Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

VII

 SES RAPPORTS AVEC SON ANGE GARDIEN

 

1. Le commerce intime qu'Anne Catherine entretenait incessamment avec son saint ange, visible pour elle, est un fait qui se reproduit chez toutes les personnes favorisées par Dieu de la lumière contemplative et appelées à suivre des voies extraordinaires. Le don de l'intuition surnaturelle est pour l'homme mortel si lourd à porter, il est exposé chez lui à de tels risques et requiert une si grande pureté d'âme, qu'il faut, pour en user, une assistance particulière et un guide spécial dans les sphères infiniment étendues qui se découvrent à l'oeil du contemplatif. Dès le sein maternel, tout homme sans exception est accompagné d'un ange qui, comme instrument ou comme serviteur et délégué de la divine Providence, exerce une action sur lui et lui ménage tout ce qui lui est nécessaire pour que, mettant à profit la somme de grâces, de secours et de lumières qui lui a été attribuée suivant les décrets éternels du Tout-Puissant, il arrive à la foi, à la qualité d'enfant de Dieu et par là à la béatitude céleste. C'est pourquoi chaque âme est ouverte par Dieu à l'influence de l'ange et rendue naturellement capable de recevoir de celui-ci des impressions, des idées, des impulsions dont elle doit faire des actes méritoires par sa libre coopération. Cette capacité s'accroît d'autant plus que l'âme est plus pure, ou élevée à un plus haut degré de grâce. Mais rien ne la rapproche plus de la lumière angélique et ne la rend aussi digne de l'union et du commerce avec l'ange que la splendeur de l'innocence baptismale quand rien ne l'a ternie. Cette éminente beauté surpassant toute description était chez Anne Catherine ce qui ravissait son ange, en sorte qu'envoyé des rangs les plus élevés de la hiérarchie céleste, il regardait comme une tâche correspondante à sa haute dignité d'éclairer et de conduire une créature qui, tout enfant qu'elle était quant à ses relations avec les choses de la terre et du temps, était pourtant déjà mûre pour l'intelligence des biens éternels et invisibles et préparée par les vertus infuses à devenir la dépositaire des secrets divins.

 

2. La première action de l'ange avait eu pour objet la lumière de la foi, en ce sens qu'il instruisait Anne Catherine touchant la foi catholique, non par des paroles et des explications, mais par des intuitions intérieures et des images symboliques ; il lui faisait acquérir par là une vue incomparablement plus claire et une plus profonde intelligence des mystères de la foi que ne peuvent la donner l'enseignement ordinaire et l'étude réfléchie. A cette illumination de la foi se liait la pratique de l'amour de Dieu, lequel, devint promptement si fort et si pur chez Anne Catherine qu'elle pouvait maintenir son cœur dans une union continuelle avec Dieu et qu'il lui était devenu comme naturel de chercher Dieu en tout, de tout rapporter à Dieu et de tout considérer en Dieu. Dieu était le premier bien dont son âme eût eu le sentiment et il en avait pris si complètement possession qu'aucune créature ne pouvait plus la détourner de lui. La splendeur de l'ange qui, semblable à celle d'un soleil, l'environna dès les premiers jours de sa vie et qui était comme l'atmosphère dans laquelle y elle vivait, cacha à ses yeux toutes les séductions terrestres et les biens passagers qui ordinairement, attirent, occupent, et, dissipent l'homme, jusqu'à ce que son âme fût assez confirmée dans la charité pour qu'aucune créature ne pût l'émouvoir, sinon en vue de Dieu. Chaque regard que l'ange jetait sur elle était un rayon de lumière et comme un souffle qui augmentait l'ardeur de son amour : c'était une impulsion qui ne pouvait avoir d'autre but que Dieu. Aussi toutes les puissances et même tous les mouvements de son âme étaient si bien ordonnés et si paisiblement, réglés qu'aucune passion ne pouvait y porter le trouble et que la plus forte impression du dehors, n'était pas capable de l'ébranler. De même qu'Anne Catherine arriva, en s'y exerçant de très bonne heure, à supporter avec une fermeté calme les souffrances physiques les plus cruelles, de même son esprit, malgré la délicatesse extrême de sa nature sympathique et la timidité propre à l'enfance, possédait une énergie incroyable qui la rendait capable de surmonter promptement les impressions les plus violentes de crainte, de terreur, de douleur, et de recouvrer en un instant la paix et le repos. Comme l'ange ne laissait pas cet esprit se dissiper, parce que sa sévère vigilance n'y souffrait pas la moindre attache à un bien passager, quel qu'il fût, aucun nuage ne pouvait en ternir la splendeur, rien de terrestre en diminuer la beauté, aucun poids en faire fléchir le ressort et aucune chaîne en gêner la liberté. Sa force devait toujours s'accroître et rendre Anne Catherine de plus en plus capable d'accomplir ses étonnantes pratiques de pénitence et ses oeuvres de charité héroïque envers le prochain.

 

3. Elle savait et elle sentait que tout son être était à découvert devant le regard de l'ange, et qu'il pénétrait dans le plus intime de son cœur : c'est pourquoi elle travaillait sans relâche à maintenir le miroir de son âme aussi pur et aussi limpide que l'ange l'exigeait d'elle : Aussi resta-t-elle jusqu'à sa mort une enfant d'une simplicité incroyable, véridique, sans détour, pleine de droiture et de candeur. Quand nulle autre chose n'aurait parlé pour elle, son humble et enfantine simplicité eût garanti suffisamment qu'elle était gouvernée par l'esprit de vérité et que les dons si extraordinaires qui reposaient en elle venaient réellement de Dieu : car le don de contemplation est d'un moindre prix encore que la profonde humilité qui tenait cachés à Anne Catherine les dons et les privilèges qui lui avaient été si richement départis ; c'était à tel point qu'elle ne soupçonnait même pas qu'il pût y avoir en elle quelque chose qui ne fût pas ordinaire et que, quand sa pensée se reportait sur elle-même, elle était remplie de confusion et d'inquiétude. Une telle manière de sentir n'est point l'oeuvre de la nature, ni du mauvais esprit, mais elle provient d'un haut degré de grâce et d'une fidélité extraordinaire.

 

4. La direction de l'ange avait été accordée à Catherine comme un don qu'elle devait faire fructifier par la perfection avec laquelle elle en userait. Plus elle travaillait à se rendre digne de cette faveur, plus elle recevait abondamment la lumière de l'ange et plus devenait fort et intime le lien qui l'attachait à lui. Or, ce lien ne pouvait être autre chose que l'obéissance née de l'amour de Dieu : car il n'y en a point de plus élevé et de plus méritoire et c'est le seul qui attache l'ange lui-même à Dieu. Dès sa première enfance, Anne Catherine efforcée de pratiquer l'abandon complet à Dieu de sa volonté et de toutes ses forces physiques et morales, par cela même qu'elle s'offrait incessamment en sacrifice pour autrui. Dieu avait accepté cet abandon, c'est pourquoi par le ministère de son ange, il réglait la conduite de vie dans tous ses rapports et jusque, dans les plus petits détails avec une telle sagesse, que toutes les circonstances les plus indépendantes en apparence de la volonté devaient devenir pour elle des actes méritoires d'obéissance. Elle donna sa volonté à l'ange pour qu'il la gouvernât, son intelligence pour qu'il l'éclairât, son cœur pour qu'il l'aidât à le conserver à Dieu seul, pur et libre de toute attache terrestre, au moyen de la pénitence et de l'abnégation. Docile à ses avertissements intérieurs, elle refusait à son corps le sommeil et la nourriture, le châtiait rudement, demandait pour elle-même les douleurs et les maladies des autres, et telle était sa constance dans ces oeuvres de charité qui consumaient ses forces, que des bénédictions et des effusions de grâces surnaturelles et célestes venaient suppléer pour elle ce qu'elle retranchait sur les besoins, et même sur les conditions indispensables de l'existence terrestre.

 

5. C'était par l'effet de cette charité qu'elle se substituait à ceux qui ne pouvaient pas supporter leurs souffrances et qu'elle était envoyée au secours de ceux qui imploraient la miséricorde. C'était l'ange qui la conduisait aux lieux où son assistance était le plus nécessaire. Comme la flamme obéit au souffle du vent, ainsi son âme embrasée par l'amour suivait l'appel de l'ange lorsqu'il l'accompagnait dans les séjours du malheur et de la souffrance : car, guidée par lui, la puissance de l'âme s'étendait comme des mains qui s'étendraient à l'infini pour donner, pour bénir, pour secourir, et se porteraient partout où les pousserait l'élan irrésistible d'une sainte compassion. Et de même que pour la compassion il n'y a ni distance, ni limites dans l'espace, de même il n'y en avait point qui pussent arrêter le souffle de cette âme. Semblable aux rayons partant d'une langue de feu, qui portent jusqu'à l'horizon le plus lointain l'éclat de la lumière et rentrent de nouveau au foyer d'où ils sont partis, sa charité pénétrait par toute l'Eglise, portant l'assistance sur tous points où, suivant l'ordre marqué par Dieu, son ange devait la conduire. Elle disait à ce sujet :

« l'ange m'appelle et me mène en différents lieux. Je suis souvent en voyage avec lui. Il me conduit auprès de personnes que je connais ou que j'ai déjà vues une fois, et aussi près d'autres personnes qui me sont entièrement inconnues. Il me conduit même au-delà de la mer, mais cela est rapide comme la pensée, et alors je vais si loin, si loin ! C'est lui qui m'a conduit près de la reine de France (Marie-Antoinette) dans sa prison. Quand il vient à moi pour me faire faire quelque voyage, le plus souvent je vois d'abord une lueur ; puis sa forme lumineuse se dégage tout à coup de l'obscurité, comme lorsque dans la nuit on ouvre une lanterne sourde. Quand nous voyageons, il fait nuit au-dessus de nous, mais une lueur plane sur terre. Nous voyageons à partir d'ici à travers des pays connus jusqu'à d'autres de plus en plus éloignés et j'ai le sentiment d'une immense distance. Le voyage se fait tantôt sur des routes, tantôt à travers des plaines, des montagnes, des rivières et des mers. Je dois mesurer tout le chemin avec les pieds, souvent gravir avec effort des montagnes escarpées. Mes genoux sont alors fatigués et douloureux, mes pieds sont brillants, je suis toujours pieds nus. Mon guide marche quelquefois devant moi quelquefois près de moi. Je ne le vois jamais remuer les pieds. Il est très silencieux, fait peu de mouvements, sinon qu'il accompagne ses courtes réponses d'un geste de la main ou d'une inclination de tête. Comme il est transparent et resplendissant ! Il est souvent grave et sérieux, souvent il se mêle à sa gravité quelque chose d'affectueux. Ses cheveux sont unis, flottants et brillants. Il a la tête découverte et porte une longue robe de prêtre avec un reflet blond. Je parle avec lui très hardiment, mais je ne puis jamais le bien regarder en face, tant je suis inclinée devant lui. Il me donne toute espèce d'indications. Je n'ose pas lui faire beaucoup de questions ; j'en suis empêchée par le contentement tranquille que j'éprouve auprès de lui. C'est toujours très bref dans ses paroles. Je le vois, même à l'état de veille. Quand je prie pour d'autres personnes et qu'il n'est pas près de moi, je l'appelle, afin qu'il aille trouver leur ange. Souvent aussi, quand il est près de moi, je dis que je veux rester ; je le prie d'aller en tel ou tel endroit porter des consolations, et je le vois partir. Quand j'arrive au bord des grandes eaux et que je ne sais comment aller plus loin, je me trouve quelquefois tout d'un coup de l'autre côté, et je regarde étonnée derrière moi. Nous passons souvent par-dessus des villes. Pendant un rude hiver, j'avais quitté le soir fort tard l'église des Jésuites à Coesfeld, et il me fallut revenir par les champs à notre maison de Flamske à travers la pluie et les tourbillons de neige. J'eus peur et je priai Dieu : alors je vis planer devant moi une lueur semblable à une flamme qui avait la forme de mon guide avec sa longue robe. Aussitôt le chemin se sécha sous mes pieds, il fit clair autour de moi, il ne tomba sur moi ni pluie, ni neige, et je revins à la maison sans être mouillée.»

 

5. Le commerce d'Anne Catherine avec les âmes souffrantes avait aussi lieu par l'intermédiaire de l'ange qui la conduisait dans les vastes espaces du purgatoire afin qu'elle rafraîchît, pour ainsi dire, celles qui étaient sans secours avec les fruits de sa pénitence innocente.

« J'étais avec mon guide, dit-elle, près des pauvres âmes dans le purgatoire : je voyais leur, grande désolation comment elles ne peuvent pas s'aider elles-mêmes et comment, de nos jours, elles sont si peu secourues par les hommes sur la terre. Ah ! leur misère est inexprimable ! Comme j'avais cette détresse sous les yeux, je me trouvai séparée de mon conducteur par une montagne, et je soupirais après lui comme affamée, si bien que je tombai presque en défaillance. Je le voyais à travers la montagne, mais je ne pouvais pas aller à lui, et il me dit : « Vois quel est ton désir : ce que tu ressens, les pauvres âmes le ressentent aussi dans leur désir d'être secourues.»

« Il me conduisait souvent devant des cavernes et des cachots pour y prier, et je me prosternais devant ces sombres réduits ; je pleurais, et je criais vers Dieu, les bras étendus, pour qu'il se laissât fléchir. L'ange m'exhortait à offrir pour les pauvres âmes toute espèce de privations de renoncements. Elles ne peuvent pas s'aider elles-mêmes et sont si cruellement négligées et oubliées ! J'envoyais souvent mon ange gardien à l'ange de certaines personne que je voyais dans la souffrance, afin qu'il les excitât à offrir leurs douleurs pour les pauvres âmes. Ce que l'on fait pour elles, prières ou souffrances, leur profite à l'instant et rend si joyeuses, si heureuses, si reconnaissantes ! Quand j'offre des souffrances pour elles, elles prient pour moi. Je suis effrayée en voyant à quel point on néglige et on dissipe les grâces que l'Eglise offre aux hommes, mais dont ils tiennent si peu compte tandis que les pauvres âmes aspirent et languissent de désir.»

 

6. Dès sa première enfance, aussi loin que remontai ses souvenirs, Anne Catherine avait toujours la préserver de tout péché, de la traiter en comme une faible et naïve enfant, de lui faire en tout et partout connaître et accomplir sa très sainte volonté. Dieu dans sa miséricorde avait exaucé cette prière : il avait fait accompagner pas à pas, protéger et éclairer par son ange cette enfant docile et pleine de bonne volonté dans son long voyage à travers une vie de travaux, de combats et de souffrances ; il lui avait fait enseigner comment elle devait régler sa conduite, suivant les occurrences de chaque jour, pour affronter les dangers, supporter les souffrances et soutenir les combats. L'ange montrait tout d'avance à Anne Catherine en visions ou sous forme de tableaux symboliques, de peur que, surprise sans préparation par le changement incessant et souvent subit des circonstances, elle ne se rendit coupable de quelque action ou omission dont sa conscience pût être blessée. L'ange la préparait par des visions symboliques à des souffrances prochaines ou éloignées, afin qu'elle demandât la force de les prendre sur elle : tout événement de quelque importance, toute rencontre avec les personnes, tout accident fâcheux qui devait arriver soit à elle-même, soit à ceux qui lui touchaient de près, lui était tantôt montré d'avance d'une manière claire et complète, tantôt seulement indiqué, et elle devait se comporter en conséquence. Elle recevait des avertissements précis sur la manière dont elle devait se comporter envers les personnes avec lesquelles elle entrait en rapport ; elle savait si elle devait frayer avec elles ou s'en tenir à distance. Si les circonstances le demandaient, l'ange lui prescrivait jusqu'aux termes dans lesquels elle devait s'exprimer.

La sollicitude du conducteur céleste s'étendait à tous les objets, à tous les travaux, à toutes les affaires dont Anne Catherine devait s'occuper. Elle devait vivre dans deux mondes, le monde extérieur et sensible, et le monde invisible, inaccessible aux sens : il lui fallait agir incessamment dans tous les deux et au profit de tous les deux. La tâche immense qu'elle avait reçue de Dieu portait avec elle que, dans l'ordre extérieur de la vie commune, Anne Catherine fit et accomplît parfaitement tout ce que demandaient d'elle son état et sa vocation ; bien plus, qu'elle l'accomplît au milieu de fatigues et de souffrances qui à elles seules suffisaient à remplir toute une vie. Mais à cela venait s'ajouter l'action à exercer dans les visions, action en vue de laquelle tout ce qui intéressait en tous lieux l'Eglise universelle lui était manifesté. Alors, toutes les souffrances et les oppressions de la chrétienté, tous les dangers que courait la foi et les blessures qui lui étaie portées, toutes les entreprises sacrilèges contre les biens ecclésiastiques, toutes les profanations des choses saintes lui étaient mises devant les yeux, et la tâche qui en résultat pour elle l'absorbait parfois si longtemps de suite que des jours et des semaines se passaient sans qu'elle pût revenir, avec l'usage de ses sens extérieurs et de ses facultés intellectuelles, dans ce monde visible qui l'entourait, mais qui lui devenait toujours plus étranger, répondre à ses exigences et satisfaire aux devoirs que lui imposait la vie de chaque jour. Comment aurait-elle pu suffire à tout, comment même aurait-elle pu être supportée par qui vivaient avec elle, si la conduite de l'ange n'eût ménagé et protégé cette double vie, n'eût suppléé à l'activité extérieure par une intervention secourable qui portait avec elle la bénédiction, et n'eût maintenu dans un accord imperturbable cette double opération dont les actes étaient souvent séparés par une distance infinie ?

 

7. Tant qu'Anne Catherine n'eut point part à la direction spirituelle qui se donne par les prêtres de l'Église, l'ange fut le seul guide dont les avertissements réglassent sa vie. Mais lorsqu'elle en vint à s'approcher des sacrements et par suite à se mettre sous la conduite d'un confesseur, le respect et la soumission qui lui étaient habituels envers l'ange devinrent la règle de ses rapports avec le prêtre : elle fut en cela d'autant plus soigneuse et plus scrupuleuse qu'elle remarqua que l'ange lui-même subordonnait sa direction à celle du prêtre. Il semblait que l'ange n'intervînt plus qu'en qualité de protecteur et de gardien de sa pupille, de trésorier et d'ordonnateur des grâces et des dons extraordinaires qui étaient accordés à celle-ci pour le bien des fidèles, tandis que l'Eglise, par l'intermédiaire de son sacerdoce, avait à prendre la conduite spirituelle d'une âme qui devait arriver à son but final par les moyens de salut et les voies accessibles à tous et selon l'ordre établi pour tous dans l'Église de Dieu. Les dons singuliers de la grâce, que nous verrons se déployer avec la plus riche variété chez Anne Catherine, n'étaient pas le but de sa vie, mais seulement des moyens d'accomplir sa mission de souffrance expiatoire pour l'Eglise : c'est pourquoi aussi ces dons ne devaient pas plus être soustraits au jugement et à la décision de l'Église que la vie intérieure d'Anne Catherine elle-même. Nous constaterons avec surprise le pouvoir immense que le sacerdoce possédait sur Anne Catherine et sur tous ses dons, et nous verrons que l'ange lui-même paraissait être aux ordres et sous la puissance de l'Eglise. Car c'était lui qui portait à Anne Catherine l'appel du confesseur ou des supérieurs ecclésiastiques quand elle était entièrement séparée du monde extérieur et ravie dans d'autres sphères, si bien qu'étant absolument inaccessible à toute impression naturelle, paraissant paralysée et sans vie, elle revenait à l'instant à la vie naturelle et à l'état de veille quand l'ordre du prêtre l'y rappelait.

« Quand je suis, disait-elle, une fois, introduite dans une contemplation ou livrée à un travail spirituel qui m'a été confié, je suis souvent tout d'un coup rappelée irrésistiblement dans ce monde ténébreux par une force vénérable et sainte. J’entends le mot» obéissance»  ; cela sonne douloureusement, mais pourtant l'obéissance est la racine vivante d'où est sorti tout l'arbre de la contemplation.

Toutefois l'appel du confesseur n'aurait pas pénétré profondément, s'il n'eût été porté par l'ange auquel la pratique de l'obéissance paraissait plus méritoire pour Anne Catherine que la contemplation. Aussi il ne tardait jamais à la ramener sur la terre quoiqu'un ordre si subit et si pressant dût pénétrer comme le dard d'une flèche acérée dans son âme livrée à un profond et paisible recueillement. Nous rencontrerons dans la suite de cette histoire plusieurs cas où la direction du prêtre, en tant qu'homme faible et borné, se trouve en contradiction avec celle de l'ange : mais jamais nous ne verrons la moindre infraction à l'ordre établi de Dieu pour protéger la foi et la conserver pure, ordre selon lequel nulle mission, vocation, nul don, nul privilège, ne doivent exempter la soumission à l'autorité et au jugement des supérieurs ecclésiastiques. Aucune faveur céleste, aucune distinction spirituelle, aucun degré de sainteté ne surpasse en dignité intrinsèque et en grandeur le caractère sacerdotal ; et il n'existe entre Dieu, chef invisible de l'Eglise, et les fidèles d'autre médiateur visible que le sacerdoce. C'est pourquoi les grâces, les secours, les trésors de miséricorde que Dieu offre à l'Eglise dans les mérites et les dons extraordinaires de ses favoris choisis, doivent être contrôlés par prêtres, reçus en dépôt par eux et transmis ensuite au reste des fidèles. Il en fut ainsi pour Anne Catherine. Du côté de son ange, rien ne fut omis pour préparer en elle une source de bénédiction pour l'Eglise : mais cette bénédiction devait se répandre dans l'Eglise par l'intermédiaire du pouvoir sacerdotal, et c'est pourquoi l'abondance plus ou moins grande des fruits qu'elle devait produire dépendait aussi de l'usage qui serait fait de ce pouvoir.