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LETTRES ÉCRITES DE DULMEN PAR CLÉMENT BRENTANO.

I

A SA JEUNE AMIE (1),

.LA SOEUR EMMERICH. - DULMEN. - FLAMSKE. - COESFELD.

Dulmen, du 1er au 8 octobre 1818.

" Ah ! si tous les hommes, me disait tout à l'heure la bonne soeur Emmerich, pouvaient sentir la douceur des grâces surabondantes que Dieu a répandues dans son Eglise. Tous goûteraient alors ce que je goûte moi-même. Je serais la plus malheureuse de toutes les créatures, si j'étais un quart d'heure hors du coeur de Notre-Seigneur ! Bien peu savent ce que le divin Sauveur fait avec les siens. Oh ! combien l'on est heureux d'être dans le sein de l'Eglise ! " Ne croyez pas qu'il y ait dans son ton, alors qu'elle me parle ainsi, le moindre effort, la moindre affectation; au contraire, rien de plus naturel que la manière dont elle dit ces choses si profondes dans leur simplicité ; elle se joue alors avec ses mains stigmatisées comme pourrait le faire un enfant aimable et candide. Il y a une chose dont je suis certain, c'est que si vous aviez été auprès d'elle, qu'elle eût pressé votre main, que vous eussiez joui de sa conversation si bonne, si facile, si profonde, si simple; si cordiale, si fine, si intelligente, si pathétique, comme je le fais chaque jour durant des heures entières, vous ne pourriez plus vous séparer de cette créature, si riche au milieu du dénuement le plus absolu. Vous trouveriez auprès d'elle tout ce dont vous avez besoin pour être heureuse: une petite ville étrangère aux arts et aux sciences, où l'on ignore ce que c'est qu'un poète ; où, le soir venu, chacun trait sa vache devant sa porte, où presque tout le monde porte des sabots, sans en excepter les servants de messe, où les enfants viennent vous saluer dans les rues, en vous jetant de jolis baisers. Les seuls travaux auxquels les femmes se livrent, consistent à briser, à sérancer, à filer le lin. Les filles des bourgeois les plus riches se distinguent à peine des pauvres par leur toilette.

La ville tout entière est restée jusqu'ici étrangère aux romans, et, jusqu'à un certain point, à l'empire de la mode. Chacun porte les habits qu'il a, jusqu'à ce qu'ils soient hors d'usage et cela dans une ville que traverse une grande route, qui possède un bureau de poste, et où le prince de Croï passe la moitié de l'année avec un personnel de trente domestiques. Malgré cela, on n'entend parler partout que des progrès incroyables que le luxe et la corruption ont faits depuis une dizaine d'années.

L'église est grande et belle; il y a ici un assez grand nombre de prêtres, pour la plupart bons et simples; ce sont presque tous des religieux des monastères voisins qui ont été supprimés. Comme les religieuses également chassées de leur couvent que l'on trouve aussi en grand nombre, ils ont une conduite exemplaire et vivent économiquement de leur petite pension.

Les protestants sont presque inconnus ici, les gens instruits eux-mêmes ne savent presque rien de l'histoire de la réforme. La soeur Emmerich elle-même, avant la guerre, ne savait pas qu'on pût être autre chose que catholique, turc ou juif. Je lui dis, en présence de bonnes paysannes venues pour la visiter, qu'il y a des protestants de bonne foi. Ces excellentes femmes se mirent à pleurer, se réjouissant des miséricordes de Dieu à leur égard, et regrettant tout à la fois de savoir qu'ils ne peuvent participer pleinement aux grâces que Notre-Seigneur a accordées à son Eglise. La bonne soeur dit alors : " quand il n'y aurait plus qu'un seul catholique sur la terre, il formerait l'Eglise de Notre-Seigneur, et les portes de l'enfer ne pourraient prévaloir contre elle. "

Ces excellentes chrétiennes, mais elle surtout, pleurent continuellement sur les malheurs dont l'Église a à souffrir dans toutes les contrées de la terre, et surtout sur la froideur et la vie mondaine d'un certain nombre de prêtres : la conversion de tous les ministres du Seigneur, voilà la grande grâce qu'elle sollicite et le jour et la nuit dans les prières les plus ardentes. C'est auprès du lit de douleur de cette femme si simple et si profonde tout ensemble, si sainte et si bonne, dont l'existence est une suite non interrompue des prodiges les plus extraordinaires, que j'ai commencé à comprendre ce que c'est que l’Eglise de Dieu. Oh! comme il est facile de sentir ici que l'Eglise est le corps de Notre-Seigneur et qu'il y habite réellement !

Que faire, chère amie, pour vous retracer la vie de la soeur Emmerich? Même de vive voix , je me trouverais assez embarrassé. Si vous étiez ici, vous la serviriez en soeur ; vous seriez le bon ange de toute cette petite ville; vous seriez l'heureuse et digne garde-malade de la sainte fille, réduite maintenant à l'abandon le plus affreux ; oh ! oui, elle a sans doute avec elle Jésus-Christ; elle voit chaque jour des prêtres, un médecin, bons et affectueux, mais il lui manque les soins intelligents et dévoués d'une femme. Sa soeur, qui demeure avec elle, loin de lui rendre service, est au contraire son mauvais génie. Dieu l'a permis, sans doute, pour son plus grand bien... Au reste, ce ne sont pas les souffrances extérieures, quelque pénibles qu'elles soient, dont s'inquiète le plus la soeur Emmerich : sa grande, son unique crainte, c'est de voir périr une âme rachetée par le sang du Sauveur...

De son lit de douleur, il faut qu'elle dirige tout le ménage, qu'elle fasse la soupe et le reste de la cuisine pour un vieillard, un excellent prêtre français émigré, qui est presque toujours malade, pour sa soeur, pour l'un de ses neveux qui demeure chez elle aux jours de congé, et souvent aussi pour des gens de la campagne qui viennent sans façon s'établir chez elle. Elle ne prend que de l'eau ; malgré cela, il faut qu'elle fasse la cuisine sur ses genoux, qu'elle épluche les légumes de ses mains stigmatisées, continuellement glacées et endolories; souvent, sa soeur est assez maladroite pour épancher dans son lit la soupe toute bouillante, ou lui présenter une assiette brûlante; cependant, elle ne se plaint pas; elle est même obligée de rentrer ses pleurs. Dernièrement, en arrivant chez elle le matin, je la trouvai écrasée sous un poids énorme de linge mouillé, qu'on lui avait mis sur son lit. Elle était obligée de le trier et de l'étendre de ses mains marquées par les stigmates, et ses doigts étaient raides et bleus de froid. Tandis que sa malheureuse soeur, qu'on paie cependant pour demeurer avec elle, ne fait absolument rien ou fait le contraire de ce qu'il faudrait, elle doit souvent travailler la moitié du jour sans pouvoir vaquer à la prière. Est-elle seule un quart d'heure, sa soeur la tourmente; reçoit-elle la visite de telle ou telle personne pieuse qui désire s'édifier auprès d'elle, c'est encore sa soeur qui vient voir ce qui se passe, qui laisse la porte toute grande ouverte, malgré la gêne qui en résulte pour la bonne Catherine que la moindre odeur incommode. La nuit même elle n'a pas la tranquillité nécessaire pour ses méditations, parce que sa soeur couche dans la même chambre qu'elle.

Voilà la vie de cet ange, sans parler des souffrances physiques de toute nature, de l'impressio n pénible de ces visions qui lui montrent les misères du monde, les tortures des damnés, les tourments des âmes du purgatoire ; enfin, des visites aussi fréquentes que désagréables ; en un mot, c'est un martyre de tous les instants. Et pour apporter un changement notable dans sa situation, il suffirait qu'une personne fidèle, intelligente, aimante, pût se charger de ses petits intérêts, et que, d'auprès de son lit, la plus belle place qu'il y ait au monde, elle dirigeât son modeste ménage, et écartât d'elle ce qui la gêne et l'importune ....

Sous beaucoup de rapports, la vie que l'on mène ici est encore une vie d'innocence et de simplicité. Figurez-vous qu'il n'y a presque pas de désordre, et que le luxe est pour ainsi dire inconnu. J'ai été charmé de la réserve et de l'obligeance des domestiques. Au reste, il y a dans ce pays-ci une chose bien propre à conserver aux campagnes la pureté des moeurs et l'originalité qu'on y remarque, c'est qu'il ne renferme qu'un petit nombre de villages; or, les villages, par la proximité des maisons, sont souvent pour ceux qui les habitent, une occasion de vices et d'immoralité. Ici, chaque paysan occupe seul, avec sa famille, le bétail compris, une maison entourée d'un certain nombre de grands chênes qui la préservent du froid et du vent ; le champ qu'il cultive avoisine la maison. A quelque dizaine de minutes de là, on trouve encore un autre manoir plus ou moins grand, disposé de la même façon : un certain nombre de ces manoirs forment un hameau, et plusieurs hameaux une paroisse. A chaque pas, pour ainsi dire, on rencontre de charmants bouquets d'arbres, des haies de verdure, des vallons mystérieux. Quelle vie simple et naïve ! Quelle délicieuse solitude !

Ici, les habitations des paysans, même de ceux qui sont le plus à leur aise, prouvent, par leur seule distribution, quelles profondes racines la vie patriarcale a encore dans le sol. Quand vous entrez dans une de ces maisons, vous vous trouvez de plein pied dans une grande pièce, assez semblable à une grange : vous êtes là en plein dans le mouvement et la vie. Le foyer est à terre sur des carreaux appuyés contre la muraille; un bras de fer, ou de bois chez les pauvres, qui se meut de lui-même, fait tourner le petit chaudron qui sert à la famille, ou la grande marmite de fer pour les bestiaux; à droite et à gauche, sont disposées les mangeoires des vaches et des chevaux qui avancent curieusement la tête.

Les petits cabinets où se trouvent les lits, fermés pendant le jour, sont établis dans la même pièce, de façon qu'on peut, sans se déranger, veiller aux animaux pendant la nuit. Une pièce de bois, assez semblable à un petit carrousel, disposée autour d'un pilier, permet aux plus jeunes enfants de se donner du mouvement sans approcher du feu.

Dans le fond de la même pièce on bat le blé ou on brise le lin; dans la partie supérieure se met la provision de foin ou de blé. La femme a l'oeil à tout, sans quitter le coin de son feu. Les fenêtres, divisées en petits compartiments, sont garnies de verres peints du temps passé, avec des personnages ou des devises pieuses; on entend, de l'intérieur, le bruit du vent qui se joue dans les feuilles. Les paysans sont géné ralement simples, laborieux, robustes, hospitaliers, pieux.

Que la maison soit plus ou moins grande, ceux qui l'habitent plus ou moins riches, la distribution est absolument la même. La seule chose qui gêne les étrangers dans la maison des pauvres, c'est l'absence de cheminée. La fumée s'échappe à son gré par les fentes qu'elle peut rencontrer. Souvent, quand il pleut, la fumée reste à l'intérieur, mais cela n'arrive que rarement.

Dernièrement, je suis allé visiter la maison où la soeur Emmerich est née, et qui est maintenant habitée par son frère aîné, bon paysan avec femme et enfants. Elle est isolée, au milieu d'un grand nombre de manoirs, dont la réunion forme le hameau de Flamske, dépendance de la paroisse de Saint-Jacques de Coesfeld, qui est situé à une demi-lieue de là environ. Je voulais voir l'endroit où elle est née, où il a plu à Dieu de placer son berceau. Figurez-vous une grange rustique, couverte en paille, et faite presque uniquement de terre. La grande porte à moitié ouverte, on ne voyait à l'intérieur qu'une fumée épaisse, qui m'empêchait de reconnaître ce qui se trouva it à un ou deux pas au plus. Le frère et la belle-soeur de notre chère amie me reçurent avec beaucoup d'amitié; les enfants paraissaient un peu effrayés, cependant, sur l'ordre de leurs parents, ils me jetèrent de jolis baisers. Deux chênes immenses dominent la maison. On me présenta un gros pain noir, du lait et du miel; le brave homme me disait à tout instant : " Grâce à Dieu ! Dieu nous assiste ! "

Dans cette humble maison, je n'ai pas trouvé, à proprement parler, une seule chambre. Je remarquai, dans la grande pièce quadrangulaire, un coin retiré où se trouvait le métier à tisser ; puis plusieurs portes qui me rappelaient les volets d'autrefois; en les soulevant, on apercevait de grands lits pleins de foin, avec quelques oreillers. De l'autre côté, on apercevait l'âne et la vache; la batterie de cuisine est pendue un peu de tous les côtés. Si on porte les yeux en haut, on aperçoit de la paille, du foin, mais surtout de la suie et des toiles d'araignée; enfin, le tout est plein d'une épaisse fumée qui intercepte presque complètement la vue.

C'est là qu'est née cette femme si fine, si délicate, si spirituelle; c'est là qu'elle a été élevée, c'est là qu'elle a grandi dans l'innocence la plus parfaite. Je me trouvais dans cette humble maison aussi heureux que dans l'étable de Bethléem. Je ramassai à votre intention quelques glands sous les arbres, et je me dirigeai vers Coesfeld, où elle allait tous les jours à la messe, je voulais voir en particulier cet endroit de la chapelle des Jésuites où Notre-Seigneur lui a présenté sa couronne.

Un comte de Salm, protestant, demeure maintenant à Coesfeld avec un nombreux personnel de domestiques; il s'y trouve même un chapelain protestant, et cette même église des Jésuites sert tour à tour aux catholiques et aux protestants. La table où se fait la cène luthérienne est à quelques pas du maître-autel; et du haut de la chaire en face de laquelle la pieuse fille a reçu du Sauveur sa couronne d'épines, on a proclamé, au jour du jubilé de la réforme, le triomphe du schisme et de l'erreur. Cette église, avec sa merveilleuse unité et les riches sculptures de ses autels, de ses confessionnaux, de ses stalles, est l'une des plus religieuses, des plus chrétiennes que j'aie rencontrées. La comtesse de Salm aspire à en éliminer entièrement les catholiques, à attribuer exclusivement à son petit troupeau infidèle une église où deux mille catholiques se placent à leur aise, tandis qu'elle possède à quelques pas de là l'ancien couvent des Capucins, y compris la chapelle, et qu'elle y a établi le plus grand nombre de ses domestiques et tous ses officiers. Sa grande raison est qu'elle est gênée du voisinage; son sommeil est troublé par les chants et les exercices matinaux des catholiques. Quand l'église lui appartiendra, elle commencera par faire enlever ces magnifiques, ces merveilleuses stalles qui ne sont pas de son goût. Déjà l'orgue, qui était un chef- d’œuvre, a fait place à une élégante commode. Vous ne sauriez vous figurer combien la bonne Emmerich est affligée des dangers auxquels est exposée la ville qui fut le berceau de sa piété ; chaque jour le progrès des lumières y ôte de son empire à la crainte du Seigneur.

Cependant la simplicité et la pureté de ce peuple sont encore telles qu'un prêtre me disait qu'il est rare qu'on doive s'accuser au saint tribunal d'une faute grave contre les moeurs ; et quand ce cas se présente, les pénitents en sont si confus qu'ils sanglotent dans le confessionnal et confessent leur faute tellement haut que tout le peuple les entend. On lit peu la sainte Écriture ; je ne l'ai jamais vue entre les mains des laïques. L'ignorance est grande; cependant l'instruction commence a se répandre dons la génération nouvelle, grâce aux efforts d'Overberg que tout le pays vénère comme un saint.

Si l'on considère la simplicité de ce pays, son innocence, ses habitudes religieuses avec l'esprit peu cultivé et les habitudes presque rustiques d'un grand nombre de ses prêtres, avec le laisser-aller et le sans-gêne avec lesquels on traite le culte dans beaucoup d'églises; quand on considère la pureté, l'innocence, la foi, la piété que toutes ces populations ont conservées malgré le peu d'impo rtance que l'on attache à la pompe du culte et à l'éducation de la jeunesse, on comprendra sans peine avec moi que Dieu est avec son Église, c'est-à-dire avec l'autel qu’il a dressé, et avec le caractère indélébile qu'imprime la consécration sacerdotale. L'Église, ses bénédictions, ses moyens de salut et de sanctification, sa vertu mystérieuse se conservent intacts pour tous ceux qui ont foi en la parole du Sauveur et en celle de son Église.

Que diriez-vous du prodige que je constate chaque jour sans exception au pied du lit de notre respectable amie et qui est pour moi plus que ses stigmates, que leur suintement le vendredi, que le fait inouï d'une vie qui se conserve malgré l'absence de tout aliment ? Souvent, tandis que je lui fais une lecture dans les ouvrages de Taulère ou que je m'entretiens avec elle, avec le prêtre ou le médecin de matières qui intéressent l'Eglise et la foi, elle finit par s'endormir. Ce n'est pas le sommeil naturel; mais son âme abandonne pour ainsi dire son corps qui, pendant une longue heure et souvent même pendant plusieurs, reste tellement raide que, en la prenant par la tête, on pourrait la dresser tout entière comme d'une statue; ses bras, ses mains restent immobiles, et conservent la positon qu'ils avaient au moment où elle s'est endormie, et on ne saurait, sans s'exposer à les briser, leur faire prendre une autre position; d'ailleurs on a beau l'agiter ou la secouer, impossible de la réveiller. Mais, tandis qu'elle est dans cet état, un prêtre vient-il à approcher la main, elle la saisit immédiatement, et, avec un mouvement des doigts extrêmement rapide, elle la palpe jusqu'à ce qu'elle se soit emparée du pouce, de l'index et du doigt du milieu qui ont reçu la consécration et qui ont le privilège de toucher le corps de Notre-Seigneur; alors, bien que sa faiblesse soit telle que, quand elle est éveillée, elle ne peut se mettre sur son séant sans être assistée, elle serre la main sacerdotale avec une force telle que l'homme le plus fort ne peut parvenir à se dégager. Voilà ce qu'elle fait pour toute main sacerdotale, et le prêtre ne peut retirer sa main qu'en prononçant le mot magique : " Obéissez." Une fois ce mot prononcé, elle laisse aller la main et retombe dans le même état qu'auparavant. Un prêtre avance-t-il la main à quelque distance de sa tête, cette tête, jusque-là immobile, s'agile aussitôt et cherche à rencontrer cette main, comme le fer se porte vers l'aimant. Le prêtre approche-t-il sa tête, qui a reçu, elle aussi, l'onction sainte, la soeur redresse subitement la tête, et cherche à la rapprocher de celle du prêtre. Enfin, le prêtre prononce-t-il sur elle une bénédiction presque muette, bien qu'elle n'entende pas le bruit le plus étourdissant qu'on ferait à ses oreilles, elle fait avec lui le signe de la croix.

Un jour qu'elle était dans cet état, Overberg approcha ses lèvres de la main de la soeur ; l'humble fille, à qui jamais piètre n'avait accordé la même faveur, retira promptement sa main et la cacha sous son drap. Dernièrement, j'étais assis auprès d'elle pendant une de ses extases, je lui présentai la main qu'elle saisit avec un mouvement convulsif et baisa. Je laissai, ma main dans sa main glacée et immobile, et, ne pouvant retenir mon émotion, je lui dis, sans pouvoir être entendu : " Excellente âme, âme favorisée de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheur. " Au même instant, elle me pressa vivement la main à deu x reprises différentes, ce qui fit sur moi une impression profonde. Mais voici quelque chose qui me frappa encore davantage. Dernièrement, tandis qu'elle était encore dans le sommeil extatique, il était environ sept heures du soir, et sa chambre n'était pas encore éclairée, je lui présentai une petite croix d'argent, qui renfermait une parcelle de la vraie croix. Aussitôt, avec un mouvement dont la rapidité m'effraya, elle avança la main, elle m'enleva la croix et la pressa de telle sorte contre sa poitrine, qu'on aurait dit qu'elle ne faisait qu'une seule et même chose avec elle. Parfois, quand elle est dans cet état, elle s'agenouille sur son lit, elle étend les bras, et, le visage éclairée d'une lumière divine, elle reste des heures entières dans cette position tellement pénible, qu'une personne bien portante ne pourrait la conserver longtemps. Un prêtre fait-il alors ret entir à ses oreilles le mot : " Obéissance, " elle s'affaisse sur elle-même avec un léger soupir, et il faut qu'on l'assiste pour qu'elle reprenne sa position naturelle.

Le dimanche de la sainte Trinité, elle me l'a raconté elle-même avec un aimable sourire, comme tout le monde courait sur le devant pour voir passer la procession du Saint-Sacrement, étant demeurée seule, elle tomba tout à coup dans un état différent de celui où elle était auparavant. Elle vit toute la procession, toutes les personnes qui en faisaient partie, et le Saint-Sacrement; et, quand elle se réveilla, elle se trouva à genoux à l'extrémité de son lit, elle s'affaissa sur elle-même, et eut besoin de quelques minutes pour pouvoir se recoucher, à l'aide de ses mains, dont elle pouvait encore s'aider un peu. Quand elle n'est point dans l'extase, on ne saurait imaginer rie n de plus net, de plus aimable, de plus serein, de plus aimant au milieu des souffrances les plus cruelle ; parfois même elle est gaie jusqu'à paraître folâtre.

Une chose qu'on a toujours remarquée dans notre amie depuis ses tendres années jusqu'à présent, c'est sa dévotion ardente et de tous les instants pour les images de la Vierge ou du Sauveur souffrant, son culte intelligent pour les choses saintes et consacrées à Dieu, son respect profond pour la personne des prêtres, et avec cela l’indépendance d'un esprit libre de tout préjugé. Dans son enfance, alors même qu'elle passait des nuits entières à prier devant une croix miraculeuse; et qu'il lui semblait que le Christ de la croix l'attirait à lui et la tenait pressée contre sa poitrine, elle s'étonnait d'entendre une vieille femme lui dire qu'elle adorait la croix, et elle se donnait beaucoup de peine pour lui faire comprendre que cette croix était un morceau de bois comme tout autre et qu'il fallait adorer, non la croix, mais Celui qu'elle représente. Son culte envers les Saints a toujours consisté à les remercier de l'exemple qu'ils nous ont donné, et à demander, par leur intercession, la grâce de marcher généreusement sur leurs traces. Encore a-t-elle toujours subordonné tous ces hommages au culte de Marie, et surtout de Notre-Seigneur.

Voici une de ses paroles que j'ai remarquée professer purement et parfaitement toute la foi de l’Eglise de Jésus-Christ, observer les pratiques autorisées sans rien modifier et rien altérer, et célébrer saintement tous les mystères de la religion, est une chose qui suppose beaucoup de pureté intérieure et de sainteté, et qui a presque entièrement disparu de la terre.

De l'Eglise de Notre-Seigneur, il reste bien peu de chose sur la terre, excepté les mystères qu'il a établis. Bien des prêtres ne savent pas ce qu'ils sont, bien des hommes sont dans une ignorance encore plus grossière. Mais le temple de Dieu sur la terre ne saurait être complètement détruit par la force; la dignité sacerdotale possède un caractère que nulle puissance humaine ne saurait effacer; aussi longtemps que l'ordre se conservera dans un prêtre régulièrement ordonné, Jésus-Christ sera vivant dans le sacrement de l'autel de l'Eglise, et celui qui, après s'être purifié de ses péchés, de la moindre souillure, reçoit Jésus-Christ lui-même avec joie, avec foi, ne serait-il pas plein de Dieu, alors même que la vérité aurait presque entièrement quitté la terre?

Rien de plus efrayant que ce mot qu'elle a dit une fois en pleurant, à la suite d'une crise : " Ah ! s'est-elle écriée, c'est une chose épouvantable, les doigts consacrés des prêtres sont faciles à reconnaître dans l'enfer et le purgatoire et endurent des tourments particuliers. Chacun reconnaîtra le prêtre et lui adressera de justes reproches pour ses infidélités. "

Aujourd'hui, jeudi 8 octobre, ses stigmates la font beaucoup souffrir à cause de l'affluence du sang, et prennent une teinte rougeâtre, comme il arrive toujours la veille du jour où il doit en sortir du sang. " Oh ! s'est-elle écriée ce matin, si toutes les bonnes âmes étaient dans l'Eglise, de façon à pouvoir participer aux trésors, aux mérites de Jésus-Christ dont elle es la dépositaire ! " Elle a aussi rappelé le passage sévère de l'Évangile qui oblige l'homme à quitter ses père et mère pour suivre Notre-Seigneur.

Elle me parle toujours de la façon la plus aimable ; elle me dit que je dois être gai et oublier mes misères. Elle peut les prendre à ma place, elle m'est entièrement dévouée, elle n'a jamais parlé à personne avec la même confiance, sinon avec Overberg et mon frère Christian , dont le départ lui a fait beaucoup de peine.

Ici, comme partout où je suis, je sais me rendre utile : chez Stolberg, où je n'ai cependant passé qu'un jour et une nuit, j'ai travaillé à la porte de la chapelle, laquelle, n'ayant pas été graissée depuis de longues années, faisait, en s'ouvrant, un bruit odieux ; ici je m'occupe à placer dans la chambre le lit de la pieuse fille exposé depuis longtemps à l'air, aux vapeurs de la cuisine, aux regards des étrangers, au vacarme incessant de sa soeur, et je transporte les petites provisions dans une chambre éloignée que je fais disposer. Auprès du lit, j'ai fait mettre provisoirement une toile cirée, à l'endroit où une fente laisse voir le ciel, ce qui lui causait souvent les maux de dents les plus affreux.

Bien que son médecin et son confesseur, deux hommes excellents, pieux et dévoués, la lèvent et la portent comme un enfant et passent avec elle une grande partie du jour, l'habitude de voir telle ou telle chose fait qu'on en est moins frappé, et personne ne songe à de petits soulagements qu'on pourrait lui procurer sans grande difficulté. Combien je serais heureux de vous voir auprès de cette sainte créature !... L'Eglise est pour elle bien plus que nous ne pouvons croire avec notre peu de lumières.

Figurez-vous une personne étendue sans mouvement sur un lit de douleur, au milieu de souffrances violentes et de tous les instants, toujours également calme et bonne, toujours animée du désir de faire pénitence pour les fautes d'autrui, et de porter seule le fardeau des misères du monde entier. Elevée dans la solitude, habituée par conséquent à avoir avec la nature un commerce plus intime que la plupart des hommes, elle ne peut plus maintenant jeter un coup d'oeil sur la verdure qui entoure sa chambre de toutes parts, sans tomber en faiblesse ; cependant, elle dit, en souriant, de dessus son lit : " Je suis sur un trône magnifique. Mon Dieu, jetez sur moi toutes les misères du monde, donnez-moi à porter le fardeau de tous les hommes; seulement, accordez-moi votre grâce, et je suis parfaitement heureuse. " Et, cependant, sa situation est si lamentable, qu'il est impossible de s'en faire une idée.

Aujourd'hui vendredi, 9 octobre, j'ai vu le sang couler de toutes les plaies qui couvrent ce corps tout à la fois si débile et si glorieux. Jusqu'ici je n'avais vu que les mains; je n'avais même pas eu le désir de voir les autres plaies, et je ne les avais regardées qu'avec une crainte respectueuse; mais son confesseur a désiré que je les visse, afin de pouvoir rendre témoignage à la vérité. Ce qui m'a le plus touché, c'est le coup de lance du côté, à droite. Outre la croix imprimée sur le sternum, elle a, depuis très- longtemps, dans la région de l'estomac, une croix brunâtre de la longueur d'un pouce environ; il en sort non pas du sang, mais de l'eau. Comment retenir mon émotion à la vue de ce corps chargé de ces stigmates extraordinaires, de ce corps qui peut encore s'aider un peu de ses pieds et de ses mains, mais qui ne peut plus ni se relever, ni se mettre sur son séant, et avec cela, une intelligence claire, facile, active, un coeur ouvert et aimant, une gaieté constante, une parole rapide, animée, joyeuse, une activité de tous les instants, et toujours le désir énergique de consoler ceux qui sont dans la peine ou de faire quelque autre bien.

Mon frère Christian et Sailer seront ici du 16 au 21, et iront le 27 à Sondermuhlen, chez le comte de Slolberg je les accompagnerai, si toutefois je puis me séparer de la bonne sœur. Que Dieu soit avec nous !

Votre tout dévoué,

CLÉMENT BRENTANO.

P. S. Notre sainte amie vous salue de tout coeur. Ne pourriez-vous pas lui découper la scène de Notre-Seigneur et la Samaritaine au puits de Jacob ! Vous lui feriez aussi grand plaisir en lui envoyant une tête de christ ou de vierge, une croix ou une religieuse pour mettre devant la lumière.

J'ai fini, et cependant je ne puis me résoudre à envoyer ma lettre, et il faut que je cause encore quelques instants avec vous. Dans tout ce que je vous écris, ne pensez pas à moi, ne pensez pas à un pauvre pécheur. Figurez-vous que vous trouvez tout cela dans un livre, que vous le lisez écrit sur la muraille.

Depuis que je connais mieux cette excellente amie, formée, non à l'école de l'homme, mais à celle de Jésus et des Saints avec lesquels elle communique dans ses visions, l'idée que j'ai de l'Eglise, est, sinon plus grande, du moins plus claire, plus précise et plus une. Je commence à savoir, maintenant que je connais une partie des visions de cet instrument choisi de la Divinité; ce que c'est que vivre dans l'Eglise en la communion des saints. Ce n'est pas seulement notre salut, mais celui de tous les hommes qui doit nous engager à offrir à Dieu nos prières; notre devoir à tous est de travailler à relever l'humanité déchue; car l'Eglise possède en commun un immense trésor de satisfactions dans le sein de la miséricorde divine. Ce trésor, elle l'augmente tous les jours par le sang des martyrs, par les mortifications, les souffrances, les vertus et les prières des pieux fidèles; grâce à ce trésor, la justice de Dieu est apaisée, un grand nombre de pauvres âmes sont affranchies de la dette qu'elles devaient acquitter en ce monde ou en l'autre; ainsi ce que nous ne pouvions faire par nous-mêmes est fait par notre frère. Dans ce trésor viennent puiser tous ceux qui demeurent humblement en l'assemblée des fidèles, où la vertu du Sauveur, communiquée par lui à ses prêtres, renouvelle chaque jour, au saint sacrifice, l'établissement de son Église. Notre-Seigneur doit demeurer avec nous jusqu'à la fin du monde; son Église doit, jusqu'à la fin des siècles, renouveler le souvenir de son incarnation et de sa mort expiatrice sur la croix , et la vertu de cette commémoration active doit être versée dans son trésor surabondant, car la mer d'iniquité dont les flots pourraient arracher au Sauveur les âmes qu'il a rachetées, va chaque jour grossissant.

Comment ne pas admirer, ne pas adorer le dessein par lequel Notre-Seigneur a voulu sceller lui-même dans son Église, avec le sceau du mystère de son adorable incarnation, le mystère de l'autel et par conséquent tous nos moyens de sanctification, de façon que, aussi longtemps que l'Église subsiste, elle voit s'accroître le trésor des satisfactions divines. Là où la raison a voulu usurper une place qui ne lui appartenait pas, où elle a voulu analyser et classer les moyens de sanctification, ainsi que l’on ferait des boîtes d'une officine, l'esprit chrétien s'est étiolé et appauvri, et les Églises de ce monde sont devenues les églises de l'antéchrist. A cause de leur vanité et de leur fausse science, ils ont perdu le sceau spirituel, et si le Seigneur, dans sa miséricorde et en considération de quelques-uns, en considération de l'humble prière des convertis qui jettent à chaque instant des regards de compassion sur leurs frères encore aveugles, ne daignait laisser subsister encore quelques liens qui leur permettent de rentrer, quand ils le voudront, dans le sein de l'Église, ils se précipiteraient tous et complètement dans l'abîme du doute et du blasphème.

( Clemens Brentano's gesammelte Schriften , Francfort-sur-le-Mein,1855. Tom. 8, p. 271-285).


Notes :
(1) Mlle Louise Hensel, fille d'un ministre luthérien, dont l'influence avait contribué à ramener Brentano à la pratique des sacrements. (Voir la Notice biographique sur Clément Brentano, dans notre édition de la Douloureuse Passion, p. xv). On trouve dans les Oeuvres complètes de Brentano, tom.VIII, et dans le Bouquet de fleurs spirituelles de Diepenbrock, un certain nombre de pièces qui donnent une idée très-avantageuse du talent poétique et de la délicatesse des sentiments de Mlle Hensel.

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