Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

XI

ANNE CATHERINE REÇOIT DE DIEU LES DOULEURS DE LA COURONNE D'EPINES.
SON ENTRÉE AU COUVENT DES AUGUSTINES DE DULMEN.

 

1. Lorsqu'Anne Catherine eut complété l'achèvement de son trésor nuptial par les pratiques de la pauvreté la plus humble et de l'abnégation la plus parfaite, le fiancé divin y ajouta lui-même un dernier et plus précieux joyau dont elle devait se montrer parée le jour des noces. Ce n'était rien moins que la couronne que lui-même avait daigné porter sur la terre. Pendant la dernière année de son séjour dans la maison Soentgen, il arriva qu'un jour, vers midi, elle était en contemplation devant un crucifix placé dans la tribune de l'orgue de l'église des Jésuites, à Coesfeld. Clara Soentgen se trouvait avec elle dans l'église. Anne Catherine vit son fiancé céleste sortir du tabernacle sous la forme d'un jeune homme resplendissant. Il tenait de la main gauche une guirlande de fleurs ; de la main droite, une couronne d'épines. Il les lui présenta pour qu'elle choisit. Anne Catherine prit la couronne qu'il lui posa sur la tête et qu'elle-même y enfonça plus fort avec ses deux mains. Elle ressentit des douleurs inexprimables qui depuis lors ne la quittèrent plus. L'apparition s'évanouit et, quand Anne Catherine sortit de sa vision, elle entendit le cliquetis des clefs avec lesquelles le sacristain de l'église allait la fermer. Elle revint à la maison avec sa compagne qui n'avait aucune idée de ce qui était arrivé : souffrant à l'excès au front et aux tempes de douleurs inexplicables pour elle, elle demanda à son amie si elle ne voyait rien à sa tête et celle-ci répondit que non. Mais, le jour d'après, la tête s'enfla beaucoup au-dessus des yeux et depuis les tempes jusqu'aux joues : cependant il n'y eut pas encore d'effusion de sang. Elles ne commencèrent que dans le couvent où Anne Catherine s'appliqua soigneusement à les cacher à ses compagnes. 1

 

2. De même que sainte Thérèse voyait sur elle, à l'état naturel de veille, les bijoux, l'anneau et la ceinture dont elle avait été parée en vision, de même aussi, les jours consacrés à la passion du Sauveur, la couronne d'épines était visiblement présente pour Anne Catherine. Elle la décrivait comme composée de trois différentes tresses d'épines. L'une des tresses provenait d'un arbuste épineux où elle voyait des fleurs blanches avec des étamines jaunes ; la seconde d'un arbuste qui avait des fleurs semblables, mais des feuilles plus larges ; la troisième lui paraissait comme d'églantier sauvage. Souvent, dans l'ardeur de la prière, elle pressait fortement cette couronne contre sa tête, et, chaque fois, elle sentait les épines s'enfoncer plus profondément. Lorsque, dans le couvent, les plaies commencèrent à saigner, et quelquefois, traversant les bandeaux, y laissèrent voir des points rouges, plusieurs des religieuses prirent cela pour des taches de rouille du linge et ne cherchèrent pas à se l'expliquer autrement ; seulement une des sœurs surprit une fois Anne Catherine comme elle essuyait le sang qui coulait de ses tempes ; mais elle lui promit le secret.

 

3. Enfin le moment approchait où Anne Catherine devait atteindre le but si longtemps désiré ; et cela, dans des circonstances qui étaient devant Dieu le terme le plus convenable de sa longue et laborieuse voie de souffrance et le sceau de la fidélité avec laquelle la fiancée avait attendu son fiancé. Quelques jours avant qu'Anne Catherine dit adieu au monde, pour se rendre avec Clara Soentgen au couvent des Augustines de Dulmen, elle alla une dernière fois à Flamske, dans la maison paternelle, afin de prendre congé de ses parents affligés. Elle les remercia avec l'émotion la plus profonde de toute la tendresse qu'ils lui avaient témoignée et leur demanda pardon du fond du cœur, ainsi qu'à ses frères et sœurs, de ce qu'elle ne pouvait pas condescendre à leurs désirs, ni se rendre infidèle à l'appel de Dieu qui la voulait dans l'état religieux. Sa mère ne lui répondit que par des larmes, mais son père, ordinairement si bon, se laissa tellement dominer par l'amère douleur d'une séparation désormais irrévocable que, lorsqu'elle lui demanda humblement quelque argent pour son voyage, il lui répondit :

« Si tu veux te faire enterrer demain, je paierai volontiers les frais de l'enterrement, mais pour aller au couvent, je ne te donnerai rien.»

Versant des larmes abondantes et pourtant pleine de joie au fond de l'âme, pauvre et dépouillée de tout pour pouvoir voler à la rencontre de son fiancé, elle quitta Flamske, voulant le jour d'après se faire conduire avec Clara à Dulmen, qui n'est éloigné de Coesfeld que de quelques lieues. Alors à la dernière heure, il surgit tout à coup un nouvel obstacle. L'organiste Soentgen n'avait pu obtenir la promesse d'un prêt de dix écus que sous la condition qu'Anne Catherine s'engagerait pour lui. Il lui exposa son embarras et ne cessa de la supplier jusqu'à ce que, dans la confiance que Dieu lui viendrait en aide, elle eût donné sa signature. Elle n'avait pas le moindre argent et ne possédait que le strict nécessaire en fait de vêtements. Ceux-ci, avec une maigre fourniture de lit, se trouvaient dans un coffre de bois où sa mère avait mis en secret une pièce de toile pour ne pas laisser son enfant bien-aimée se séparer d'elle sans avoir rien reçu. Lorsqu'Anne Catherine découvrit la pièce de toile, elle n'osa pas la garder pour elle, mais la donna à Clara Soentgen, pour la remercier de ce qu'elle lui avait fait obtenir son admission. Elle reçut pour cela un riche dédommagement ; car le mystérieux livre prophétique lui fût remis pour qu'elle le portât avec elle au couvent de Dulmen.

Depuis la fondation de ce couvent, jamais il n'était entré dans ses murs une vierge aussi pauvre des biens de la terre, aussi riche en biens spirituels. D'une voix suppliante, elle pria la révérende mère de la recevoir pour l'amour de Dieu, comme la dernière de la maison, qui voulait se soumettre avec joie à tout travail et à tout emploi que l'obéissance lui imposerait ; mais elle ne réussit pas à apaiser le mécontentement général soulevé contre une personne qui, réduite à un dénuement inouï et affligée d'une si mauvaise santé, avait la hardiesse d'imposer de nouvelles charges au pauvre couvent.

 

4. Le couvent des religieuses Augustines de fondé dans la seconde moitié du XVe siècle (note), avait reçu ses premières religieuses du couvent de Marienthal à Munster. Il resta jusqu'à sa suppression sous la direction spirituelle des chanoines Augustins de Frenswegen et en dernier lieu de ceux de Thalheim, près de Paderborn.

 

(note) L'acte de fondation encore existant porte ce qui suit : « En l'an de notre Seigneur Jésus-Christ 1437, Hermann Hoken et Grete, sa légitime épouse, ont donné cette maison avec ses dépendances pour qu'elle soit à perpétuité une maison de sœurs. C'est pourquoi le bourgmestre et le conseil de la ville de Dulmen ont écrit d'un commun accord aux sœurs de Marienthal, à Munster, pour les prier d'accepter la susdite maison et d'envoyer ici trois personnes qui sont nécessaires pour commencer. Et elles ont envoyé Grete Mosterdes comme mère et supérieure de la maison, et avec elle, Gertrude Konewerdes et Gelseke Tegerdes. Hermann Hoken sa femme Grete, ci-dessus nommés, leur ont donné la présente maison, à elles et à celles qui viendront après elles, pour qu'elle reste à jamais un maison de sœurs, à la louange de Dieu et en l'honneur de Marie, sa mère bénie, afin que les donateurs et les pères et mères de l'un et de l'autre ainsi que la défunte Mette, première femme dudit Hoken, aient part aux bonnes oeuvres qui s'y feront dans tous les temps et afin qu'on y fasse mémoire des susdites personnes le jour anniversaire de la mort de chacune, plus tard avec Vigiles et Messes quand le temps et les noms se rencontreront dans ce calendrier. En l'an de Notre-Seigneur 1471, le samedi d'après la fête de saint Servais, évêque, la susdite maison de sœurs a été fermée la clôture introduite suivant la règle de notre saint père et patron saint Augustin. La susnommée Grele Mosterdes, mère supérieure, et cinq autres sœurs ont reçu la règle et sont entrées dans la clôture, pour servir Dieu, auteur de notre salut, en toute pureté et observation des commandements et de la doctrine de Jésus-Chrit, notre Rédempteur. Le même jour et an, quatre autres sœurs ont été admises, suivant la règle, lesquelles sont restées en dehors de la clôture.»

Il s'était toujours trouvé dans une situation très gênée ; pendant la guerre de Sept-Ans, il était tombé dans une extrême détresse et la communauté n'avait pu être préservée de sa dissolution que par les charités des habitants de Dulmen. La situation ne devint guère plus favorable dans la suite, et le couvent ne se trouva plus jamais en état de pourvoir à tous les besoins de ses habitants non plus que de restaurer parfaitement la vie commune. Les diverses religieuses, chacune de son côté, devaient s'entretenir en partie à l'aide de la dot qu'elles avaient apportée ou de ce qu'elles gagnaient par leur travail ; en sorte que celles d'entre elles qui ne pouvaient recourir qu'aux ressources du couvent ou à la charité des étrangers avaient souvent à supporter de cruelles privations.

Sous le rapport spirituel, le couvent d'Agnetenberg, lors de l'entrée d'Anne Catherine, se trouvait dans le même état que la plupart des pauvres couvents de femmes de ce temps au pays de Munster. L'observation ponctuelle de la règle n'existait plus ; bien plus, la règle elle-même était tombée dans l'oubli. La porte du cloître, autrefois si rigoureusement fermée, était ouverte indistinctement à tous les visiteurs, et on n'y trouvait plus guère le silence et la paix d'une maison religieuse. Les sœurs vivaient plutôt comme des commensaux qui, s'étant trouvés ensemble par hasard, se seraient arrangés de leur mieux pour le reste de leur vie, que comme les membres d'une famille religieuse, étroitement liés par une règle et par des voeux, et obligés à une vie de perfection. La coutume et la nécessité maintenaient encore à la vérité un certain ordre et des mœurs régulières : mais c'était l'habit seul, et non pas un plus haut degré de piété, qui distinguait les religieuses des chrétiens ordinaires vivant dans le monde. Maintenant, Anne Catherine est placée par Dieu au milieu de tout ce relâchement pour y atteindre à la plus haute perfection de la vie religieuse. Ce que les circonstances ont de défavorable ne doit pas plus y faire obstacle pour elle que l'insuccès de ses nombreuses tentatives ne l'a empêchée d'entrer au couvent. Sa tâche, comme instrument d'expiation des fautes d'autrui, a cela de particulier que tout ce qui serait pour d'autres une occasion de chute et de perdition, doit devenir pour elle un moyen de se montrer d'autant plus fidèle envers Dieu. La décadence de la discipline claustrale et de la régularité, le relâchement de tous les liens de l'obéissance, la transgression de la règle passée en coutume, l'absence de direction éclairée pour les âmes, en un mot, toutes les misères des familles religieuses de cette époque, misères qui ont attiré la terrible sentence de la suppression générale des monastères, deviennent pour Anne Catherine autant de voies pour arriver à la perfection, car tout cela ne fera que l'exciter à servir Dieu avec un zèle toujours croissant.

 

5. Elle arrive maintenant à une nouvelle section de son livre prophétique, et la vision des fiançailles, qui l'a accompagnée depuis sa seizième année et d'après les instructions de laquelle elle a travaillé à se faire une dot spirituelle, prend un nouveau caractère. Elle se voit maintenant dans la maison du fiancé, ou, comme elle avait coutume de la nommer, dans la maison des noces spirituelles ; c'est là aussi que son trésor nuptial est transporté. Elle s'est déterminée à entrer dans les murs du couvent avec une bourse vide et un coffre vide, et ce dépouillement si agréable à Dieu, a attiré sur elle le mécontentement et le mépris de personnes consacrées à Dieu ; c'est là ce qui lui a ouvert les portes de la maison nuptiale, et aussi ce qui lui a montré clairement à quoi elle devait s'attendre dans le couvent. Elle habite non plus seulement dans les tableaux symboliques de la vision qui lui sert de guide, mais réellement et corporellement, une maison de Dieu, c'est-à-dire une maison religieuse au centre de laquelle Dieu lui-même réside dans le Saint-Sacrement, où il appelle celles qui l'habitent à le servir jour et nuit, aux heures marquées par l'Eglise, et d'où il règle, au moyen des constitutions monastiques, non-seulement les diverses pratiques de piété et de mortification, mais encore chaque occupation particulière de la journée, bien plus, chaque pas, chaque regard, chaque geste, en un mot, tout l'ensemble de la vie à laquelle il imprime ainsi le sceau qui la consacre à son service. Tout cela apparaît clairement et sans voile aux yeux d'Anne Catherine, et plus elle approfondit l'incomparable dignité d'une vie dirigée suivant un si bel ordre, plus elle ressent douloureusement chaque déviation, chaque violation de la règle et jusqu'à chaque marque d'indifférence, d'indolence et de mondanité ; mais aussi elle se sent elle-même d'autant plus indigne d'habiter une telle maison. Ce n'était donc pas par une simple manière de parler qu'à son entrée elle demandait à la supérieure d'être traitée dans le couvent comme la dernière et la moindre de toutes : et Dieu arrangea les choses de façon à ce que, durant tout le temps qu'elle y vécut, elle n'y fut jamais traitée autrement.