VIE D’ANNE CATHERINE EMMERICH

  TOME DEUXIEME (1819-1824)

 

CHAPITRE V

 

SES SOUFFRANCES ULTERIEURES JUSQU'A LA FIN DE L'ANNÉE ECCLÉSIASTIQUE

 

         1. A peine Anne Catherine avait-elle échappé par un secours surnaturel à un danger certain de mort qu'elle eut à entreprendre avec un nouveau courage et à continuer sans interruption jusqu'à la clôture de l’année ecclésiastique son rude combat en esprit. « Tu es couchée ici et tu es persécutée, lui dit un jour le divin époux, afin que les esprits divisés s'unissent à ton sujet et que beaucoup viennent reconnaître leur erreur. » C'est pourquoi l'oeuvre commencée devait être accomplie de la manière la plus parfaite et toutes les attaques de l’esprit malin et de ses instruments surmontés par la patience et par l’exercice de toutes les vertus. Il ne s'agissait pas seulement de combattre et de souffrir patiemment, mais aussi de faire des actes de charité héroïques par lesquels, en qualité d'instrument expiatoire, il lui fallait compléter ; corriger tout ce qui dans ses actions pouvait paraître défectueux à l'oeil sévère du Dieu juste. Ce qu'elle acquittait pour autrui devait être purifié encore plus dans le feu de l’amour que dans l'ardeur des souffrances. Pour accomplir cette tâche immense, elle avait tous les secours que trouve dans la communion des saints un fidèle enfant de l'Eglise ; elle recevait l'assistance des saints, la bénédiction et les fruits de ses propres oeuvres de charité dans la protection et les prières des âmes souffrantes consolées et délivrées par ses sacrifices et ses pénitences, enfin les aumônes spirituelles des vivants : mais si ceux qui se trouvaient avec elle dans un rapport ordonné de Dieu se rendaient coupables de négligences et d'omissions, des devanciers morts depuis longtemps prenaient leur place pour y suppléer, parce que la communion des fidèles n'est pas interrompue par la succession des temps. Quand les tribulations, quand le découragement et le trouble de ses meilleurs amis, quand les embûches de ses puissants et infatigables adversaires la réduisaient au désespoir et lui montraient sa perte inévitable, alors, grâce à la direction qui lui était imprimée d'en haut, elle sortait de la peine et de la détresse, comme la barque s'élance hors des vagues, pour reprendre de nouveau sa course vers le but qui lui était marqué de toute éternité. Souvent elle se lamentait en ces termes :

« Je ne vois pas de fin à mes souffrances, elles deviennent chaque jour plus grandes. Je les ai vues croître durant toute ma vie comme un arbre qui pousse toujours davantage à mesure qu'on le taille. Je les ai souvent contemplées, quand j'allais dans les champs étant enfant et dans le jardin étant religieuse, et je les voyais intérieurement toujours croître jusqu'à la fin. J'ai laissé beaucoup derrière moi ; mais je m'attriste de ce que bien des moyens d’éviter le mal ont été négligés et bien des grâces rendues inutiles. Il m'a souvent été montré qu'il résulte un grand dommage de ce qu'on tient peu de compte des dons qui m'ont été octroyés et de ce qu'on ne recueille pas mes visions, lesquelles témoignent de l’enchaînement caché de tant de choses. Cela m'a souvent affligée et j'ai eu pour moi la consolation que ce n'est pas ma faute. Mais j'ai aussi gravement faibli par trop de condescendance. »

 

2. Elle avait incessamment les visions les plus variées touchant les vues et les plans de ses oppresseurs : elle voyait toutes leurs menées et la liaison intime qu'elles avaient avec toutes les tendances de l'époque, tendances hostiles à l'Eglise, à la foi et à la vie chrétienne, contre lesquelles elle devait combattre par la souffrance et la prière. « J'entendis, dit-elle, proférer de terribles menaces d'après lesquelles je devais être enlevée de gré ou de force. Un homme s'avança devant moi et dit : « Morte ou vive, il le faut ! » Je me jetai dans les bras de mon Sauveur et je criai ardemment vers lui. Alors vinrent encore d'autres tableaux. J'aperçus un espion qui recueillait tout ce qui se disait dans la petite ville. Je vis aller et venir des gens qui me tourmentaient avec leurs questions et leurs railleries. Ensuite arrivèrent des visiteurs pleins d'astuce et je vis dans mon voisinage de faux amis me faire beaucoup de tort. Il n'y avait pour moi que tourments. Les prêtres étaient plongés dans un profond sommeil et ce qu'ils faisaient me paraissait ressembler à des toiles d'araignées. De plusieurs côtés la malice, la ruse et la violence prenaient de tels accroissements qu'elles se trahissaient elles mêmes, manquaient leur but et finissaient par échouer complètement. Je vis quelques personnes perdre leurs places qui étaient prises par d'autres, et tout un enchaînement d'infamies descendant de haut en bas dans le monde. Je me vis avec effroi abandonnée de mes amis. Alors j'aperçus une troupe d'hommes qui s'avançaient sur une grande prairie que je voyais à quelque distance. L'un d'eux s'élevait au-dessus de tous les autres. Ils étaient une centaine tout au moins. Je me demandai si ce n'était pas l'endroit où le Seigneur nourrit les sept mille hommes. Le Seigneur vint à ma rencontre avec tous ses disciples et il en choisit douze dans le nombre. Je vis comment il jetait les yeux sur l'un et sur l'autre. Je les reconnus tous : les vieillards pleins de simplicité et les jeunes gens robustes au teint basané. Je vis aussi comment il les envoyait au loin dans toutes les directions, et les suivait du regard dans leurs courses lointaines parmi les nations. Et comme je me disais : « Hélas ! que peut faire un si petit nombre parmi des multitudes innombrables ? » Le Seigneur me dit à peu prés : « Leur voix se fait entendre au loin de tous les côtés. Ainsi maintenant encore, plusieurs sont envoyés ; quels qu'ils soient, hommes ou femmes, ils peuvent la même chose. Vois le salut que des douze ont apporté ; ceux que j'envoie à ton époque apportent aussi, quoiqu'obscurs et méprisés. » Je sentis que cette vision était pour ma consolation. »

 

         3. A la vue d'une attaque imminente ou d'une nouvelle persécution, pire que la première, que ses oppresseurs projetaient contre elle, elle avait coutume de se fortifier par la prière. « Que peuvent me faire les hommes ? Disait-elle. S'ils veulent déchirer ce corps, qu'il soit livré pour vous, O mon Sauveur. Seigneur, je suis votre servante. » Et quand elle avait ainsi prié, elle recevait pour sa consolation une vision où il lui était montré combien elle pouvait opérer de bien, si dépourvue qu'elle fût de toute assistance humaine : « Je me trouvai dans un vaste espace où rien ne donnait l'idée d'un lieu appartenant à la terre par sa nature. Le sol qui me portait ou au-dessus duquel je planais était transparent comme un voile de gaze. J'aperçus sous mes pieds la terre semblable à la nuit et j'y vis pourtant beaucoup de tableaux. Autour du centre où je me tenais se montraient des troupes d'esprits diaphanes, disposées en choeurs dans un espace sans bornes. Ce n'étaient pas proprement des saints, cela semblait plutôt être des âmes en prière qui recevaient d'en haut, prenaient d'en bas et faisaient un échange. Elles prenaient des prières, elles priaient elles-mêmes, elles protégeaient et demandaient assistance des choeurs plus élevés qui, sur leur demande, envoyant le secours de régions supérieures, se montraient dans la lumière, tantôt plus, tantôt moins. Ces esprits plus élevés étaient les saints. Ceux qui m'entouraient paraissaient des âmes que le Seigneur a destinées à voir divers dangers qui menacent la terre et à implorer du secours. Toutes les professions, tous les états qui existent sur la terre semblaient être représentés là par des âmes en prière. Autour de moi, tout opérait et exerçait une action bienfaisante : je priai aussi, car je voyais des misères innombrables. Dieu de son côté envoyait du secours par ses saints et l'effet se produisait instantanément par des obstacles inattendus opposés au mal, par des hasards apparents, par des changements dans les âmes et d'autres choses de ce genre. Je vis par exemple des personnes impénitentes, malades à la mort, se convertir par l’effet de la prière et recevoir les sacrements. J'aperçus des gens faisant des chutes périlleuses ou tombant dans l'eau sauvés par la prière, et toujours dans des cas où la chose était à peu prés impossible. Je vis ce qui devait être funeste à telles ou telles personnes arraché pour ainsi dire et mis de coté par la prière comme avec une pioche et j'admirai la justice de Dieu. »

 

         4. Sa position lui fut montrée dans un tableau où elle était représentée sous la figure d'un agneau : « Je vis un pays d'une grande étendue comme on voit une carte de géographie ; il y avait des bouquets de bois, des prairies et des troupeaux avec leurs bergers. J'aperçus tout contre moi un berger avec un grand troupeau et autour du troupeau quelques groupes accessoires. Il avait sous lui des bergers subalternes. Il était quelque peu nonchalant. Parmi. Les serviteurs, il y en avait qui étaient plus actifs. Son troupeau était dans un état passable. Il s'y trouvait un agneau qui était plus gras et plus joli que les autres et dans lequel il y avait quelque chose de singulier ; d'autres se pressaient beaucoup autour de lui. On voyait aussi dans le troupeau des brebis galeuses. Le troupeau paissait d'un côté en face d'un bouquet de bois dans lequel un affreux loup était aux aguets, et un second loup guettait derrière celui-ci dans un autre massif. C'étaient des loups et ils ressemblaient aussi à des hommes ; ils s'entendaient, couraient souvent ensemble, guettaient toujours l'agneau et nullement les brebis galeuses. J'étais fort en peine de l’agneau et je ne pouvais pas comprendre pourquoi les bergers étaient si négligents. Un seul pâtre subalterne s’occupait de l’agneau, mais il ne pouvait pas faire beaucoup, quoiqu'il soignât bien la partie du troupeau qui lui était confiée. Plusieurs fois je vis les deux loups courir ensemble pour enlever l’agneau, mais alors les autres moutons sautèrent tellement autour de lui et firent tant de bruit que les loups n'osèrent pas aller plus loin. Quant aux bergers, ils ne faisaient rien pour le secourir, ce que je ne pouvais pas m'expliquer. Une fois les loups furent au moment de s'emparer de lui, mais les moutons firent tant de bruit qu'ils n'en vinrent pas à bout. Je ne comprenais pas pourquoi on avait mis l’agneau dans une place où il courait tant de dangers. Une autre fois, les loups le tenaient à la gorge : ils cherchaient à l'étrangler et lui avaient déjà arraché un morceau de chair, mais tous les autres coururent après, et la compassion que j'en avais me fit comprendre qu'il agissait de moi. Cependant il vint un homme d'en haut et les loups s'enfuirent devant lui ; je vis au même instant que des ossements de cet homme étaient près de moi et je m'étonnai de ce que son corps était prés de moi tandis que son esprit était en cet endroit. Alors vint aussi le pâtre subalterne, et l’agneau fut emmené de là. »

 

5. L'agneau étant si peu protégé par ses bergers, il lui vint un secours extraordinaire par l’intermédiaire de Bienheureux qui avaient souffert ; à une époque reculée, dans le même lieu qu'Anne Catherine et dans des circonstances semblables.

         Le 9 octobre, elle raconta ce qui suit : « Il est venu près de moi une bienheureuse veuve qui a habité Dulmen et qui y est morte en prison. Cette femme s'est entretenue très-longtemps avec moi et nous n'en avons pas encore fini. Elle parla de l'époque où elle vivait et de l'emprisonnement qu'elle eut à subir comme d'une image du temps actuel : alors aussi on ne voulait pas entendre parler de justice et de foi : c'est pourquoi elle eut beaucoup à souffrir. Elle me dit son nom de famille ; elle était de la maison de Galen et elle me montra les prisons, dont une partie était souterraine, où elle-même et quelques-uns de ses proches avaient été renfermés. Elle me parla beaucoup de ma propre histoire et me dit comment tout s'était fait suivant les desseins de Dieu. Je ne devais dire rien autre chose que ce qui me venait à l'esprit dans le moment et ne jamais y penser d'avance. « Combien tu as merveilleusement fait face au danger qui te menaçait, me dit-elle ; si tu l'avais connu, tu serais morte d'effroi. En dehors de toi, d'autres choses merveilleuses se produiront. L'incrédulité de l'époque est à son comble : il y aura encore une confusion incroyable ; mais, après l'orage, la foi se rétablira. » Cette femme paraissait me bien connaître : elle m'expliqua bien des circonstances de ma vie ; elle me consola aussi, en me disant que pour le moment je n'avais rien de particulier à craindre. Elle parla de l'état du clergé et aussi des reliques. « Il faudrait, disait-elle, les recueillir et les replacer dans l'église : elles ont à la vérité leur action protectrice en quelque lieu qu'elles soient mais le peu de respect qu'on leur porte est très-préjudiciable. La poussière dans laquelle elles reposent doit être enfouie dans une terre bénite. Il y a encore beaucoup de reliques à Dulmen. » Cette femme portait un vêtement de dessus ouvert, croisé par devant et tombant par derrière en plis flottants avec une queue. Les manches étaient étroites, avec des garnitures froncées et empesées autour des mains, sur lesquelles pendait un prolongement de la manche. Elle est morte innocente dans la prison d'une association ou d'un tribunal secret qui, à son époque, était cause de beaucoup de maux et inspirait un grand effroi. C'était quelque chose comme des francs-maçons, mais agissant d'une manière beaucoup plus violente.

         « 21 octobre. La bonne dame de la Vehme (note) m'est apparue de nouveau et m'a parlé longtemps. Elle m'a dit encore qu'elle était de la famille de Galen. Elle ne protège pas comme font les saintes reliques, mais elle assiste, elle avertit. Elle m'a dit que je ne devais avoir aucune inquiétude, parce que mes persécuteurs ont plus peur de moi que moi d'eux. Ils sont venus, poussés par leur audacieuse impudence, parce que rien ne s'est fait pour les en empêcher.

         « Je me suis aussi trouvée en rapport avec un homme de la même époque que la bonne dame de la Vehme. Je le vis dans la maison qu'elle habitait à Dulmen. Il y venait souvent et y séjournait trop longtemps ; c'est ce qui fut cause de sa mort. C'était un des personnages les plus considérables du pays et un des chefs du tribunal secret.... Cet homme était en secret très-pieux et très-bon, et il reçut souvent des avertissements touchant les iniquités et les cruautés exercées par le tribunal secret. Il cherchait à les prévenir au moyen de la bonne dame qui avertissait et sauvait les gens autant qu'elle le pouvait. Comme une fois il était resté trop longtemps avec elle à combiner des projets de ce genre, il devint suspect aux méchants qui résolurent de le faire mourir.

 

(note) C'est, comme on sait, le nom du tribunal secret dont il vient d'être parlé.

 

Je vis des colloques secrets tenus la nuit et toute sorte de gens à l'aspect sinistre s'introduire dans ce pays et se glisser furtivement d'un lieu à l’autre. J'eus ensuite la vision d'un jardin et d'un château en deçà de Munster. C'était un vieux château avec des tours où ce personnage avait sa résidence. Je le vis dans le jardin, enveloppé dans son manteau, comme s'il voulait se rendre à une assemblée. Trois hommes déguisés se jetèrent sur lui et le poignardèrent. Ils le trainèrent dans l’intérieur d'une double muraille qui traversait le jardin. Le sang était sorti très-abondamment de ses blessures et avait coulé sur la terre. Ils travaillèrent à en effacer les traces : mais elles reparaissaient toujours. Ils remplirent de terre ensanglantée un sac qu'ils portèrent à Dulmen avec le corps et qu'ils déposèrent dans un caveau près de l'église où reposent les ossements de beaucoup de personnes assassinées de la sorte. C'était un Droste... La dame me dit que c'était un bonheur pour lui d'être mort alors, car il était pieux et sa conscience était en bon état. « Ne crains rien, me dit-elle, tout a dû arriver ainsi. Tes persécuteurs n'ont ni droit ni motif pour te faire du mal. Ne t'inquiète de rien ; si on t'interroge, dis seulement ce qui te viendra à l’esprit. »

 

         6. Dans son humilité Anne Catherine se demandait souvent avec inquiétude : « En quoi ai-je mérité, moi pauvre pécheresse, que ces persécuteurs se rendent si coupables à mon égard ? » Et alors elle demandait à Dieu des souffrances pour expier par là leurs péchés, bien qu'elle fût forcée d'avouer que Dieu lui avait donné la consolation de savoir qu'elle n'en était pas responsable. Mais sa compassion pour ses aveugles ennemis était si profonde et si vive, et son coeur pur connaissait si peu l'amertume ou le désir de la vengeance qu'à la lettre elle ne cessait jamais de prier et d'offrir ses souffrances pour eux. Cependant on put voir, surtout à partir de la dernière semaine d'octobre, combien ces souffrances étaient grandes et multipliées. Elle était en proie au délaissement intérieur le plus absolu, et en même temps tourmentée par une fièvre si ardente que souvent la nuit elle se croyait au moment de mourir de soif. Sa langue se collait à son palais et elle n'avait pas la force de prendre l'eau placée près d'elle. La douleur qu'elle ressentait dans la poitrine, aux mains et aux pieds était tellement intolérable que souvent elle pleurait et finissait par perdre entièrement connaissance. Lorsqu'elle se trouvait un peu moins mal, elle avouait qu'elle avait demandé de souffrir afin de satisfaire pour ceux pour lesquels elle priait. Il lui semblait, disait-elle, qu'on enfonçât des milliers d'aiguilles dans chaque partie de son corps. C'était comme si on la brûlait à l'intérieur et à l'extérieur, et comme si on lui déchirait le gosier. Toutes ces souffrances, elle en avait pris la charge au profit d'autrui : elle ne pouvait entendre parler d'une souffrance ni d'un péché sans demander à tout prendre sur elle.

         Quand elle fut arrivée au comble de la détresse, elle fut consolée par le bienheureux Nicolas de Flue. Il vint à elle et lui dit : « Je veux être ton bon ami et te donner un peu d'assistance. » Il lui fit sentir un petit bouquet d'herbes et elle se sentit fortifiée par là. « Tu souffres, lui dit-il, dans toutes les parties de ton corps, parce que les fautes pour lesquelles tu souffres sont très-diverses et très-multipliées. »

 

         7. Dans la nuit du 19ème dimanche après la Pentecôte, où tombe l'évangile du festin de noces et de la robe nuptiale, Nicolas fut son guide dans la vision suivante :

« Je vis le bienheureux Nicolas comme un grand vieillard avec des cheveux comme de l’argent, ceints d'une couronne basse, dentelée, étincelante de pierres précieuses. Il portait une tunique blanche comme la neige descendant jusqu'à la cheville et tenait à la main une couronne de forme un peu plus élevée, ornée de pierreries. Je lui demandai comment, au lieu de son bouquet d'herbes, il tenait maintenant une couronne si resplendissante. Il parla brièvement et avec gravité de ma mort, de ma destination et dit qu'il voulait me conduire à un grand repas de noces. Il me mit la couronne sur la tête et je m'envolai avec lui pour entrer dans le palais que je voyais comme en l'air devant moi. Je devais y figurer en qualité de fiancée, mais j'étais horriblement confuse et tellement intimidée que je ne savais que devenir. Dans ce palais il y avait une noce d'une magnificence inouïe. C'était comme si je devais voir la manière d'être et les usages de toutes les classes d'hommes à l’occasion d'un repas nuptial et l’action des ancêtres défunts de tous les hommes sur leurs descendants. Il y eut d'abord une table dressée pour le clergé. J'y vis assis le Pape avec des évêques tenant leurs crosses et revêtus de leurs ornements et une foule d'autres membres du clergé haut et bas : chacun avait au-dessus de lui dans un choeur supérieur les bienheureux et les saints de sa race, ses ancêtres, ses patrons et les patrons de sa charge, lesquels agissaient sur lui, rendaient des jugements et des décisions. Il y avait aussi à cette table des fiancées spirituelles du rang le plus élevé : il me fallut avec ma couronne me joindre à elles comme leur égale, ce qui me remplit de confusion. C'étaient uniquement des personnes vivantes, mais elles n'avaient pas de couronnes. Au-dessus de moi se tenait l’homme qui m'avait invitée, et, comme j'étais tout intimidée, il faisait et arrangeait tout pour moi. Les mets placés sur la table avaient à la vérité l’apparence extérieure d'aliments terrestres, mais ce n'en étaient pas en réalité. Je voyais à travers tout et je lisais dans tous les coeurs. Derrière la salle à manger, je vis encore beaucoup d'appartements et de chambres de toute espèce, où des personnes se trouvaient et où d'autres arrivaient. Alors un très-grand nombre des ecclésiastiques assis à la table nuptiale furent chassés comme indignes, parce qu'ils s'étaient mêlés aux mondains et s'étaient mis à leur service plus qu'à celui de l’Eglise. Ces mondains furent d'abord punis, puis les ecclésiastiques renvoyés de la table et poussés dans les autres appartements plus voisins ou plus éloignés. Le nombre des justes était très-petit. C'était la première table et la première heure.

         Les ecclésiastiques sortirent. On prépara une autre table à laquelle je n'étais plus assise ; je me tenais debout parmi les spectateurs. Le bienheureux Nicolas restait toujours au-dessus de moi pour m'assister. Une grande quantité d'empereurs, de rois, de princes souverains vint se mettre à cette table et d'autres grands seigneurs les servaient. Au-dessus d'eux apparaissaient les saints que chacun d'eux comptait parmi ses ancêtres. Quelques-uns de ces souverains firent attention à moi. J'étais intimidée ; Nicolas répondait toujours pour moi. Ils ne restèrent pas longtemps à table. Tous se ressemblaient beaucoup et leurs actes n'étaient pas bons, mais pleins de faiblesse et de déraison ; si l'un d'eux était un peu au-dessus des autres, ce n'était pas par la vertu. Plusieurs n'arrivèrent pas jusqu'à la table et furent aussitôt renvoyés en leur lieu. Je me souviens particulièrement d'avoir vu la famille de Croy qui doit avoir parmi ses ancêtres une sainte stigmatisée, car j'en vis une qui me dit : « Regarde, voici les Croy. »

         « Ensuite parut la table de la haute noblesse et je vis la bonne dame de la Vehme au-dessus de sa famille.

         « Puis vint la table des riches bourgeois. Je ne puis dire dans quel affreux état se trouvait cette classe. La plupart furent renvoyés et renfermés avec leurs pareils de la noblesse dans un trou qui ressemblait à un cloaque où ils pataugeaient dans la boue.

         «Ensuite vint la table d'une classe assez bonne : les vieux et honnêtes bourgeois et paysans. Il y avait là beaucoup de braves gens : il y en avait notamment de ma famille. Mon père et ma mère étaient au-dessus de mes proches. Après cela vinrent les descendants du frère Nicolas : de très-braves et robustes gens appartenant aux professions bourgeoises : mais il en rejeta pourtant un certain nombre. Ce fut ensuite le tour des pauvres et des estropiés parmi lesquels beaucoup de gens pieux et aussi des méchants qui furent exclus. J'eus beaucoup à faire avec eux. J'ai vu au-dessus d'eux une quantité innombrable de personnes et de tribunaux rendant des jugements : je ne puis tout dire. Quand ces six tables eurent passé devant mes yeux, le bienheureux me ramena. Il me remit dans mon lit d'où il m'avait tirée. J'étais très-faible et presque sans connaissance ; je ne pouvais me mouvoir ni faire un signe : il semblait que j'allais mourir. Nicolas indiqua en peu de mots le but de ma vie, toutefois sans rien de bien déterminé.

         « 8 novembre. J'ai eu de nouveau une grande vision de persécution et j'ai vu mes misères augmenter. Je vis qu'on espionnait pour savoir si quelqu'un m'assistait et que mes ennemis recueillaient tous les discours et les mauvais propos tenus sur mon compte. J'aperçus là le diable, furieux contre moi, s'avancer vers certaines personnes la gueule béante, leur monter la tête et les exciter : mais ce qui m'affligeait le plus, c'était de voir que jusqu'à mon plus proche entourage m'accablait de reproches, me troublait et me tourmentait par des conseils à tort et à travers et par des accusations de toute espèce. Ceux qui auraient voulu me porter secours restaient isolés et ne pouvaient rien faire. Les persécuteurs m'assaillaient dans le délaissement où je me trouvais. J'étais privée dé toute assistance spirituelle et temporelle. Dies ennemis m'injuriaient, m’annonçant des épreuves que je n'avais pas encore subies. « Où donc, disaient-ils, étaient mon supérieur et les autres autorités ecclésiastiques ? Ne leur avait-on pas laissé tout le temps de faire quelque chose en ma faveur ? Qui donc, dans le clergé, m'avait protégée ? etc., etc. » Ces paroles me portaient presque à l'impatience : c'était pour moi un supplice et une torture inexprimables. Ce qui m'accablait pardessus tout, c'était l'abandon si complet où me laissait ut le monde, même les personnes de mon plus proche entourage. Quand ma misère fut ainsi au comble, comme j’étais près de tomber dans le désespoir, je reçus de la consolation. Nicolas de Flue m'apparut. Il me dit que je vais remercier, Dieu qui me montrait d'avance toutes choses et qu'il fallait m'armer de patience ; que je dois surtout me garder de tout mouvement de colère dans les réponses et répondre toujours avec réserve ; que l'épreuve serait d'autant plus courte que je la supporterais plus patiemment. Auparavant j'aurais encore beaucoup à souffrir de la part de mes amis qui penseraient que je dois faire telle ou telle chose et qui auraient bien des torts vers moi, quoique sans mauvaise intention. Il fallait endurer cela tranquillement, comme devant m'être très utile. Il me promettait que cela ne durerait pas longtemps qu'il viendrait à mon secours. Puis il me donna un petit billet avec une petite prière que je devais dire. Je l'ai jours dite dès ma jeunesse ; c'était sa prière à lui ; « Seigneur, enlevez-moi à moi-même, etc. » Il me donna aussi une image grande à peu près comme la main : en haut était un soleil ; au-dessous on lisait : « Justice. » Et j’eus l'assurance que la justice divine mettrait fin à ma persécution. Au-dessous était un visage plein de bonté sous lequel était écrit : « Miséricorde. » J'eus l'assurance que la miséricorde viendrait en effet à mon secours. Sous cette face était un cercueil entouré de quatre cierges allumés. »

 

         8. L'accomplissement de cette vision prophétique ne se fit pas longtemps attendre ; car une semaine après, l'écrit injurieux du landrath ayant été publié, l'absence de toute preuve tant soit peu plausible quant à l'accusation de fourberie, l'embarras mal déguisé de l'auteur et de toute la commission (note) firent naître chez les supérieurs ecclésiastiques comme chez tous les amis de la malade le désir que celle-ci adressât au tribunal supérieur une plainte formelle contre le landrath et contre les mauvais traitements dont elle avait eu à souffrir pendant son emprisonnement. Cette demande qui fut renouvelée de tous les côtés de la manière la plus pressante, mais à laquelle Anne Catherine, obéissant aux avis de son guide invisible, ne voulut pas accéder, fut pour elle l'occasion de très-grandes souffrances. Elles lui furent montrées comme une épaisse haie d'épines à travers laquelle elle devait se frayer passage sur un chemin semé de pointes aiguës.

         « La vue de cette haie me jeta dans une terrible angoisse, raconta-t-elle, mais mon conducteur me dit : « Tu as déjà laissé bien des choses derrière toi. Vas-tu maintenant perdre courage devant ce peu qui reste à faire ? » Je m'agenouillai et priai : puis, tout en priant, je traversai la haie sans savoir comment. Mais j'eus le sentiment que j'avais près de moi des protecteurs invisibles.

         « Je vis après cela venir vers moi trois hommes qui voulaient me faire dire ce que je comptais faire contre le landrath. Je leur dis que je lirais son écrit pour voir s'il est d'accord avec son caractère, et que si mes supérieure m'interrogeaient, je leur dirais la vérité.

 

(note) « Je vois, rapporta-t-elle, mes ennemis se disputer à propos de cet écrit : ils se divisent et ne peuvent s'accorder. Le landrath est seul de son avis. »

 

Il me fut dit d'aussi que mes plaies saigneraient le prochain vendredi saint et encore un autre jour, et que mes ennemis guettaient le moment où aurait lieu cette effusion de sang. Et j'appris qu'ils ne verraient jamais le sang couler parce qu'ils ne cherchaient pas la vérité.

« Je vis aussi plusieurs enfants qui venaient de Munster pour voir la trompeuse, mais tous furent bons pour moi et ils prirent la trompeuse en grande amitié. C'était comme si je les instruisais : il y avait aussi de grandes personnes parmi eux. Dans cette vision, j'eus plusieurs saints autour de moi. Saint François, entre autres, m’apparut, ce qui me réjouit beaucoup. Il avait une longue robe d'étoffe grossière, son front était très-large, ses joues creuses, son menton aussi était large. Il me donna beaucoup de consolations, me dit que je ne devais pas me plaindre, que lui aussi avait été persécuté. Il avait tenu ses plaies très-cachées, disait-il, mais souvent le sang était sorti à flots de son coté, coulant jusqu'à ses pieds ; on avait vu ses plaies et pourtant on n'y avait pas cru. Il valait mieux croire et ne pas voir : car voir ne fait pas croire ceux qui n'ont pas la grâce de la foi. Saint François est grand, maigre, mais plein de vie ; ses joues creuses étaient colorées, comme celles de quelqu'un qui est intérieurement enflammé. Il avait des yeux noirs ; je ne lui vis pas de barbe. Il n'avait pas l'apparence d'un infirme ; avait quelque chose de très-aimable et de très-vif.

 

9. Lorsqu'Anne Catherine fut informée la première fois par une communication verbale du désir qu'avaient les supérieurs ecclésiastiques qu'elle portât plainte (c'était un dimanche dans la matinée), elle ferma tout à coup les yeux, tomba en extase, et son visage prit une expression grave et imposante. « J'ai invoqué Dieu le Père, dit-elle plus tard, le priant de considérer son Fils qui satisfait pour les pécheurs à chaque minute, qui maintenant même s'offre de nouveau en sacrifice, qui s'offre à tous les instants. Je l'ai supplié de n'être pas trop sévère pour le péché de ce pauvre aveugle, le landrath, de l'assister, de l'éclairer pour l'amour de son Fils ! J'avais dans ce moment sous les veux d'une manière très-vive la vision du vendredi saint ; le Seigneur s'offrant en sacrifice sur la croix, avec Marie et le disciple au pied de la croix. Je le voyais au-dessus de l'autel où le prêtre disait la messe. J'aperçois cela à toute heure du jour et de la nuit et je vois toute la paroisse, comment elle prie bien et mal, et je vois aussi comment le prêtre remplit ses fonctions. Je vois d'abord l'église d'ici, puis les églises et les paroisses des environs, à peu près comme on distingue un arbre voisin avec ses fruits éclairé par le soleil et dans le lointain d'autres arbres groupés ou formant un bois. Je vois à toutes les heures du jour et de la nuit la messe se célébrant dans le monde, et des communautés éloignées où on la célèbre encore comme au temps des apôtres. Au-dessus de l'autel j'aperçois en vision un culte céleste où les anges suppléent toutes les omissions du prêtre. Alors j'offre aussi mon cœur pour le manque de piété des fidèles et j'implore la miséricorde du Seigneur. Je vois beaucoup de prêtres s'acquitter pitoyablement de leurs fonctions. Les formalistes qui s'appliquent de toutes leurs forces à ne manquer à rien d'extérieur négligent souvent, par suite de ce souci, tout recueillement intérieur. Ils se demandent toujours comment ils seront vus par le peuple et ne pensent pas à Dieu. Les scrupuleux veulent toujours avoir la conscience de leur piété. J'ai cette impression depuis mon enfance. J'ai souvent dans la journée cette vision lointaine touchant la sainte messe, et lorsqu'on m'adresse alors la parole, c'est comme si, pendant qu'on travaille, il fallait répondre à un enfant qui fait des questions. Jésus nous aime tant qu'il continue éternellement dans la messe l'oeuvre de la rédemption ; la messe est la rédemption historique cachée sous un voile, devenue sacrement. Je voyais déjà tout cela dans ma première jeunesse et je croyais qu'il en était de même pour tout le monde. »

 

10. Dans l'après-midi du même jour, elle dit, étant en extase : « Ils m'appellent désobéissante, mais je ne puis pas faire autrement. J'ai bien à me plaindre. C'est quand il est trop tard qu'ils pensent à me secourir. Je vois quelle peine se donne l'esprit malin pour qu'on en vienne à un procès ; c'est son désir de me faire porter plainte ; il ne peut rien contre moi que par ce moyen. Je vois que, s'il y a un procès, j'en mourrai, et que tout sera étouffé : or, c'est là ce que veut le diable. Mon conducteur m'a dit : « Tes meilleurs amis voudront te persuader de porter plainte, mais prends bien garda à toi. N'oublie pas que les signes que tu portes ne sont pas des signes d'accusation, mais de réconciliation. Ils ne t'ont pas été donnés pour combattre, mais pour réconcilier. Marque dans ton livre de prière deux lettres : une L., Liebe (charité), et un V, Vergiss nicht (n'oublie pas). Qu’eux-mêmes portent plainte, mais non pas toi. »

On voit avec quelle fidélité elle obéissait à cet avertissement de son conducteur par le rapport du Pèlerin qui, peu de jours après, écrivait dans son journal : « Elle est pleine de souffrances. Elle vomit du sang ; son front et ses plaies sont enflammés, et la douleur causée par les stigmates est si violente que le tremblement de ses membres ébranle le lit. Avec cela, elle est forte et joyeuse. Elle ne veut pas être secourue à l'aide de reliques, elle veut endurer ses souffrances : car elle les offre avec une intention déterminée pour les pauvres âmes en peine et pour ses ennemis. »

         Ces pauvres âmes la remercièrent dans la nuit suivante. « J'ai été la cause, dit-elle, d'une grande procession où il n'y avait que des âmes du purgatoire. Il ne s'y trouvait que des personnes connues de moi, lesquelles priaient pour moi. Je pris la lourde croix de l'église de Coesfeld, j'enlevai le corps et je le portai. J'étais là l'unique personne vivante. Les âmes n'avaient pas les vêtements de leur époque ; cependant toutes étaient vêtues différemment, comme aussi leurs visages étaient divers. Toutes marchaient pieds nus ; elles étaient plus blanches ou plus grises les unes que les autres. J'allai avec la procession devant la porte et j'eus encore beaucoup à faire avec de pauvres âmes. Ainsi j'allai vers deux jésuites auxquels je m'étais confessée dans ma jeunesse. L'un demeurait avec ses soeurs qui étaient ouvrières et vendaient du café, mais comme en secret ; il n'y avait pas de magasin public. J'y ai souvent acheté du café après la première messe. L'esprit du vieillard me montra la petite maison et combien tout était changé. Il me dit qu'il se souvenait de moi, qu'il m'avait toujours voulu du bien et qu'il priait aussi pour moi. L'autre s'entretint également avec moi. »

 

         11. Toutes les conséquences qu'entraînerait une plainte de sa part lui furent aussi montrées. Elle vit qu’après l'effet si défavorable à la commission qu'avait fait le pamphlet du landrath contre elle, rien ne pouvait sembler plus avantageux à ses puissants ennemis que de l'enlever de Dulmen sous prétexte d'une nouvelle enquête où rien ne les troublerait. Elle vit les plans de ses adversaires avec tous les détails qui s'y rapportaient comme mis immédiatement à exécution, et elle en ressentit des souffrances intérieures d'autant plus grandes, qu'elle ne pouvait faire connaître à son plus proche entourage ses inquiétudes et ses angoisses. « Je n'ai que Dieu qui puisse me secourir, disait-elle souvent en gémissant. Je n'ai hors de là ni consolation ni assistance. » Il lui fut dit dans des visions du même genre : « C'est un avertissement sur ce qu'ils se proposent de faire. » Mais d'autres souffrances lui furent aussi montrées par lesquelles elle devait détourner les dangers dont elle était menacée de la part de ses ennemis. cc Ce que tu détournes par la prière des souffrances que te préparent tes ennemis, lui dit un jour son époux céleste, sera remplacé par d'autres souffrances et par les ennuis venant de ton entourage. Tu seras souvent réduite au désespoir. » Et, dès le matin suivant, sa propre soeur vint l'accabler de reproches, disant qu'elle dissipait tout en faveur des pauvres, qu'elle était une prodigue, que le ménage allait au plus mal, qu'elle se laissait conduire par l'esprit malin. » Je l'ai trouvée très-malade, rapporte à ce propos le Pèlerin ; ses larmes ont laissé des traces profondes sur ses joues : elle a vomi du sang, elle meurt de soif et ne peut dire à cause des douleurs que lui cause la rétention. Le mauvais esprit l'a beaucoup tourmentée. Il était présent puis le moment où sa soeur lui a fait des reproches. J'en étais un peu délivrée, m'a-t-elle dit, quand j'étais seule et que je priais, ou bien encore quand je tenais des reliques ; mais quand je les mettais de côté, il reparaissait.

J’ai combattu contre lui toute la journée. Quand le Pèlerin voulait me consoler, l'apparition devenait plus terrible.

C’était le même démon qui, dans la maison de Mersmann, était toujours là près de la commission. » Lorsqu'enfin l’ennemi fut forcé de se retirer, elle vit le chemin qui lui restait jusqu'à la Jérusalem céleste comme un sentier montant et escarpé, plein de précipices dangereux et sur lequel amis et ennemis avaient tendu des lacets pour la prendre ou pour la faire tomber. Elle aperçut des écrits attachés à plusieurs de ces lacets pour l’avertir ; elle y lisait par exemple : « Tais-toi, détourne-toi, souffre avec patience ! ne regarde pas en arrière, regarde devant toi ! ne m'oublie pas trop souvent ! » Ces derniers mots furent l’occasion d'un entretien avec son époux céleste. Elle devint comme une nouvelle personne pleine de charité et de patience dans ses souffrances.

         « Oui, je le vois, s'écria-t-elle ; il me montre tout ce que j'ai déjà surmonté ! « Qui t'a donc conduite et secourue à travers tout cela ? me dit-il ; comment peux-tu te plaindre ainsi ? Oh ! tu m'oublies bien souvent. » Ah ! mon époux bien-aimé, je vois tout maintenant. Tout devait arriver ainsi pour mon bien. J'aime mieux être méprisée et bafouée avec vous que d'être dans la gloire avec le monde.

 

         « Comme, quelques jours plus tard, l’esprit malin, me voyant dans la tristesse, me mettait de nouveau sous les yeux diverses visions où il me montrait mes peines comme tout à fait intolérables, je fus au moment de succomber. Je me disais : « Il faut rassembler mes forces et quitter ce lieu : » mais je ne pus y parvenir, et je retombai sur moi-même parce que je voulais agir de mon propre mouvement. Cependant le démon me représentait toujours combien ma position était impossible à supporter. Je fus enfin fatiguée de tout ce qu'il me montrait et je dis : « Maintenant je veux supporter mes misères avec mon Seigneur Jésus. » Au même instant le Seigneur m'apparut, traînant sa croix sur le Golgotha, si épuisé, si misérable, si pâle et si faible ! Il était au moment de tomber sous le poids. Aussitôt je volai rapidement vers lui, je sentis mes torts et je pris sur mes épaules l’extrémité de sa croix. Je trouvai alors en moi de la force et de la vigueur parce que j'agissais pour l’amour de Jésus. Il me représenta ce qu'il souffrait pour moi. Je fus confondue de ma faiblesse. Maintenant j'ai repris courage, grâce à lui.

         « Le jour de la fête de sainte Cécile, ma pusillanimité voulut de nouveau prendre le dessus : je me sentis troublée par le remords de n'avoir pas été assez patiente pendant l’enquête. Alors j'invoquai sainte Cécile pour qu'elle me consolât et elle vint à l’instant à travers les airs. Quel touchant spectacle ! Sa tête, à moitié séparée du cou par une large blessure, penchait sur son épaule gauche. Elle n'éait pas très-grande ; ses cheveux et ses yeux étaient noirs, son teint était blanc : elle avait quelque chose de gracieux et de délicat. Elle portait une robe blanche de toile écrue avec de grandes et épaisses fleurs d'or, dans laquelle elle avait souffert le martyre. Elle me dit à peu près ce qui suit : « Sois patiente : Dieu te pardonne ta faute, puisque tu t'en repens. Ne sois pas si chagrine d'avoir dit la vérité à tes persécuteurs. Quand on est innocent, on doit parler avec fermeté à l’ennemi. Moi aussi j'ai tenu à mes ennemis un langage sévère, et quand ils me parlaient de ma brillante jeunesse et des fleurs d'or de ma robe, j'ai répondu que je n'en faisais pas plus de cas que de la poussière dont leurs dieux étaient fabriqués et que je voulais de l’or en échange de cette boue. Regarde ! avec cette blessure j'ai encore vécu trois jours et j'ai joui de la consolation accordée aux serviteurs de Jésus-Christ. Je t'ai amené la patience, cet enfant habillé de vert, aime-le, il t’assistera. » Alors elle disparut et je pleurai de joie. L'enfant resta avec moi. Il s'assit près de moi sur le lit. Il était assis très-incommodément à une toute petite place, tenait ses petites mains cachées dans ses manches et baissait la tète d'un air triste, mais amical ; il ne demandait rien et ne se plaignait pas. Il me toucha et me consola plus que je ne puis le dire. Je me souviens que déjà antérieurement j'avais eu pris de moi cet enfant personnifiant la patience. Lorsque les gens venus de Hollande me tourmentèrent tellement que j'en faillis mourir, la Mère de Dieu me l'amena. Mais alors il s'entretint avec moi et me dit : « Vois ! je me laisse transporter d'un bras sur l'autre ; qu'on me prenne sur les genoux ou qu'on me fasse asseoir par terre, je suis toujours content : toi aussi fais de même. » Depuis que cet enfant m'a été amené, je le vois, même à l'état de veille, assis près de moi, et j'ai réellement acquis de la patience et de la paix intérieure. »

         Elle eut encore à souffrir en vision d'autres tourments équivalant aux persécutions extérieures qui, selon les vues humaines, auraient dû l'atteindre, si la justice de Dieu n'avait pas accepté ces tourments comme une pleine compensation.

         « 13 novembre. Je me vis au milieu des huées portée par mes ennemis sur un échafaudage élevé, dont la plate-forme était si étroite que j'y courais un grand danger et que je ne pouvais manquer d'en tomber et de me rompre le cou. Lorsqu'ils me virent là-haut, ils crurent avoir remporté un grand triomphe. J'étais dans une terrible angoisse ; mais enfin la Mère de Dieu parut sous la forme de sa statue qui est à Einsiedeln et élargit la plate-forme de manière que je pouvais m'y promener ; puis enfin je me trouvai inopinément en bas, ce qui remplit mes ennemis de confusion.

         « 25 novembre. Je me vis de nouveau placée sur un échafaud qui était recouvert de planches : mais au milieu il y avait une ouverture par laquelle l'oeil plongeait dans un cachot ténébreux. Ici tout était silencieux : je n'aperçus personne : il semblait que j'allais périr secrètement en tombant dans le trou par l'ouverture. Alors vinrent sainte Françoise et sainte Louise qui, si souvent déjà, étaient venues à mon secours : elles levèrent une planche et me montrèrent dans un coin une ouverture où il fallut me placer sur une échelle qui s'abaissa avec moi et j'atteignis ainsi le sol où je fus délivrée de tout ce qui me tourmentait. Alors une vieille religieuse de mon couvent me lava les pieds, où j'avais des taches qui devaient disparaître : toutefois les marques des plaies ne furent pas lavées. Cela me rendit toute confuse et je retirai mes pieds.

         « 27 novembre. Afin que je pusse voir à quels dangers j'avais déjà échappé, je fus conduite par mon guide dans une maison carrée toute vide, semblable à une grange. dans cette maison se trouvait d'un côté une chaudière qui était bien aussi grande que ma chambre. Au centre de la maison était préparé un grand feu dans lequel je devais entrer. Je vis d'abord arriver toutes les jeunes personnes de ma connaissance : elles apportèrent des copeaux et de petits morceaux de bois et allumèrent un feu qui s’éteignit bientôt. Vinrent alors en foule toutes les personnes mariées et les vieilles femmes que j'avais connues ; elles apportèrent de gros rondins et de grosses boches et firent un feu ardent. Mais je n'y entrai pas et il s'éteignit, en sorte qu'il ne brûla pas jusqu'au bout : il y resta seulement des tisons à demi consumés. Alors vinrent toutes les nonnes et elles firent leur feu d'une manière tout à fait ridicule. Elles entassèrent comme en se cachant toute espèce d'objets de rebut, des roseaux, des feuilles sèches, des herbes desséchées, rien que des matériaux creux et vermoulus, qu'elles pouvaient porter aisément et furtivement ; en même temps elles ne cessaient de prier et coururent dans l'église : aucune ne voulait laisser voir à l’autre ce qu'elle faisait et cependant toutes faisaient de même. C'était une manière très-comique d'allumer le feu et je pus reconnaître la manière de faire de chacune. Je vis notamment venir la soeur Soentgen qui mit du bois et l’arrangea si bien que plusieurs des vieux tisons éteints se rallumèrent. Alors les nonnes se dispersèrent et moi, de mon côté, je m'éloignai du foyer. Je revins pourtant bientôt sur mes pas. Alors vinrent des gens de toute espèce, arrivés en voiture, parmi lesquels il y avait des docteurs. Ils firent toute espèce d'observations, mirent la chaudière sur le feu et cherchèrent plusieurs fois à s'assurer si elle serait bientôt chaude ; une fois, je la touchai moi-même en dedans pour voir si elle s'échauffait. Alors aussi la Soentgen revint et attisa le feu : elle me débita en outre de si belles paroles qu'enfin elle finit par me décider à apporter au feu un bon morceau de bois. Il vint alors des espions de toute espèce. Je vis parmi eux le landrath ; tout à coup ils me saisirent et me jetèrent dans la chaudière. J'y fus bientôt dans l'état le plus misérable ; à tout moment il me semblait que j'allais mourir. Tantôt ils m'en retiraient jusqu'aux hanches, tantôt ils m'y faisaient entrer jusqu'au cou, tantôt ils m'enfonçaient jusqu'au fond et, dans mon indicible angoisse, je croyais mourir à chaque instant. Alors vinrent les deux saintes religieuses Louise et Françoise qui m'avaient si souvent assistée, et elles voulurent me retirer de là ; pour moi je voulais persister jusqu'à la fin. Enfin pourtant elles me retirèrent. M'ayant pris sous les bras à droite et à gauche, elles m'enlevèrent, et les cuisiniers les laissèrent faire à contre-coeur. Ils s'en allèrent en disant : « Nous recommencerons ailleurs ; ici il y a trop de monde. » Je vis aussi qu'ils visitèrent une chambre haute bien close où ils voulaient m'enfermer ; mais je vis aussi qu'ils ne pourraient pas y réussir.

         « Je crois que, pour me délivrer de mes affreuses angoisses, la bienheureuse Louise m'emporta à Rome dans un grand caveau où elle me laissa. Il se trouvait là beaucoup d’ossements de saints, des os des bras et de moindres ossements rangés selon leur espèce, et aussi beaucoup de petits pots, d'urnes et de verres de diverses formes, avec un résidu desséché de sang des saints que je n'avais jamais remarqué auparavant. Je trouvai là des ossements dont j'ai quelques parcelles, et aussi du sang ayant appartenu à des corps dont je possède des reliques. On voyait très-clair dans ce souterrain : il était éclairé par les objets sacrés qui s'y trouvaient. J'y mis en ordre différentes choses ; j'y vénérai les reliques et je me demandais déjà comment je sortirais de là, lorsque tout à coup je vis apparaître l'âme d'une paysanne que j'avais connue jadis. Elle vint à moi et me dit que je devais la tirer de peine, qu'elle m'avait déjà cherchée partout sans pouvoir me trouver, si ce n'est en ce lieu. Elle avait autrefois refusé une pauvre femme, qui était grosse, une tartine de beurre dont celle-ci avait une très-grande envie et qu'elle aurait très-bien pu lui donner ; et maintenant elle était tourmentée, à cause de cela, d'une faim dévorante et ne pouvait trouver de repos nulle part : elle me suppliait de la secourir. En même temps parut l'âme de la pauvre femme grosse, laquelle me pria très-instamment de vouloir bien secourir l'autre. Je la connaissais aussi. J'étais dans le caveau des reliques, fort en peine de savoir où je pourrais me procurer un pain beurré. Mais comme je désirais de tout mon coeur venir en aide à l'âme souffrante, un beau jeune homme resplendissant vint à moi me montra dans un coin du caveau tout ce que je désirais. Je trouvai là un pain ovale, long comme la main, de l'épaisseur de deux doigts ; il était d'un jaune pâle et ne ressemblait pas à notre pain : il semblait qu'on l'eût fait cuire sous la cendre enveloppé dans quelque chose. Il y avait aussi dans un pot comme du beurre fondu et un couteau était à côté. Je voulus mettre pour la femme une couche de beurre très-épaisse, mais ce beurre retombait sans cesse dans le pot, et comme je voulais en mettre une grande quantité, il tomba de mes mains dans la boue et le jeune homme me dit : « vois, c'est la conséquence de ce que tu veux toujours trop faire (note). » Alors il m'ordonna de ramasser le beurre et de le nettoyer. Lorsque j'eus donné le pain beurré à la femme, elle me remercia et me dit qu'elle serait bientôt dans une meilleure situation et prierait pour moi. Après elle, il vint encore une autre défunte de ma connaissance avec un petit minot de sel. Elle avait été quelque peu avare et me dit en se lamentant qu'elle avait un jour refusé un peu de sel à une pauvre femme : maintenant il lui fallait mendier du sel. Elle m'en demanda et le jeune homme me montra à la même place un vase qui en contenait. Mais c'était encore un tout autre sel que le nôtre. Il était humide, de couleur jaune et en gros morceaux. Je pris un des plus petits et je voulus lui donner de quoi faire la mesure comble : mais ce que j'y avais mis tomba plusieurs fois, comme s'échappant de soi-même, et je reçus du jeune homme le même reproche que précédemment. Lorsque j'eus donné le sel à la femme, elle se montra contente et disparut après m'avoir promis aussi des prières. Au milieu de toutes les choses lumineuses qui étaient là, l'obscurité régnait : elles seules brillaient. Alors le jeune homme me conduisit à travers d'anciens lieux de martyres et des ossuaires qui étaient tels que je les avais vus dans d'autres occasions, afin de me montrer que tout ce qui m'arrivait était réel ; après quoi il me ramena à mon lit.

        

(note) Les âmes lui apparaissent à un endroit où elle est présente en esprit. Elle peut encore secourir parce qu'elle est visante. Il y a une mesure à observer parce que la satisfaction doit être proportionnée au besoin. Donner à une âme plus qu'il ne lui est nécessaire serait enlever quelque chose à une autre. Elle participe aux mérites des saints martyrs et ceux-ci donnent de ce qui appartenait au temps de leur vie terrestre selon qu'ils le possédaient alors.

 

« 28 novembre. Je vis un grand incendie. La maison du landrath brûlait de tous les cotés. Il en volait une énorme quantité d'étincelles et de brandons qui blessaient des personnes voisines et éloignées, mais qui ne mettaient le feu nulle part. J'eus grandement pitié de cet homme à cause du mal que cela devait lui faire, mais je vis bientôt qu'il n'avait pas à souffrir du feu. C'était comme si cela s'était fait pour me nuire. Cependant un énorme brandon semblable à une flèche de lard enflammé vola sur moi et allait me tomber sur la tête : mais une âme s'avança prés de moi et mit sa main dessus, en sorte que le brandon glissa de sa main jusqu'à terre près de moi. Elle me dit : « Cela ne me brûle pas ; j'ai eu à endurer un bien autre feu ; mais maintenant je suis bien. » Je reconnus alors en elle, à ma grande joie, l'âme d'une vieille paysanne qui m'avait beaucoup aimée dans mon enfance et s'était souvent plainte à moi du chagrin que lui donnait sa fille. Je lui avais témoigné toute l'affection possible et je l'avais souvent délivrée de la vermine qui l'incommodait. Cette âme, qui était depuis trente ans séparée de son corps, était d'une clarté et d'une beauté extraordinaires et elle me remercia avec une joie pure et naïve. Elle me dit combien elle était contente de pouvoir maintenant me secourir en retour de l'assistance que lui avaient donnée mes prières. Elle m'engagea à me consoler, me dit que j'aurais, à la vérité, à souffrir encore de plus d'une manière, mais que je devais tout accepter paisiblement et sans murmure de la main de Dieu ; que, pour elle, elle voulait me protéger et m'assister autant qu'elle le pourrait. « Et puis, ajouta-t-elle, je ne suis pas la seule à t'assister. Tu as une immense quantité de protecteurs : vois ! il y a encore ceux-ci pour qui tu as prié et d'autres à qui tu as porté secours ; tous t'aideront en temps opportun. » En même temps elle me montra tout autour de moi beaucoup d'âmes que je connaissais et que je vis dans différents états : toutes devaient me venir en aide. Je ne puis dire quelle joie et quelle consolation je reçus en voyant la clarté et la beauté de l'âme de cette bonne vieille, que chez nous on appelait la Moehn.

         « Mais comme pendant ce temps je voyais la maison du landrath brûler d'un feu de plus en plus ardent et comme j'avais le sentiment que c'était l'image des conséquences de ses mauvaises actions d'où provenaient pour lui le malheur et la ruine, je fus prise d'une grande compassion pour lui et je demandai à cette âme de prier et de faire prier de même les autres sur qui elle pouvait quelque chose, afin que Dieu ne fit pas payer au landrath le mal qu'il m'avait fait ou qu'il me ferait encore. Je demandais qu'on le traitât comme si je n'avais reçu de lui que les plus grands bienfaits. Je voulais tout accepter à ce prix. Elle me promit de faire ce que je désirais et me quitta.

         « J'eus ensuite à porter le landrath par un chemin montant, ce qui me fatiguait beaucoup. J'avais déjà eu cela à faire pour beaucoup de personnes. Ainsi longtemps auparavant j'avais porté le Pèlerin en vision avant qu'il vînt me visiter. Cela indique de grands efforts à faire pour conduire quelqu'un dans la voie du salut. Saint François-Xavier aussi, avant d'être envoyé pour convertir les païens, porta souvent en vision des hommes noirs sur ses épaules. »

         Dans la première semaine de l'Avent, elle eut sa dernière vision touchant ses persécuteurs. Elle la raconta ainsi :

         « Pendant toute cette nuit, il m'a fallu combattre et je suis encore toute fatiguée d'avoir lutté contre les tristes images que j'ai vues. Mon guide me conduisit autour de toute la terre : il me fallait parcourir sans cesse d'immenses cavernes faites de ténèbres et où je vis une immense quantité de personnes errant de tous côtés et occupées à des oeuvres ténébreuses. Il semblait que je parcourusse tous les points habités du globe, n'y voyant rien que le monde du vice. Souvent je voyais de nouvelles troupes d'hommes tomber comme d'en haut dans cet aveuglement du vice. Je ne vis pas que rien s’améliorât. -J'aperçus en général plus d'hommes que de femmes : il n'y avait presque pas d'enfants. Souvent, quand mon affliction me rendait cette vue impossible à supporter, mon guide me faisait sortir un peu à la lumière. J'allais ainsi dans une prairie ou dans quelque belle contrée éclairée par le soleil, mais où il n'y avait personne. Il me fallait ensuite rentrer dans les ténèbres et considérer de nouveau la malice, l'aveuglement, la perversité, les pièges tendus, les passions vindicatives, l'orgueil, la fourberie, l'envie, l'avarice, la discorde, le meurtre, la luxure et l'horrible impiété des hommes, toutes choses qui pourtant ne leur étaient d'aucun profit, mais les rendaient de plus en plus aveugles et misérables et les enfonçaient dans des ténèbres de plus en plus profondes. Souvent j'eus l'impression que des villes entières se trouvaient placées sur une croûte de terre très-mince et couraient risque de s'écrouler bientôt dans l’abîme. Je vis ces hommes creuser eux-mêmes pour d'autres des fosses légèrement recouvertes mais je ne vis pas de gens de bien dans ces ténèbres, ni aucun par conséquent tomber dans les fosses. Je vis tous ces méchants comme dans de grands espaces ténébreux s'étendant de coté et d'autre ; je les voyais pêle-mêle comme dans la confusion tumultueuse d'une grande foire, formant divers groupes qui s'excitaient au mal et des masses qui se mêlaient les unes aux autres : ils commettaient toute sorte d'actes coupables et chaque péché en entraînait un autre. Souvent il me semblait que je m'enfonçais plus profondément encore dans la nuit. Le chemin descendait une pente escarpée : c'était quelque chose d'horriblement effrayant et qui s'étendait autour de la terre entière. Je vis des peuples de toutes les couleurs, portant les costumes les plus divers et tous plongés dans ces abominations. Souvent je me réveillais pleine d'angoisse et de terreur : je voyais la lune briller paisiblement à travers la fenêtre, et je priais Dieu en gémissant de ne plus me faire voir ces effrayantes images, mais bientôt il me fallait redescendre dans ces terribles espaces ténébreux et voir les abominations qui s'y commettaient. Je me trouvai une fois dans une sphère de péché tellement horrible que je crus être dans l'enfer et que je me mis à crier et à gémir. Alors mon guide me dit : « Je suis prés de toi, et l'enfer ne peut pas être là où je suis. » Je me tournai alors avec un ardent désir vers les pauvres âmes du purgatoire et je souhaitai vivement d'être auprès d'elles. Aussitôt je fus conduite où elles étaient. Le lieu semblait voisin de la terre. Je vis aussi là des tourments inexprimables, mais c'étaient pourtant des âmes bénies de Dieu et qui ne péchaient pas. Elles avaient un désir infini, une faim, une soif ardente de la délivrance. Toutes pouvaient voir ce dont elles étaient forcément privées et devaient attendre patiemment. Leur souffrance pleine de résignation en reconnaissant leurs fautes et leur complète impuissance à s'aider étaient quelque chose d'indiciblement touchant. Elles étaient à des profondeurs différentes, à différents degrés de souffrance ou de délaissement quelques-unes étaient plongées jusqu'au cou, d'autres jusqu'à la poitrine, etc., et elles imploraient du secours. Lorsque j'eus prié pour elles et que je m'éveillai, j'eus l'espoir d'être délivrée de ces horribles visions et je le demandai à Dieu du fond du coeur. Mais à peine m'étais-je endormie que je fus de nouveau conduite dans ces voies ténébreuses. D'innombrables menaces me furent faites et d'horribles images me furent présentées par Satan. Une fois un diable plein d'impudence vint à ma rencontre et me dit à peu près : « Il n'est vraiment pas nécessaire que tu descendes ici et que tu regardes tout ; tu iras t'en vanter là-haut et faire écrire quelque chose là-dessus. » Je lui dis de me laisser en repos avec ses sottises. Dans un endroit, il me sembla qu'on minait en dessous une grande ville où le mal était à son comble. Il y avait plusieurs diables occupés à ce travail. Ils étaient déjà très-avancés et je croyais qu'avec tant et de si pesants édifices elle allait bientôt s'effondrer. J'ai souvent eu à propos de Paris l'impression qu'il devait être ainsi englouti : je vois tant de cavernes au-dessous, mais qui ne ressemblent pas aux grottes souterraines de Rome avec les sculptures dont elles sont ornées.

         « Enfin il me sembla voir un lieu très-étendu qui recevait davantage la clarté du jour. C'était comme l'image d'une ville appartenant à la partie du monde que nous habitons. Un horrible spectacle m'y fut montré. Je vis crucifier Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je frissonnais jusqu'à la moelle des os : car il n'y avait là que des hommes de notre époque. C'était un martyre du Seigneur bien plus affreux et bien plus cruel que celui qu'il eut à souffrir des Juifs. Grâce à Dieu, ce n'était qu'un tableau symbolique. « C'est ainsi, me dit mon guide, qu'on traiterait maintenant le Seigneur s'il pouvait encore souffrir. » Je vis là avec horreur un grand nombre de gens de ma connaissance, même des prêtres. Beaucoup de lignes et de ramifications partant des gens qui erraient dans les ténèbres aboutissaient à cet endroit. Je vis aussi mes persécuteurs et comment ils en useraient envers moi si je tombais en leur pouvoir. Ils emploieraient la torture pour me forcer à confirmer par des mensonges leurs fausses opinions.

         En terminant le récit de cette horrible vision dont le souvenir lui donnait des battements de coeur convulsifs, et que rien ne put la décider à exposer tout entière, elle dit : « Mon conducteur me parla ainsi : « Tu as vu les abominations auxquelles les hommes aveuglés se livrent dans les ténèbres ; ne murmure donc plus sur ton sort. Prie seulement ! Ton sort est très-doux ! » Cette vision fut amenée par l'inquiétude où je suis fréquemment de m'être rendue coupable en quelque chose, puisque tant de péchés se commettent à cause de moi. La crainte d'avoir désobéi me tourmente toujours. Mon conducteur me dit : « C'est de l'orgueil à toi de croire qu'il ne peut arriver par toi que du bien. Et si tu manques à l'obéissance, c'est moi qui en suis cause et cela ne te touche en rien. »

         Quelques jours après, elle s'exprima ainsi : « Les persécuteurs me laisseront maintenant en repos. J'ai vu qu'ils avaient l'idée d'employer la violence contre moi, mais tous, les uns après les autres, ont été saisis d'un certain effroi et ils se sont divisés entre eux. J'ai vu cela sous l'image d'un feu qui s'est allumé au milieu d'eux. Chacun se méfie de l'autre et a peur d'être trahi par lui. Je ne crains plus rien, mon époux m'a dit que je devais persévérer dans la patience. Il me sera donné d'avoir un peu de repos pour achever les cinq dernières feuilles de mon grand livre. Il me faut du repos pour pouvoir laisser après moi ce qui y est contenu. J'ai encore beaucoup à faire. »

         Le 14 décembre, elle eut une vision relative à une enquête ecclésiastique qui ne devait se faire qu'après sa mort et qu'elle raconta au Pèlerin, étant dans l'état d'extase. « Je vis, dit-elle, comme si le clergé recevait par des lettres de Rome la mission de faire une enquête, et voulait y procéder solennellement et avec une pleine autorité. J'aperçus ensuite une église où il n'y avait pas de sièges et qui me parut profanée ou qui devait être remise à neuf. Elle était solidement construite, vieille et très-anguleuse, mais pourtant belle ; on n'y voyait ni boiseries creuses, ni dorures. Le clergé y entra très-silencieusement. En dehors des ecclésiastiques, il n'y avait personne dans l'église que mon âme et beaucoup de saints. On apporta devant l'autel un cercueil tiré d'un caveau les prêtres l'ouvrirent comme pour faire une épreuve. Ils laissèrent le cercueil ouvert, chantèrent une grand'messe, puis ils mirent à part du corps un doigt consacré ; c'était le corps d'un saint évêque. Ils placèrent la relique sur l'autel et le cercueil fut mis de côté. Je pressentis qu'ils viendraient à moi avec cette relique et je m'en allai en hâte à la maison. Ils vinrent et se montrèrent très-sévères et très-rigoureux. Je ne sais pas ce qu'ils me firent, car j'étais dans une région supérieure, comme au milieu d'une belle prairie et cependant en même temps comme dans les nuages et à côté de ce même ancien évêque dont ils avaient pris le doigt. Ce doigt était enveloppé dans du velours rouge et l'un d'eux le portait sur sa poitrine. Je fus tout à coup ramenée dans mon corps par le saint évêque ; je me levai et je regardai ces messieurs toute surprise. Après la clôture de l'enquête, je vis de nouveau les ecclésiastiques dans l'église ou ils avaient pris le doigt de l'évêque ; ils le replacèrent dans la châsse sous l'autel. On fit alors une grande fête d'actions de grâces. Il y avait là beaucoup de monde, ainsi qu'un grand nombre de saints et d'âmes de défunts. Et pendant que ces âmes chantaient, je chantai aussi en latin avec elles. -- Plus tard j'eus encore une vision touchant un nouveau couvent. Cependant tout cela semblait n'avoir lieu qu'après ma mort. J'aurais vécu plus longtemps ; mais on m'aurait soumise encore à une grande épreuve. C'est pourquoi je devais mourir auparavant. Cependant le but qu'on se proposait devait être tout aussi bien atteint après ma mort. Je vis qu'après mon décès on coupa quelque chose à une de mes mains et aussi comment çà et là divers changements se firent sans bruit dans les églises, parce que les reliques furent plus honorées et exposées de nouveau en public.

         Lorsque le Pèlerin parla de cette vision au confesseur, celui-ci lui dit : « Souvent, quand elle se croyait près de mourir et que je lui avais porté les sacrements, elle m'a enjoint, étant en extase, de lui enlever une main après sa mort. Je ne sais pas bien ce qui en résulterait, mais je crois que peut-être cette main conserverait le pouvoir de reconnaître les reliques. Elle m'a souvent dit que son corps, même après sa mort, resterait soumis aux ordres que je lui donnerais comme supérieur, ecclésiastique. Et quant aux doigts qui ont reçu la consécration sacerdotale, elle m'a dit plus d'une fois que, lors même que le corps d'un prêtre serait réduit en poussière et que son âme serait en enfer, cependant la consécration des doigts resterait reconnaissable dans les ossements, et que ces doigts brûleraient d'un feu tout à fait à part, tant cette consécration est profonde et ineffaçable. »