CHAPITRE III  
  
  LA FOI QUI SAUVE 
  

 Deux courants se partagent la pensée chrétienne, au sujet de l'importance plus grande de la foi ou des oeuvres pour le salut. Quelques-uns s'appuient sur certains textes de l'Évangile et des Épîtres, pour affirmer que la foi seule justifie. Le Christ n'a-t-il pas dit : « C'est ici la volonté de mon Père que quiconque contemple le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle et moi je le ressusciterait au dernier jour. » (Jean VI, 40). Et ne répétait-Il pas souvent aux malades qu'Il guérissait : « Allez, votre foi vous a sauvés? »  

  D'autre part, saint Paul dit expressé-ment :« Ayant connu que ce n'est point par les oeuvres de la loi, mais par la foi en Jésus-Christ, que l'homme est justifié, nous avons nous-mêmes cru en Jésus-Christ. » (Galates II, 16).  

 Le danger d'une interprétation hâtive de ces textes, c'est la pente glissante à laquelle, portés par l'inclination naturelle, se laissent aller quelques-uns, pour conclure à l'inutilité de l'effort ascétique et des fatigues charitables, puisque, pour entrer au Ciel, il suffit de croire. L'un vous dira : « J'ai la foi, je n'ai donc pas besoin de me donner tant de peine »;  et un autre vous affirmera : « Malgré ma bonne volonté, je n'arrive pas à croire; ce n'est pas de ma faute ». Nous allons voir ce qu'il en faut penser.  

 Tout d'abord, relativement aux citations des Écritures que nous avons rapportées et à d'autres semblables, les tenants de l'importance de l'action pour le salut, n'ont guère de difficulté à leur opposer d'innombrables textes où la nécessite des bonnes oeuvres est affirmée.Il faudrait citer tout le discours du Christ sur la montagne et presque tout l'Évangile, où une si grande place est accordée à l'exercice de la charité.  

 Notamment, en parlant des jugements de la Terre et de la séparation qui est alors opérée entre les bons et les méchants, Jésus annonce que ce classement est uniquement fait selon la conduite de chacun, puisqu'Il dira aux justes :« Venez, vous qui êtes bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé, dès la création du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donne à boire; j'étais étranger et vous m'avez recueilli; j'étais nu et vous m'avez vêtu; j'étais malade et vous m'avez visité, etc.». Il ne leur dira pas :«Parce que vous avez cru en moi ».

 Et, de même, l'élément fidéique ne semble pas être pris en considération dans le verdict prononcé contre ceux qui pratiquent l'iniquité.  

 Les partisans des deux points de vue, celui qui donne la primauté aux oeuvres et celui qui attache une plus grande importance à la foi, trouvent donc des textes favorables à leurs thèses dans les Écritures sacrées. Celles-ci renfermeraient-elles des contradictions ? Nullement. Il n'y a que des apparences de contradictions qui viennent des incompréhensions humaines, car le point de vue de Dieu concilie toutes les antinomies en une synthèse supérieure, comme l'Océan est, en définitive, la source de tous les fleuves qui vont se perdre dans son sein.  

 Lorsque le Christ dit :« Celui qui croit en moi à la vie éternelle », Il ne veut pas désigner par là la simple croyance qui n'est qu'une adhésion mentale et tout extérieure à un credo, mais la foi vivante  qui est la possession même de Dieu et une force surnaturelle que l'homme reçoit d'en Haut, lorsqu'il s'est exercé suffisamment à l'action charitable.  

 La croyance ne confère aucun pouvoir à ceux qui la partagent, tandis que la foi vraie donne la toute-puissance, puisqu'il suffit d'en a avoir gros comme un grain de sénevé, pour pouvoir dire à la montagne : transporte-toi, et elle se transporte-rait ».  

 « Cette foi, dit Sédir, dans les Forces mystiques et la Conduite de la Vie, -ouvrage déjà cité plus haut, est celle qui affronte, chaque jour, l'impossible dans la vie pratique; celle qui demeure sereine dans les pires catastrophes, qui fixe la mort sans ciller et dont l'aspect des plus noirs démons ne ralentit pas la marche. Cette foi-là, les plus grands d'entre les hommes ont tout juste fait quelques pas sur la route qui y conduit ». Elle n'est donc pas la simple adhésion à un credo partagé par un grand nombre de fidèles.  

 Ainsi, les textes sacrés relatifs à la « foi qui sauve » et ceux se rapportent à l'importance des oeuvres, loin de se contredire, s'expliquent, au contraire, et se complètent lumineusement, puisqu'il est impos-
sible de recevoir la foi vraie, opératrice de miracles, si l'on n'a pas d'abord, avec persévérance et plénitude, accompli tous les préceptes de l'amour fraternel.  

 Il y a un état de perfection dans lequel la foi, l'espérance et la charité sont inséparables, comme les diverses formes d'un même acte d'adoration, de désir et d'amour, de même que, dans la sainte Trinité, les trois personnes adorables du Père, du Fils et de l'Esprit, ne sont que les hypostases d'une même Essence éternelle, les aspects sous lesquels Elle nous apparaît.  

 Dans cet état de perfection, d'un même mouvement spontané, le disciple adore le Père par la foi, s'unit au Fils par le désir magnifié et comblé et brûle de la charité du Saint-Esprit, en s'offrant en holocauste perpétuel en faveur de ses frères. Foi, désir et amour sont devenus pour lui une même opération.  

 Jésus a dit à la Samaritaine :« L'heure vient où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité; ce sont là les adorateurs que le Père demande ». L'adoration en esprit est celle de la foi? de la soumission totale de l'intelligence à Dieu, en dehors de toute preuve, de tout raisonnement, de tout signe, de toute forme, dans la pauvreté spirituelle. Or, elle est inséparable de l'adoration en vérité qui va jusqu'à l'acte concret, jusqu'à l'amour mis en pratique quotidienne; autrement, elle ne serait pas sincère. Si l'on refusait d'agir conformément à son idéal, ne serait-on pas coupable d'hypocrisie?  

 Les tenants de l'importance de l'action charitable pour le salut, sont dans le vrai, en ce sens que, sans les oeuvres, la foi n'est qu'une foi morte, ou inexistante, et, d'autre part, ceux qui affirment que les oeuvres seules ne sauvent pas, sont également dans le vrai, car si celles-ci revêtent un caractère exclusivement philanthropique ou si elles sont inspirées par l'orgueil et la satisfaction de soi, elles ne nous assument pas jusqu'au plan divin. Le point de vue surnaturel qui détache totalement de soi et unit à Dieu, en montrant le néant de la personnalité terrestre, est indispensable pour que les bonnes actions soient imprégnées de la charité vraie et qu'elles relient le disciple au royaume de la Gloire.  

 Ce royaume ne peut guère, en effet, être atteint par les efforts de la créature sans l'aide de la Grâce.
Considérez le cerveau le plus puissant, la volonté la plus gigantesque : leurs forces sont tout de même limitées, conditionnées, assujetties à une loi. Or, Dieu est infini, le seul absolument libre et tout être, quelque formidable qu'il soit, n'existe que parce qu'il reçoit de Lui l'existence.  C'est donc le Tout-
puissant seul qui peut se révéler à Sa créature, ainsi que nous l'avons établi au chapitre précédent.   Cette révélation qui vient d'En Haut, qui est une descente de l'Infini vers le fini, de l'Absolu vers le relatif, du Libre vers le conditionné, se fait par la foi, tandis que la simple croyance n'est qu'un  mouvement volontaire, un effort, une tendance vers la foi ou, en d'autres termes, une prière pour l'obtenir. La croyance part d'en bas; la foi est un don surnaturel qui descend librement sur le vrai disciple.  

 Si je dis que je crois en Dieu, Père omnipotent, infiniment sage, présent partout, qui veut mon plus grand bonheur et qu'en même temps, je tremble devant le moindre danger, je m'inquiète maladivement du lendemain et je redoute les perspectives de la ruine et de la mort, suis-je véridique dans mon affirmation? Puis-je prétendre que j'ai la foi? Évidemment non, et cependant l'immense majorité de ceux qu'on appelle les croyants, en sont-là. Par habitude, par entraînement collectif, et surtout peut-être par une intuition profonde et anticipée de la foi qu'ils recevront, un jour, ils ont adopté une attitude mentale, qu'ils observent, tant qu'elle s'accommode avec leurs passions et leurs accoutumances, mais qu'ils rejettent de fait, dès qu'elle est en opposition avec elles. Ils n'ont pas la vraie foi.

 Quelle est-elle donc cette foi qui sauve, quelle est sa nature, son mode de développement et d'action dans l'âme? Comment reconnaîtrons-nous sa présence ?  

 Jacob Boehme en a donné cette belle définition rapportée par Sédir : « La foi est une force divine, surnaturelle, qui crée là où il n'y a rien, et qui trouve là ou il n'y a rien de créé ». Elle est donc proprement la toute-puissance et ne faut-il pas qu'il en soit ainsi pour que le Christ ait affirmé qu'elle peut transporter les montagnes?

 Rappelons-nous qu'aux disciples et apôtres choisis par Lui, Il a reproché, à diverses reprises, leur manque de foi. De quelle vertu éminente entre toutes ne s'agit-il donc pas? Et si les apôtres eux-mêmes en avaient si peu, au gré de leur Maître, que devons-nous penser de nous-mêmes, nous le commun des hommes?  N'y a-t-il pas, là, de quoi nous inspirer de profonds sentiments d'humilité?  

 En vérité, l'état de foi est la substitution progressive du Fils unique, du Verbe incréé, à la pauvre personnalité du disciple, par elle-même faible, misérable, dénuée de tout bien. L'importance de l'action charitable apparaît ici lumineusement, car la divine substitution dont nous parlons, ne se fait qu'au fur et à mesure que nous oeuvrons dans l'obéissance à la loi du Ciel.  

 Et c'est en cela que consiste le développement de la foi en nous, développement qui ne se compren-
drait pas, sans ce remplacement progressif de l'homme terrestre par l'Homme-Dieu. Car une force 
« qui crée la où il n'y a rien », selon la définition de Jacob Boehme, qui est donc déjà toute-puissante et parfaite, n'a pas elle-même à grandir. C'est sa prise de possession de notre interne qui, seule, se développe et c'est ainsi que Jésus a pu dire que « le Royaume de Dieu est semblable à un grain de moutarde qu'un homme sème dans son champ;  c'est bien la plus petite de toutes les semences, mais quand elle a poussé, elle devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent faire leur nid dans ses branches ».   (Matth.   XIII, 31, 32).  

 Le Royaume est donc d'abord, en nous, un simple point lumineux, un faible rayon de la Grâce, un écho à peine perceptible de la Parole éternelle; Il est représenté en nous par l'étincelle divine distincte de notre personnalité. Pendant fort longtemps, l'homme ne L'écoute guère et, travaillant uniquement pour soi, il cherche à grandir au détriment des autres; il gravit les pentes de la montagne du « Moi ».
 Il acquiert la fortune ou la gloire par la science ou la notoriété politique et, dans sa recherche de ces buts illusoires, il est soutenu, nourri par sa croyance en ces mirages. Mais il est de la nature du mirage de ne durer qu'un temps;  forcément la désillusion finit par venir et c'est alors, ou la perte de la fortune ou la rentrée dans l'ombre de celui qu'on avait, jusque là, applaudi et adulé. Les observateurs du dehors ne comprennent pas la raison de l'apparente catastrophe et, quelquefois même, osent accuser Dieu d'injustice; car ils n'aperçoivent pas la main miséricordieuse de la Providence qui conduit cet homme  éprouvé vers sa véritable destinée. A force de revers de ce genre, il finira bien par ouvrir les yeux sur la vanité des buts qu'il avait poursuivis.  

 C'est à cette période de la carrière spirituelle que retentit généralement en nous la voix auguste du Précurseur, de « celui qui crie dans le désert : Faites pénitence, car le royaume de Dieu est proche ».
 L'Ange du repentir et du retour à Dieu montre à l'homme, à ce tournant capital de sa vie, tout le mal qu'il a fait aux autres créatures qu'il a asservies et tyrannisées; sa route bifurque dès lors et il commence a verser les larmes de la contrition. Nous l'avons vu monter les sentes orgueilleuses de la montagne du « moi »;  nous allons le voir maintenant descendre le long des pentes austères du renoncement et dans l'abîme sans fond de l'humilité.  

 Époque bénie entre toutes, car cette descente est simultanée avec une diminu-tion en lui de l'illusion personnelle et une remontée progressive vers la céleste patrie. Les éclats de dynamite de la contrition brisent et émiettent la dure paroi de l'égoïsme qui recouvrait le coeur comme d'une carapace impénétrable. Celui-ci, rendu plus malléable, plus fluide, devient plus accessible aux rayons du Verbe intérieur et ainsi le Royaume se développe de plus en plus en lui.  

 Notre nouveau converti doit cependant prendre garde à une illusion qui se présente assez fréquemment. Parce qu'il s'est donné dans toute la sincérité de son être, peut croire que la bataille est déjà gagnée et que, maintenant, tout va marcher d'une bonne allure. Non! la lutte ne fait que commencer, car, quoique la direction générale de la vie de ce néophyte soit changée et tournée maintenant vers Dieu, une fraction infime seulement de ses cellules sont devenues lumineuses et toutes les autres sont encore dans les ténèbres. Au passage de ces cellules ténébreuses dans le cerveau, elles voudront inspirer le mal, la violence et la cupidité et le combat va reprendre. Le disciple encore novice peut s'étonner du retour de ces tentations, de ces suggestions mauvaises, depuis les plus dégoûtantes jusqu'aux plus subtiles.  

 Qu'il s'accroche à Dieu de toutes ses forces et, s'il succombe mille fois, qu'il se relève, chaque fois plus humble et, par suite, plus fort. Il y a des millions de cel-lules en lui qui ont besoin d'arriver à la lumière et elles ne peuvent y parvenir que par le sacrifice, lequel est une mort suivie d'une renaissance. C'est ainsi que se construit peu à peu le corps de gloire qui, une fois achevé, sera mis à la disposition de ce disciple par ce qu'on appelle la « résurrection de la chair ».  

 Bien entendu, ce grand-oeuvre spirituel demande du temps, beaucoup de temps, c'est un travail séculaire pour l'achèvement duquel une seule existence est évidemment insuffisante.  

 Une voix autorisée a dit :« On aime d'abord charnellement; puis on aime les gens comme des frères;
puis on a pitié de tout le monde, de l'humanité souffrante. Alors on commence, au bout de dix ou quinze incarnations, à être sur la voie du Père ».  

 Ces chiffres ne doivent pas nous décourager, mais nous tenir dans la profonde conviction du peu que nous sommes et dans la grande reconnaissance à Dieu à cause de l'idéal vertigineux auquel Il veut nous faire parvenir.  

 C'est qu'il ne s'agit pas, dans l'initiation christique, d'atteindre un sommet de la Nature invisible, de connaître certains secrets, de posséder quelques pouvoirs. Non! ce que le Christ promet à Ses disci-
ples, c'est l'omniscience et l'omnipotence : ils pourront tout et connaîtront tout, puisque, au terme de leur itinéraire mystique, ils seront devenus uns avec Dieu. « Je ne prie pas seulement pour eux (les disciples) dit-Il, dans la « prière sacerdotale » déjà citée du chapitre XVII de l'évangile de Jean, mais aussi pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, moi en toi, afin qu'eux aussi soient en nous, pour que le monde croie que c'est toi qui m'as envoyé. Je leur  ai donné la gloire que tu m'as donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un, moi en eux, et toi en moi, afin qu'ils soient parfaits dans l'unité, et que le monde connaisse que c'est toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés, comme tu m'as aimé ».  

 Or, quelle est la gloire que le Père a donnée au Fils, sinon d'être égal à Lui et d'avoir, comme Lui, l'omnipotence et l'omniscience? Et cette gloire, le Fils la donne aux disciples et à tous ceux qui croiront par leur parole. Perspective immense, n'est-ce pas, incroyable pour la raison; faveur infinie qu'aucun effort humain ne peut mériter, qu'aucun cerveau même ne peut concevoir, mais Dieu serait-il Dieu, si Ses dons étaient taillés à la mesure de nos compréhensions? Le Christ seul, puis-qu'Il est un avec Lui, pouvait faire une telle promesse et la tenir. Sa réalisation demande du temps, non pas parce que le Père nous marchande Ses faveurs (Il brûle au contraire, de nous en gratifier! ), mais parce qu'Il respecte notre libre-arbitre et qu'Il attend que nous soyons en état de recevoir Ses magnifiques prérogatives.

 Ainsi que le dit Sédir, « les âmes ont mis des siècles nombreux pour atterrir ici-bas; pourquoi la remontée devrait-elle se faire en un court moment? »

 La croissance du corps de gloire se fait, comme celle des plantes, cellule par cellule. A chaque combat où le disciple s'est sacrifié pour son idéal, où il a vaincu une tentation ou aidé un frère malheureux, quelques parcelles de ses organes invisibles ont librement participé à cet holocauste :   sortant de la ténèbre, par ce sacrifice, elles deviennent lumineuses, car ce sacrifice c'est l'amour, et sont alors mises en réserve pour constituer le corps de la résurrection.  

 Quand ce travail est achevé, le disciple ayant, de son côté, complété le cycle de son évolution et ayant triomphé de tout égoïsme, son corps lumineux lui est alors accordé en légitime propriété : l'homme spirituel a remplacé l'homme terrestre. Il est « né de nouveau » condition indispensable pour voir le Royaume, comme Jésus l'a déclaré à Nicodème. Devenu tout obéissance et amour, il est assimilé alors à la Vierge céleste, celle qui dit toujours :« Qu'il me soit fait selon votre volonté »; et comme Marie, il y a deux mille ans, cet homme enfante présentement le Sauveur,- par la naissance mystérieuse en lui du Fils unique. Il peut donc dire alors, en toute vérité :« Je ne suis rien; c'est Dieu qui vit en moi ». 
Telle est la genèse de l'homme libre, frère cadet du Christ. Perspective encore si éloignée pour nous, qu'elle ne peut constituer qu'un idéal à entrevoir.  

 Nous devons, toutefois, y tendre de toutes nos forces et, pour cela, la méthode la plus directe et, en dépit des apparences, la plus fructueuse, c'est de laisser toute inquiétude de notre propre salut, de nous oublier nous-mêmes et d'oeuvrer en silence :« Celui qui voudra sauver sa vie la perdra » a dit le Christ

 Si nous nous oublions, en fait, le Père ne nous oubliera pas, car Sa volonté est de nous donner son Royaume.  

 Nous sommes vis-à-vis de Dieu, exactement dans la situation d'un enfant, fils d'un roi, mais que son père, dans sa sagesse, tient éloigné de sa cour, et qu'il place dans une famille de paysans ayant sa confiance, avec ordre formel de cacher à l'enfant, quand il aura grandi, son origine royale et de le faire travailler comme les autres garçons de la ferme. Le roi s'est dit : « Si je garde mon enfant au milieu du luxe, il se laissera aller à une vie facile et ses défauts se développeront. Je l'enverrai donc dans cette exploitation lointaine où, ignorant qu'il est fils d'un roi, il vivra dans un cadre rustique et s'habituera aux durs travaux des champs. A l'âge voulu, je lui ferai donner l'instruction nécessaire;   puis il s'aguerrira dans la besogne pour le pain quotidien et, une fois devenu un homme digne de ce nom, je l'appellerai et me ferait connaître à lui. Quel ne sera pas alors son bonheur, car ayant éprouvé les duretés d'une existence pauvre et laborieuse, il appréciera d'autant plus le faste de ma maison et l'ivresse du pouvoir! Ayant lui-même longtemps obéi et subi la volonté des autres, il saura commander avec justice, bonté et mesure. Le royaume que je lui confierai sera bien administré. Sa joie et la mienne seront au comble! »  

 Et ce fut fait ainsi; l'enfant a grandi dans les travaux pénibles, il s'est trempé, fortifié. Ayant eu à subir les heurts inévitables, ses défauts se sont émoussés. Des personnes que le roi, en secret, avait commises, se sont trouvées sur sa route, au moment opportun, pour l'instruire des notions dont il aurait besoin, plus tard, dans la haute situation à laquelle il était appelé, pour organiser son existence et le protéger des dangers. Une fois qu'il fut bien formé, ces mêmes personnes lui ont fait entrevoir que peut-être sa descendance était tout autre que celle d'un fils de paysan et sa destinée autrement plus belle que celle dont il avait rêvé. Et le fils qui ne vou-lait pas d'abord croire à un pareil bonheur pour lui, a commencé à avoir la conviction de sa noble origine, que des réminiscences de sa plus tendre enfance lui confirmaient.  

 Il a, dès lors, rectifié certains détails encore imparfaits de sa vie et il a tâché de se rendre digne de sa descendance royale, pour le cas où elle se vérifierait.  

 Enfin, lorsque le roi a jugé que le moment était venu et que son fils était tout à fait prêt pour participer à son gouvernement, il l'a fait appeler et l'a reçu avec toute la tendresse et tous les égards dus à sa qualité d'héritier légitime.  

 L'histoire de ce fils de roi est véridique pour chacun de nous, pour chacune des milliards de créatures humaines qui peuplent les mondes. Nous sommes chacun un enfant de Dieu en puissance et qui s'ignore, parce que notre Père, dans Son amour et dans Son désir de nous procurer une augmentation inappréciable de bonheur, nous a tenus dans l'ignorance de notre descendance divine, dont nous n'avons qu'une faible intuition et nous a envoyés travailler sur les diverses terres de l'univers.  

 Nous pourrions citer quantité de textes des Écritures à l'appui de cette thèse. En dehors des paroles rapportées plus haut, tirées de la « Prière sacerdotale » du cha-pitre XVII de l'évangile de saint Jean, Jésus n'a-t-Il pas dit à Ses disciples : « En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi et que je suis en vous ». (Jean XIV, 20).  

 Et les actes des apôtres ne mentionnent-ils pas le discours suivant prononce par saint Paul à Athènes, au milieu de l'aréo-page : « Afin que les nations cherchent Dieu et s'efforcent de le trouver comme en tâtonnant, quoiqu'il ne soit pas loin de chacun de nous. Car c'est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être... Nous sommes aussi de sa race. Étant donc la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à l'or, à l'argent ou à la pierre sculptés par l'art et le génie de l'homme... » (Actes XVII, 27 à 29) .

 Dans son épître aux Hébreux (II, 10 et suiv.) le même apôtre dit : « Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés viennent d'un même Principe » et ailleurs, il répète « nous sommes fils légitimes, héritiers de Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ ».  

 Oui, nous sommes d'origine céleste et c'est pour cela que nous tendons vers le Ciel des mains suppliantes et que la vie d'ici-bas nous est souvent si pénible!  

 Nous aussi, comme le fils de roi qui fut tenu dans une ferme éloignée et obligé aux pénibles travaux des champs, nous nous étonnons de ressentir les plus hautes aspirations morales, en même temps que les instincts les plus pervers, au milieu des vulgarités et des duretés de notre existence quotidienne. Nos mains et nos pieds pataugent dans la boue terrestre et cependant l'élan de nos coeurs perce plus loin que les radieuses étoiles.  

 Rien n'assouvit nos esprits insatiables : ni richesses, ni sciences, ni pouvoirs, ni jouissances d'aucune sorte. Ils ont besoin d'infini et l'infini seul peut étancher leur soif et apaiser leur faim, ce qui fait souvenir de ces beaux vers de Lamartine :  

 « Borné dans sa nature, infini dans ses voeux,  
 « L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ».  

 Mais, quelque certaine que soit notre origine divine, quelque hautes que soient nos aspirations, elles ne suffiront pas à elles seules, pour nous faire effectivement entrer au Ciel. Nous ne serons réintégrés dans notre véritable patrie que lorsque nous serons devenus dignes d'y habiter, nous ne serons admis au banquet de l'Agneau que lorsque nous aurons revêtu l'habit de noces qui donne le droit d'être assis à la table de l'Époux.  

 Ne prenons donc pas dans l'orgueil cette notion de la divinité de notre âme éternelle, comme font les tenants des initiations qui veulent ignorer le Christ. Il ne sert de rien de connaître cette notion théoriquement : on n'arrive ainsi qu'au sommet glacé de l'impassibilité bouddhique, d'où il est fort difficile, ensuite, de revenir vers la Vie.  

 Ceux qui essaient d'escalader les portes de la béatitude par la seule méditation intellectuelle, sans être parvenus à la pureté nécessaire, ont été qualifiés par le Christ de « voleurs » parce qu'ils n'entrent pas par la porte dans la bergerie, mais ils s'efforcent d'y entrer par une brèche de la haie. S'ils cherchent à faire des prosélytes, ils usent envers eux des méthodes d'habileté humaine ou de ruse et de violence et ils leur conseillent d'utiliser, à leur tour, les mêmes méthodes.  

 Or « le vrai Berger entre par la porte, le portier lui ouvre et les brebis connaissent sa voix ».(Jean X, 2 et 3). Souvenons-nous de cela : le vrai Berger n'entrera pas en nous en violentant notre volonté et notre orgueil; Il n'entrera que si nous Lui ouvrons toute grande la porte de notre coeur et cette ouverture ne peut se faire que si nous vainquons l'égoïsme, la co-lère et la superbe, en portant la croix du Christ.  

 « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, a-t-il déclaré, n'est pas digne de moi ». « Celui qui ne renonce pas à soi et à toute ce qu'il possède, n'entrera pas dans le Royaume des cieux ». C'est ce détachement total qui rend possible la libre descente de la foi en nous; mais elle ne peut pas y être forcée; on ne saurait accéder par la violence dans l'Irrévélé. C'est Lui qui spontanément pénétrera en nous, dans la mesure de nos efforts vers la charité et selon le degré du jeûne spirituel auquel nous nous astreindrons. Ces deux conditions : l'effort charitable et le jeûne spirituel, doivent donc précéder et préparer l'illumination par la foi. Tenter d'accaparer cette vertu surnaturelle, avant d'avoir l'humilité et la charité nécessaires, c'est vouloir l'impossible, car elle est la Force libre par excellence et elle descend librement sur les seuls êtres jugés prêts à la recevoir.  

 Évidemment le Père, dans Sa bonté infinie, ne demande qu'à donner cette grande prérogative à Ses créatures raison-nables, mais Il sait que, dans l'état actuel de leur développement rudimentaire et de leur orgueil, elles seraient paralysées par elle. A supposer même qu'elles puissent la supporter, elles ne sauraient encore s'en servir avec sagesse, à cause de leur égoïsme. On ne met pas une arme puissante entre les mains d'un enfant. Or, la foi est la toute-puissance même.  

 Pour marcher dans sa direction, il faut d'abord purifier le coeur et les autres organes spirituels et rien n'y aide mieux que les oeuvres charitables, l'humilité et le pardon des injures, avec la prière.  

 La foi est, en effet, l'amitié de Dieu, le commerce continu avec Lui; or, comme Il est la sainteté infinie, la bonté inépuisable, la générosité sans limites, l'Amour absolu enfin, Son intimité avec nous est  impossible tant que nous recélons, si peu que ce soit, l'orgueil, la colère, l'antipathie pour les autres, l'avarice, l'envie, la paresse, la sensualité et les autres péchés capitaux. D'où la nécessité préalable de l'ascèse morale, pour vaincre toutes ces tendances mauvaises et les remplacer par les penchants altruistes. Nous devons nous efforcer d'aimer toutes les créatures, même celles qui paraissent les plus denuées de charme ou les plus repoussantes.  

 « Il faut ne fuir personne et fréquenter ce qu'on appelle la mauvaise compagnie, afin de l'aider à devenir bonne. »  

 Tant que nous n'aimons pas tout le monde, il nous sera impossible d'avoir le sentiment vif de la Présence de Dieu, car Il est Amour. Telles créatures que nous trouvons méchantes ou laides ou même horribles, le Seigneur les aime pourtant et les destine à la perfection, puisqu'Il leur a donné l'existence; si nous voulons devenir Ses enfants, nous devons les affectionner à cause de Lui. Quand nous aurons vaincu toute antipathie, nous comprendrons que c'est Le Même qui nous a tous faits et nous sentirons Sa présence en tout être.  

 Tel est le premier degré de la foi. Il y a un degré plus haut qui est une vision de l'Essence divine et dans lequel non seulement le coeur, mais l'intelligence et le coeur ensemble se trouvent illuminés du Saint-Esprit. Ceux que le Père appelle à cet état supérieur, sont conduits par le jeûne spirituel le plus rigoureux et passent quelquefois par les nuits ou les déserts de l'âme qui sont si pénibles à traverser, comme nous l'avons vu au chapitre précédent.  

 Ces nuits mystiques leur sont utiles, car le coeur peut être embrasé, tout en laissant à l'intelligence son libre arbitre, dont elle use pour examiner, vérifier, raisonner sa foi; elle reçoit donc un certain aliment; elle n'est pas encore éta-blie dans la parfaite pauvreté. Le disciple désirerait avoir des visions, être gratifié de consolations spirituelles, de dons de clairvoyance et de clairaudience.  

 Libre à lui de s'arrêter à cet état, mais s'il veut monter plus haut, il doit faire table rase de toute notion mentale. Nous ne voulons pas dire par là qu'il doit devenir un ignorant, mais qu'il doit détacher son intelligence de tout ce qu'elle croit posséder, de tout préconçu, de tout préjugé. Voilà l'utilité des nuits spirituelles.  

 Toutes nos connaissances sont, en effet, basées sur les notions de temps et d'es-pace, sur des grandeurs susceptibles de mesure. Or le Royaume de Dieu qui est celui de la Toute-puissance, de la Liberté, de la Miséricorde et de l'Amour, est hors le temps et l'espace, hors toute limitation, hors tout conditionne-
ment. Pour qu'Il puisse s'approcher de nous, sans nous détruire ni nous désorganiser, il faut qu'Il rencontre une intelligence nue, se tenant dans la plus profonde humilité, dans la conviction de son propre néant, ce qui est la disposition la meilleure pour recevoir la Lumière.  

 Une raison qui se cabre, qui exige de comprendre d'abord, qui prétend soumettre tout à ses conceptions arrêtées et à ses catégories mentales, établit, par là, des barrières autour d'elle qui l'empêchent de communiquer avec l'Etre suprême, car le Père ne veut pas s'imposer à Ses enfants, mais être librement et joyeusement reçu par eux.  

 Les arguments solides de la philosophie, les visions, les extases mêmes, la constatation des miracles, les divers phénomènes merveilleux du mysticisme ne sont pas défendus, mais ils entretiennent l'esprit dans les mondes intermédiaires et tant que le disciple s'y complaît et s'y attarde, l'Absolu ne peut pas descendre en lui. Toutes ces choses, si belles et si fascinantes qu'elles soient, sont une nourriture qui va à l'encontre de la pauvreté spirituelle déclarée par Jésus nécessaire à la vision du Royaume.   C'est pour cela qu'Il a dit à l'apôtre Thomas : « Tu as cru parce que tu as vu. Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru. » D'ailleurs on peut remarquer que l'évangile ne parle guère d'extase, de ravis-
sement ni d'aucun phénomène de ce genre, tandis qu'il insiste sur la nécessité d'aimer le prochain comme soi-même.  

 Le vrai jeûne de l'esprit consiste à renoncer à voir, à argumenter, à comprendre, sauf les notions dont le Père veut bien nous gratifier. Les raisonnements qui semblent les mieux étayés, sont des châteaux de cartes que le vent de l'épreuve fait tomber au premier souffle, ils ne touchent que le plan intellectuel qui est lui-même conditionné, limité. Ils n'atteignent pas Dieu. En présence d'un contradicteur un peu subtil, ils flanchent et souvent s'écroulent et le doute nous reprend.  

 Ayons le courage de nous détacher de ces belles constructions métaphysiques qui ont plus de séduction que de réalité; tenons-nous dans le creux du rocher mys-tique, dans la pauvreté en esprit, dans la simplicité de l'enfant qui se jette dans les bras de son père et qui ne peut guère dou-ter que c'est son père et qu'il l'accueillera. Si nous observons cette discipline de l'abandon à Dieu et de la confiance en Lui, comme une règle invariable et si nous soumettons à l'idéal fidéique ainsi accepté sans hésitation, quoique sans preuve, tous nos faits et gestes, selon les divins préceptes de l'amour, ce n'est plus une simple conviction que nous aurons, ce ne sera plus une croyance toujours exposée au ver rongeur du doute, mais c'est la Plénitude elle-même qui commencera à descendre en nous.  

 Les vérités spirituelles nous apparaîtront alors plus évidentes que les réalités physiques les plus tangibles, car Celui qui nous les fera voir, est la Lumière même qui a créé les unes et les autres.  
Tant que nous cherchons à connaître Dieu par les choses, nous n'aurons d'elles et de Lui qu'une notion extérieure et assez vague; nous ne les apercevrons que « comme dans un miroir » selon l'expression de saint Paul. Mais si nous faisons en sorte que ce soit le Seigneur qui habite en nous, Lui-même nous révélera Sa propre essence et l'essence de toutes Ses créatures que nous connaîtrons, ainsi, par le dedans et non plus par le dehors. Nous verrons alors tout être par son centre vivant qui est une parole reçue du Père.