Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

XIV

 

SES MALADIES ET SES SOUFFRANCES CORPORELLES.

 

1.» Je m'étais donnée tout entière à mon fiancé et il faisait de moi ce qu'il voulait. Pouvoir souffrir en repos m'a toujours paru l'état le plus digne d'envie sur la terre, mais je n'y suis jamais arrivée.» Dans ces mots, Anne Catherine avait résumé le mystère de toute sa vie, soit dans le couvent, soit après sa suppression. Les souffrances ne lui firent jamais défaut : elle les acceptait avec reconnaissance de la main de Dieu comme un don toujours bienvenu : mais jamais le repos dans la souffrance, jamais une vie cachée, tranquille, dérobée aux regards des hommes ne put être son partage, parce qu'elle devait arriver à une pleine conformité avec son fiancé, lequel a voulu accomplir sa Passion parmi des contradictions incessantes et au milieu de tribulations extérieures et de persécutions continuelles. Toutes les douleurs et les maladies dont elle fut assaillie dès son enfance avaient une profonde signification spirituelle car ou elle avait demandé qu'elles fussent transférées d'autrui sur elle, afin de les souffrir en tout ou en partie à la place du prochain, ou bien elle les avait reçues de Dieu pour l'expiation de fautes qui lui étaient étrangères. Mais depuis qu'elle avait reçu le sacrement de confirmation et surtout depuis sa profession religieuse, cette souffrance pour autrui prit un caractère toujours plus élevé et une plus grande extension, en ce sens que les maladies du corps de l'Église, c'est-à-dire les prévarications spirituelles et les fautes commises par des paroisses et par des diocèses tout entiers, les contraventions et les négligences des supérieurs ecclésiastiques, l'état déplorable où se trouvaient des classes entières, lui étaient imputés pour qu'elle en portât le poids et les expiât par les maladies et les souffrances les plus diverses et les plus multipliées. Ses douleurs et ses infirmités étaient donc les résultats spirituels, traduits sous forme de maladies corporelles, qu’entraînait après soi pour le troupeau de Jésus-Christ la culpabilité des divers membres de l'Église. En cela elle marchait sur les traces de la bienheureuse Lidwine de Schiedam laquelle, avec la merveilleuse Christine (Christina mirabilis) de Saint-Trond, est peut-être le plus admirable instrument d'expiation dont Dieu se soit jamais servi en faveur de son Église. Un coup d'oeil sur sa vie, écrite par un contemporain, le frère Jean Brugmann, provincial des frères mineurs en Hollande, mort en odeur de sainteté, d'après les communications du confesseur de la sainte, Walter de Leyden, de son commensal Jean Gerlach, et même, d'après les témoignages officiels du bourgmestre et du conseil de la ville de Schiedam, puis rédigée de nouveau après lui par le bienheureux Thomas à Kempis (note), nous rendra plus facile de mieux comprendre la tâche d'Anne Catherine.

 

2. Lidwine, fille d'un pauvre veilleur de nuit de la ville hollandaise de Schiedam, sur la Meuse, naquit quelques semaines avant la mort de sainte Catherine de Sienne. Elle fut, dès sa plus tendre enfance, mise, par une faveur spéciale, sous la conduite de la Mère de Dieu, afin de pouvoir prendre et continuer la tâche de souffrir pour l'Église qui lui était laissée par Catherine de Sienne.

 

(note) Voir Acta sanctorum, die 14 april.

 

Catherine avait été suscitée de Dieu au milieu du XIVème siècle comme sainte Hildegarde au commencement du XIIème pour venir en aide à la chrétienté, à la façon des saints Prophètes. La vie de cette vierge privilégiée n'eut qu'une durée de trente-trois ans : car son cœur fendu en deux par la force de l'amour divin ne put pas supporter longtemps la malheureuse division que causa dans l'Église la création d'un antipape opposé à Urbain VI. Deux avant sa mort, le schisme avait éclaté, et Catherine n'avait épargné aucun sacrifice afin de lutter et souffrir pour la restauration de l'unité : elle avait même demandé à Dieu que, pendant les trois derniers mois sa vie (depuis le 19 janvier 1380, dimanche de la Sexagésime, jusqu'au 30 avril, cinquième dimanche après Pâques), la rage de l'enfer tout entier déchaînée contre le chef légitime de l'Église fût détournée sur sa personne et qu'elle eût à livrer combat aux cohortes infernales, comme autrefois sainte Hildegarde qui, pendant trois années consécutives, avait ainsi combattu. Alors le Seigneur rappela à lui sa servante : car le dimanche des Rameaux de cette année 1380 était née dans la lointaine Hollande l'héritière de ses souffrances et de ses combats. Lidwine souffrit de la pierre dès le berceau, toutefois elle fut de bonne heure si forte et si bien faite qu'à l'âge de douze ans elle fut demandée en mariage. Mais elle s'était depuis longtemps consacrée à Dieu par le voeu de virginité et, pour se délivrer des prétendants, elle demanda à Dieu de lui enlever sa beauté. Sa prière fut exaucée : car dans sa quinzième, année, elle fut attaquée d'une maladie dont elle guérit, mais qui la laissa tellement défigurée qu'elle ne fut plus recherchée par les hommes. Or, Dieu avait préparé son corps pour être un vase de souffrances sur lequel il commença à mettre toutes les misères dont l'Église d'alors était affligée. Le choc d'une de ses compagnes qui, en patinant, vint la heurter avec une grande impétuosité, la jeta sur un tas de glaçons et elle se brisa une des petites côtes du côté droit. A la suite de cette fracture, il se forma à l'intérieur un abcès qui résista à tous les remèdes et lui causa des douleurs indicibles. Un an après cette chute, le père de la jeune malade se trouvant près de son lit pour la consoler, celle-ci, dans un paroxysme de douleur, se jeta dans ses bras. La commotion causée par ce mouvement précipité fit crever l'abcès à l'intérieur, et elle faillit mourir, étouffée par l'abondance du sang qui sortait avec violence de sa bouche et de son nez. Son état empira bientôt de plus en plus. La suppuration de l'abcès à l'intérieur la rendit incapable de prendre aucune nourriture : si elle essayait de vaincre sa répugnance pour les aliments, son estomac ne pouvait pas les garder. Elle était souvent tourmentée d'une soif intolérable ; elle se traînait alors hors de sa couche pour boire de l'eau ; mais elle la vomissait aussitôt. Il n'y avait aucun moyen de lui procurer le moindre soulagement. En outre, plusieurs années s'écoulèrent, pendant lesquelles l'infortunée fut privée de tout secours et de toute direction spirituelle. Une fois l'an seulement, au temps de Pâques, on la portait à l'église, pour recevoir la sainte communion mais, tout le reste du temps, elle était abandonnée à elle-même. Dieu, lui aussi, semblait la livrer à sa propre faiblesse et à toute la violence de ses souffrances inouïes sans lui donner de consolation ni d'assistance extraordinaire car bien souvent elle jugeait impossible de rester dans un état aussi désespéré. La maladie ne pouvait détruire si subitement en elle toute l'énergie et la vie de la jeunesse qu'elle ne fût souvent prise d'un vif désir de guérir et accablée d'un chagrin qui se renouvelait toujours quand elle entendait ses jeunes compagnes passer joyeuses, en chantant et en riant, devant l'ouverture de son petit logement au rez-de-chaussée qui ressemblait à une cave. Elle avait bonne volonté de servir Dieu et de renoncer au monde, mais elle n'avait jamais pensé à une telle misère et à une souffrance accompagnée d'un si grand dégoût. Ainsi s'écoulèrent trois ou quatre années, jusqu'à ce qu'enfin il lui fut donné, dans la personne de Jean Pot, un confesseur et un guide qui lui apprit à pratiquer l'oraison intérieure et à acquérir dans la méditation de la douloureuse Passion de Notre-Seigneur la force d'âme nécessaire pour supporter ses peines avec résignation. Elle suivit autant qu'elle le put ses instructions, mais elle ne reçut d'assistance pour le délaissement de son âme privée de toute consolation que le jour où, recevant la sainte communion, le don des larmes lui fut accordé. Elle resta quatorze jours entiers sans pouvoir arrêter le torrent de pleurs qu'elle versait sur son impatience et sa lâcheté, et alors aussi la consolation et l'onction entrèrent dans son cœur. Elle fit bientôt tant de progrès dans l'oraison qu'elle divisa la méditation de la douloureuse Passion suivant les sept heures canoniques de la journée, et, comme elle était privée de sommeil, elle pratiqua, jour et nuit, cet exercice avec une telle fidélité, qu'on pouvait l'y croire appelée par un avertissement intérieur comme par le son d'une horloge marquant les heures. Dans la huitième année de sa maladie, elle en vint à dire : « Ce n'est pas moi qui souffre, c'est mon Seigneur Jésus qui souffre en moi ; » et, ne trouvant pas suffisantes ses immenses souffrances, elle en demandait toujours de nouvelles, s'offrant à Dieu sans relâche comme victime expiatoire des péchés d'autrui. Ainsi elle demanda une fois, le dimanche de la Quinquagésime, une souffrance particulière pour l'expiation des péchés commis pendant le temps du carnaval, sur quoi elle ressentit, jusqu'au jour de Pâques, de folles douleurs dans les os qu'elle n'osa plus importuner Dieu de semblables prières. Elle s'offrit de même à Dieu comme victime pour détourner de Schiedam le fléau de la peste, et il, lui vint deux bubons pestilentiels à la gorge et sous la poitrine. Elle pria alors pour être gratifiée d'un troisième en l'honneur de la très sainte Trinité et aussitôt il s'en montra un nouveau au genou.

 

3. Bientôt toute la dislocation et la dévastation du corps de l'Eglise furent transportées sur elle. Le triple ravage que la licence de l'esprit, la débauche et l'hérésie faisaient dans l'Eglise au temps du grand schisme fut produit en elle par des vers innombrables de couleur verdâtre qui, prenant naissance dans la colonne dorsale, attaquaient les reins et dévoraient, du dedans au dehors, la partie inférieure du corps, où ils avaient pratiqué trois grandes ouvertures rondes ; en sorte que chaque jour on pouvait voir par là cent ou même deux cents de ces rongeurs, longs d'environ un pouce. Pour se préserver de leurs morsures, Lidwine était obligée de les nourrir avec une mixture de miel et de farine de froment ou avec de la graisse de chapon dont on frottait un linge placé sur les ouvertures. S'ils manquaient de cet appât, que la pauvre malade était obligée de demander, à titre d'aumône, à des étrangers, ou si la mixture n'était pas parfaitement fraîche, ils s'attaquaient à son corps martyrisé. Comme l'incrédulité et l'hérésie ont leurs racines dans les péchés contre le sixième commandement et dans l'orgueil de l'esprit qui ne dégrade pas moins l'homme, ce triple mal devait être expié par Lidwine d'une manière analogue à sa nature par la pourriture et par des vers à la morsure venimeuse.

Les autres parties intérieures du corps furent ou détruites par la malignité de l'abcès purulent, ou enlevées par le médecin de la duchesse Marguerite de Hollande et enfouies dans la terre suivant le désir de Lidwine. Dans la cavité de l'abdomen on plaça, un petit paquet de laine. Les douleurs de la pierre restaient les mêmes malgré la décomposition et arrivaient souvent à une telle intensité que Lidwine perdait la connaissance et la parole. Cette souffrance avait pour cause les abominations du concubinage des gens d'Eglise. Les reins et le foie s'en allèrent par petits morceaux ; il se forma aux mamelles des tumeurs purulentes : car, à cette époque désordonnée, des multitudes d'enfants étaient privées du lait de la pure doctrine et ne recevaient à sa place que des scandales. Quant aux contestations des théologiens et des canonistes qui, au lieu de procurer à la chrétienté une saine nourriture, ne faisaient qu'augmenter le mal et la discorde, Lidwine en faisait pénitence par des maux de dents qui, assez souvent, se prolongeaient, pendant des semaines et même des mois entiers, avec une telle violence qu'elle craignait d'en perdre la raison. Les frissons fébriles qui ébranlaient le corps de l'Eglise dans les conciles se faisaient sentir à elle dans une fièvre tierce incessante qui tantôt desséchait ses os par une ardeur dévorante, tantôt les ébranlait par les frissons d'un froid inexprimable.

De même enfin que la chrétienté fut divisée pendant quarante ans entre des papes et des antipapes, de même aussi le corps de Lidwine fut séparé en deux moitiés, en sorte qu'il fallut assujettir les deux épaules avec des bandages, pour qu'elles ne tombassent pas chacune de son côté. Le front aussi était fendu verticalement jusqu'au milieu du nez, et il en était de même des lèvres et du menton : le sang jaillissait par ces fentes et souvent la mettait dans l'impossibilité de parler.

Comme l'oeil du pasteur suprême ne pouvait plus veiller sur tout le troupeau du Christ, Lidwine avait perdu l'usage de l'oeil droit, et son oeil gauche ne pouvait supporter ni la clarté du jour ni la lumière de la lampe. Et, parce que le feu de la révolte paralysait les droits du pasteur suprême à commander à tous et à porter la houlette pastorale devant tout le troupeau du Christ, le bras droit de Lidwine était tellement brûlé par le feu Saint-Antoine que les nerfs posaient sur l'os dépouillé comme les cordes d'une guitare et que le bras ne tenait plus au reste du corps que par un tendon.

Elle ne pouvait remuer que la main gauche et la tête ; à cela prés, elle était couchée sur le dos dans un état d'immobilité complète et pendant sept ans de suite on n'osa pas la changer de place, parce qu'il était à craindre que son pauvre corps ne tombât en morceaux. Privé de sommeil et de nourriture qui pussent y entretenir la vie végétative, ce corps était semblable à un arbre vermoulu, ne tirant plus sa verdure que de l'écorce, et pourtant il en sortait, journellement par la bouche, les yeux, le nez, les oreilles et toutes les autres ouvertures une telle quantité de sang et d'autres liquides que deux hommes n'auraient pas suffi pour emporter ce qui en découlait pendant un mois. Lidwine savait d'où lui était fourni cet abondant supplément à la sève vitale qui avait disparu en elle comme dans le cep de vigne quand ses pousses sont taillées au printemps. Un jour que quelques personnes lui demandaient dans leur étonnement d'où venait en elle cette abondance de liquide, elle répondit : « Dites-moi d'où la vigne tire sa riche sève qui en hiver aussi parait desséchée et tarie ?» Elle se sentait comme une branche vivante du véritable cep de vigne qui communique si abondamment à tous la plénitude de la bénédiction qu'elle coule à flots jusqu'à terre quand les branches obstruées refusent de lui livrer passage. Cette déperdition du sang de la vigne de l'Eglise, Lidwine avait à l'expier par le sang qui coulait de toutes les ouvertures de son corps, lequel, pour ne pas se dessécher, avait besoin d'une réparation surnaturelle qu'il recevait journellement. C'est pourquoi aussi, en dépit de la pourriture et des vers le vase merveilleux de ce corps ne répandait qu'une odeur suave : c'était une victime si agréable aux yeux de Dieu qu'il lui imprima le sceau de ses sacrés stigmates.

 

4. Pendant plus de trente-trois ans, les contemporains de Lidwine eurent sous les yeux le spectacle de ces souffrances qui étaient en contradiction complète avec l'ordre accoutumé de la nature et avec l'expérience commune et qui ne laissaient à la clairvoyance humaine aucune possibilité d'explication naturelle ; aussi, dès lors, les témoins oculaires accablaient la patiente de questions comme celles-ci : « Comment peux-tu vivre, après avoir rendu le poumon et le foie avec tous les intestins, et étant presque entièrement rongée par les vers.» Et elle répondait humblement : « Dieu et ma conscience me sont témoins que j'ai perdu pièce à pièce ce que Dieu m'avait donné selon la nature. On doit comprendre qu'il m'a été difficile de supporter cette perte : mais Dieu seul sait ce qu'il a fait en moi dans la plénitude de sa toute puissance pour remplacer ce qui est perdu.»

La fidèle fiancée ne voulait pas trahir le secret du Roi des rois que celui-ci s'était réservé pour confondre la science humaine, afin de ne le révéler qu'en ce jour où ses élus triompheront avec lui et verront en lui comment c'est lui qui accomplit tout en toutes choses. Le pieux biographe de Lidwine, François Brugman, facilite l'intelligence de ces faits inexplicables lorsqu'il dit que le Seigneur de l'Église, en conservant par un miracle de sa toute-puissance et de sa sagesse le corps en ruines de sa fiancée, voulait manifester à tous les temps ce qu'il lui faut opérer et accomplir chaque jour pour conserver, jusqu'à la fin du monde la grâce de la rédemption à ces hommes qui ne cessent de maltraiter et de persécuter son Église, sa foi et ses mystères, de même que les vers, la décomposition, les accès de fièvre et tant supplices travaillaient à détruire le corps de Lidwine.

Mais, afin qu'il fût indubitable pour tous que c'étaient bien les plaies et les douleurs de l'Église dont souffrait Lidwine, avant qu'elle mourût, Dieu la fit refleurir, pour ainsi dire, et rétablit son corps dans sa parfaite intégrité. La chrétienté ayant retrouvé un chef, la tâche de Lidwine était accomplie et Dieu lui rendit ce qu'elle lui avait sacrifié dans l'intérêt de son Eglise.

 

5. Pendant que son horrible état de souffrance durait encore, on put savoir d'où provenaient les secours et les dons extraordinaires au moyen desquels la vie se prolongeait dans un corps auquel faisait défaut tout ce qui est indispensable pour subsister selon les lois ordinaires de la nature. Lidwine, en plusieurs occasions, fit allusion à une nourriture et à une onction reçues par des voies surnaturelles. Voici ce que rapporte son biographe : « La curiosité poussa beaucoup de personnes à visiter la pieuse vierge. Les uns venaient avec bonne intention, d'autres pour condamner et blasphémer. Certainement les uns et les autres ne voyaient qu'une image de la mort, mais ceux-là voyaient dans le vase brisé le baume de la sanctification, dans le portrait défiguré le Seigneur avec son admirable beauté, et dans l'image de la mort, ils honoraient le Créateur de la vie, le plus aimable des enfants des hommes. Si quelqu'un dans son étonnement demandait à Lidwine comment la fièvre pouvait trouver encore à se nourrir dans son corps, puisqu'elle-même vivait sans prendre aucune espèce d'aliment, elle répondait : « Vous vous étonnez que la fièvre trouve en moi tant de nourriture, et moi je m'étonne bien plus de ne pas devenir en un mois plus grosse qu'un tonneau. Vous jugez seulement d'après la croix que vous voyez extérieurement en moi : mais vous ne comprenez pas l'onction qui s'y joint, parce que vous ne pouvez pas voir ce qui est caché au dedans.» Et quand des prêtres ou des religieux lui exprimaient leur surprise de ce qu'elle vivait encore dans cet état de destruction inouï et lui disaient : « Tu ne pourrais pas rester en vie si Dieu dans sa miséricorde ne te conservait pas ses dons, « elle répondait : « Oui, je dois l'avouer en toute simplicité, je reçois, sans l'avoir méritée, une onction que le Dieu de miséricorde répand sur moi de temps en temps. Pauvre chienne que je suis, je ne pourrais pas continuer à vivre dans un corps si délabré si les miettes du pain de mon Seigneur ne tombaient pas pour moi de sa table ; mais il ne sied pas à une vile et misérable chienne de dire quelle espèce de bouchées elle reçoit.» De même, quand des femmes indiscrètes la tourmentaient de questions pour savoir si vraiment elle ne prenait plus aucune nourriture, chose qui leur paraissait impossible et par conséquent incroyable, elle répondait avec douceur : « Si vous trouvez cela incroyable, cela ne fait pas certainement que vous soyez des incrédules, mais pourtant ne méprisez pas les opérations de Dieu qui a aussi soutenu dans les déserts Marie Madeleine et Marie Egyptienne. Il ne s'agit pas ici de ce que vous pensez de moi, seulement ne dérobez pas à Dieu sa gloire.»

 

6. Il ressort de beaucoup de faits que Lidwine n'entendait pas seulement parler de l'onction spirituelle communiquée par les dons et les consolations de l'Esprit-Saint, mais aussi des dons et des remèdes qui lui venaient du Paradis terrestre et qui fortifiaient et vivifiaient son corps martyrisé de manière à ce qu'il pût résister aux vers et à la décomposition. Suivant la doctrine des Pères, le Paradis s'est conservé jusqu'à présent dans la beauté inaltérée du premier jour de sa création et il n'a pas été atteint par le déluge. C'est là qu'ont été transportés Hénoch et Elie qui vivent encore dans la chair pour reparaître sur la terre au temps de l’Antéchrist et prêcher aux Juifs la parole du salut : « Hénoch et Elie, dit aussi sainte Hildegarde dans un de ses écrits, sont dans le Paradis parce que là ils n'ont pas besoin de nourriture ni de boisson terrestre. De même une personne ravie jusqu'à la contemplation des merveilles de Dieu, aussi longtemps qu'elle demeure dans cet état, n'a aucun besoin des choses dont les mortels font usage ici-bas (note).» Le Paradis n'a pas été créé pour les anges qui sont de purs esprits sans corps, mais pour la nature humaine, composée d'esprit et de corps, en sorte qu'on y trouve tout ce qui est nécessaire à la vie corporelle de l'homme pour rester inaccessible à la douleur, au mal physique et à la dissolution, ou pour conserver le privilège de l'impassibilité et de l'immortalité que Dieu lui avait octroyé à cause de sa sainteté originelle. Toutes les créatures de ce Séjour magnifique, y compris les plantes et les arbres, appartiennent, il est vrai, à un ordre transcendant et sont aussi supérieures aux produits de la terre, frappée de malédiction à cause du péché du premier homme, que le corps du premier homme pur, sans péché, spiritualisé, entouré de lumière, l'était au corps de l'homme déchu mais, de même que ce beau corps d'Adam avant la chute, ce corps impassible et immortel était vraiment et réellement un corps et non un pur esprit, de même aussi le Paradis avec les créatures qui s'y trouvent n'est pas un lieu céleste ou purement spirituel, mais un lieu matériel, apparenté, pour ainsi dire, à la nature humaine et qui n'est pas sans liens et sans relations avec elle, non plus qu'avec la terre elle-même.

 

(note) Questio XXIX ad Vibertum Gemblacenaem.

 

Le rapport dans lequel le Paradis se trouve avec la terre est indiqué clairement par les saintes Ecritures, et la manne tombant comme une pluie dans le désert a révélé à l'ancienne Eglise quelle nourriture y est préparée pour l'homme pèlerin sur la terre. Sainte Hildegarde s'exprime ainsi, à ce sujet dans l'écrit intitulé Scivias, (L. I. visio 11) : « Lorsqu'Adam et Ève eurent été chassés du Paradis, une lumière éblouissante entoura cette région. Comme leur transgression les avait forcés de quitter le séjour de la béatitude, la puissance divine y effaça toute trace de leur souillure et fortifia si bien ce lieu par sa lumière que désormais aucune attaque de l'ennemi ne peut l'atteindre. Mais Dieu voulut aussi montrer par là que la transgression qui avait eu lieu dans le Paradis devait en son temps être effacée par sa miséricordieuse bonté. Et maintenant encore le Paradis subsiste comme un lieu de béatitude qui s'épanouit pour la récréation des esprits bienheureux avec ses fleurs et ses plantes dans leur fraîcheur première, ses aromates, ses parfums suaves et ses beautés sans nombre. Le Paradis donne à la terre stérile une abondante fécondité ; de même que l'âme communique au corps les forces vitales, de même c'est du Paradis que la terre reçoit sa force vitale suprême, car il n'a pas cessé d'exercer son action malgré l'obscurcissement et la corruption qui ont été la suite du péché.»

Or, en ce qui touche les hommes, la liaison spirituelle avec le paradis a pour intermédiaire la grâce de la Rédemption qui non-seulement a rendu à la race humaine déchue le don le plus élevé que possédât Adam dans le Paradis, mais encore lui a conféré une dignité supérieure, une plus grande beauté, une plus haute valeur qui émanent pour elle de la valeur infinie du sang de Jésus-Christ. Ce don, qui est la sainte innocence baptismale, a pour effet qu'à toutes les époques Dieu confère à quelques âmes choisies plusieurs des privilèges et des distinctions qu'Adam avait reçus en vertu de sa sainteté originelle, mais que sa chute lui avait fait perdre : tous les baptisés reçoivent même avec le caractère du baptême un certain droit à ces dons extraordinaires, tant qu'ils ne ternissent pas leur innocence qui est au-dessus de l'innocence du Paradis. Aussi sainte Hildegarde écrit-elle au chapitre de Mayence : « Il a plu à Dieu qui, par la lumière de la vérité, conserve les âmes de ses élus pour l'ancienne béatitude, de renouveler à diverses époques les cœurs de beaucoup d'entre eux par l'infusion de l'esprit de prophétie, en sorte qu'ils puissent par sa lumière intérieure recouvrer en grande partie ce qui avait été perdu de cette béatitude qu'Adam avait possédée avant le châtiment de sa désobéissance.»

 

7. Il y a donc moins lieu de s'étonner qu'outre les faveurs spirituelles, les remèdes physiques du Paradis deviennent aussi le partage des favoris de Dieu comme récompense terrestre de leur fidélité, parce que ces dons doivent être mérités par des souffrances et des privations que Dieu regarde comme dignes d'une récompense éternelle, par conséquent incomparablement supérieure à ce que peuvent donner de jouissance ou de soulagement les objets créés du Paradis. Les voies qui conduisent dans le Paradis l'homme vivant encore dans la chair, ou par lesquelles les dons du Paradis arrivent à lui, sont la douleur et le renoncement, la victoire sur soi-même, les oeuvres de mortification et de pénitence qu'opèrent par l'impulsion du Saint-Esprit des âmes purs et innocentes, revêtues de la splendeur de la grâce baptismale que rien n'a encore ternie. Mais les chemins qui mènent à ces hauteurs ne s'ouvrent pour elles que quand elles ont fermé, pour leur corps toutes les voies terrestres par lesquelles lui arrivait ce qui, d'après sa nature, est la condition nécessaire de son existence sur la terre, et quand ce corps, dans le feu des souffrances supportées pour Dieu, s'est spiritualisé au point d'être un instrument parfaitement docile pour l'âme embrasée des flammes de l'amour. Ce n'est donc pas par l'effet d'une faculté naturelle extraordinaire, encore moins par celui d'une forme de maladie inusitée ou d'un dérangement dans l'équilibre entre les fonctions du corps et celles de l'âme, mais seulement par le mérite d'une pureté plus qu'ordinaire et d'une force d'âme héroïque, qu'il est donné à l'homme résidant sur la terre d'avoir accès dans le Paradis.

De même que, devant Dieu, la récompense et le châtiment se règlent selon la nature ou selon la valeur et l'importance essentielle des actes méritoires ou coupables, de même pour chaque mal, chaque douleur, chaque renoncement, chaque privation supportée sur la terre, fleurit dans l'enceinte du Paradis le produit naturel correspondant qui, sous forme de fleur, de fruit, d'aliment, de boisson, de parfum, de consolation, de soulagement, est communiqué aux favoris de Dieu selon leur besoin, non d'une manière purement spirituelle mais réellement et matériellement ; c'est par là que se répare chez eux la vie corporelle qui sans cela s'épuiserait promptement. Ainsi Lidwine rapportait (note) qu'une fois une femme, vertueuse d'ailleurs, mais atteinte d'une mélancolie qui la réduisait presqu'au désespoir, vint implorer son secours.

 

(note) Acta SS, die XIV April Vita post. ch. III.

 

Lidwine l'accueillit avec une grande compassion, l'encouragea par des paroles affectueuses et lui promit sa guérison. Quelques, jours plus tard, elle obtint pour cette pauvre femme la grâce d'être admise avec elle dans le Paradis. Cependant, malgré les merveilles qui s'offrirent là à leur vue, elle ne cessait pas de se lamenter et de désespérer. Alors Lidwine la conduisit à un endroit du Paradis qui semblait être pour le monde entier comme la source et le trésor des parfums, des aromates salutaires et des vertus curatives. Ce fut là que la malade trouva sa guérison. Elle fut tellement réconfortée, qu'étant revenue à elle, elle fut plusieurs jours sans pouvoir supporter même l'odeur d'un aliment, et resta depuis lors si docile aux paroles et aux exhortations de Lidwine que sa mélancolie disparut entièrement.

 

8. Dans la vie de sainte Colette (note), contemporaine de la bienheureuse Lidwine, il est raconté que pendant toute la durée du carême, elle avait coutume de ne prendre aucune nourriture, si ce n'est tout au plus quelques petites bouchées de pain. Il arriva une fois qu'à Pâques, Dieu lui envoya du Paradis un oiseau semblable à un poulet dont un oeuf, mangé par elle, la rassasia si complètement, que pendant longtemps elle ne put plus rien prendre. En outre, comme il lui fallait une récréation dans les grandes souffrances que lui occasionnait l'entreprise formée par elle de renouveler l'ordre de Sainte-Claire, il lui vint du Paradis, comme récompense de son incomparable pureté, un charmant petit animal, d'une blancheur éblouissante, qui était très familier avec elle, et qui, à certains moments, se montrait devant la porte ou la fenêtre de sa cellule et demandait à entrer, puis disparaissait au bout de quelque temps.

 

(note) Acta SS. die VI Martii, ch. XIII.

 

Il excita au plus haut degré la curiosité et l'intérêt des autres religieuses ; mais, malgré tous leurs efforts, elles ne parvinrent jamais à le saisir ; car, si elles le rencontraient auprès de Colette dans sa cellule ou dans d'autres endroits du monastère, il disparaissait avant qu'elles pussent mettre la main dessus (note). Comme Colette, pénétrée de la plus profonde vénération pour les reliques des saints et avant tout pour la sainte Croix sur laquelle est mort le Fils de Dieu, désirait ardemment d'avoir une parcelle de cette croix, elle reçut du Paradis une petite croix d'or qui n'était pas l'oeuvre de la main des hommes, mais un produit naturel et où était incluse une parcelle de la vraie croix. Colette depuis lors la porta toujours sur elle. Elle avait reçu de la même manière, au commencement de sa mission, une ceinture d'une blancheur éclatante qui tomba d'en haut sur ses bras pendant qu'elle conférait avec son confesseur sur les premiers pas à faire dans la grande entreprise qui était l'objet de toutes ses sollicitudes.

 

9. Lidwine reconnaissait souvent, suivant le témoignage de ses biographes, que, sans le secours des consolations divines qui la soutenaient sur le chemin comme un bâton de voyage, elle aurait succombé à ses immenses souffrances. Elle avouait que la force nécessaire pour y résister lui était communiquée dans les ravissements qui, chaque jour, la transportaient durant une heure et même davantage, soit dans le ciel, c'est-à-dire dans le séjour des bienheureux, soit dans le Paradis terrestre, où elle ressentait des impressions dont la suavité lui rendait supportable et même pleine de douceur l'amertume la plus amère. C'était ordinairement son ange gardien, dont la présence visible la récréait constamment, qui la transportait dans le Paradis.

 

(note) Acta SS. die VI martii, ch. IX.

 

 Le plus souvent, il la conduisait d'abord dans l'église de Schiedam devant une image de la Mère de Dieu, et, après une courte prière, il la guidait du côté de l'orient dans le vol rapide qui l'élevait au-dessus de la terre vers la région du Paradis. La première fois que Lidwine fut conduite par lui à la porte du Paradis, elle n'osait pas entrer par suite de la frayeur respectueuse qu'elle éprouvait, et l'ange eut à rassurer la timide enfant sur la crainte où elle était que son pied n'endommageât l'épais tapis de fleurs qui s'étendait devant elle, aussi loin que sa vue pouvait atteindre. Il fallut que son conducteur marchât en avant, la tirant après lui par la main. Si quelquefois elle s'arrêtait, surprise et hésitante, parce qu'il lui semblait que la hauteur et l'épaisseur des massifs de fleurs lui fermaient le passage, elle se trouvait aussitôt transportée au-delà par l'ange.

Ces campagnes revêtues d'une merveilleuse lumière et où l'on n'a à souffrir ni du froid, ni de la chaleur, étaient d'une telle beauté qu'elle était impuissante à la décrire. Elle mangeait des fruits que l'ange lui présentait et respirait leur parfum. Reconduite ensuite par l'ange dans sa demeure, elle était parfois tellement entourée de la splendeur et de l'odeur du Paradis que ses commensales, pleines d'une crainte respectueuse, n'osaient pas s'approcher d'elle : car ce corps infirme était rayonnant, et des senteurs d'une suavité inexprimable, auxquelles aucune odeur de fleurs terrestres ne pouvait être comparée, en sortaient avec une telle force qu'il en résultait pour les visiteurs une sensation semblable à celle que produisent sur la langue des épices très piquantes : La lumière qui l'entourait était quelquefois si vive qu'un jour le neveu de Lidwine s'enfuit, la croyant au milieu des flammes. La bonne odeur s'exhalait surtout de sa main par laquelle l'ange avait coutume de la prendre.

 

10. Lidwine avait près d'elle une tige de chanvre desséchée, qui était à la fois assez légère et assez forte pour qu'elle pût s'en servir de la main gauche, ce qui lui permettait d'ouvrir le rideau suspendu devant sa couche et de soulager ainsi l'ardeur de sa fièvre par l'introduction d'un air plus frais. Ce bâton s'étant perdu par la faute d'autrui, à l'occasion d'un incendie qui avait éclaté à Schiedam, elle se trouva, pendant la nuit du 22 au 23 juillet 1428, dans l'impossibilité de se procurer un peu d'air frais, et il n'y avait là, personne qui pût l'aider à se donner ce soulagement nécessaire. Mais l'ange lui promit son assistance et, bientôt après, elle le sentit poser doucement, en travers de la couverture du lit, un bâton de bois de la longueur d'une aune. Elle essaya de le prendre, mais sa main se trouva trop faible pour le soulever, et elle dit en plaisantant : « Maintenant me voilà bien pourvue en fait de bâton.» Le lendemain matin, elle pria son confesseur de faire amincir ce morceau de bois ; mais il fut à peine possible, avec un fer tranchant, d'enlever quelques rognures, lesquelles répandaient une odeur si délicieuse que le confesseur n'osa pas entamer de nouveau un bois si précieux. Il rapporta le bâton à Lidwine qui ne sut rien lui dire, sinon qu'elle croyait le tenir d'un ange. Le 8 août, fête de saint Cyriaque, Lidwine ayant été de nouveau ravie par l'ange dans le Paradis, il la conduisit près d'un cèdre qui s'élevait à l'entrée du jardin et lui montra la branche dont il avait détaché le rameau pour elle : il lui reprocha aussi de n'avoir pas assez honoré ce précieux cadeau qui avait la vertu de chasser les mauvais esprits du corps des possédés. Lidwine demeura longtemps en possession de ce rameau qui ne perdit sa bonne odeur qu'au contact d'une main souillée par le péché. Dans une visite postérieure faite au Paradis le 6 décembre de la même année, l'aliment qui devait la réconforter lui fut fourni par un dattier chargé d'une multitude de fruits magnifiques dont les noyaux lui semblaient briller à l'intérieur comme des cristaux. Quant aux autres présents que Lidwine rapporta du Paradis sur son pauvre lit de douleur, nous ne mentionnerons plus que le suivant :

 

11. Lidwine ayant été un jour ravie jusqu'aux choeurs des bienheureux, la très sainte Vierge lui adressa ces paroles pleines de bonté : « Pourquoi, mon enfant, n'es-tu pas entrée dans les rangs de cette troupe resplendissante avec une parure sur la tête ?» A quoi elle répondit dans sa simplicité : « Je suis venue ici telle que mon conducteur auquel je dois obéir m'a amenée.» Alors elle reçut de Marie une couronne qu'elle devait garder pendant sept heures et donner ensuite à son confesseur pour qu'il la suspendit à l'autel de la Mère de Dieu, dans l'église de Schiedam, où elle devait plus tard être reprise. Lidwine, revenue à l'état de veille naturel, se souvint bien de ce qui lui avait été dit, mais elle n'osa pas le prendre au pied de la lettre, jusqu'à ce qu'elle sentit qu'elle portait réellement sur la tête une couronne de fleurs d'une odeur délicieuse. Avant la fin du délai indiqué, elle fit prier son confesseur de venir la trouver au point du jour et lui donna la couronne qui fut suspendue, suivant sa demande, à l'autel de la vierge d'où elle disparut avant le jour.»

 

12. Après cette digression plus apparente que réelle, revenons à Anne Catherine. Nous savons que son état de souffrance avait la même nature et la même signification que celui de Lidwine. Outre des douleurs continuelles et singulièrement poignantes qui ne finirent qu'avec sa vie et qui avaient leur siège dans le cœur, il y avait en elle une succession perpétuelle de maladies très variées dans leurs formes et présentant souvent les symptômes les plus contradictoires ; car elle avait à supporter non-seulement l'ensemble des souffrances de l'Eglise, mais encore les souffrances variables de ses membres pris individuellement. Il n'y avait pas dans tout son corps un seul point qui fût sain ou exempt de douleur, car elle avait tout donné à Dieu ; elle lui avait donné chacun de ses nerfs, chaque goutte de son sang, chaque souffle sortant de sa bouche, et Dieu avait accepté son offrande. Il l'avait placée dans un ordre de choses entièrement renversé, à le considérer humainement, où la force et la santé sont transformées en maladie et en souffrance et où la vie naturelle se consume dans la douleur comme une flamme. Son corps ressemblait à un vase posé sur un brasier et dans lequel le médecin céleste préparait des remèdes pour son troupeau, non pas selon l'art et la méthode terrestres, mais selon la loi de l'amour et de la justice éternelles. En outre les puissances de son âme et ses facultés spirituelles sont incessamment ouvertes à toutes les impressions douloureuses dont l'âme est capable pendant son union avec le corps : la terreur, la tristesse, l'angoisse, le délaissement, la sécheresse, la désolation poussée jusqu'à la défaillance, toutes les souffrances et les blessures spirituelles dont les passions d'un homme peuvent être la cause pour un autre ou que peut préparer aux âmes la malice et la perversité du démon, viennent l'assaillir. Le sentiment accablant du compte à rendre à Dieu et les terreurs des mourants, les angoisses de l'agonie des pauvres pécheurs dont l'âme est au moment de se séparer du corps et de paraître devant son juge, passent en elle : bien plus, elle doit prendre aussi sur elle la perversion du sens moral, les suites des passions telles que la colère, le désir de la vengeance, l'impatience, la gourmandise, la curiosité ; elle doit les combattre et les surmonter pour obtenir aux pécheurs la grâce de la conversion ou celle d'une bonne mort. Mais tout cela n'est rien auprès du martyre causé par l'amour qu'Anne Catherine porte à son fiancé céleste, à son Eglise et aux trésors de la grâce et de la miséricorde divines dont celle-ci est dépositaire : car elle voit et ressent, avec la douleur la plus poignante, l'abaissement et la dégradation incroyables que l'ennemi de tout bien prépare au sacerdoce contemporain. N'a-t-il pas réussi, en effet, à faire entrer dans les saints ordres bien des gens que l'incrédulité et l'affiliation aux sociétés secrètes ont mis à son service, et qui, plus tard, devenus les oints du Seigneur, ne reculeront pas devant le plus horrible des attentats, la guerre ouverte contre le chef invisible de l'Eglise et contre le représentant visible de Dieu sur la terre ? Elle voit qu'aucune attaque n'est dirigée par les pouvoirs ennemis contre l'Eglise, son droit divin, sa hiérarchie sacrée, son culte, sa doctrine et ses sacrements qui n'ait été inspirée par un Judas et à laquelle un Judas n'ait pris part comme agent pour quelques misérables pièces d'argent. Or, de même que le Sauveur ressentit plus douloureusement la trahison de son apôtre que tout le reste de ce qu'il eut à souffrir sur son chemin de la croix, de même les blessures les plus profondes et les plus cuisantes du corps de l'Eglise sont celles qui lui sont faites par un homme revêtu du caractère sacerdotal. Ce qui se faisait en dehors de l'Eglise, les attaques des hérétiques contre la vérité révélée et le mystère de la Rédemption, la négation impie de la très sainte Incarnation n'atteignaient pas Anne Catherine aussi directement ni aussi douloureusement que les attentats des prêtres déchus contre Dieu et contre son Eglise : car elle en voyait sortir de bien plus terribles conséquences que des tentatives des ennemis étrangers. Si ses souffrances corporelles ne paraissent pas extérieurement aussi violentes et aussi affreuses que celles de Lidwine, elles ne sont pourtant pas moins profondes, moins déchirantes et moins continuelles. Il arrivait souvent qu'Anne Catherine était elle-même l'objet de sa contemplation et voyait son état de souffrance comme appartenant à une autre personne : alors, saisie d'une sympathie involontaire, elle s'écriait : « Je vois encore cette petite nonne dont le cœur est coupé en morceaux. Elle doit être de notre temps, mais elle a bien autrement à souffrir que moi : je ne dois donc plus me plaindre.»

 

13. Le siège et la source de ses souffrances pour l’Eglise étaient dans le cœur. De même que le sang part du cœur et y revient par une circulation non interrompue, ainsi les peines partant de son cœur se répandaient à travers tous les membres du corps et revenaient à leur point de départ comme pour y prendre de nouvelles forces afin de continuer leur circulation sans fin. Le cœur est le siège de l'amour divin ; c'est dans le cœur que le Saint-Esprit se répand et c'est là aussi qu'a sa racine le lien qui unit tous les membres de l'Eglise en un seul corps. Jamais époque n'avait autant parlé d'amour que celle-là, quoiqu'elle ne possédât plus ni amour ni foi et que toute vie réglée d'après les préceptes évangéliques et toute piété chrétienne semblassent au moment de s'y éteindre, parce que la pratique et la profession publique en étaient empêchées, parce que les veines où circule la vie étaient comprimées, et que toutes les voies par où pouvaient lui arriver l'impulsion et l'accroissement étaient obstruées. C'était le temps où la secte la plus malicieuse et la plus hypocrite qui ait jamais mordu l'Eglise au cœur, poussée et favorisée par les sociétés secrètes dont les chefs et les adeptes les plus zélés siégeaient jusque dans les conseils des princes ecclésiastiques, s'était répandue comme un torrent dévastateur sur la vigne de l'Eglise ; je veux parler du jansénisme avec ses prétendues lumières. C'était l'esprit impur de cette secte, si caractérisée par sa haine aveugle pour la très sainte Vierge et pour le souverain Pontife, qui cherchait à séparer successivement du centre, du cœur de l'Eglise, ses diverses parties et ses divers membres, cherchant à rendre la séparation incurable par l'introduction d'éléments hétérogènes ; qui, sous prétexte de» charité et de réformation, « s'attaquait précisément à ces principes de foi, à ces pratiques de dévotion, à ces usages et à ces habitudes pieuses dont l'altération était pour lui le plus sûr moyen de porter des blessures mortelles à la vie chrétienne. Tout semblait réuni pour assurer une victoire complète à cette dangereuse persécution de la foi : car la hiérarchie extérieure de l'Eglise était brisée par les pouvoirs laïques, les biens ecclésiastiques étaient au pillage, les sièges des pasteurs restaient vides, les ordres religieux étaient détruits, le chef de l'Eglise entravé dans son action par les attaques de cet homme puissant qui devait plus tard le faire traîner en prison par ses satellites et qui fut souvent montré à Anne Catherine dans ses visions comme un oppresseur de l'Eglise.

«  Un jour, disait-elle, que je priais devant le Saint-Sacrement pour le salut de l'Eglise, je fus transportée dans une grande église magnifiquement ornée. Je vis là le vicaire de Jésus-Christ, le Pape, sacrer comme roi un petit homme au teint jaune, à l'air sinistre. C'était une grande solennité, mais je fus prise d'inquiétude et de frayeur à cette vue et j'eus le sentiment que le Pape aurait dû s'y refuser avec plus de fermeté. Je vis alors quel mal cet homme devait faire au saint Père et quelle effrayante quantité de sang il devait faire verser. Quand je parlai à l'abbé Lambert de ce spectacle et de la terreur qu'il m'avait causée, il ne voulut voir là que des imaginations. Mais lorsqu'on apprit la nouvelle du sacre de Napoléon par Pie VII, l'abbé Lambert me dit :»  Ma sœur»  (note), il faut prier et se taire.

 

(note) Cette appellation est en français dans le texte original (Note du traducteur)

 

14. Tel était le temps où Anne Catherine portait le poids des souffrances de l'Église : on peut donc penser que son cœur avait été préparé à l'issue et au but de ces souffrances. Elles circulaient en elle, non comme un mal général ou comme une maladie vague répandue dans toutes les parties du corps, mais elles lui étaient imposées par Dieu suivant un certain ordre et à certains intervalles, comme des tâches bien délimitées qu'elle avait à accomplir complètement, de manière à ce que, l'une étant finie, elle en commençât aussitôt une autre. Chacune de ces taches lui était montrée à part en vision sous des formes symboliques, afin que leur acceptation fût un acte méritoire de sa charité, et il lui arrivait journellement d'être appelée par le Seigneur à travailler à sa vigne, tandis que le père de famille de la parabole n'y envoie ses ouvriers qu'après d'assez longs intervalles de temps. Elle recevait l'assignation en vision, mais le travail lui-même devait être accompli sans déranger l'ordre et les relations de la vie extérieure. Dans la vision, Aune Catherine voyait et comprenait parfaitement la signification intime de ses souffrances et leur connexité avec la situation de l'Église : mais la vie de tous les jours se mettait souvent à la traverse et avec des contrastes si choquants que les incidents extérieurs lui paraissaient parfois plus difficiles à supporter que les souffrances spirituelles dont le poids pesait sur elle. Et pourtant les premiers étaient l'indispensable complément des autres ; ils étaient compris dans l'ensemble de sa tâche où Dieu lui tenait compte des plus petits détails et des choses les plus fortuites en apparence et les plus insignifiantes, en sorte que cette tâche ne pouvait compter comme menée à sa fin que lorsqu'elle s'était accomplie parmi les dérangements, les contradictions, les chagrins, les refus d'assistance, etc. C'était précisément par le support patient et par la lutte constante contre toutes les circonstances extérieures, par l'accomplissement consciencieux de toutes les obligations et de tous les devoirs que comportait sa situation ou que son entourage lui imposait, au milieu d'immenses souffrances intérieures, incompréhensibles et cachées pour les autres, que sa vertu devait se conserver ; c'était là proprement qu'était la source de ses mérites, le parfum qui s'exhalait de sa vie devant Dieu comme un encens d'agréable odeur. Toute son existence dans le cloître et jusqu'à sa mort resterait pour nous une énigme inexplicable ou un fait sans signification, si nous perdions de vue cette économie divine dans la conduite des âmes privilégiées comme elle. Déjà pendant la vie d'Anne Catherine, bien des personnes étaient touchées à sa vue et rendaient témoignage aux lumières supérieures et à la pureté d'âme qu'elles apercevaient en elle : mais elles étaient choquées de ce qu'il y avait de vulgaire et de désordonné en apparence dans la vie qu'était obligée de mener la religieuse chassée de son couvent elles se scandalisaient de son entourage, de l'affluence des pauvres dont elle ne savait pas se défendre, de son isolement qui la laissait sans secours et sans appui, mais elles ne savaient pas voir que la pauvre victime expiatoire ne devait pas être mieux partagée que l'Eglise elle-même qui, dans ces jours de tribulation, se trouvait jetée comme au milieu de la subversion de tout ordre divin et humain sur la terre.

 

15. Anne Catherine n'aurait pu supporter la détresse de l'Église si elle n'avait aussi participé à la vie céleste et surhumaine de celle-ci. De même que l'Église est à la fois pèlerine sur la terre et en commerce avec les habitants du ciel, de même qu'elle soupire sous le poids des tribulations du présent et porte cependant en elle le salut de tous les siècles, de même qu'elle gémit sur l'éloignement de son divin fiancé élevé à la droite du Père, et pourtant s'unit, lui chaque jour par l'union la plus intime, de même Anne Catherine n'avait pas seulement à s'affliger avec la fiancée pleurant dans la vallée des larmes, mais elle s'élevait aussi avec elle par le don de contemplation au-dessus des vicissitudes du temps et des dimensions de l'espace. Le cycle entier des fêtes de l'Église était pour elle un présent toujours vivant et sans voiles : elle prenait part, comme une contemporaine, aux solennités dans lesquelles l'Église fête tous les jours les mystères de la foi et les faits de la religion lesquels étaient plus rapprochés et plus lumineux pour son oeil spirituel que le monde extérieur pour son oeil de chair. Or, la vivacité de sa foi et la force de son amour rendaient capable, non-seulement de contempler comme actuellement présent ce grand fait de la rédemption accomplie que l'éloignement dans le temps ne pouvait cacher à sa vue, mais encore d'entrer avec ce mystère dans des relations intimes d'une nature merveilleuse et où les sens n'avaient aucune part. Dans cette participation à la célébration des fêtes, elle recevait de son divin flanc non-seulement les tâches qu'elle avait à remplir pour soi Eglise selon l'ordre du calendrier ecclésiastique, aussi la force, la consolation intérieure et la paix inaltérable du cœur qui lui étaient nécessaires pour ne pas perdre courage au milieu de ses tortures incessantes. Quoique le rapport entre telle et telle souffrance corporelle et la tâche d'expiation qui était imposée à Anne Catherine se montrât clairement et simplement dans la vision, elle n'aurait pourtant pas pu, dans l'état de veille, au milieu de tribulations extérieures de toute espèce, l'expliquer à d'autres d'une manière bien intelligible, si l'occasion s'en était présentée ou qu'elle en eût été requise. Devant les religieuses ou le médecin, elle n'eût pas osé s'ouvrir sur ce sujet, parce qu'on l'eût crue folle ou en délire. Elle s'en soumettait donc de bon gré à toutes les prescriptions de l'homme de l'art et supportait avec docilité les tentatives que la science médicale, si étrangère sur ce terrain, faisait pour guérir en elle des souffrances qui étaient le but de sa vie.

« Au couvent et plus tard, raconta-t-elle une fois, j'ai infiniment souffert des moyens qu'on employait pour me guérir. Souvent j'ai été mise en danger de mort : car on me donnait toujours des remèdes beaucoup trop forts et qui agissaient violemment. Quoique sachant d'avance combien ils me feraient de mal, il me fallait pourtant les prendre, parce que l'obéissance l'exigeait. Si j'y manquais quelquefois parce que mon esprit était ailleurs, on supposait que je le faisais exprès et que mes maladies étaient simulées. Les médicaments qu'on me donnait étaient très coûteux, et souvent une fiole payée bien cher n'était pas à moitié vidée qu'on m'en ordonnait une autre. Tous les frais étaient à ma charge, et pourtant tout fût payé. Je ne puis pas comprendre d'où tant d'argent m'était venu. Je faisais, il est vrai, beaucoup de travaux de couture, mais j'abandonnais tout au couvent. Vers la fin, le couvent paya pour moi la moitié des dépenses.

« J'étais souvent dans un si misérable état que je ne pouvais plus m'aider moi-même : dans ce cas, si mes compagnes m'oubliaient, Dieu venait à mon secours d'une autre manière. Un jour que j'étais réduite à la dernière faiblesse et couverte d'une sueur froide, deux religieuses vinrent à moi, firent mon lit qu'elles arrangèrent très commodément et m'y replacèrent si doucement que je me sentis toute soulagée. Au bout de quelque temps, la révérende mère vint avec une sœur et elles me demandèrent avec étonnement qui m'avait si bien couchée. Je crus là-dessus que c'étaient elles qui l'avaient fait et je les remerciai de leur charité, mais elles m'assurèrent formellement que ni elles, ni aucune autre sœur n'étaient venues dans ma cellule et prirent pour un rêve ce que je leur dis de deux religieuses de notre ordre qui avaient pris soin de moi : pourtant mon lit était fait et j'avais reçu du soulagement. J'appris plus tard quelles étaient ces deux religieuses qui, d'autres fois encore, me témoignèrent leur charité et me consolèrent. C'étaient des bienheureuses qui avaient vécu autrefois dans notre couvent.»

 

16. A propos de ce fait, Clara Soentgen fit la déposition suivante devant l'autorité ecclésiastique :

« La sœur Emmerich étant très malade, j'allai un matin dans sa cellule pour voir comment elle se trouvait. Je lui demandai qui avait fait son lit de si bonne heure et si elle-même en avait eu la force. Elle me répondit alors que la révérende mère et moi étions venues la voir, que nous avions arrangé le lit en perfection et que cela s'était fait très-vite. Or ni la révérende mère, ni moi n'étions encore allées la voir.

 

17.» Dans une défaillance du même genre, raconta Anne Catherine, je fus encore enlevée de mon lit par deux religieuses qui me déposèrent doucement au milieu de la cellule. Alors une des sœurs entra tout à coup et, me voyant élevée au-dessus du sol et étendue sans rien sous mon dos, elle poussa un tel cri que la frayeur me fit rudement tomber à terre. Il se tint beaucoup de propos dans le couvent à ce sujet et la vieille sœur me tourmenta longtemps de questions pour savoir comment j'avais été ainsi posée en l'air. Mais je ne pus lui donner aucune explication, car c'étaient là des choses auxquelles je ne faisais pas grande attention et tout cela me semblait parfaitement naturel.»

 

18. Du reste, tout ce qui était nécessaire au vase infirme de son corps pour ne pas se consumer dans le feu des souffrances lui était envoyé par son fiancé céleste de ce jardin d'Eden inaccessible au péché et à la douleur dont les produits possèdent une vertu si merveilleuse qu'ils font disparaître toute langueur et toute souffrance terrestres. Nous devons la connaissance de ces opérations cachées aux communications que, dans le cours des dernières années de sa vie, Anne Catherine eut à faire en beaucoup d'occasions qui semblaient fortuites, soit par l'ordre de son guide invisible, soit à la demande de son confesseur. Elles sont sans doute courtes et incomplètes, cependant ce qu'elles contiennent est suffisant pour qu'on puisse y trouver l'assurance qu'il en a été d'elle comme de sainte Lidwine.

 

19.» Les seuls remèdes qui me fissent du bien, disait-elle, étaient surnaturels. Ceux du médecin me réduisaient à l'extrémité : cependant il fallait les accepter et les payer très cher, mais Dieu me donnait l'argent et le multipliait pour moi. Dieu m'a donné tout ce dont j'ai eu besoin dans le couvent : j'ai aussi beaucoup reçu au profit du couvent. Plus tard encore, lorsque je l'eus quitté, il m'est arrivé des choses du même genre. Ayant une fois reçu une assez forte somme et l'ayant employée, je racontai la chose au doyen Rensing. Il me dit que j'avais bien fait de lui en parler, mais que si cela arrivait de nouveau, il faudrait lui montrer l'argent. A dater de ce jour cela n'arriva plus.

 

20.» Pendant la seconde enquête à laquelle on me soumit, je donnai à la gardienne deux thalers afin qu'elle allât pour moi en pèlerinage à Telgt et y fit dire deux messes à mon intention. La servante de la maison me prêta les deux thalers et je les remis à cette femme. Aussitôt après je trouvai deux thalers dans mon lit. J'en fus très troublée et je me fis montrer par la gardienne les deux thalers que je lui avais remis. Quand je les eus vus et reconnus, je sentis distinctement qu'une faveur que Dieu m'avait faite souvent dans des temps antérieurs s'était renouvelée pour moi et j'employai les deux thalers ainsi trouvés à payer ma dette envers la servante.

 

21.» Les remèdes dont j'avais besoin m'étaient donnés par mon conducteur, quelquefois aussi par mon fiancé céleste, par Marie ou par les bons saints. Je les recevais tantôt dans des flacons très brillants, tantôt sous la forme de fleurs, de boutons, d'herbes, et même de petites bouchées. Au chevet de ma couche était un petit escabeau de bois sur lequel je trouvais ces remèdes merveilleux, soit pendant mes visions, soit même à l'état naturel de veille. Souvent aussi de petits bouquets de plantes d'une beauté indicible et d'une odeur délicieuse se trouvaient placés près de moi dans mon lit, ou bien je les avais à la main quand je revenais à moi. Je palpais les feuilles avec leur verdure fraîche et tendre, et je savais quel usage j'en devais faire. Quelquefois leur bonne odeur suffisait pour me fortifier d'autres fois je devais en manger ou verser de l'eau dessus et boire cette eau. Cela me soulageait toujours beaucoup, et je me trouvais ensuite capable de toute espèce de travail pour un temps plus ou moins long.

 

22.» Je recevais aussi des images, des figures ou des pierres par l'intermédiaire de personnages qui m'apparaissaient et m'enseignaient quel usage je devais faire de ces dons. Plusieurs fois des présents de ce genre me furent remis dans la main ou posés sur la poitrine, et j'en fus soulagée et fortifiée. Il y en eut que je pus conserver assez longtemps, je pus même m'en servir pour guérir d'autres personnes : je les employais ainsi ou je les donnais, mais je n'ai jamais dit d'où ils m'étaient venus. Tous ces dons sont pour moi des incidents essentiels et très certains de ma vie ; mais je ne puis expliquer comment cela se faisait. Cela se faisait en réalité et, j'usais de tout cela comme d'une réalité, en l'honneur de Celui qui me l'envoyait dans sa miséricorde.

 

23.» Étant novice, un jour que j'étais à genoux devant le Saint-Sacrement et que j'y priais, les bras étendus, je reçus dans la main un joli petit portrait de sainte Catherine qui était comme peint sur parchemin. Je l'ai gardé longtemps, puis je le donnai à une bonne fille qui me demandait un souvenir et qui désirait bien se faire religieuse, mais qui ne put pas y parvenir. Lorsque la pauvre enfant mourut, elle fit mettre la petite image sur sa poitrine dans le cercueil.

 

24.» Dans une maladie postérieure, je reçus de mon fiancé céleste une pierre transparente, en forme de cœur et plus grosse qu'un écu, dans laquelle se trouvait, comme une formation naturelle, l'image de Marie avec l'enfant Jésus, de couleur rouge, bleue et or. La pierre était polie et dure ; mais la petite image était très jolie, et sa vue me fit un tel bien que j'en guéris. Je l'enveloppai dans un petit sachet en peau, et je la portai longtemps sur moi, mais elle me fut retirée. Plus tard, je reçus de mon fiancé un anneau qu'il me mit au doigt. Il y avait une pierre précieuse où était gravé le portrait de sa très sainte Mère. Je pus le conserver longtemps, jusqu'à ce qu'il me fût retiré du doigt par lui-même.

 

25.» J'ai aussi reçu un don semblable du saint patron de mon ordre. C'était le jour de sa fête, et j'étais au lit, souffrant beaucoup. L'heure approchait où la communauté devait aller recevoir la communion. Personne ne croyait que je pusse y prendre part, mais il me sembla alors qu'on m'appelait ; j'allai à l'église et je reçus avec les autres le très saint Sacrement. Revenue dans ma cellule, je tombai en défaillance et je fus, je ne sais comment, soulevée et posée sur mon lit tout habillée. Alors, saint Augustin m'apparut et me donna une petite pierre brillante ayant la forme d'une fève, de laquelle sortait, comme un germe, un cœur rouge surmonté d'une petite croix. Il me fut en outre annoncé que le cœur devait devenir aussi transparent que la pierre brillante. Lorsque je m'éveillai, je trouvai la petite pierre dans ma main. Je la mis dans mon verre et je bus longtemps de l'eau versée dessus, ce qui me guérit. Ensuite la petite pierre me fut retirée.

 

26.» Il y eut un autre présent que je pus garder sept mois, tant que dura une grande maladie qui ne me permettait pas de me lever. Pendant tout ce temps, je ne pus prendre aucune espèce de nourriture, en sorte que les sœurs ne pouvaient pas comprendre de quoi je vivais. La sœur infirmière me portait tous les jours à manger, mais je ne pouvais toucher à rien. Or, j'avais reçu, par une apparition de la Mère de Dieu, un autre aliment que je trouvai dans ma main en m'éveillant de ma vision. C'était comme une grande hostie, d'une blancheur éblouissante, toutefois plus épaisse et plus tendre qu'une hostie ordinaire et sur laquelle était l'image de la sainte Vierge avec des lettres. Je fus saisie d'un grand respect comme devant des reliques ou devant une chose très sainte. Elle avait une odeur extrêmement agréable, et pendant la nuit je la voyais lumineuse. Je la gardai près de moi, cachée dans mon lit et, pendant sept mois, j'en mangeai les jours de petites parcelles qui me réconfortaient beaucoup. A la fin, elle disparut et je fus très inquiète, comme si j'eusse laissé perdre cette manne céleste. Elle avait une saveur très douce, cependant ce n'était pas la saveur du très-saint Sacrement.

 

27. Une nuit que je priais la sainte Vierge, agenouillée devant la table de ma cellule, je vis une femme resplendissante de lumière passer à travers la porte fermée, s'avancer jusqu'au petit coté de la table, et s'agenouiller comme pour prier. J'eus un moment d'effroi, cependant je restai à prier tranquillement. Alors la figure agenouillée posa devant moi une petite image sculptée de la Mère de Dieu, haute comme la main et d'une blancheur éclatante ; puis elle laissa sa main ouverte reposer quelques moments sur la table derrière l'image. Je me retirai un peu en arrière par timidité, alors la main rapprocha du moi la petite image à laquelle je rendis hommage intérieurement. L'apparition s'évanouit, mais la petite image resta. C'était la figure d'une mère debout, tenant son enfant dans ses bras : elle était d'une beauté admirable et semblait être en ivoire. Je l'ai longtemps portée sur moi avec un grand respect : plus tard, sur un avertissement intérieur, je l'ai donnée à un prêtre étranger auquel elle fut retirée au moment de sa mort.

 

28.» Je reçus une fois de Marie une fleur merveilleuse qui s'épanouissait lorsqu'elle était dans l'eau. Fermée, elle ressemblait à un bouton de rose ; mais en s'ouvrant, elle déployait de petites feuilles de couleurs variées et très délicates, lesquelles se rapportaient aux divers effets spirituels que cette fleur devait produire en moi. Elle avait un parfum d'une suavité inexprimable. Je la mis dans mon verre et pendant plus d'un mois je bus l'eau qui l'avait arrosée. A la fin je fus inquiète de savoir où je devais porter ce don salutaire pour qu'il ne fût pas profané ; alors je fus avertie en vision qu'il fallait faire tresser une nouvelle couronne pour l'image de la Mère de Dieu qui était dans l'église du couvent et y faire entrer la petite fleur. Quand j'en parlai à la supérieure et au confesseur, ils exigèrent que j'épargnasse mon argent et que j'attendisse encore avant de donner suite à mon projet. Mais il me fut ordonné encore une fois de ne pas tarder plus longtemps ; sur quoi le confesseur donna la permission demandée. Je fis préparer la couronne au couvent des Clarisses de Munster, et j'y attachai ensuite la fleur. Comme les sœurs n'étaient pas assez attentives à maintenir en bon état l'habillement de la statue de Marie, je ne cessai pas d'avoir l'oeil sur la couronne. J'y aperçus la petite fleur jusqu'à la suppression du couvent : alors elle disparut et il me fut montré en vision qu'elle avait été transportée dans un autre endroit.

 

29.» Je me souviens qu'une fois je reçus de mon guide un flacon plein de baume. C'était une liqueur blanchâtre et ressemblant à de l'huile épaisse. Je m'en servis lors d'une grave blessure que me fit une corbeille pleine de linge mouillé en tombant sur moi, et je pus aussi guérir avec ce baume d'autres pauvres malades. Le flacon était en forme de poire avec un col mince et allongé ; sa grosseur était à peu près celle d'une fiole à potions. Il était d'une matière très transparente, et je l'eus longtemps dans mon armoire. A une autre époque, je reçus aussi de petits morceaux d'un aliment très doux au goût, dont je mangeai pendant assez longtemps et dont je donnai à des pauvres pour les guérir. La supérieure en ayant trouvé chez moi me fit une réprimande parce que je ne sus pas lui dire d'où ils me venaient.»

 

30. Au mois d'octobre de l'an 1805, Anne Catherine fut chargée d'aider une des sœurs (voir chap. 36) à faire monter au grenier, pour y sécher, le linge mouillé du couvent. Elle était debout au trou du plafond pour recevoir les paniers pleins de linge à mesure qu'ils arrivaient. La sœur placée au-dessous, qui avait à les hisser lâcha la corde par inadvertance au moment où Anne Catherine voulait prendre un de ces pesants paniers et le déposer sur le plancher. Celle-ci courut par là le danger de tomber sur la sœur avec ce fardeau beaucoup trop lourd pour elle : heureusement elle en fut préservée par son ange qui saisit aussitôt la corde abandonnée à elle-même. Mais le violent effort qu'elle fit la jeta à la renverse sur le plancher et le panier tomba sur sa hanche gauche. Il en résulta diverses meurtrissures à l'os de la hanche ainsi qu'à d'autres parties du corps, et ces lésions auraient eu certainement des suites fatales, si Dieu ne lui avait conservé la vie par une assistance toute particulière. Il fut bientôt évident que cet accident, fortuit en apparence, avait été ordonné de Dieu comme quelque chose d'aussi important dans sa vie que la chute sur la glace dans celle de Lidwine : car non-seulement cette addition à ses infirmités corporelles amena un accroissement extraordinaire de ses souffrances expiatoires, mais les suites incurables de ces meurtrissures lui procurèrent des occasions continuelles de supporter pour l'amour de Dieu les humiliations les plus pénibles. Ainsi, à dater de ce moment, elle ne put plus sonner la cloche du couvent, comme sous-sacristine, qu'avec une extrême difficulté. Plusieurs fois même il lui fut impossible de s'acquitter de cette charge, ce qui la fit accuser d'orgueil et de paresse. Mais, en réalité, c'était pour elle une grande privation que de ne pouvoir plus sonner la cloche : car cet office était à ses yeux une forme de prière si grave et si auguste qu'elle semblait, en le remplissant, oublier ses cruelles souffrances.

« Quand je sonnais la cloche bénite, disait-elle un jour, je me sentais tout heureuse, comme si j'eusse par là répandu la bénédiction et appelé à haute voix toutes les personnes d'alentour à louer Dieu. J'unissais à chaque son de la cloche mes soupirs et ma prière, afin que ce son pût chasser le mal du cœur de tous ceux qui l'entendaient et les excite à glorifier Dieu. J'aurais aimé à sonner beaucoup plus : longtemps que je ne le devais et qu'il ne m'était prescrit.»

Qui ne voit que la tendre dévotion de cette pauvre religieuse sonnant la cloche, au milieu de tant de souffrances, devait, aux yeux de Dieu, servir d'expiation pour les ignobles violences de cette époque incrédule, qui proscrivait avec une fureur presque inexplicable l'usage des cloches bénites.

 

31. Il était aussi devenu très pénible et parfois tout à fait impossible pour elle de travailler au jardin, de laver et de repasser le linge de l'autel et de la sacristie. Dieu seul peut savoir quels efforts elle s'imposait pour faire la lessive de l'église, malgré ses cruelles souffrances. Mais le fait suivant montre comment son zèle était récompensé. Un jour qu'elle repassait les aubes avec quelques autres sœurs, le fer brûlant tomba de ses mains sur une aube. Tremblant qu'elle ne fût brûlée, elle saisit courageusement le fer, après avoir invoqué intérieurement le secours de Dieu, le retira de dessus l'aube et le posa sur le plancher où il fit un trou, mais ni l'aube, ni la main ne furent endommagées. Et pourtant ses mains étaient si délicates et tellement amaigries par des douleurs locales continuelles, qu'elle put dire un jour : « Pendant que j'étais encore au couvent, mes mains me faisaient toujours beaucoup souffrir. Je les mettais au soleil et elles étaient si maigres que les rayons passaient au travers comme des flèches.»

 

32. La préparation des hosties était aussi pour elle excessivement pénible à cause de la pesanteur du moule en fer dont elle se servait. C'était, à ses yeux, une importante, ou, pour mieux dire, une sainte fonction dont elle s'acquittait toujours avec respect et en priant continuellement. Un jour, elle était au lit, très malade ; il fallait mettre au four de nouvelles hosties, et comme elle était dans l'impossibilité de se livrer à ce travail, cela l'attristait beaucoup. Elle implora alors le secours de Dieu, sortit de son lit à grand'peine, se traîna dans l'église et pria de nouveau devant le Saint-Sacrement, afin d'obtenir la force nécessaire pour apprêter les hosties. Elle se sentit bientôt toute baignée de sueur, mais suffisamment forte pour faire son office de boulangère. Toutefois, elle ne fut pas seule à travailler : car son ange lui vint en aide. A peine eut-elle fini qu'elle se retrouva aussi malade qu'auparavant, et ce ne fut qu'à grand'peine qu'elle put regagner sa cellule.

 

33. Après l'accident occasionné par le panier de linge, Anne Catherine fut forcée de garder le lit jusqu'en janvier 1806. Vers ce temps, les douleurs autour du creux de l'estomac augmentèrent tellement qu'elles amenèrent de fréquents vomissements de sang. Quoiqu'il y eût quelques interruptions, ils se renouvelaient de temps en temps avec tant de violence que, pendant son travail, le sang lui sortait de la bouche, quelquefois avec une abondance qui faisait craindre aux sœurs une hémorragie mortelle.

 

34. Celles-ci ayant pu se convaincre à plusieurs reprises qu'Anne Catherine se remettait promptement de certaines défaillances qui pourtant avaient semblé annoncer une mort prochaine, ou du moins qu'elle recouvrait assez de force pour retourner à ses travaux contre toute attente, se persuadèrent de plus en plus qu'en général toutes ses maladies étaient sans gravité et qu'aucun mal, si terrible qu'il fût en apparence, ne pouvait lui causer un grand préjudice. On peut s'imaginer à quoi se réduisait, avec cette manière de voir, le soin qu'on prenait d'elle quand elle souffrait. Les religieuses s'étaient habituées à ne plus guère penser à Anne Catherine, lorsqu'elle était hors d'état de quitter sa cellule on son lit ; aussi pouvait-il arriver facilement que, pendant le froid de l'hiver, la paille de son lit gelât contre le mur humide de sa cellule ou que la pauvre malade, en proie aux ardeurs de la fièvre, soupirât inutilement après un verre d'eau fraîche. Une personne compatissante de Dulmen entendit parler de cet état de détresse et en informa le duc de Croy, qui fit établir dans le couvent une infirmerie chauffée par un poêle, afin qu'Anne Catherine pût y être transportée.

 

 35. En 1813, le médecin du couvent déposa ce qui suit devant l'autorité ecclésiastique

« La sœur Emmerich, pendant ses maladies, n'était pas soignée au couvent comme elle aurait dû l'être. Je la trouvai une fois, après une très forte transpiration, tremblant de froid dans son lit. Elle n'avait pas de linge blanc pour changer ; sa chemise et les draps de son lit, tout trempés de sa sueur, étaient gelés et raides. La plupart des religieuses se plaignaient souvent de la charge que les fréquentes maladies de la sœur Emmerich faisaient peser sur la communauté, et indisposaient quelquefois par là l'infirmière, la révérende nièce et celle des sœurs qui étaient mieux disposées pour la malade.

« Au commencement du mois de mars de l'année 1810, elle fut prise d'une violente fièvre nerveuse. Pendant cette grave maladie qui dura plus de deux mois et pendant laquelle elle resta couchée dans sa froide cellule, elle eut à souffrir cruellement. Des transpirations excessives, de forts évanouissements, des convulsions et de violentes douleurs se succédèrent plus ou moins pendant ce temps.»

 

36. Lorsqu'Anne Catherine elle-même fut obligée ; pour obéir aux supérieurs ecclésiastiques, de rendre compte de la manière dont elle avait été soignée au couvent pendant ses maladies, elle s'exprima ainsi

« Au commencement, lorsque j'entrai au couvent, il me sembla qu'en général on prenait peu de soin des malades. Il n'y avait pas de pièce particulière pour elles, jusqu'au moment où le duc de Croy, ayant appris que les malades étaient obligées de rester couchées dans leur cellule ordinaire, qu'elles y étaient sans feu pendant l'hiver et assez mal soignées, non-seulement s'occupa de faire établir une infirmerie, mais encore donna un poêle pour la chauffer. Deux fois j'ai été malade et soignée par ma sœur Soentgen autant que le lui permettaient les leçons qu'elle avait à donner. Ma sœur Neuhaus aussi m'a donné les mêmes soins charitables pendant ma maladie, lorsque Soentgen en était empêchée. Tant que j'ai été soignée par ces deux personnes, je n'ai pas eu à me plaindre d'être molestée ou de n'être pas convenablement assistée, quoique toutes les deux, à cause de la charité qu'elles me témoignaient, eussent à supporter plus d'un désagrément de la part de quelques autres de nos sœurs peu favorablement disposées pour moi. Ensuite, la sœur E. . . fut nommée infirmière, et celle-là m'a trop-souvent donné lieu de me plaindre à cause de ses singuliers caprices et de sa négligence à s'acquitter de ses fonctions au lit des malades. Souvent, quand elle aurait du venir me visiter, elle allait dans sa cellule pour y travailler à sa fantaisie : souvent, le matin, elle me laissait si longtemps dans mon lit, sans s'occuper de moi, que je tremblais de froid dans ma chemise toute trempée de sueur, et qu'en outre, ne pouvant m'aider moi-même, j'avais à endurer une soif insupportable et d'autres incommodités douloureuses. J'ai souvent porté plainte à la révérende mère, non-seulement de la conduite d'E. . . à mon égard, mais de ce qu'on me laissait manquer des choses les plus nécessaires. Je l'ai fait d'après l'avis de mon confesseur : mais cela ne m'a guère servi, parce que la révérende mère ne m'était pas très favorable. Quelquefois elle faisait droit à mes réclamations : d'autres fois, elle me répondait que le couvent était trop pauvre pour procurer aux malades tout ce qu'il leur fallait, et que je n'étais jamais contente. Je dois dire aussi à sa décharge qu'elle avait peu de compassion pour moi dans mes maladies, parce qu'elle ne me croyait pas aussi malade que je l'étais réellement ; j'ajouterai qu'elle prenait plus de soin des malades qu'on ne le faisait autrefois, à ce que disaient les plus anciennes des religieuses, et même qu'à cause de cela elle a pu avoir à éprouver des désagréments de la part de l'une ou de l'autre.»

Cette infirmière était précisément la personne à laquelle Anne Catherine s'attacha à rendre les services les plus affectueux quand, atteinte elle-même de maux qui excitaient le dégoût, elle était évitée de tout le monde dans le couvent à cause de son caractère acariâtre. Ce fut pour Anne Catherine l'occasion toujours bienvenue, non-seulement de payer par les marques de la bonté la plus touchante les mauvais traitements qu'elle avait reçus, mais encore de s'en attirer par là de nouveaux, supportés avec une charité encore plus grande.

 

37. La seule nourriture terrestre dont Anne Catherine ressentit le besoin, lorsqu'elle pouvait sortir de son lit, aller au choeur et au travail, était le thé ou un café léger.» Souvent, déposa-t-elle devant le doyen Rensing, j'ai passé plusieurs nuits de suite sans sommeil. Rarement, très rarement, j'ai un peu dormi : mon sommeil n'était le plus souvent qu'un assoupissement léger et fréquemment interrompu. Il résultait de là, surtout quand j'avais en outre de fortes sueurs, que je me trouvais très mal le matin et que je ne pouvais pas me lever pour aller à matines. Mais aussitôt que j'avais pris un peu de café et qu'ensuite j'avais entendu la messe, je me trouvais en état de vaquer à mes travaux. C'est pourquoi les sœurs se moquaient si souvent de moi à cause de mes maladies qu'elles disaient simulées, on imaginaires, ou très exagérées.»

D'après un usage établi dans le couvent, les religieuses devaient pourvoir elles-mêmes à leur déjeuner. Mais, comme Anne Catherine n'avait ni argent, ni provision de café, elle allait le matin avec sa petite cafetière dans la cuisine, où elle recueillait les restes de café que les sœurs avaient laissé tomber, et se faisait avec cela une boisson qu'elle prenait sans sucre. Clara Soentgen, à laquelle nous devons la connaissance de ces détails, avait quelquefois pitié d'elle et partageait avec elle son déjeuner : mais cela ne dura pas longtemps, parce que, d'après ses propres aveux, Clara s'en laissa dissuader par les propos des autres sœurs. Alors l'assistance vint d'ailleurs : car, un jour, Anne Catherine revenant du choeur dans sa cellule qu'elle avait laissée fermée, trouva sur la dalle du chambranle de la fenêtre deux thalers qu'elle porta aussitôt à la supérieure, et celle-ci l'autorisa à se procurer avec cet argent une petite provision de café qui lui suffit pour longtemps.

 

38. Clara Soentgen en 1813 déposa devant les supérieurs ecclésiastiques touchant un autre cas du même genre

« Depuis que j'avais fait connaissance avec Anne Catherine Emmerich, dit-elle, je remarquais que c'était pour elle une grande joie de pouvoir donner quelque chose aux pauvres. Avant d'entrer au couvent, elle avait donné tout ce qu'elle avait : elle fit de même au couvent. Je lui demandai un jour pourquoi elle faisait cela, étant elle-même dans le besoin.» Ah ! me dit-elle, je reçois toujours plus que je ne donne !» J'ai souvent vu, à mon grand étonnement, que c'était la vérité.

« Un matin elle se leva, n'ayant ni café, ni argent pour s'en procurer. Elle va au choeur après avoir fermé sa cellule et, quand elle revient, elle voit de l'argent sur la fenêtre. Il était étalé avec beaucoup d'ordre et il y avait de grandes pièces de deux gros. Cela lui arriva encore une autre fois.

« Elle n'avait pas de plus grande joie que de pouvoir rendre à ses sœurs un service charitable. On pouvait lui demander ce qu'on voulait ; elle donnait avec joie, même ce qui lui eût été le plus nécessaire. Elle se montrait surtout bonne pour celles qu'elle savait lui être contraires.»

 

39. Plus tard elle reçut d'une bienfaitrice deux livres de café pour le jour de sa fête. Elle fit son déjeuner avec cela pendant toute une année sans que la provision diminuât, en sorte qu'elle s'en réjouissait souvent de tout son cœur. Mais, ayant été attaquée d'une maladie qui dura longtemps et pendant laquelle elle reçut des remèdes d'un ordre supérieur, le don de cet aliment terrestre cessa.

 

40.» Un jour, raconta Anne Catherine, le vieux comte de Galen me força de prendre deux pièces d'or que je devais donner aux pauvres pour lui. Je les fis changer en petite monnaie avec laquelle je fis faire des vêtements et des chaussures que je distribuai. Il y eut sur cet argent une merveilleuse bénédiction de Dieu, car, toutes les fois que je l'avais distribué en détail, je retrouvais les deux pièces d'or dans ma poche et je les faisais de nouveau changer. Cela dura bien un an, et avec cet argent j'assistai beaucoup de pauvres. Cette grâce prit fin pendant une maladie par suite de laquelle je restai deux mois sans pouvoir faire un mouvement et le plus souvent sans avoir ma connaissance : comme toutes les autres s'emparaient de mes effets, Dieu retira ce qui aurait pu scandaliser.

 

41. Par une disposition toute particulière de Dieu, malgré les souffrances incessantes auxquelles Anne Catherine était en proie dans le couvent, les personnes les plus diverses venaient la trouver et lui demander son assistance pour leur détresse ou leurs infirmités. Plus un malade était délaissé et plus son état était triste, plus il pouvait être certain de recevoir d'elle les marques de charité les plus touchantes. C'étaient le plus souvent de pauvres gens de la classe inférieure qui imploraient le secours de la religieuse malade : mais les sœurs du couvent savaient aussi avec quelle charité elles seraient accueillies si elles lui demandaient un service ou faisaient seulement mine de ne pas le repousser, en sorte qu'Anne Catherine ne manquait jamais d'occasions de servir son fiancé céleste dans la personne des malades, des infirmes, des nécessiteux. L'excès de ses propres souffrances semblait agrandir à l'infini sa tendre compassion pour les souffrances bien moindres des autres : car le désir de servir et d'aider autrui et le plaisir qu'elle y trouvait faisaient d'elle comme une personne forte et vigoureuse, lors même qu'elle était encore malade et dans un misérable état. Ainsi, cette pieuse fille à laquelle, d'habitude, on, n'accordait pas les moindres soins, ni la moindre attention, ne pouvait mettre de bornes à son zèle charitable quand il s'agissait de soulager les maux d'autrui. Elle avait le sentiment de ce qui pouvait faire du bien aux autres ; elle voyait la nature et le siège du mal, quels étaient les remèdes les mieux appropriés, et répandait un souffle de bénédiction sur tout ce qu'elle soignait en priant, et touchait de ses mains bienfaisantes. Elle montrait une patience si affectueuse, une mansuétude si sereine, une sollicitude si inventive, même auprès des malades irritables, grondeurs et impatients, que tous oubliaient trop facilement qu'elle-même n'était pas dans sa vie un instant sans souffrir. Elle savait, par l'impression irrésistible de sa bonté toujours aimable, vaincre la résistance de malades opiniâtres près desquels le médecin du couvent lui-même l'appelait, lorsque personne ne pouvait en venir à bout.

 

42. Parmi les pensionnaires du couvent se trouvait une jeune personne faible d'esprit, nommée K. . . et native de M. . . , qui, ayant à la nuque un abcès d'une mauvaise nature, s'échappait des mains du médecin quand il voulait lui mettre un bandage et repoussait tout ce qu'il voulait faire pour sa guérison. Alors la supérieure fit venir Anne Catherine à laquelle la malade obéit de bonne grâce. Elle prit de sa main des remèdes et un bandage, et, lorsque l'abcès creva, Anne Catherine suça les plaies qui guérirent sans laisser de traces.

 

43. Une servante du couvent qui avait un abcès sous l'aisselle se glissa la nuit près du lit d'Anne Catherine, la pria de la traiter et reçut d'elle, pour l'amour de Jésus, le même service charitable.

Une autre jeune fille native d'Amsterdam avait un caractère insupportable et se querellait avec tout le monde dans le couvent : Anne Catherine seule savait l'adoucir et lui avait inspiré une affection que les autres ne pouvaient s'expliquer.

 

44. Voici ce qu'elle-même raconta à propos d'un cas du même genre :

« Le médecin du couvent qui était un peu bourru avait rudement grondé et menacé une pauvre femme qui avait un doigt très malade et dont le bras était très enflé et déjà tout noir, parce qu'elle avait négligé son mal ; il lui dit même qu'il serait forcé de lui couper le doigt. Là-dessus la pauvre femme, pâle de terreur, vint me trouver et me pria de lui venir en aide. Je priai pour elle, et ce qu'il y avait à faire me vint tout de suite à l'esprit. J'en parlai à la révérende mère, qui me permit de bander la plaie de cette femme dans la chambre de l'abbé Lambert, Je pris de la sauge, de la myrrhe et de l'herbe de Notre-Dame que je fis bouillir dans de l'eau avec un peu de vin : j'y ajoutai un peu d'eau bénite et j'en fis un cataplasme pour le bras de la femme. C'était sans doute Dieu lui-même qui me l'avait inspiré, car le lendemain matin, le bras était déjà tout désenflé : quant au doigt, qui était encore très malade, je le fis tremper dans de la lessive de cendres chaudes avec de l'huile ; alors il s'ouvrit et j'en tirai une grosse épine. La femme fut bientôt tout à fait guérie.»

 

45. Voici comment elle s'exprimait sur la nature de la compassion qu'elle portait aux malades et aux mourants :

« Je ne puis avoir pitié d'une personne qui meurt avec calme, pas même d'un enfant qui souffre patiemment car la souffrance supportée avec patience est l'état le plus digne d'envie pour l'homme dans son corps de péché. Il est très rare que notre compassion soit tout à fait pure ; il s'y mêle souvent de la mollesse et un sentiment égoïste produit par l'horreur que nous avons nous-mêmes pour la souffrance et pour tout ce qui blesse la sensibilité. La compassion de Notre-Seigneur pour les hommes fut seule parfaitement pure, et aucune compassion humaine n'est pure si elle ne s'unit pas à celle de Jésus. J'ai seulement pitié des pécheurs, des hommes aveuglés, de ceux qui sont livrés au désespoir. Hélas ! j'ai souvent trop de pitié pour moi-même.»

 

46. La bénédiction extraordinaire qui s'attachait à ses soins et à ses prières pour les malades se manifesta par les faits suivants

« Une paysanne que je connaissais, raconta-t-elle ; avait toujours des couches très douloureuses et qui la mettaient en danger de mort. Elle m'aimait beaucoup, se plaignait à moi de ses peines et je priai pour elle du fond du cœur. Je reçus alors, pendant ma prière, une bande de parchemin sur laquelle il y avait quelque chose d'écrit : il me fut aussi indiqué que cette femme devait la porter sur elle. Elle le fit comme je le lui dis, et accoucha très facilement. Quand elle mourut, elle fit mettre cette bande de parchemin avec elle dans la bière, suivant la coutume, de nos paysans.

 

47.» Il y eut une, fois une grande mortalité sur le bétail dans la petite ville : les habitants étaient obligés de mener leurs bêtes dans une maison pour y être traitées, mais la plus grande partie y périt. Une mère de famille vint me trouver en pleurant et me demanda de prier pour elle et pour les autres pauvres gens. Pendant ma prière, je vis les étables de ces gens : je vis les bêtes saines et celles qui étaient malades, ainsi que la cause du mal et l'effet de la prière pour leur guérison. J'en vis beaucoup, qui étaient malades par suite d'un châtiment de Dieu, à cause de l'orgueil et de la fausse sécurité de leurs possesseurs qui ne savaient pas que Dieu peut donner et retirer, et ne reconnaissaient pas que le dommage qu'ils éprouvaient était une punition et un avertissement. Je suppliai Dieu de vouloir bien les mettre dans la bonne voie d'une autre manière. Je vis aussi beaucoup de bêtes malades par suite la malédiction et de l'envie des jaloux : et ceci particulièrement chez des gens qui manquaient à remercier Dieu filialement de tout ce qu'il leur donnait et à implorer bénédiction sur ses dons. Je vis comme un obscurcissement dans ce bétail autour duquel erraient des ombres ténébreuses et sinistres. La bénédiction a pour effet, non-seulement de faire descendre la grâce de Dieu, mais encore de chasser les mauvaises influences de la malédiction. Les vaches que je vis épargnées par suite de la prière me parurent comme séparées des autres par quelque chose de lumineux. De celles qui furent guéries, je vis sortir une vapeur noire. Je vis de même sur ce qui fut béni de loin par la prière planer une légère lueur. Je vis le fléau s'arrêter soudainement : le bétail de la mère de famille fut épargné tout entier.»

 

48. Les fréquentes maladies dont il a été parlé eurent pour Anne Catherine cette conséquence qu'on ne lui confia jamais au couvent une charge particulière, mais qu'on la subordonna tantôt à une sœur, tantôt à une autre comme assistante. Ainsi le souhait qu'elle avait exprimé à son entrée au couvent d'y être traitée comme la dernière de la communauté trouva son accomplissement incessant et s'appliquant. à tout. Jamais il n'arriva qu'elle fuit placée au-dessus d'une autre sœur, mais, comme le rapporta Clara Soentgen : « Elle fut toujours envers chacune des autres comme une servante, sans que jamais cela la contrariât le moins du monde ou la fît murmurer. En outre, elle était très occupée des intérêts du couvent, très serviable, très diligente dans ses travaux : envers les servantes et les gens de peine, elle était non-seulement très discrète, mais aussi vraiment charitable, et elle leur donnait beaucoup de bons enseignements.»

La révérende mère aussi fit, en 1813, la déposition suivante devant les supérieurs ecclésiastiques :

« Dans les travaux de la communauté et dans tout ce que je lui ai donné à faire, Anne Catherine s'est toujours comportée de manière à ce que je fusse parfaitement contente d'elle ; lorsqu'on lui confia le soin des bâtiments et des jardins, elle a fait de son mieux pour le bien du couvent, si bien que tout le monde faisait son éloge. Envers les servantes et les gens de peine, elle était très-bonne (selon le rapport de la maîtresse des novices), mais pourtant elle tendit à ce qu'ils fissent leur devoir elle a toujours été très compatissante envers les indigents. Je sais aussi qu'elle a fait des bonnets pour de pauvres enfants avec du vieux linge d'église.»