QUATRIÉME CONFÉRENCE

 

- Les prophéties incomprises

- Les souffrances du Messie

- La réprobation d’Israël

 

 

Dans la conférence de dimanche dernier, nous avons fait faire un grand pas à notre démonstration. Nous sommes sortis des préliminaires ; nous avons bien défini notre méthode et nous avons pu commencer à l'appliquer.

Nous avons d'abord fixé nos regards sur trois grands, sur trois immenses faits de l'histoire religieuse de l'humanité : sur l'apparition dans le monde de la personne miraculeuse, transcendante, adorable de Notre-Seigneur qui a attiré à lui les regards de tous les siècles, l'adoration de tous les chrétiens, et qui a produit dans l'humanité une impression à nulle autre pareille ; puis la conversion de tous les peuples païens de l'antiquité au culte du Dieu du peuple d'Israël, l'établissement dans le monde de cette croyance au Dieu unique, créateur, invisible, laquelle est la seule religion des peuples civilisés, qui lutte, parmi ces peuples, contre l'athéisme ; enfin l'établissement sur la terre du royaume perpétuel, éternel et universel de la sainte Église catholique.

Nous avons reconnu que ces trois faits sont clairement annoncés dans les prophètes d'Israël au moins quatre ou cinq siècles d'avance, et que cette prédiction ne peut s'expliquer par le hasard, ni par la prévision humaine, ni par une sorte d'évolution de la pensée, ni par l'influence que la croyance en la prédiction aurait pu avoir sur les événements futurs.

 

Aujourd'hui, je continuerai en complétant ce tableau anticipé de l'avenir que nous trouvons dans les prophètes, et je chercherai les traits de ce tableau que n'étaient pas attendus, par le peuple d'Israël. Ainsi que je vous l'ai exposé, cette attente a été admirablement réalisée en partie dans ces trois faits que je viens d'expliquer. Elle a été trompée en ce qui regardait les espérances de bonheur terrestre et de gloire humaine que les Israélites joignaient à tort à l'idée du Messie. Par là même, ils ont écarté certains traits de la prophétie qui leur étaient voilés ; ils n'en ont pas tenu compte. Ce sont ces traits que nous allons chercher aujourd'hui dans les prophètes ; et nous reconnaîtrons que, si le christianisme, lorsqu'il a apparu dans le monde, a été à la fois très semblable à ce qu'attendaient les Israélites, puisqu'il y a entre l'attente et la réalité des traits communs très frappants que nous avons dessinés, mais aussi très différents de ce qu'ils attendaient, ces différences étaient prévues et annoncées par les prophètes. Et nous commencerons par le plus grand, le plus frappant, le plus important de tous ces traits, par la Passion et la mort de Notre-Seigneur.

 

Le Messie n’est pas seulement le Christ, c'est-à-dire le roi d'Israël, sacré roi d'Israël et roi des âmes, mais il est aussi Jésus, le Sauveur. C'est sous ce nom béni que nous l'adorons aujourd'hui dans l'office de l'Église (1), ce qui veut dire qu'il n'est pas seulement roi, prophète de Dieu, mais Sauveur ! Et comment est-il Sauveur ! Il n'est pas sauveur à la manière des libérateurs humains ; il ne l'est même pas à la manière d'un personnage qui porte le même nom et qui, sous certains rapports, a été la figure de Jésus-Christ, à la manière de Josué, qui délivra les Israélites en conquérant par la force la terre de Chanaan. Il est Sauveur en étant victime. C'est par sa mort qu'il a racheté et effacé nos péchés ; c'est par ses souffrances et ses humiliations qu'il a triomphé, et, s'il règne sur un trône glorieux, s'il est adoré dans le monde entier, il est arrivé à ce trône en passant par la mort, et par une mort infamante, en passant par un gibet ; ou plutôt, ce qui a été plus merveilleux dans son triomphe, c'est qu'il a transformé ce gibet même en signe de gloire, et qu'il en a fait la marque de ses élus. C'est le côté de la vie et de la mission de Notre-Seigneur le plus important peut-être de tous. Est-il annoncé par les prophètes ?

Isaïe va nous répondre. Voici ce que nous lisons dans le prophète Isaïe sept siècles avant Jésus-Christ. Et alors même que certains critiques voudraient n'y voir qu'une continuation qui daterait du Ve ou du VIe siècle, qui serait du temps de Cyrus, cette prophétie serait encore au moins antérieure de six siècles à Jésus-Christ. Isaïe parle d'un serviteur de Dieu, d'un serviteur de Jéhovah dont il dit qu'il est appelé à être le Sauveur du peuple d'Israël, et, en même temps, la lumière des nations. C'est donc bien le Messie qu'il a en vue ; ce sont les caractères du Messie qu'il décrit. Ecoutons le prophète : « Voici que mon serviteur prospérera, il montera, il s'élèvera très haut. De même qu'il a été pour plusieurs un sujet de stupéfaction, tant son visage était défiguré, tant son aspect différait de celui des autres hommes, de même il sera un sujet de joie pour beaucoup de peuples. Devant lui, les rois fermeront leur bouche, car ils verront ce qui ne leur avait point été raconté et apprendront ce qu'ils n'avaient point entendu. »

Vous voyez là déjà l'humiliation du Sauveur défiguré, et puis sa gloire qui sort de ses humiliations.

Maintenant voici qui est plus clair encore : « Il s'est élevé, il a grandi comme une faible plante, comme un rejeton qui sort d'une terre desséchée. Il n'avait ni beauté ni éclat pour attirer nos regards. Quand nous l'avons vu, il n'avait rien qui nous parût désirable. Il fut méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et accoutumé à la souffrance, homme dont on détourne ses regards. Nous l'avons dédaigné, nous n'avons fait de lui aucun cas. Cependant il a porté nos souffrances, il s'est chargé de nos douleurs. Nous l'avons considéré comme puni, frappé de Dieu et humilié, mais il était blessé pour nos pêchés et brisé pour nos iniquités. Le châtiment qui donne la paix est tombé sur lui, et c'est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis et chacun suivait sa propre voie, Jéhovah, l'a frappé pour l'iniquité de nous tous ; il a été maltraité parce qu'il l'a bien voulu ; il n'a point ouvert la bouche ; semblable à un agneau qu'on mène à la boucherie, et à une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n'a point ouvert la bouche. Il a été enlevé par l'oppression, par le jugement inique. Qui racontera sa vie, car il a été retranché de la terre des vivants et frappé pour les péchés de mon peuple ; il a mis son sépulcre parmi les méchants, son tombeau parmi les riches et les orgueilleux. Il n'a cependant fait aucun mal, il n'y a eu aucune fraude dans sa bouche. Il a plu à Jéhovah de le briser par la souffrance. Après avoir livré sa vie en sacrifice pour le péché, il verra sa postérité, il prolongera ses jours, et l'œuvre de Dieu sera entre ses mains. Délivré des tourments de son âme, il verra son œuvre ; par sa sagesse, mon serviteur justifiera beaucoup d'hommes et se chargera de nos iniquités. C’est pourquoi je lui donnerai part avec les grands, il partagera le butin avec les puissants parce qu'il s'est livré lui-même à la mort et qu'il a été mis au rang des malfaiteurs, parce qu'il a porté les péchés de beaucoup d'hommes et qu'il a intercédé pour les coupables (2) ».

 

En lisant cette admirable page, peut-on réellement croire qu'elle a été écrite avant l'Évangile ? Ne semble-t-il pas qu'elle soit comme un écho du récit de la Passion que nous avons dans les quatre évangélistes ? Et si ce texte était trouvé par hasard dans un livre inconnu dont on ignorerait la date, n'y verrait-on pas la méditation d'un chrétien ayant lu son évangile et exprimant les sentiments que lui inspire le grand mystère de la Rédemption ? Et cependant il est certain que ce texte est dans le prophète Isaïe et qu'il est conservé non par des chrétiens, mais par les Juifs qui précisément ont repoussé, ont rejeté l'Évangile à cause de la Passion du Sauveur et de sa mort ignominieuse qu'ils n'ont pas voulu accepter. Il est certain que ce texte est dans la Bible des Juifs, et j'ajoute que, lorsque nous le traduisons, nous le traduisons de sa langue originale, l'hébreu, comme on traduit les autres langues, après avoir pris les leçons des rabbins ; ce sont eux qui nous ont appris à le traduire ; ce sont eux-mêmes qui nous ont enseigné la langue. De sorte que vous voyez qu'il y a là quelque chose d'admirable et de parfaitement certain comme prophétie.

Ce texte cependant n'est pas isolé, il y en a d'autres.

Vous remarquez que, dans ce texte, on lit que Notre-Seigneur a été mis au rang des malfaiteurs, comparé à Barabbas.

Mais ici voici un autre texte d'Isaïe, un autre passage qui précède :

« Jéhovah, m'a ouvert l'oreille et m’a parlé, je n'ai pas résisté ;je ne me suis point retiré en arrière ; j'ai livré mon dos à ceux qui me frappaient et mes joues à ceux qui m'arrachaient la barbe. Je n'ai pas dérobé ma personne aux ignominies et aux crachats (3). »

Vous voyez encore une scène de la Passion.

Dans le prophète Zacharie, nous trouverons un passage étrange, un peu mystérieux, mais qui cependant est bien clair pour ceux qui connaissent l'Évangile :

« Je répandrai sur la maison de Jacob et sur les habitants de Jérusalem un esprit de grâce et de prière, ils tourneront leurs regards vers moi, celui qu'ils ont percé, et ils pleureront comme on pleure un premier-né (4). »

Vous voyez la conversion des Israélites fidèles qui se sont convertis à la parole des apôtres. Et remarquez : « ils tourneront leurs regards vers moi, celui qu'ils ont percé » ; il y a même là implicitement l'affirmation de la divinité du Messie.

Et, dans un autre prophète, se trouve ce passage :

« Epée, lève-toi sur mon pasteur, sur l'homme qui m'est uni, dit le Seigneur. Frappe le pasteur, et les brebis seront dispersées (5). » C'est le passage que Notre-Seigneur s'est appliqué au moment où ses apôtres l'ont abandonné (6).

 

Dans le prophète Daniel, nous trouvons une prophétie que nous étudierons avec plus de soin dans la prochaine conférence, parce que c'est celle qui fixe la date de la venue du Messie. Mais ici je me borne seulement à montrer que Daniel nous parle du Messie comme sauvant l'homme du péché et comme mis à mort. Voici ce qu'il dit :

« Soixante-dix semaines ont été fixées pour abolir la transgression, mettre fin au péché, expier les iniquités, amener la justice éternelle, sceller la vision et la prophétie et oindre le saint des saints. »

Voilà l'annonce du Messie.

Et un peu plus loin, il dit : « Après sept semaines, le Messie sera retranché, sera mis à mort ». Et il ajoute : « Puis un peuple viendra qui détruira la ville et le sanctuaire (7) ». C'est l'annonce de la ruine de Jérusalem qui a suivi la mort de Notre-Seigneur.

 

Nous avons enfin des prophéties de la Passion, dans le livre des Psaumes. Le livre des Psaumes n'est pas tout entier de la main de David. Des psaumes ont été écrits plus tard, mais tous formaient comme la littérature pieuse des Israélites ; les psaumes étaient leurs chants religieux, comme ils sont aussi les nôtres. Or, dans ces psaumes, se trouvent un très grand nombre de passages où l'auteur, quel qu'il soit, faisant parler un autre personnage, se plaint de souffrances, d'humiliations, d'angoisses terribles, attribuant quelquefois ces souffrances à ses péchés, d'autres fois se disant innocent et frappé par Dieu. Et, parmi ces psaumes qui ont été appliqués par la tradition catholique au Messie criant lui-même et exposant ses souffrances (certaines traditions disent que Notre-Seigneur prononçait les paroles de ces psaumes pendant sa Passion), parmi ces psaumes, il y en a quelques-uns qui sont extrêmement clairs et où se trouvent marqués les circonstances de la Passion. Je vais vous citer deux de ces psaumes qui sont de David. Au psaume XXI nous lisons :

« Je suis un ver de terre et non un homme, l'opprobre des hommes et l'objet du mépris des peuples. Tous ceux qui me voyaient se moquaient, de moi, ils m'injuriaient et secouaient la tête : Il espère en Dieu, que Dieu le délivre puisqu'il l'aime ! »

Et vous savez que ce sont précisément les paroles que les pharisiens prononçaient an pied de la croix en insultant Notre-Seigneur.

« De nombreux taureaux sont autour de moi ; ils ouvrent contre moi leur gueule, semblables au lion dévorant. Je me sais répandu comme l'eau qui s'écoule et tous mes os se séparent ; mon cœur est comme la cire, il se fond dans mes entrailles ; ma force se dessèche comme l'argile, et ma langue s'attache à mon palais ; vous m'avez conduit jusqu'à la poussière de la mort, car les chiens m'environnent, une bande d'adversaires rôdent autour de moi ; ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os ; ils m'observent, ils me regardent, ils ont partagé mes vêtements et jeté le sort sur ma robe. »

C'est ce qu'ont fait les soldats romains au pied de la croix.

Et remarquez qu'à la fin de ce psaume, il est parlé aussi de la conversion des nations, ce qui indique toujours que c'est le Messie qui parle.

Au psaume LXVIII :

« Sauvez-moi, ô mon Dieu, car les eaux menacent de m'engloutir, j'enfonce dans la boue sans pouvoir en sortir ; je suis tombé dans un gouffre, les eaux m'inondent, car c'est pour toi que je supporte l'opprobre, que la honte couvre mon visage., que je suis devenu comme un étranger pour mes frères, car le zèle de ta maison m'a dévoré, les outrages de ceux qui t'insultaient tombent sur moi ; j'attends de la pitié, mais en vain, je ne trouve pas de consolateur ; ils m'ont donné du fiel comme nourriture ; pour apaiser ma soif, ils m'abreuvent de vinaigre. »

 

Vous le voyez, cet ensemble de textes venant se grouper autour du texte capital d'Isaïe, qui a été nommé le cinquième évangéliste, tant le chapitre cité plus haut est comme le récit exact de la Passion ; cet ensemble de textes montre qu'il y avait dans les prophéties l'annonce de la Passion et de la mort de Notre-Seigneur. Et cependant les Juifs n'ont pas voulu voir dans ces textes ce qui s'y voit si clairement. Non seulement ils n'ont pas voulu le voir d'avance, mais ils n'ont même pas voulu le voir après l'événement ; et quand les apôtres leur montraient ces textes en les comparant à ce qui s'était passé sous leurs yeux à Jérusalem, ils refusaient de croire. Pourquoi cela ? Quelle était donc la cause de cette résistance, de cette obstination ? C'était d'abord la persuasion où ils étaient que le Messie devait être un roi glorieux, un triomphateur. Ils étaient pénétrés de cette idée que le Messie était le roi d'Israël, le fils de David, qui restaurerait son trône, et ils attachaient au titre de Messie l'idée de gloire. Aussi, quand on leur parlait d'humiliations, d'abaissements, de souffrances, de mort, ils protestaient : « Cela est impossible ; cela ne se peut pas ; le prophète se contredirait ! » Ces humiliations et ces souffrances leur paraissaient absolument contraires à l'idée qu'ils avaient conçue du Messie.

Il y avait aussi une autre raison plus profonde : c'était le scandale que causait dans leur âme orgueilleuse, attachée aux choses de la terre, le spectacle de la Passion. Nous, chrétiens, nous sommes habitués à considérer la passion avec respect, avec amour, avec adoration ; nous admirons le crucifié. Tout s'est transformé par la foi. Mais avant l'Évangile, et, même de nos jours, pour ceux qui sont complètement étrangers à la foi, ce spectacle a quelque chose qui répugne à l'âme. Il faut bien se rappeler ce que c'était que la croix. La croix était le supplice des esclaves, le supplice des hommes méprisables. Quand un citoyen romain était condamné à mort, on le décapitait pour qu'il ne fût pas crucifié. On trouvait sur les routes des gibets où les esclaves révoltés, où les hommes vils étaient attachés ; le mépris faisait taire la pitié. Tous ces outrages infligés à Notre-Seigneur dans la Passion répugnaient tellement à la pensée des Juifs, qu'ils ne pouvaient pas s'y accoutumer. Du reste, cette répugnance a duré même après l'Évangile, non seulement chez les Juifs qui se sont obstinés à repousser l'Évangile à cause de ce scandale de la croix, mais dans beaucoup de sectes chrétiennes : les sectes qu'on a appelées docètes, supposaient que le Christ n'avait qu'un corps fantastique : les sectes gnostiques supposaient que le Christ avait disparu un peu avant la crucifixion pour être remplacé par un fantôme ou par un autre personnage. L'idée que le Fils de Dieu pouvait souffrir n'entrait pas dans leur esprit. On a retrouvé très récemment un livre qu'on appelle L'Évangile de saint Pierre, livre apocryphe qui contient un récit de la Passion, fait au second siècle de l'ère chrétienne, et attribué faussement à saint Pierre (8). Dans ce récit de la Passion, il y a l'indication que le Christ n'a pas pu souffrir, qu'il n'a souffert qu'en apparence ; on écartait du Christ l'idée de souffrance, tant cette idée était odieuse aux hommes de ce temps. Du reste, cette répugnance même s'est manifestée d'une façon extérieure. De nos jours, nous adorons le crucifix, mais, dans les catacombes, vous ne trouvez pas de crucifix : l'idée de la souffrance d'un Dieu était si difficile à accepter qu'on ne la représentait pas. Vous trouvez le Bon Pasteur, des figures de Notre-Seigneur, mais le crucifix n'apparut que beaucoup plus tard, quand les esprits se furent accoutumés à supposer l'idée des souffrances du Messie. Les Juifs, ne voulant pas accepter cette idée de la Passion, imaginèrent toutes sortes de systèmes pour expliquer la prophétie qui l'annonçait. Quelques-uns supposèrent qu'il y avait deux Messies (supposition contraire aux prophètes, lesquels ne parlent jamais que d'un seul Messie) ; ils en voulaient un qui fût glorieux et un autre qui fût humilié ; et nous voyons une trace de cette pensée dans une parole que les Juifs prononcèrent lorsque Notre-Seigneur leur annonça le mystère de la Passion. Un jour, Notre-Seigneur leur dit : « Et moi, quand je serai élevé de la terre, j'attirerai tout à moi ». Élevé de la terre, c'était presque la parole d'Isaïe qui disait : « Mon serviteur s'élèvera très haut ». Mais Notre-Seigneur faisait comprendre sa pensée, et les Israélites ne s'y trompaient pas ; élevé de terre, cela voulait dire : être élevé en croix, élevé sur un gibet. Et alors que répondirent-ils ? « Mais nous savons que notre roi, que le Christ demeurera toujours ; qui donc est ce fils de l'homme qui doit être élevé sur la croix (9) » ? Ainsi ils ne pouvaient pas croire qu'il parlât vraiment du Messie qui devait durer et régner toujours glorieusement. Qui donc est ce fils de l'homme qui doit être crucifié ?

 

D'autres supposèrent que toutes ces paroles du prophète Isaïe s'appliquaient non pas au Messie, mais à quelque prophète, à Isaïe lui-même, ou bien à Jérémie qui a été mis en prison, à des prophètes qui ont été martyrisés par leurs ennemis. Et nous trouvons encore la trace de cette parole dans un fait de l'Évangile. Un ministre de Candace, reine d'Ethiopie, prosélyte juif, était venu faire ses dévotions à Jérusalem, et s'en retournait, sur son char, dans son pays, lisant le prophète Isaïe. Soudain, le diacre saint Philippe, conduit par l'Esprit-Saint, se rencontra sur la route même où passait ce ministre, qui lui demanda de s'asseoir à son côté, sur son char. Le ministre dit alors à Philippe : Je ne comprends pas ce que dit le prophète ; de qui parle-t-il, de lui-même ou de quelque autre ? Il ne pensait même pas qu'Isaïe parlât du Messie. Il cherchait à appliquer ce passage à un prophète quelconque. Et Philippe lui annonça la Passion, et l'Éthiopien fit arrêter son char pour recevoir le baptême (10).

D'autres docteurs Juifs eurent une autre pensée : ils essayèrent d'appliquer ces textes d'Isaïe non pas à un personnage, mais au peuple juif tout entier, et d'y voir la peinture des souffrances de ce peuple mené en captivité à Babylone. Mais c'était une pure imagination, puisqu'on lit dans le texte que le personnage de la prophétie a été livré pour le peuple, pour son peuple. Or, le peuple ne pouvait pas être livré pour lui-même. Il est dit que c'est par ses meurtrissures que nous sommes guéris, et jamais le peuple d'Israël n'a voulu se livrer pour un autre peuple. Rien de plus contraire à toutes les idées des Israélites. En outre, jamais on n'a vu dans aucun prophète, dans aucun des textes de l'Ancien Testament, qu'un simple homme ou un peuple ait pu obtenir le pardon des péchés des autres en se livrant pour eux ; cette idée existait bien un peu chez les païens, témoin l'histoire de Prométhée, on ne la rencontre pas chez les Juifs. Pour les Juifs, l'homme était si peu de chose devant Dieu que sa souffrance et sa mort n'étaient pas capables d'expier les péchés. Aussi, ce passage d'Isaïe, que le Messie a été livré pour les péchés des hommes, indique non seulement la Passion du Messie, mais même sa divinité, parce qu'il fallait que le Messie fût Dieu pour que sa mort pût expier le péché.

 

Toutes ces explications sont vaines, toutes ont disparu devant l'événement ; et, aujourd'hui que nous lisons dans l'Évangile le récit de la Passion, nous voyons avec certitude, avec clarté, que c'est bien la Passion qu'annonçait Isaïe. Cette énigme qui se posait devant la pensée des Israélites : Comment peut-il se faire que le Messie soit à la fois glorieux et humilié, qu'il soit éternel et qu'il meure ? Cette énigme est résolue pour nous ; le Messie s'est humilié d'abord, il a bu le calice de la Passion, il a passé par les humiliations les plus profondes, il est mort, il est ressuscité, il est arrivé à la gloire en traversant les souffrances. Voilà ce qu'Israël n'avait pas compris, et voilà ce que nous comprenons ; voilà ce qui nous prouve évidemment l'existence de cette prophétie et son caractère surnaturel.

 

Indépendamment de la passion de Notre-Seigneur, il y a d'autres traits, d'autres caractères de la religion chrétienne inconnus des Juifs, dont les prophètes parlent avec une grande clarté.

La résurrection de Notre-Seigneur est annoncée dans un passage auquel saint Pierre fait allusion : « Vous ne laisserez point votre saint éprouver la corruption (11) ». Et, comme le fait remarquer saint Pierre, tous les prophètes, David lui-même, ont été mis dans le tombeau, leur corps a subi le sort qui est réservé à tous les corps humains : il est tombé dans la corruption, dans la pourriture. Il n'y en a qu'un seul qui soit mort et qui n'ait point passé par la corruption : c'est le Christ qui est ressuscité (12).

L'ascension de Notre-Seigneur, et en même temps sa divinité sont très clairement annoncées dans un psaume, le psaume CIX que nous chantons aux vêpres : « Jéhovah a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis comme ton marchepied ». Jamais, dans l'Ancien Testament, où est manifestée, d'une manière si évidente, l'immense distance qui sépare le Créateur de la créature, le Créateur ne dit à une créature : Mets-toi à ma droite. Ce texte indique la divinité du Messie, il indique aussi ce que nous affirmons dans le symbole, que Notre-Seigneur est assis à la droite de Dieu après son ascension.

L'établissement d'une nouvelle religion, d'une religion différente de la religion juive, différente du culte lévitique, cette idée qui choquait si gravement les Israélites, qui répugnait à leur esprit, à laquelle ils ne pouvaient pas s'accoutumer, car ils prétendaient avoir à eux seuls le monopole de la vérité ; cette idée est indiquée aussi dans les prophètes. Isaïe nous dit que Jéhovah prendra ses prêtres et ses lévites parmi les peuples des îles lointaines (13). Aux prêtres d'Israël qui accomplissaient leurs cérémonies d'une manière irrégulière, incomplète, Malachie dit au nom de Dieu, ou Dieu dit par Malachie : « Je ne recevrai plus de présents de vos mains, car de l'Orient à l'Occident me sera offert un sacrifice pur dans toutes les nations (14) ». Ici, le nouveau sacrifice de l'Eucharistie est annoncé comme devant remplacer l'ancien. Jérémie parle d'une alliance nouvelle que Dieu fera avec son peuple, non plus comme l'alliance du Sinaï qui a été gravée sur la pierre, mais en mettant ses paroles dans leurs cœurs et par une religion spirituelle et élevée. Et les prophètes, les psaumes nous annoncent aussi que les cérémonies de l'ancienne loi, quoiqu'elles fussent ordonnées par Dieu, étaient impuissantes à le satisfaire et ne lui plaisaient pas, et qu'il y aurait une loi supérieure : « Les holocaustes et les sacrifices ne vous ont pas plu : alors j'ai dit : Me voici pour accomplir votre volonté (15) ». C'est le Messie qui annonce qu'il doit remplacer tous les sacrifices. Et, du reste, dans toutes les paroles des prophètes, on voit que le culte lévitique, le culte des sacrifices est considéré comme inférieur, comme quelque chose qui doit passer, qui doit céder la place à un culte plus élevé.

 

Enfin, nous trouvons aussi l'indication, moins frappante, peut-être, mais cependant assez marquée, de ce grand fait qui était aussi difficile, plus difficile encore qu'aucun autre à faire accepter, c'est-à-dire la réprobation du peuple d'Israël. Isaïe nous dit que le peuple sera aveuglé, que voyant ils ne verront pas, qu'entendant ils n'entendront pas, et que cela durera jusqu'à ce que la réprobation soit complète (16). Daniel nous annonce que la ville et le sanctuaire seront détruits après la mort du Messie. D'autres prophètes disent qu'Israël sera sauvé, mais qu'il n'en sera sauvé que des restes ; et Isaïe compare ces restes aux quelques raisins qui subsistent sur une vigne après la vendange (17). Voilà, dit-il, ce qui sera sauvé. Et déjà Moïse, dans le Deutéronome, avait annoncé aux Israélites ce qui arriverait dans les derniers temps. Il l'avait annoncé, il est vrai, sous forme de menace au cas où les Israélites seraient infidèles, mais cette menace est pour ainsi dire si absolue qu'elle prend presque la forme d'une prophétie. Il leur annonce qu'ils seront dispersés chez tous les peuples, que là ils n'auront aucun repos, qu'ils seront toujours dans la peine, toujours poursuivis d'un lieu à un autre. Il leur annonce aussi qu'ils seront renvoyés en Égypte sur des vaisseaux et vendus comme esclaves, et qu'il n'y aura pas d'acheteurs pour les acheter, tant sera grand le nombre de ceux qui seront vendus (18). Et c'est ce qui arriva au temps de Titus, lorsque Jérusalem fut détruite.

 

Ainsi, de tous côtés, lorsque nous parcourons les livres des prophètes, nous trouvons l'indication de ces grands événements qui devaient s'accomplir. Le tableau de l'avenir, dont nous avons vu, la dernière fois, les grands traits, se complète de plus en plus ; en comparant ce tableau avec ce que nous montre l'histoire, nous découvrons un accord merveilleux, et, de nouveau, nous pouvons dire que cet accord n'est pas l'effet du hasard, car, plus les traits sont nombreux, plus ils sont complexes, plus il y a de coïncidences multiples, moins il est possible que le hasard explique cet accord.

De nouveau, nous pouvons dire que cet accord n'est pas l'effet de la prévision humaine. Comment aurait-on pu prévoir, plusieurs siècles à l'avance, des faits qui sont pour ainsi dire incroyables quand ils sont accomplis, comme le triomphe de Notre-Seigneur par sa croix et ses souffrances ?

De nouveau, nous pouvons dire : Ce n'est point l'influence des prophéties, des prophètes et de leur croyance qui a pu produire cet accord, car qui sont ceux qui ont accompli ces prophéties ? Ce sont ceux qui ne croyaient pas. Si les Pharisiens avaient su qu'en crucifiant le Messie, ils le sacraient roi des âmes, ils établissaient son triomphe, certainement ils ne l'auraient point crucifié. Et ce ne sont pas les prophéties qui ont appris aux soldats romains à partager les vêtements de Notre-Seigneur, ou même aux Pharisiens à l'insulter par les paroles mêmes que nous lisons dans Isaïe.

Ainsi, de toutes parts, nous voyons se manifester cette puissance de Dieu ; de toutes parts, nous voyons que ces prophéties ne peuvent s'expliquer que par la prescience d'un Dieu à qui l'avenir est présent et qui est maître de l'avenir.

 

Et remarquez-le, les objections ici se tournent pour ainsi dire en preuves. Plus nous avançons, plus la méthode que j'ai exposée se vérifie, plus nous voyons que les prophéties, obscures avant l'événement, s'éclaircissent quand l'événement est accompli. Et puis, nous voyons qu'alors elles deviennent de plus en plus solides comme preuves de l'action divine. Et si l'on objecte que nous recueillons des traits de diverses prophéties, que nous les cherchons dans différents auteurs pour les rapprocher, pour les réunir, pour les faire converger vers le Christ, nous dirons que cela est facile à expliquer, et que cela prouve une seule chose : c'est que le même Esprit s'est répandu sur ces prophètes ; que l'Esprit divin s'est servi d'eux comme instruments ; que, réunissant lui-même les traits du tableau, il a dicté à chacun des prophètes quelqu'un des traits de ce tableau de l'avenir qui est aujourd'hui sous nos yeux. Si ce tableau eût été l'œuvre d'un seul prophète, on pourrait dire que ce prophète l'a imaginé, qu'il l'a inventé ; mais comme ces traits sont tirés de différents endroits et qu'ils sont tracés par différents auteurs dans différents livres, nous découvrons là l'unité de l'Esprit qui a inspiré tous les prophètes. Si l'on ajoute que ces prophètes ne comprenaient pas eux-mêmes tout ce qu'ils disaient ; que, souvent leur texte a l'air de s'appliquer à autre chose, à un événement plus prochain que celui qu'il annonce, ici encore nous voyons l'action divine ; ici encore nous voyons Dieu parlant par des instruments qui ne savent pas eux-mêmes ce qu'ils doivent faire ; et plus, dans ces textes, certains détails paraissent fortuits, plus leur accord, dans l'annonce des mêmes événements futurs, révèle l'action d'une intelligence souveraine qui a tout prévu, tout coordonné, tout rassemblé. Il se passe là quelque chose de semblable à ce que nous admirons dans la nature physique : nous découvrons quelquefois des fins cachées vers lesquelles tendent certains êtres sans le savoir, et nous reconnaissons qu'ils sont conduits par l'intelligence suprême. Quand nous voyons des animaux travailler pour une postérité qu'ils ne connaîtront pas, – comme font certains insectes –, et apporter eux-mêmes la nourriture pour ces êtres qu'ils ne peuvent pas aimer, car ils doivent mourir avant que ces êtres apparaissent, c'est qu'une raison supérieure les conduit. Eh bien, de même dans ces textes prophétiques, au lieu de voir des traits qui se rapportent à des événements présents, nous voyons des traits qui s'appliquent directement à ces événements inconnus qui devaient s'accomplir six siècles plus tard, et nous disons : Le doigt de Dieu est là ; nous reconnaissons le sceau de l'intelligence suprême qui, seule, a pu dicter de telles paroles aux prophètes.

 

Restons donc fermes dans les enseignements qui nous ont été donnés ; croyons que la preuve tirée des prophéties n'a rien perdu aux progrès de la critique et de l'étude de la sainte Écriture ; que si certains textes, d'un sens plus ou moins douteux, ont pu être discutés et écartés, d'autres apparaissent plus éclatants et plus solides ; que, plus on compare le tableau tracé dans les prophètes et le tableau que l'histoire nous trace, plus on met les événements en face les uns des autres pour saisir leur accord, plus on reconnaît que cet accord ne peut venir que de la pensée même de Dieu qui a annoncé l'avenir et de la puissance de Dieu qui a accompli ce qu'il avait annoncé. Contemplons donc ce tableau des prophéties, et principalement ce tableau de la Passion de Notre-Seigneur qui doit toucher notre cœur en même temps qu'il éclaire notre intelligence. Regardons dans Isaïe, mais regardons aussi dans l'Évangile cette victime sainte qui a souffert pour nos péchés et par les meurtrissures de laquelle nous avons été guéris ; cet Agneau conduit à la boucherie et qui n'a point ouvert la bouche ; ce roi qui triomphe dans le monde, mais qui triomphe par la croix, qui triomphe par ses souffrances, qui s'élève au faîte de la gloire et attire l'adoration des hommes après avoir passé par les plus profondes humiliations. Méditons souvent sur cette parole qu'il a prononcée, qu'il a empruntée presque textuellement au prophète Isaïe, et qui a été si merveilleusement, si miraculeusement accomplie : « Et moi, quand je serai élevé sur le gibet, j'attirerai tout à moi : Et ego quum exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum (19) ».

 

 

 

(1) Dans la fête du Saint Nom de Jésus.

(2) Isaïe, LIII.

(3) Isaïe, L, 5-6.

(4) Zacharie, XII, 10.

(5) Zacharie, XIII, 7.

(6) Matth, XXVI, 31 ; Marc, XIV, 27.

(7) Daniel, IX, 24-26.

(8) Il a été découvert, pendant l'hiver de 1886-1887, à Aknâm, dans un tombeau de la Haute-Egypte. « Il n'apporte ; » écrit Mgr Batiffol « aucun élément nouveau à l'histoire évangélique, mais est un repère pour l'histoire de l'altération du souvenir parla légende, et une précieuse attestation de la très primitive autorité des quatre évangiles canoniques... Le crucifiement présente quelques traits de docétisme... L'évangile selon saint Pierre doit dater de la première moitié du IIe siècle » (Anciennes littératures chrétiennes. La littérature grecque, p. 37, Paris).

(9) Joan, XII, 34.

(10) Act. Ap , VIII., 27-38.

(11) Ps. XV, 10.

(12) Act. Ap., II, 29-32.

(13) Isaïe, LXVI, 21.

(14) Malach., I, 11.

(15) Ps. XXXIX, 7, 8.

(16) Isaïe, V, 10-12.

(17) Isaïe, XXIV, 13.

(18) Deutéronome XXVIII.

(19) Joan, XII, 32.

 

 

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