l'intimité de Celui qui lui a donné l'exemple de tous les holocaustes.

 On se demandera peut-être d'où vient au disciple cette force de tout sacrifier, si contraire à la nature ?   Elle vient du Christ Lui-même.   Au fur et à mesure que Son enfant montre de la bonne volonté Il lui infuse Son esprit qui est un esprit de sacrifice et se substitue à son « moi ».   N'essayons pas de comprendre par l'intelligence cette divine substitution; ceci est encore de l'amour irréductible à la logique humaine; mais c'est un fait d'expérience indéniable que confirment tous les vrais mystiques.

 Le disciple ne demande pas à être récom-pensé de ses travaux; il ne désire que de nouvelles occasions de dévouement.   Mais son Seigneur magna-nime ne Se laisse pas dépasser en générosité et Il le comble de béatitude intérieure.   Aussi la paix ineffable qu'il ressent n'a-t-elle aucune commune mesure avec ses fatigues.   Il en résulte, entre le Maître et lui, un échange de tendresse indescriptible, dont ne peuvent se rendre compte que ceux qui l'ont expérimenté.

 Entrant dans cette vie nouvelle toute de joie céleste, versant des larmes de reconnaissance le serviteur éprouve l'ardent désir d'adjurer ses frères qui n'ont pas encore connu ces joies, de prendre comme lui le sentier qui y conduit.   Il devient apôtre par la force même de sa charité.

 Si la possession des biens matériels rend égoïste celui qui les détient, et qui craint de les perdre car ils sont limités et le partage les diminue, par contre la caractéristique des biens spirituels est que celui qui en est gratifié n'a d'autre désir que de les communiquer; l'amour s'amplifie par le partage au lieu de s'amoindrir.

  « Demandez au Père, nous dit Sédir, selon le désir de Son Fils, qu'Il Se souvienne d'envoyer des tâcherons; mais aussi échauffez en vous l'humble et ardente ferveur qui vous fera choisir pour ces besognes pacifiques.   Si vous saviez comme l'aurore est émou-vante à voir lever sur les vastes champs du Maître comme le crépuscule y déploie largement ses suavités, quels baumes flottent dans ces vallons, quelles perspec-tives y enchantent les regards, de collines en collines, jusqu'aux montagnes brillantes où resplendit la forme radieuse du Bien-Aimé !

 « Levons-nous donc, tenons-nous prêts pour la première lueur du soleil matinal, comme des soldats sur le qui-vive, qu'aucune alerte ne nous surprenne et que l'apparition toujours soudaine du Roi des gloires surnaturelles, nous trouve sous les armes! »
 Que puis-je ajouter à ces belles paroles, sinon de souhaiter que nous nous enflammions tous de ce Feu que le Christ est venu allumer sur la terre, qui est la source première de tout bien, de toute beauté, de toute fécondité, de tout véridique amour !   C'est de la clarté de cet immortel flambeau que se sont illuminés les yeux des saints, levés vers Lui au-dessus des laideurs d'ici-bas; c'est Lui qui leur a donné la force d'affronter les tempêtes et de tenir contre les ouragans.   Il a rendu leur coeur ductile pour s'épancher comme un baume d'apaisement sur toutes les douleurs et Il leur a mis sur les lèvres le sourire de l'indulgence, en réponse aux injures et aux calomnies.

 Au scandale des gens raisonnables, ces êtres exceptionnels bénissent ceux qui croient être leurs ennemis et ils couvrent de plus de prévenances encore ceux qui n'ont répondu que par l'ingratitude à leurs premiers bienfaits.   Ils ne viennent pas nous trou-bler dans notre apparent bonheur, mais ils entrent à notre foyer, dès que la ruine ou la maladie en ont franchi le seuil.   Leur front projette alors des flammes qui rallument en nous le lumignon non encore éteint des clartés éternelles et, pourtant, leurs regards pleins de douceur apaisent nos inquiétudes par le reflet qu'ils portent de l'immuable Sérénité.   Une telle auréole de paix les entoure que leur présence seule suffit à faire cesser les querelles et à éteindre les animosités.   Ils sont les ouvriers et les hérauts du Grand Pacificateur.

 Malgré toutes ses turpitudes, la terre porte encore, heureusement, quelques-uns de ces fous de Dieu, de ces amants de l'Absolu.   Et le monde, qui les ignore, leur doit pourtant sa conservation, car ils sont le sel qui l'empêche de se corrompre tout à fait.   Le Christ propose à nos légitimes ambitions de suivre le chemin qui les a conduits à ces sommets.   Ne sommes--nous pas, en effet, tous appelés ?   Et les saints eux--mêmes n'ont-ils pas d'abord été des pécheurs comme nous ?   François d'Assise avait commencé par faire joyeuse vie; Ignace de Loyola était enclin à la colère et Augustin, devenu le plus célèbre des Pères de l'Église latine, menait une jeunesse orageuse, avant d'avoir entendu le fameux « Tolle et lege » qui a fait de lui un grand serviteur.

 Sédir fait cette remarque étonnante que, si l'on étudie les effigies de quelques têtes de saints, on s'aperçoit qu'elles portent les marques certaines des penchants criminels.   A la différence des vulgaires bandits, eux ont lutté et vaincu le mal.

 Ainsi la sainteté, dont nous ne voyons, nous, que le couronnement, par les fleurs et les fruits des oeuvres d'amour et des miracles et guérissons, a toujours été, pour le saint lui-même, l'histoire d'une lutte séculaire, d'une guerre sans merci contre soi, se terminant, comme dernier épisode, par l'entrée du Fils unique dans la demeure enfin pacifiée et devenue un temple digne de l'Esprit.   La sainteté est une illustration de la parole de Jésus que « le Royaume des Cieux souffre violence et que ce sont les violents qui l'emportent », c'est-à-dire ceux qui ont le courage de se faire violence à eux-mêmes, de se sacrifier.   Les tièdes et les indifférents, tant qu'ils restent dans le froideur, ne feront rien de bon.

 Efforçons-nous de sortir de cet état voisin de la mort, si nous y sommes plongés.   Rien n'est pire que la tiédeur, l'action même mauvaise vaudrait mieux.   Le Christ a dit : « Je suis la Vie »; devenons des vivants.   Ses disciples sont des passionnés, mais leur passion se porte vers ce qu'il y a de plus haut, vers Dieu; imitons les; laissons-nous enflammer par le même amour qui les a enivrés, bercés, nourris, transfigurés.

 Un désir est toujours à la racine de notre volonté, il est le mobile qui nous fait agir.   Quand ce mobile est égocentrique, quand il a soi-même pur but, il est la qualité la plus inférieure du désir, il est même l'opposé de l'amour vrai.

 Or, il y a un Amour au-dessus de toutes les amours : premier mobile de tout, créateur des célestes beautés, organisateur des divines harmonies, Il est la nourriture des armées angéliques et la voix mélodieuse des séraphins ne fait qu'exprimer Son infinie douceur.   C'est Lui qui concilie toutes les  oppositions et résout toutes les antinomies, car Il est au commencement et à la fin de tout; Il est l'Alpha et l'Oméga.   Il est la force des forts; Il est la sainteté des saints.   Aucune ingratitude ne Le rebute, aucune trahison ne Le décourage; Ses obligés ont beau s'enliser dans les boues du péché, Il les y pourchasse et n'a de cesse qu'Il ne les ait ramenés au bon chemin.   Sa patience est inlassable, Son indulgence sans limite et Ses adorables sollicitudes poursuivent l'enfant prodigue jusque dans les pays de perdition où ce dernier aura cru cacher la honte de ses forfaits.   Et quand, las de lutter contre l'Amour, l'enfant revient enfin à la maison du Père, la joie de ce retour et de cette ren-contre est telle qu'aucun langage humain ne saurait la décrire.

 Cet Amour est vivant; Il S'exprime par de la vie et, comme c'est Lui qui inspire sa vocation à l'apôtre, pour imiter son Maître et réaliser Son oeuvre, celui-ci doit aussi agir, se donner de la peine.   Il ne se contentera pas de parler à ceux qu'il veut ramener à Dieu; mais il les visitera dans leurs maladies, les secourra dans leurs besoins, se sacrifiera pour eux de mille manières et, par là, il finira par les toucher et les entraîner.

 Ainsi la condition première de l'apostolat, c'est la charité, une charité active qui s'extériorise par des actes, selon les préceptes évangéliques.

 Ceux qui font du salut, pour eux-mêmes et pour les autres, une affaire de méditations savantes ou de méthodes d'entraînement de la volonté ou d'ascétisme ésotérique, se trompent, car l'homme n'est pas seulement un esprit, mais un esprit associé à un corps.   Comme dit Sédir · « Nous ne nous débarrasserons pas de la matière en la niant, mais en la spiritualisant.»

 Est-ce que Dieu Se serait trompé, par hasard, en nous envoyant travailler ici-bas, dans des corps physiques ?   Si les méthodes initiatives ou méditatives et uniquement intellectuelles suffisaient au salut, notre vie actuelle n'aurait plus de raison d'être.   Nous n'aurions pas eu besoin de descendre dans la chair et nous serions restés tout aussi bien de l'autre côté du Voile.   Les tenants de ces méthodes, bien qu'ils affirment, pour la plupart, leur foi en Dieu, ne semblent pas tenir compte de Son action dans le Monde ni croire que c'est Lui qui l'a organisé pour le bien des créatures.

 L'initiation évangélique, au contraire, met en évidence ce fait primordial : puisque c'est Dieu qui nous a donné la vie présente, elle ne saurait être mau-vaise en elle-même, comme disent les bouddhistes.   Elle ne peut qu'être bénéfique.   Il faut donc vivre et de la vie la plus intense, mais en la transfigurant, en l'ennoblissant par l'Amour.

 Ainsi gardons nous des mirages de la méta-physique orientale et des innovations auxquelles elle a donné naissance et qui sont en honneur aujourd'hui en Amérique et ailleurs, qui veulent substituer à l'ascèse chrétienne, parce qu'elle est coûteuse à notre inertie et à notre égoïsme, des procédés humains et volontaires qui ne peuvent aboutir qu'à l'orgueil spirituel.

 Et celui qui Se livre au travail de l'apostolat doit se garder doublement, parce que, comme un grand nombre d'êtres se modèlent sur lui, une erreur de sa part aurait des conséquences très graves.

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 En outre de la charité active, l'apôtre doit avoir une humilité sans fond.   D'abord, pour se faire écouter des hommes, il a besoin de se faire aimer d'eux et on aime vraiment que les humbles de coeur.

 L'humilité est inséparable de la charité; l'orgueilleux n'est pas capable d'amour.

 Celui qui se permet d'enseigner aux autres, de les encourager à suivre la « voie étroite », dans quel tremblement ne doit-il pas vivre, de crainte d'être coupable d'hypocrisie, en conseillant ce que lui ne pratiquerait pas.   Il doit donc donner l'exemple de toutes les vertus et l'on sait qu'aucune ne peut germer sans l'humilité.

 S'il n'est pas convaincu d'être un « esclave inutile », s'il croit à ses propres mérites, il risque de se laisser griser par le succès.   Sa mission lui serait alors retirée et confiée à un autre plus humble.

Mais le véritable apôtre sait que c'est le Christ qui fait le bien en lui; de quoi donc s'enorgueillirait-il ? Cette vue de sa propre impuissance est la condition de sa béatitude, à cause de l'ineffable descente du Fils unique en son « moi », dont nous avons déjà parlé.   Plus il se convainc, en effet, que par lui-même il n'est capable que du mal - ce dont témoignent ses nombreuses erreurs du passé - plus il voit avec certitude que la transformation merveil-leuse qui s'est opérée et s'opère en lui, c'est au Maître exclusivement qu'il la doit; lui n'a fait que répondre à Son appel, qu'obéir à Ses inspirations, et il a simplement mis à profit les secours et les grâces reçus de Lui.

 Son « moi » lui devient, dès lors, si peu de chose, qu'il le sacrifierait volontiers en faveur de n'importe lequel de ses frères.

 S'il voit donc des malades recouvrer la santé à la suite de son intercession, des ennemis se réconcilier, des coeurs endurcis s'amollir et des égarés changer de route, loin d'en concevoir de la vanité, il n'en aura que plus de reconnaissance envers le Seigneur qui daigne ainsi écouter un homme aussi méprisable à ses propres yeux.   Et il en prendra pré-texte pour s'efforcer vers une plus complète abnégation de soi.

 La merveille de l'ascèse évangélique est que, plus le fidèle la réalise et devient puissant auprès de Dieu, plus il descend vers une humilité sincère et, selon le précepte du Maître, plus il se fait le serviteur de tous, car alors il reconnaît son néant et l'omnipotence du Fils unique en lui.   Sa science se réduit précisément à expérimenter que le Père envoie Son Fils partout où on Le Lui demande avec une foi profonde.   Elle se réduit à cela, disons-nous, mais elle suffit à lui donner toute connaissance et tout pouvoir, car cette chose si simple est la plénitude de l'initiation; elle est si simple que nous ne la comprenons qu'après avoir passé par toutes les épreuves et essuyé toutes les déconvenues.

 Les promesses du Christ à Ses disciples sont pourtant bien c! aires à ce sujet : « Encore un peu de temps, leur dit-Il, et le monde ne me verra plus; mais vous, vous me verrez, car Je vis et vous vivrez aussi.   En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi et que je suis en vous;
« Celui qui croit en moi fera aussi les oeuvres que je fais; il en fera même de plus grandes;
« Et quoi que vous demandiez en mon nom, je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils. » (Saint Jean, ch.  XIV, 12, 13, 19 et 20.)

 Pour cela, il faut savoir demander au nom du Fils; il faut la vraie prière et nous en arrivons, ainsi, à examiner la troisième assise sur laquelle s'appuie le ministère de l'apôtre.   Sa vie est une demande ininterrompue.