LES PROPHÉTIES MESSIANIQUES

 

 

PREMIERE CONFÉRENCE

 

La valeur apologétique des prophéties.

Deux méthodes d'interprétation.

 

 

Mes Frères, dans les deux séries de conférences que j'ai données dans cette église les années précédentes, j'ai cherché à recueillir les preuves de l'existence et des attributs du vrai Dieu, du Dieu chrétien. Aucun sujet n'est plus important à notre époque. Nous ne sommes plus au temps où la grande, bienfaisante et salutaire notion du Père céleste brillait comme un soleil sur l’horizon de la pensée humaine, et où personne, dans l'enceinte de la civilisation chrétienne, n'aurait osé la contester. Les progrès de l'athéisme, depuis le siècle dernier, sont effrayants. Dans une séance mémorable de la vieille Sorbonne, le soutenant d'une thèse théologique (malheureusement, c'était un ecclésiastique : l'abbé de Prades) énonça des propositions qui semblaient porter aux attributs du Dieu chrétien. Aussitôt quelqu'un se leva dans l'assistance et s'écria : Causam Dei defendo contra atheistam. Je prends en main la cause de Dieu contre un athée. L’assemblée frémit à ces paroles, et cette discussion eut un tel retentissement que l'autorité publique se crut obligée d'intervenir et d'exiler l'audacieux auteur de la thèse incriminée (1).

 

Aujourd'hui, ce sont bien d'autres thèses que l'on entend dans nos amphithéâtres publics. Cette idée de Dieu si salutaire est attaquée, blasphémée, raillée de bien des côtés ; et dans les écrits d'un homme qui s'est posé comme l'adversaire direct du Dieu incarné, mais qui n'était l'adversaire du Dieu incarné que parce qu'au fond du cœur il niait l'idée du Père céleste, on a pu lire cette phrase blasphématoire : « Dieu est un bon vieux mot un peu lourd » qu'il faut laisser au peuple et aux ignorants. Et pour les raffinés, pour ceux qui prétendent avoir le monopole de la science, « Dieu, c'est la catégorie de l'idéal », c'est-à-dire une chimère, une invention de l'esprit humain, quelque chose de plus faible, de plus impuissant que les idoles des païens. Et, vous le savez, cet homme entouré de la faveur publique pendant sa vie, a été honoré de funérailles faites au nom de l'État !

 

Jamais donc il n'a été plus nécessaire de prendre en main la cause de Dieu contre les athées. C'est cette tâche que j'ai entreprise.

J'ai commencé par apporter ici en quelques mots les grands et nobles arguments de la métaphysique et par gravir, à la suite de Platon, de saint Augustin, de saint Anselme, de Descartes, de Bossuet et de Leibniz, cette route de la pensée humaine qui monte du fini à l'infini et aboutit au pied du trône de l'Être parfait.

À ces arguments j'ai joint des preuves historiques en montrant que le Verbe de Dieu a parlé aux patriarches et qu'il a agi dans l'histoire du peuple d'Israël, et que celui qui parle et qui agit est certainement celui qui existe.

Aujourd'hui, j'entreprends d'apporter une nouvelle preuve de ces attributs de Dieu ; j'entreprends d'apporter, pour en démontrer la vérité, les prophéties messianiques, c'est-à-dire la prédiction faite par Dieu et gravée dans les écrits des prophètes d'Israël, de l'avènement de Jésus-Christ et de la fondation de la religion chrétienne et de l'Église catholique.

Ces grands faits partagent l'histoire de l'humanité, et, comme on l'a dit éloquemment, avant eux, tout y conduit, à partir d'eux tout en découle. Si donc je puis établir que ces grands et immenses faits de l'histoire de l'humanité ont été prédits avec leurs circonstances, cinq ou six siècles, ou quatre siècles au moins avant leur accomplissement, il sera certain que l'histoire de l'humanité est gouvernée par une intelligence qui voit l'avenir à travers les siècles, parce que l'avenir dépend d'elle et, par conséquent, parce qu'elle peut tout.

 

Seulement, cette démonstration présente, à notre époque, certaines difficultés.

La preuve des prophéties était le lieu commun de l'ancienne apologétique ; elle était enseignée aux enfants dans le catéchisme ; les chrétiens l'admettaient sans difficulté ; elle les frappait d'une manière toute spéciale, de telle sorte qu'il suffisait de leur montrer quelqu'un de ces textes des prophètes, tels, par exemple, que les textes d'Isaïe qui annoncent la Passion de Notre-Seigneur, et de les rapprocher de l'Évangile qui raconte les mêmes faits, pour produire la conviction dans les esprits. Cette preuve a été attaquée très habilement par la critique rationaliste. Elle a été attaquée à tel point que non seulement ceux qui, ne croyant point au surnaturel, repoussent d'avance toute prophétie et s'efforcent d'expliquer autrement les textes, mais que même beaucoup de chrétiens, beaucoup d'hommes qui croient aux prophéties, qui sont obligés d'y croire, car, après tout, nous chantons dans le Symbole que l’Esprit Saint a parlé par les prophètes, beaucoup d'hommes qui croient, en principe, aux prophéties, trouvent qu'il serait dangereux de trop insister sur cette preuve parce que les textes prophétiques auxquels on fait allusion sont très obscurs ; parce que le prophète, après avoir annoncé tel fait évangélique, glisse rapidement pour passer à d'autres sujets, et que sa pensée semble s'oublier de manière qu'on ne la saisit qu'au passage ; parce que ces textes paraissent équivoques et sont susceptibles d'un autre sens que celui de la prophétie.

 

Aussi cette tâche est difficile. Et cependant je crois devoir l'entreprendre, car je suis convaincu que cette preuve fait partie des éléments éternels de l'apologétique chrétienne ; qu'elle subsistera toujours ; que si elle s'est obscurcie aux yeux de certains esprits, c'est par suite d'un faux point de vue et d'une erreur de méthode ; qu'il est possible de dissiper ces nuages et de lui rendre tout son éclat.

Je prends comme point de départ le fait même que je viens de vous signaler, fait très étrange : comment se fait-il qu'une démonstration de la religion qui a été admise pendant tant de siècles comme ayant un caractère d'évidence et devant porter la conviction dans les esprits loyaux, qu'une démonstration qui a satisfait des hommes de toute classe, de toute nature d'esprit, et des génies tels que saint Augustin, Bossuet, Leibniz, pour ne pas parler des autres ; comment se fait-il qu'elle ait pu, à notre époque, s'obscurcir pour ainsi dire et s'évanouir aux yeux d'hommes qui sont chrétiens, qui apportent certainement beaucoup de loyauté dans l'étude de ces questions, qui regrettent même de ne pas voir dans les prophéties ce que leurs pères y ont vu ; comment cela se fait-il ? Quelque découverte historique et scientifique a-t-elle changé les bases de la démonstration ? Non, il n'y en a aucune. Ces bases sont invariables. En quoi consistant-elles, en effet ? Elles consistent, d'une part, dans l'accord entre les faits évangéliques et les textes des prophètes, et, d'autre part, dans l'antériorité des textes des prophètes ; la démonstration consiste en ceci, que ce qui s'est passé lors de la venue de Notre-Seigneur et du commencement de l'Église, se trouve décrit et raconté d'avance dans les écrits des prophètes. Donc il n'y a que deux choses à constater : c'est d'un côté l'exactitude de l'accord, la complexité de l'accord (car il ne suffit pas de l'accord d'un seul fait : c'est l'ensemble de cet accord qui prouve qu'il ne peut pas être fortuit), d'un autre côté, c'est l'antériorité des écrits prophétiques.

Or, d'une part, les faits évangéliques ne sont point ébranlés. Au contraire, on peut dire que plus on discute la question des Évangiles, plus on arrive à trouver que ces documents sont authentiques et dignes de foi. Il n'y a d'objections sérieuses contre les Évangiles que les objections de principe faites contre les miracles, parce qu'on ne veut pas croire aux miracles ; quant à la certitude historique des Évangiles appréciée comme on apprécie celle des livres profanes, elle est complète. Du reste, un certain nombre de ces faits, tels que la mort de Notre Seigneur, sont attestés par les païens.

 

Quant aux textes des prophéties, ils ne peuvent pas être conservés mieux qu'ils ne le sont, puisqu'ils sont conservés parles Juifs, c'est-à-dire par ceux qui ne veulent pas reconnaître l'accord entre ces textes et les faits évangéliques. Les Juifs conservent ces textes ; ils avaient recueilli, ils avaient réuni, formé l'ensemble de leur canon avant l'Évangile, et ils sont tellement intéressés à n'y rien laisser introduire qui soit favorable au christianisme qu'on est parfaitement sûr que nous avons les textes mêmes qui existaient plusieurs siècles avant son avènement.

Donc, aucune partie de la démonstration ne peut être ébranlée au point de vue extérieur, au point de vue, si j'ose dire, objectif des faits et des textes.

 

D'où vient la différence entre nos devanciers et nos contemporains ; et pourquoi ce qui paraissait si clair aux uns paraît-il obscur aux autres ? Cela ne peut évidemment venir que d'une différence de méthode et d'une différence de point de vue dans l'examen de ces textes. Dans l'étude des prophéties, il y a une différence de méthode, il y a un point de vue différent, d'où résulte que ce qui paraissait clair aux uns paraît obscur aux autres. Et, pour revenir tout de suite au point capital de la question, je vais en quelques mots vous indiquer en quoi consiste, cette différence de méthode.

 

Les apologistes chrétiens, tels que Bossuet, et auparavant les Pères de l'Eglise (bien que peut-être leur démonstration soit moins rigoureusement apologétique à cause de la foi qui régnait ; ils discutaient moins et ils mettaient moins de critique dans la manière d'exposer les preuves), les apologistes chrétiens partent de l'idée qu'il peut y avoir ou qu'il doit y avoir dans l'ancien Testament des prophéties relatives au Messie, relatives à l'origine du christianisme. Je dis : qu'il doit ou qu'il peut... : c'est, je crois, la différence qu'il y a entre ce qu'ont dit les Pères de l'Église et ce que disent les apologistes modernes. Les Pères de l'Eglise vivant dans les temps de foi supposent tout de suite que les prophéties existent, ils en ont la conviction ; les apologistes des époques dont la foi est ébranlée ne veulent point qu'on les accuse de manquer d'impartialité ; ils disent simplement : Ces prophéties peuvent exister ; l'Église nous dit qu'elles existent ; cherchons si elles existent.

Donc on partait autrefois de l'hypothèse qu'il y a dans l'ancien Testament des textes qui se rapportent au Messie et, pour les trouver, on commençait par se mettre en présence des faits évangéliques ; on regardait ces faits et on s'en servait comme d'une clef pour résoudre l'énigme que nous présente l'Ancien Testament. Ayant devant les yeux les faits évangéliques et cherchant les passages de cet Ancien Testament qui s'appliquent plus ou moins exactement au Nouveau, cherchant ensuite si ces passages s'y appliquent réellement, on formait ainsi une sorte d'image anticipée des faits évangéliques, en faisant converger les textes prophétiques pris dans les différents auteurs vers un même centre, c'est-à-dire vers les faits évangéliques eux-mêmes.

 

Voilà la méthode, et si vous voulez vous rendre compte de la puissance de synthèse des prophéties nous décrivant d'avance les faits évangéliques, lisez l'admirable œuvre de Bossuet, la deuxième partie du discours sur l'histoire universelle, dans laquelle il expose la suite de la religion et traite avec son éloquence et avec sa force d'esprit si magistrale la question des prophéties. On ne peut lire ces chapitres sans être sinon absolument convaincu, du moins très ébranlé.

Celui qui lira ces chapitres sans se dire : « Il y a là quelque chose d'extraordinaire ; il est impossible de supposer que cet accord de ces textes avec les faits soit fortuit », devra avoir l'esprit bien prévenu contre les prophéties.

Voilà la méthode ancienne.

 

La méthode moderne est tout opposée : au lieu de se mettre en présence des faits évangéliques, de chercher quels sont les textes prophétiques qui s'y rapportent, et de se servir de ces faits pour trouver l'explication des obscurités de l'Ancien Testament, on écarte volontairement la pensée de ces faits ; on s'efforce de les oublier ; on se transporte aux temps mêmes où vivaient, où écrivaient les prophètes ; on tâche de savoir ce que pensaient ces prophètes eux-mêmes, ce que pensaient leurs contemporains ; on s'éclaire pour cela de toutes les connaissances scientifiques et archéologiques ; on cherche... On prend les textes, les passages, en les joignant à ce qui les précède et à ce qui les suit pour découvrir quel a pu être le sens de l'auteur. C'est ainsi qu'on s'évertue à chercher le vrai sens des écrits de l'Ancien Testament, sans tenir aucun compte du Nouveau.

Cette méthode appliquée par les critiques modernes, a-t-elle détruit l'argument que Bossuet avait présenté avec tant de puissance ? Je ne le pense pas. J'espère vous montrer, dans la suite de ces conférences, que, même en appliquant la méthode moderne, il reste un certain nombre de textes qui gardent toute leur force, et qui ne peuvent s'expliquer que comme des prophéties du Nouveau Testament. Je conviens néanmoins que l'emploi de cette méthode affaiblit beaucoup l'effet de la preuve, telle qu'elle était présentée par l'ancienne méthode.

 

Ainsi s'explique, ce me semble, l'obscurcissement, dans l'esprit de nos contemporains, de la preuve tirée des prophéties. Accoutumés aux méthodes historiques modernes, lesquelles, appliquées à des livres humains, sont de bonnes méthodes, et peuvent même être légitimement appliquées aux livres inspirés, ils ne veulent accepter que ce qu'ils ont découvert par ces méthodes. Ils rejettent comme provenant d'un système préconçu tous les résultats obtenus par la méthode des anciens apologistes : et, comme, par suite de la méthode nouvelle, bien des affirmations des anciens apologistes s'évanouissent, s'ils sont chrétiens, ils se demandent avec effroi, comment il peut se faire que le christianisme repose sur un fondement qui leur paraît ruineux.

 

Essayons maintenant d'apprécier les deux méthodes. Mais une étude préparatoire est nécessaire. Demandons-nous d'abord ce que doivent être, s'il en existe, les prophéties du vrai Dieu. Les faits m'apprendront plus tard s'il y a de telles prophéties ; à cette heure, je me demande seulement ce qu'elles doivent être, quelle idée on doit se former des prophéties faites par le Dieu tout puissant, par le créateur du monde pour établir la religion. Faut-il croire que, si Dieu a fait des prophéties, il les a faites pour contenter cette ardente et impatiente curiosité des hommes qui voudraient connaître l'avenir et soulever le voile mystérieux qui leur cache et qui leur cachera toujours leurs destinées futures ? Non, mes frères : il ne serait pas digne de Dieu de satisfaire cette curiosité ; Dieu ne peut pas, sans un motif très pressant, faire exception à la grande loi d'après laquelle l'homme doit toujours ignorer l'avenir. Malgré tout ce qu'ont fait les païens par leurs oracles et leurs sibylles, et ce que font de nos jours les hommes qui consultent les devins, les somnambules, pour tâcher de connaître l'avenir, ce voile ne se lève pas, et l'ignorance subsiste toujours. Mais cette ignorance est nécessaire, et certainement c'est avec raison qu'un païen, un poète épicurien dit : Loue la Providence d'avoir caché aux hommes leur avenir.

 

« Prudens futuri temporis exitum

Caliginosa nocte premit Deus ».

 

C'est par sagesse que Dieu a couvert l'avenir d'une nuit obscure. Que feraient les hommes, s'ils connaissaient clairement leur avenir ? Que ferait la jeunesse si, à la seule époque où elle puisse jouir d'un peu de bonheur, elle portait déjà le poids des maux futurs et des désillusions qu'elle doit rencontrer ? Que feraient les peuples, s'ils savaient que leurs efforts seront vains, et qu'ils seront vaincus ? Le découragement ne les saisirait-il pas ? Et si, au contraire, c'est le bonheur qu'on voit dans l'avenir, la certitude de le posséder ne nous ôterait-elle pas l'énergie de le conquérir, et l'homme, avec sa lâcheté naturelle, ne se contenterait-il pas de l’attendre ? Dieu ne devait donc pas et ne pouvait pas lever sans motif le voile qui couvre l'avenir aux hommes. Et pour quel motif l'a-t-il levé ? Uniquement pour fonder sa religion, pour garantir sa parole, et en même temps pour prouver sa puissance et son existence. Ici, vous me permettrez de citer à l’appui de cette vérité, la parole même de Dieu qui dit au prophète Isaïe... – C'est un défi que le vrai Dieu porte aux dieux païens – : « Qu'ils viennent, et qu'ils annoncent l'avenir ; qu'ils apportent les prédictions qu'ils ont faites afin que nous en voyions l'accomplissement ; qu'ils nous annoncent ce qui doit arriver, afin que nous reconnaissions qu'ils sont des dieux ! » (2)

Vous le voyez, le motif des prophéties c'est de faire reconnaître l'existence et la puissance du vrai Dieu. C'est pour cela seulement que le voile qui couvre l'avenir doit être levé.

 

S'il en est ainsi, à qui ces prophéties doivent-elles être adressées ? Quand ce sont des prophéties à long terme qui traversent les siècles, comme celles qui annoncent le Messie, par qui doivent-elles être comprises ? À qui doivent-elles être claires et intelligibles ? Est-ce aux contemporains ? Est-ce au prophète lui-même ? Nullement. D'où vient, en effet, la force de l'argument tiré de ces prophéties pour justifier la parole de Dieu ? Elle vient uniquement de l'accord constaté entre ces prédictions et l'événement annoncé. Tant que cet événement est encore dans les ténèbres de l'avenir, cet accord ne peut pas être constaté et la prophétie ne sert pour ainsi dire à rien. À quoi sert à l'homme de savoir ce qui se passera dans cinq cents ans ? Et en quoi cela peut-il lui servir à prouver la divinité de celui qui parle ? Il entend la parole, mais il n'en voit pas l'accomplissement ; il ne peut pas comparer l'une à l'autre. Donc, les prophéties, en tant que prophéties, doivent être comprises par ceux qui ont vu l'accomplissement, par ceux qui ont vécu après l'accomplissement, par ceux qui connaissent à la fois la prédiction et l'événement ; et il n'est nullement nécessaire qu'elles soient intelligibles auparavant.

 

Mais ce n'est pas tout, et, comme l'a finement remarqué un théologien protestant, le docteur Shammers, non seulement un surcroît de clarté, qui rendrait la prophétie intelligible aux contemporains, serait inutile ; il nuirait à l'autorité de la prophétie. Qu'arriverait-il, en effet, si une description de l'avenir était tellement claire avant l'événement qu'on pût le connaître dans ses détails ? Il adviendrait que les hommes chercheraient à le réaliser, qu'ils se serviraient de leur liberté pour accomplir ce qu'ils auraient lu dans la prophétie. On l'a dit à l'occasion des prophéties messianiques ; les adversaires de l'Évangile ont prétendu que Jésus-Christ et ses apôtres, comprenant les textes de l'Ancien Testament, s'étaient efforcés de les réaliser. Cela n'est pas vrai : les apôtres ne comprenaient pas l'Ancien Testament, on le voit très bien dans l'Évangile. Sans doute Notre-Seigneur le comprenait, et ce qu'il a fait, il l'a certainement fait pour accomplir les prophéties ; mais une grande partie des actes prédits ont été accomplis par les adversaires. Néanmoins, cela montre qu'une prophétie claire et complètement intelligible avant l'événement ne produirait pas son effet, que cette clarté en affaiblirait l'autorité démonstrative. Dès lors, nous devons nous attendre à ce que les prophéties faites à long terme ne soient pas comprises ou ne soient comprises qu'incomplètement, imparfaitement, par les contemporains, et à ce qu'elles ne puissent être comprises que par ceux qui connaissent l'événement.

Or, dire cela n'est-ce pas justifier la méthode de l'apologétique chrétienne ? Que font les apologistes qui se servent de l'événement pour interpréter l'Ancien Testament ? Ils se servent des textes comme Dieu veut qu'ils s'en servent ; ils étudient la prophétie de la manière même dont elle leur est adressée. Cette prophétie devait être comparée à l'événement, ils la comparent à l'événement : la méthode est donc ainsi justifiée.

 

Et quant à l'autre méthode, je ne la blâme point, car, outre le sens prophétique à long terme qui n'est compris qu'à la lumière de l'événement, il y a dans les prophètes un sens apparent, inférieur, qu'il est bon de connaître.

Dans certains cas, les deux sens se confondent plus ou moins. Souvent la prophétie s'entrouvre dans une certaine mesure, et le prophète y entend chose. Souvent, la prophétie peut s'entendre dans un sens terrestre et dans un sens spirituel, et il y a entre les deux sens quelque chose de commun qui est compris des contemporains. D'autres fois, les contemporains ne comprennent rien, ou comprennent autre chose. Ou bien la prophétie s'applique à plusieurs événements ; ou bien, on l'applique à un événement, quoiqu'elle ait un autre événement pour objet. Il est donc utile de rechercher le sens des textes prophétiques qui fut compris par leurs auteurs, ou par les contemporains qui les entendirent ou les lurent. Une telle méthode est légitime en soi, pourvu qu'on ne nous interdise pas de rechercher, à l'aide d'une autre méthode, la pensée même de Dieu.

Ne l'oublions pas, lorsqu'on croit à l'inspiration, on voit comme deux personnages dans l'écrivain des livres sacrés : le prophète lui-même et Dieu qui l'inspire ; et il peut se faire que le prophète écrivant une parole, lui donne un certain sens, et que Dieu, par sa volonté, donne à cette parole un autre sens, sens qui ne sera compris que plus tard, lorsque l'événement aura manifesté la pensée divine.

Ainsi ces deux méthodes peuvent subsister l'une à côté de l'autre. Le tort, c'est de vouloir substituer exclusivement l'une de ces méthodes à l'autre. Et nous pouvons dire, par conséquent, que les résultats de la critique moderne sur les prophéties, même quand ils seraient tous exacts (et ils ne le sont pas, à beaucoup près !) n'ébranleraient en rien la force démonstrative qui résulte de l'étude des prophéties par l'ancienne méthode, et qu'ainsi ceux que trouble la méthode moderne, se troublent à tort et peuvent se rassurer. Les progrès de la critique et cette nouvelle étude de la Bible n'ôtent rien à la force des démonstrations qui, de tout temps, ont servi à affermir la foi des chrétiens.

 

Après avoir ainsi justifié dans son principe la méthode apologétique qui étudie les prophéties à la lumière de l'événement connu, je voudrais examiner plus attentivement cette méthode elle-même, en mieux faire comprendre la nature ; en montrer aussi les dangers, car cette méthode n'est pas sans dangers, comme d'ailleurs toute méthode.

En quoi consiste cette méthode ? Avons-nous la prétention d'imposer notre pensée aux textes sacrés, d'y chercher ou d'y mettre ce qui ne s'y trouve pas ? Nullement. Nous faisons une hypothèse, nous disons : Peut-être, probablement même, car c'est une hypothèse probable et vraisemblable, il y a dans ces textes de l'Ancien Testament, comme l'ont toujours cru les Juifs, une annonce du Nouveau Testament. Nous cherchons si cela est vrai ; partant de cette hypothèse, nous tâchons de vérifier l'hypothèse par les faits, et nous cherchons si cette hypothèse sert à expliquer les textes. Agir de la sorte, c'est suivre une méthode rigoureusement scientifique. Qu'ont fait les astronomes lorsqu'ils ont imaginé l'hypothèse maintenant vérifiée du mouvement des astres ? Ils avaient devant eux un ensemble de phénomènes complexes ; le mouvement des planètes était très bizarre, tantôt direct, tantôt rétrograde. Pour l'expliquer, on avait imaginé des systèmes très compliqués de cycles et d'épicycles. Arrivèrent Copernic et Képler qui ont donné la vraie loi du mouvement : aussitôt, tout s'est éclairci ; et ensuite, partant de cette hypothèse, on l'a vérifiée par des faits. Et c'est là précisément ce que nous voulons faire nous-mêmes. De même dans les questions historiques : Lorsque l'âge ou l'auteur d'un document sont incertains, on essaie une hypothèse, on suppose que le document est de  telle époque, de tel auteur, qu'il a été écrit dans telle intention ; puis, on s'attache à vérifier l'hypothèse.

D'ailleurs, nos adversaires seraient bien mal à nous empêcher de nous servir, comme d'une hypothèse, de cette croyance aux prophéties qui est le grand et constant enseignement de la Synagogue et de l'Église. Eux-mêmes se servent de la même méthode pour détruire la Bible. Que sont en effet toutes leurs théories, sinon, appliquées à l'Écriture pour en miner l'autorité, des hypothèses sur l’introduction du monothéisme en Israël, sur la supposition, à certaines époques, de livres présentés comme sacrés, sur des falsifications de textes, pour mettre le passé d'accord avec le présent. Des hypothèses de ce genre remplissent les ouvrages des rationalistes. Nos adversaires n'ont donc pas le droit de nous reprocher l'usage d'une hypothèse dont ils ne sauraient établir l'invraisemblance, à savoir, l'idée que les textes de l'Ancien Testament sont la prédiction du Nouveau, et, en conséquence, l'effort fait pour vérifier cette hypothèse.

 

J'en conviens, ce travail de vérification exige certaines précautions. Quand on vérifie une hypothèse, on est tenté de plier les faits dans le sens de sa propre pensée. Tous, savants, historiens, critiques, qui ont imaginé une hypothèse et s'y sont attachés, courent le péril de subordonner les faits à leur hypothèse. Les apologistes n'échappent pas toujours à ce danger ; ils y ont même cédé plus d'une fois, mais ils peuvent toujours s'en garder.

Lorsqu'on procède de cette manière, c'est-à-dire lorsqu'on part d'une idée directrice pour expliquer des faits ou des textes obscurs, il advient de deux choses l'une : ou l'hypothèse est vraie, et les faits, ou les textes pris dans leur sens naturel, cadrent avec l'hypothèse ; ou, si l'hypothèse est fausse, faits ou textes n'entrent pas dans le cadre de l'hypothèse, ou n'y entrent que faussés et contraints. La loyauté de l'apologiste le préservera de ce danger.

Une preuve de la légitimité de cette méthode, c'est que cette méthode réussit quelquefois et d'autres fois échoue. Ces succès et ces échecs d'une méthode historique sont la garantie de sa légitimité. Une méthode qui réussirait toujours, évidemment, serait suspecte. Eh bien ! Qu'arrive-t-il, lorsqu'on essaie d'expliquer les prophéties par l'événement ? Quand il s'agit de l'annonce de la vie, de la Passion, de la mort du Sauveur, et de la fondation de l'Église, l'hypothèse peut se vérifier. Nous le verrons au cours de ces études, et vous pouvez le voir dès à présent en lisant la seconde partie du Discours sur l'histoire universelle où cette vérification est présentée d'une manière très claire et très convaincante.

 

Prenons un autre livre prophétique, le livre de l'Apocalypse, par exemple. Quel est le but de ce livre ? Nous ne le connaissons pas ; aucun événement jusqu'à présent n'a pour ainsi dire servi de clef pour le vérifier. Tous les efforts ont été vains. Est-ce parce qu'il prédit des événements qui ne sont point encore arrivés, ou est-ce parce que l'Apocalypse est une suite de visions destinées à encourager, à soulever les cœurs vers le bien, plutôt qu'à annoncer des événements précis ? Je ne me prononce pas ; mais il est certain que les efforts pour en donner une explication suffisante ont été vains. Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que l'un de ces efforts, l'un des meilleurs, sans doute, a été fait par Bossuet lui-même, de sorte que, là, vous voyez le même génie appliquant la même méthode d'une part à l'Ancien Testament en prenant pour clef le Nouveau Testament, et d'autre part à l'Apocalypse en prenant pour clef la persécution de Dioclétien. Eh bien, dans un cas, la démonstration est claire, évidente, frappante ; dans l'autre, elle est très obscure, très imparfaite, elle ne contente pas ; on voit bien que l'auteur a cherché à tout prix une explication, mais qu'il n'en a trouvé aucune qui le satisfît. Donc, du fait même que cette méthode échoue quelquefois et réussit ailleurs, il s'ensuit qu'elle est légitime, car pourquoi cette différence entre l'explication des prophètes de l'Ancien Testament et celle de l'Apocalypse (de part et d'autre, c'est le même génie et c'est la même méthode), sinon parce que, dans le premier cas, les textes s’accordent naturellement avec les faits évangéliques, et, dans l’autre cas, il n’y a aucun faits connus qui s’accordent avec les visions de l’Apocalypse.

 

Entreprenons donc cette étude avec confiance. Néanmoins, avant de commencer l’étude directe des textes prophétiques, nous aurons, dans la prochaine conférence, une étude préparatoire à faire. Nous rechercherons d'abord quel a été l'effet de ces textes, c’est-à-dire que nous considérerons le grand fait de l'attente du Messie chez les Israélites. Il est certain que, pendant bien des siècles, le peuple d'Israël a attendu un Messie qui devait renouveler l'humanité ; qu'il a cru que le salut de l'humanité devait sortir d'Israël. C'est cette attente qui explique toute la vie du peuple d'Israël, même sa vie actuelle, car, s'il a été dispersé dans l'univers, s'il a été opprimé partout, c'est parce que son attente n'a pas été réalisée, ou a été réalisée autrement qu'il ne le voulait et qu'il ne le croyait, et qu'il s'est trouvé en opposition avec la religion qui sortait de lui. Et s'il a mis tant de ténacité à conquérir le monde par tous les moyens, c'est par suite de cette croyance à sa destinée qui ne l'a point abandonné. Le peuple d'Israël a donc attendu le Messie pendant longtemps. Puis, en face de ce fait, nous plaçons l'Évangile ; nous verrons alors que cette attente a été en partie réalisée et en partie trompée. Et cette étude nous conduira directement aux prophéties, car si le peuple d'Israël a attendu le Messie avec tant d'ardeur, c'est parce qu'il a lu son annonce dans les prophéties ; et s'il s'est trompé en ne le reconnaissant pas, c'est parce qu'il n'a pas compris les prophéties. Elles étaient ce qu'elles devaient être : obscures avant l'événement ; et Israël, égaré par ses passions, n'en a pas découvert le vrai sens. Nous ferons donc, dimanche prochain, l'étude de l'attente du Messie chez les Israélites.

 

Vous savez que cette attente du Messie est, en même temps, l'objet du culte de l'Église pendant ce temps de l'Avent, et vous me permettrez, en terminant, de vous dire que ces études de l'esprit doivent être accompagnées des dispositions de l'âme et du cœur ; que, pour comprendre lés choses surnaturelles, les choses de Dieu, le raisonnement seul ne suffit pas, mais qu'il faut aussi la bonne volonté, et que Dieu éclaire les âmes simples plutôt que les âmes égarées par l'orgueil de leur science. En étudiant cette attente du Messie, nous nous rappellerons quels sentiments doivent nous animer. Aux derniers temps d'Israël, deux sortes de personnes attendaient le Messie. Les uns attendaient avec les sentiments d'un orgueil national exclusif, étroit, avec des idées et des passions terrestres, et le Messie n'est pas venu pour eux, ou plutôt ils ne l'ont pas reçu. D'autres, au contraire, ont attendu le Messie avec loyauté, droiture, humilité, simplicité, avec l'amour du bien et de la justice ; ceux-là l'ont vu, et ils ont eu le bonheur de reconnaître dans l'enfant de Bethléem, nonobstant l'humilité de sa crèche, le roi d'Israël, le Sauveur de l'humanité et le fondateur sur la terre du règne de Dieu.

 

 

 

(1) L'abbé de Prades, dans sa thèse du 18 novembre 1751, avait contesté le caractère miraculeux et, partant, la valeur apologétique des guérisons opérées par Jésus-Christ. Il devint lecteur du roi de Prusse, Frédéric II. (A. L).

(2) Isaïe, XLI, 23.