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NOTICE

SUR CLEMENT BRENTANO (1)

1778 -1842.

Clément Brentano naquit à Francfort-sur-le-Mein le 8 septembre 1778, c'est-à-dire, à une époque où l'esprit d'indifférence et de scepticisme avait pénétré partout, et exerçait même sur les familles chrétiennes sa déplorable influence. La première éducation du jeune Clément fut compromise en partie par les idées qui dominaient alors. En 1789, il quitta la maison paternelle pour suivre à Coblentz les cours de gymnase. Les leçons de ses maîtres ne réparèrent sans doute pas les torts de sa première éducation, et durent encore affaiblir en sa jeune âme l'empire de la foi et du sentiment religieux.

Cependant, malgré l'attrait qu'il ressentait pour la poésie, Brentano était destiné au commerce, et, quand, à dix-huit ans il quitta les bancs du gymnase de Coblentz, son père voulut le diriger dans la voie où il avait trouvé lui-même la fortune et la considération. Mais l'imagination fantastique du jeune homme qu'une sage discipline n'avait jamais réglée, s'accommodait mal des longs calculs et des combinaisons prudentes qu'exigent les affaires; enfin, la mort de son père (1797), vint lui permettre de suivre l'inclination de la nature. Il se rendit donc à Iéna pour y suivre le cours de l'Université. Présenté par Wieland lui-même, aux poètes illustres que le duc de Saxe-Weimar avait attirés dans ses petits Etats, Brentano, par ses premiers essais, fixa sur lui l'attention des maîtres de l'art, et il ne tarda pas à se placer au nombre des écrivains les plus brillants et les plus fantastiques de l'école romantique.

Cependant, Clément n'était pas heureux. Les succès de société, les triomphes littéraires, l'honneur de faire école ne pouvaient remplir le vide qu'il sentait en son coeur et que la religion seule était capable de combler. L'adversité, la rupture violente de deux unions qu'il avait eu le malheur de contracter, l'une et l'autre, au mépris des lois les plus saintes de l'Eglise, le disposa à recevoir les consolations et les conseils de l'amitié chrétienne. Depuis longtemps, il était en relations avec l'illustre Sailer, qui, professeur, écrivain, directeur des âmes, était à celle époque en Allemagne l'une des gloires les plus pures du catholicisme. Longtemps, il ne l'avait considéré que comme le plus délicat et le plus tendre de tous les amis; enfin, il commença à voir en lui le prêtre, le ministre du Dieu dispensateur du baume mystérieux qui guérit les plaies que les hommes peuvent faire, mais qu'ils ne sauraient guérir. Il lui ouvrit son coeur, lui exposa ses doutes, ses angoisses, et se mit sous sa direction. Les conseils du saint prêtre et aussi une influence plus tendre et plus délicate, dissipèrent ses doutes et relevèrent son énergie morale; et, enfin, au mois de mars 1817, il recourut aux sacrements de l'Eglise dont il restait depuis longtemps éloigné, et fit, avec une foi généreuse, la confession générale de sa vie passée.

Ainsi réconcilié avec Dieu et avec l'Eglise, Brentano comprit sans peine quels étaient les devoirs nouveaux que lui imposaient les grâces qu'il venait de recevoir, et il s'attaqua à mettre toute sa conduite en harmonie avec ses croyances. Bientôt un incident, peu important en apparence, vint imprimer à sa vie une direction nouvelle, nous voulons parler de sa liaison avec la soeur Emmerich. Vers la fin de l'été 1818, il reçut la visite de son frère Christian, qui venait de voir, à Dulmen, l'humble fille des champs, la pauvre religieuse chassée de son couvent, dont le corps stigmatisé était un miracle permanent et incontestable; magnifique témoignage que le Seigneur Jésus se rendait à lui-même et rendait à son Eglise en un temps de scepticisme et de négation. Clément désira la connaître; et, après s'être assuré de l'agrément de Sailer et de Bernard Overberg, directeurs extraordinaires de la pieuse fille, il se rendit à Dulmen. Rien de plus touchant que les détails de cette première entrevue de la soeur Emmerich avec celui dont une voix mystérieuse lui avait annoncé l'arrivée et qui devait recueillir et conserver ses visions. Elle le salua dès lors de ce nom de Pèlerin, sous lequel elle continua à le désigner par la suite et qui résume si bien les peines, les joies, les espérances, le but, en un mot toutes les conditions de la vie de l'homme sur la terre. Sailer et Overberg qui désiraient depuis longtemps qu'une main délicate et discrète recueillît les communications de la soeur Emmerich, engagèrent Clément à se fixer à Dulmen et la malade à lui confier avec simplicité tout ce qui se passait en elle, toutes les grâces dont le Ciel la favorisait.

Alors on vit, et il nous semble que ce spectacle porte avec lui son enseignement, on vit celui dont la vie s'était passée jusqu'alors au milieu des grandes villes, où il était recherché, où il faisait l'admiration des cercles les plus distingués, celui qui semblait n'avoir jamais obéi qu'à l'instinct poétique et aux caprices d'une imagination mobile comme les rêves d'un enfant, se condamner à vivre de longues années dans une petite ville de province, sans amis, sans société, sans relations. Relégué dans l'étroite chambre d’une pauvre auberge, contrarié souvent par ceux-là mêmes qui auraient dû le seconder, participant aux épreuves et aux humiliations que Dieu réservait à celle qu'il conduisait dans les voies de l'ignominie et de la croix, il passa à Dulmen cinq années (1819-1824), qui pouvaient, suivant le monde, ajouter beaucoup à sa gloire; il les passa recueillant deux fois le jour les communications souvent obscures et même inintelligibles de la malade, consignant sur le papier les observations les plus minutieuses, interrogeant la soeur, lui lisant ce qu'il avait écrit, le corrigeant d'après ses avis, enfin s'assurant, au prix de peines incroyables, de la parfaite fidélité de ses notes : prodige de patience, de persévérance et de dévouement qu'il est impossible d'expliquer, si l'on n'y fait une part à la grâce, et si l'on ne suppose que Dieu donna lui-même au Pèlerin une force surhumaine pour conduire et terminer heureusement une oeuvre à laquelle il semblait l'avoir prédestiné.

En même temps, les peines intérieures et les humiliations que Dieu lui envoyait, les vertus angéliques dont il était l'heureux témoin, ce commerce de tous les instants avec une personne qu'il considérait avec raison comme l'une des créatures les plus saintes et les plus favorisées de Dieu qui eussent paru sur la terre, achevaient dans Brentano l'oeuvre de la régénération spirituelle.

Cependant la soeur Emmerich avait fini de communiquer à son ami ses belles révélations sur la vie publique de Notre-Seigneur : alors, sa tâche étant achevée, ainsi qu'elle l'avait plusieurs fois annoncé, Dieu la retira de ce monde. Dulmen n'avait plus d'attraits pour Clément; il s'empressa de quitter la ville où il avait beaucoup aimé et en même temps beaucoup souffert. Mais, si le charme principal de sa vie avait disparu, sa vie était fixée. Dieu, pouvait-il croire sans présomption, lui avait clairement indiqué sa mission en ce monde; il voulait qu'il consacrât les dernières années, ou, comme il le dit, le soir de sa vie à faire connaître au monde chrétien ces belles et nombreuses visions que la sueur Emmerich n'avait pas eues assurément pour elle seule ou pour la consolation de quelques amis de choix, mais dans l'intérêt d'un grand nombre d'âmes qui avaient besoin d'un aliment spirituel qui fût tout à la fois le lait de l'enfant et le pain de l'homme fait.

Nous ne suivrons pas Clément Brentano dans ses pérégrinations successives en des lieux où l'attirèrent, après qu'il eut quitté Dulmen, la piété, l'amitié ou les liens du sang; nous le trouverions tour à tour à Strasbourg où il revoit l'un des compagnons de ses premiers travaux, l'illustre Goerres, devenu l'un des champions les plus courageux du catholicisme ; en Lorraine, où il visite une stigmatisée; à Fribourg au collège des Jésuites; à Paris, où les oeuvres et les institutions catholiques semblent avoir seules le privilège de l'intéresser; à Wiesbaden, où il vit dans l'intimité du saint évêque de Nancy, monseigneur de Forbin-Janson, condamné à une sorte d'exil qu'il savait rendre utile à l'Eglise; puis à Ratisbonne, à Munich où il passe de longues années et où il voit bientôt se grouper autour de lui les hommes les plus zélés pour la sainte cause du Christ et de son Eglise. En quelque lieu qu'il fût, nous le verrions faisant deux parts de son temps et consacrant l'une à des oeuvres de zèle et de charité, et l'autre à ce qu'il considérait comme sa principale mission en ce monde : le dépouillement et la publication des notes laborieusement recueillies durant les cinq années de son séjour à Dulmen.

Les oeuvres de zèle et de charité avaient un attrait puissant pour son coeur; car sa foi était pratique et active, et son plus grand bonheur était de s'associer à la vie et aux luttes de la sainte Eglise. La charité le transformait en quelque sorte : le poète qui n'avait jamais pu se plier aux détails de la direction d'un ménage et que la prudence avait engagé à charger un de ses frères de veiller à ses intérêts temporels, devenait homme d'expédients et de combinaisons savantes; il étonnait ses amis par la fécondité de ses ressources quand il s'agissait de venir en aide à un malheureux, de tirer d'embarras un infortuné réduit au désespoir. Mais les œuvres spirituelles de miséricorde étaient surtout chères à son coeur. Avec quel zèle, avec quelle délicatesse il instruisait les ignorants, il soutenait les faibles, il versait le baume de la consolation dans le coeur d'un ami ou d'un malheureux qui n'avait d'autres titres à sa bienveillance que sa profonde misère ! On le vit, pendant des années entières, travailler à éclairer une personne qui avait eu le malheur de naître en dehors du sein de l'Église et sur la conversion de laquelle il fondait de grandes espérances, et l'un de ses regrets les plus vifs au moment de sa mort, était de n'avoir pu réussir à porter la lumière de la vraie foi dans l'esprit de cette infortunée.

En même temps, il consacrait de longues heures à ses chers manuscrits de Dulmen qui le suivaient dans tous ses voyages, et qu'il ne cessait de revoir, de compléter, de contrôler. En 1833, enfin, cédant à de nombreuses instances et; plus encore sans doute à un pressant besoin de son coeur, il publia, en leur donnant le simple nom de Méditations, les visions de la soeur Emmerich sur la douloureuse Passion de Notre-Seigneur, qu'il fit précéder d'une notice sur sa sainte amie, notice dans laquelle il raconte, avec le langage de la foi et l'inspiration du poète, la gloire et les souffrances de l'humble extatique. Plusieurs des amis de Brentano n'étaient pas sans inquiétude sur l'accueil réservé à celte publication ; n'était-ce pas un imprudent défi jeté à un siècle qui croyait à peine aux miracles du Sauveur et à un pays qui, tous les jours, voyait sans indignation et sans étonnement se produire, dans la sphère de la philosophie et de la théologie, les systèmes les plus impies et les plus absurdes? Ces craintes ne furent pas justifiées, et le succès dépassa toutes les espérances que Clément avait pu concevoir.

Ce succès extraordinaire et la conviction qu'il remplissait en cela un devoir sacré l'engagèrent à se livrer, avec une ardeur nouvelle, à ses pieux et difficiles travaux d'éditeur. Mais s'il eut la consolation de terminer, avant que Dieu le rappelât à lui, l'inventaire et le classement de ces précieuses dépouilles, il n'eut pas celle d'en diriger lui-même la publication.

Depuis quelque temps, les infirmités qui s'appesantissaient sur lui, effrayaient ses proches et ses amis et semblaient leur annoncer sa fin prochaine. Depuis longtemps il se préparait à la mort : Dieu, après l'avoir éprouvé, voulut récompenser sa fidélité, en lui ménageant à son heure dernière les consolations de la foi que son âme inquiète et sa conscience délicate lui avaient rarement permis de connaître.

Sa mort fut l'une de ces morts saintes que le christianisme a révélées au monde et qui sont pleines de vertus et fécondes en enseignements. Il endura les souffrances les plus aiguës avec une patience angélique et sans faire entendre la moindre plainte. Il reçut avec ferveur les saints sacrements de l'Eglise, dont il avait si souvent célébré les gloires et la merveilleuse efficacité. On se pressait autour de son lit de douleur pour prier avec lui et s'édifier. Il recevait avec reconnaissance les moindres soins de l'amitié; mais c'était auprès de Dieu qu'il cherchait ses meilleures consolations. C'était à la prière qu'il recourait quand ses souffrances devenaient plus vives; il y recourait encore quand l'insomnie s'ajoutait à ses autres douleurs, ou qu'il ressentait, ce qui arriva rarement dans le cours de sa dernière maladie, quelqu'une de ces inquiétudes, si pénibles pour un coeur chrétien, qui l'avaient longtemps poursuivi. Ses oraisons jaculatoires et ses aspirations étaient continuelles : " Mon Dieu, mon Jésus, murmurait-il de sa voix défaillante, je suis à vous, je veux être à vous, à la vie, à la mort. Mon doux Jésus, venez à moi, mon cœur soupire après vous. " Au moment où la mort allait le frapper, il s'unissait encore aux prières des agonisants que l'on récitait pour lui. Ce fut dans ces saintes dispositions que son âme quitta son corps (le 28 juillet 1842), pour aller recevoir dans le ciel la récompense de sa foi, de sa charité, de son amour de l'obscurité et de l'humilité : il était âgé de soixante-quatre ans environ.

Celui qui, durant sa vie, avait été l'ami généreux et persévérant des pauvres, ne devait pas les oublier au moment de sa mort; son testament leur attribuait le tiers de sa fortune et le produit de la vente d'un ouvrage qu'il était sur le point de publier.

Telles furent la vie et la mort de Clément Brentano : " Eminent par l'esprit, dit un critique protestant, non moins riche du côté du coeur, aimant à la fois et aimable, il eut le malheur de vivre à une époque où rien n'était moins compris qu'une vie toute de candeur et de simplicité ; à une époque où la piété la plus pure était qualifiée d'hypocrisie, ou tout au moins de fantaisie poétique que l'on ne pouvait prendre au sérieux. Si, comme tant de poètes contemporains, Clément Brentano avait voulu pratiquer l'art de se mettre en .scène et de se surfaire, il eût occupé sans peine toutes les voix de la renommée. "



Notes :
(1) - Voir, pour plus de détails, la Notice biographique de Clément Brentano, publiée en tête de la Douloureuse Passion de Notre-Seigneur. Casterman, Paris et Tournai, 1859, p. v-xxxii, et à laquelle celle-ci est empruntée.

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