CHAPITRE VIII




    Que l'Esprit de Dieu cause dans les âmes divers mouvements. Plusieurs règles pour les discerner. Des divers langages de Dieu, et du discernement que l'on en doit faire. Par quels signes on doit reconnaître quand il est vrai ou quand il est faux que Dieu nous parle.

    I. O profondeur de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont impénétrables, et que ses voies sont incompréhensibles dans ses élus ! (Rom. 11. 33.) Car il les appelle et les meut par divers moyens qui sont admirables ; et il opère en diverses manières les choses qui regardent leur salut. L'Ecriture sainte dit que Jésus-Christ montant dans le ciel a répandu ses dons sur les hommes (Eph. 4. 8.). Elle ne dit pas un don, mais ses dons ; car comme l'explique saint Augustin (Lib. 15. de Trin. c. 19.) : Dieu par ce grand don, qui est l'Esprit saint, répand plusieurs dons en tous les membres de Jésus-Christ, distribuant à chacun les grâces qui lui sont propres. Car chacun des fidèles ne reçoit pas tous les dons de Dieu : mais les uns en reçoivent d'une sorte, et les autres d'une autre sorte, quoiqu'ils aient tous ensemble ce don principal qui partage à chacun ce qui lui convient. C'est pourquoi cet Esprit saint est représenté dans la parole de Dieu tout ensemble comme un seul Esprit et comme un Esprit multiplié (Sap. 7. 22.), parce qu'encore qu'il demeure toujours un, il ne laisse pas de se répandre dans les hommes en diverses manières par ses inspirations : en sorte que rien ne se cache à sa chaleur (Psal. 18. 7.) quand il la veut faire agir. Il y a divers dons et diverses grâces ; mais il n'y a qu'une seule charité divine qui les produise. Il y a plusieurs chemins ; mais ils ne tendent tous qu'à un même terme.

    Saint Bernardin de Sienne parle excellemment de ce sujet dans son traité des divines inspirations. Dieu, dit-il ( Ser. 1. art. 1. c. 8. to. 3.), a de coutume de conduire, d'instruire et d'inspirer les âmes fidèles en diverses manières, et selon les diverses occasions dont il se sert. Il le fait quelquefois par des révélations manifestes ; quelquefois en répandant imperceptiblement dans les puissances de l'âme la foi, l'espérance et la charité ; quelquefois en donnant une nouvelle vivacité et une nouvelle force à l'entendement, à la mémoire et à la volonté à l'égard de certains objets qui sont utiles au salut. Quelquefois il rend l'esprit d'un homme soumis et docile vers quelqu'un de ses serviteurs qui peut le conduire et l'aider. Quelquefois il applique l'âme d'un homme plein de piété et de zèle à quelque passage de l'Écriture, où il lui fait rencontrer quelque histoire dont la considération le conduit à quelque bien, et qui le console en ce qu'il désire.

    Voici comme saint Grégoire explique dans ses morales cette variété de moyens que le Saint-Esprit emploie peur venir en nous. Dieu, dit ce Père (Lib. 5. c. 20), nous ouvre comme les conduits par lesquels il répand son bruit doux et subtil, lorsqu'il nous fait entendre secrètement les moyens par lesquels il parle à notre âme. Car quelques fois il nous touche par des sentiments d'amour, quelquefois par des mouvements de terreur : quelquefois il nous montre combien il est vrai que les choses présentes ne sont rien, et il élève notre coeur aux désirs des biens éternels. Quelquefois il nous donne tout d'abord la connaissance et le goût de ces biens de l'éternité ; afin qu'ensuite nous n'ayons que du dégoût et du mépris pour les choses temporelles. Quelquefois il nous découvre nos propres maux, et nous porte par ce moyen jusqu'à compatir aux maux des autres. Quelquefois il nous met devant les yeux les maux d'autrui : et nous ayant donné par ces objets d'admirables sentiments de componction, il nous corrige de nos propres déréglements.

    II. Or encore que l'esprit de Dieu nous enseigne toujours la vérité et nous attire toujours à la vertu, quelquefois il nous instruit sans nous attirer, et quelquefois il nous attire sans nous instruire. Et cette diversité vient de deux causes. Premièrement de nos péchés et de notre ignorance, parce qu'encore que nous connaissions le bien par la lumière que la grâce de Dieu répand dans notre esprit, nos péchés nous sont un obstacle à faire le bien que nous connaissons, lorsque Dieu nous abandonne à notre propre faiblesse ; ou parce qu'étant excités à faire le bien, la pesanteur et les ténèbres de notre esprit nous ôtent la connaissance qui nous serait nécessaire. Saint Bernard témoigne avoir observé celle vérité en disant (Ser. 1. Pent. n. 5.) : Plusieurs sont avertis de bien faire ; mais ils ne savent point ce qu'il faut faire, si la grâce du Saint-Esprit ne leur vient de nouveau donner du secours, et ne leur enseigne à mettre en pratique la pensée qu'il leur inspire, afin qu'ils ne reçoivent point la grâce de Dieu en vain. C'est pourquoi non-seulement il est nécessaire d'être averti et d'être instruit, mais encore d'être excité et d'être porté au bien par cet esprit qui aide notre infirmité en nous donnant le mouvement et l'action. Saint Grégoire-le-Grand dit la même chose en ces termes (Hom. 31. in Evangel.) : Le Seigneur nous appelle. Mais il ne nous relève pas de l'abattement et de la langueur où nous sommes toutes les fois qu'il nous éclaire par sa grâce, nos péchés nous ôtant souvent le pouvoir d'être secourus autant que nous en aurions besoin. Car souvent nous voyons ce qu'il faudrait faire, et néanmoins nous ne l'accomplissons pas. Nous faisons des efforts, et notre faiblesse nous retient. Notre âme voit ce qui est bon ; mais la difficulté que nous trouvons à pratiquer ce que nous jugeons être meilleur, nous fait succomber.

    L'autre cause de ce que la lumière et la force ou l'attrait pour faire ce que Dieu nous montre ne se trouvent pas également en nous, vient d'une infaillible dispensation de la Providence divine, laquelle disposant toutes choses d'une manière facile et tranquille (Sap. 8. 1.) nous élève sans violence des choses basses aux plus hautes, et nous fait passer d'un degré à un autre degré selon l'état et les forces où nous sommes. Dieu éclaire l'âme de quelques personnes par la lumière de la science, et ensuite il enflamme leur volonté. Il excite en d'autres de saintes affections avant que d'éclairer leur entendement. Il enseigne à quelques personnes intérieurement ce qu'elles doivent faire à chaque rencontre particulière. Il en excite d'autres vivement et fortement à la perfection, sans néanmoins leur montrer aucune voie particulière. Quelques-uns sont poussés par une inspiration divine à désirer et tout ensemble à mettre en grandes exécution de grandes actions. D'autres conçoivent des désirs ardents de vertus qu'ils n'accompliront néanmoins jamais. Ainsi Dieu poussa David à désirer de lui bâtir un temple (1. Paral. 17.), non pour qu'il le bâtit effectivement, mais afin seulement qu'il fit les préparatifs de la grande dépense que demandait ce magnifique édifice. Ainsi durant la paix de l'Eglise, Dieu inspire quelquefois à des chrétiens un ardent désir du martyre ; il inspire à des personnes faibles l'amour des austérités, à des personnes mariées l'affection à la vie religieuse, à des personnes engagées dans le commerce du monde l'amour de la solitude. Et Dieu ne donne pas ces divers bons mouvements, afin que l'on accomplisse ce que l'on souhaite, mais afin que les coeurs étant enflammés par ces saints désirs, on ait en aversion les vanités et les pompes du siècle, et l'on fasse du progrès dans l'amour de Dieu et la perfection chrétienne. Il faut donc faire toujours beaucoup d'état des bons désirs qui sont inspirés de Dieu. Mais il ne faut pas pour cela se porter à les accomplir aussitôt qu'on les a connus, parce qu'il n'est pas toujours vrai que Dieu ne les ait donnés que pour les faire accomplir.

    C'est pourquoi avant que de l'entreprendre, il faut considérer mûrement la qualité des choses dont on a le coeur occupé, et dire à Dieu avec une fervent confiance, à l'imitation de l'Apôtre : Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Act. 9. 6.) ? Il Faut encore consulter un sage directeur, et se soumettre à ses avis.

    De saints hommes, éclairés d'une lumière d'en haut et instruits par leur propre expérience, nous ont enseigné comment on doit reconnaître et discerner avec  assurance les inspirations de Dieu. Nous allons rapporter ici fidèlement les règles qu'ils en ont données ; et nous tâcherons de le faire d'une manière abrégée, en ne retranchant rien toutefois de ce qui sera nécessaire pour en instruire.

    1. L'esprit de Dieu nous excite toujours à suivre Jésus-Christ et à imiter ses vertus. Car Jésus-Christ n'étant pas seulement notre Rédempteur, mais encore notre docteur, notre conducteur et notre exemple, sa vie et ses vertus nous sont proposés comme le modèle et l'idée de toute la perfection et de toute la sainteté. Apprenez de moi, dit ce Sauveur, que je suis doux et humble de coeur (Matt. 11 . 29.). Je vous ai donné l'exemple, afin que vous fassiez comme j'ai fait (Jean. 13. 15.). Il est la voie, la vérité et la vie (Ibid. 14. 6.). Celui qui dit qu'il demeure en lui, doit marcher lui-même comme il a marché (1. Joan. 2. 6.). Il ne faut donc nullement douter que celui qui est poussé à suivre les pas de Jésus-Christ, ne soit excité par l'esprit de Dieu.

    2. Lorsque l'esprit de Dieu nous inspire le bien pour nous le faire pratiquer, il opère en nous trois choses, comme l'a remarqué saint Bernard. Il avertit, il instruit et il meut, dit ce Père (Ser. 1. de Pentec. n. 5.). Il avertit la mémoire, il instruit la raison, il meut la volonté. Car c'est dans ces trois choses que consiste le tout de notre âme. Il suggère le bien à la mémoire par de saintes pensées ; et ainsi il éloigne notre paresse et notre pesanteur. Il éclaire notre raison, afin qu'elle voie ce que l'on doit faire ; et ainsi il dissipe les ténèbres de notre ignorance. Enfin il meut et fait agir notre volonté ; et ainsi il assiste notre faiblesse. L'esprit de Dieu opère ces trois choses dans notre âme par sa grâce, nous donnant de penser, de vouloir et de faire ce qui est bon. Il opéra le premier en nous, le second avec nous, et le troisième par nous.

    3. Il n'y a que Dieu seul qui laisse dans l'âme, par ses inspirations, une consolation, sans qu'aucune cause l'ait précédée, comme saint Ignace l'observe dans le livre de ses exercices spirituels. Car c'est le propre du Créateur d'entrer dans sa créature, de la convertir, de la tirer à soi, et de la changer toute, en la remplissant de son amour. Nous disons que nulle cause ne précède cette consolation et ce changement qui arrive à l'âme ; parce que rien de toutes les choses extérieures ne se présente ni aux sens, ni à l'entendement, ni à la volonté qui puisse produire par soi-même cette consolation.

    Or, il y a cette différence entre la conduite que Dieu tient vers les justes et celle qu'il tient vers les pécheurs, qu'il se répand dans les justes d'une manière agréable et douce, à cause du rapport et de la ressemblance qu'ils ont à sa justice et à sa sainteté ; en sorte qu'étant délivrés aussitôt de la crainte, ils deviennent pleins de consolation. Au contraire, Dieu trouble fortement les pécheurs qui sont dans un état de tiédeur et d'éloignement des choses spirituelles, à cause, comme nous l'avons remarqué ci-dessus, qu'il les trouve dissemblables et opposés à ce qu'il est. Mais après les avoir ébranlés par la terreur, il les console en leur donnant une componction par laquelle il les excite à reconnaître l'état misérable où ils sont, et à désirer d'acquérir la perfection de la justice chrétienne. D'abord, dit saint Bernard (Ser. de utilit. verbi Dei 24. de diver. n. 2.), les Voix de Dieu frappant les oreilles de l'âme, trouble, épouvante et fait discerner et condamner l'état où l'on est ; mais aussitôt, si l'on s'applique, comme il faut, à sa vérité, elle vivifie, elle ôte la dureté, elle échauffe, elle éclaire, elle purifie Nous devons reconnaître par là combien est véritable cette sentence du grand saint Antoine, rapportée par saint Athanase dans sa vie (In vitâ S. Ant.) : QUE LE DISCERNEMENT DES BONS ESPRITS ET DES MAUVAIS N'EST POINT DIFFICILE. Car si, dit-il, la joie succède à la crainte, nous devons savoir que c'est de Dieu que nous avons reçu du secours, parce que le calme et l'assurance de l'âme est un signe de la présence de Dieu. Mais si la crainte et le trouble, dont on a reçu l'impression, demeure toujours, on doit reconnaître que c'est l'ennemi qui se présente à nous.

Le Docteur angélique (S. Th. 3. p. qn. 30. a. 3. ad. 3.) rapporte et loue cette sentence. Et quoiqu'elle ait été dite par saint Antoine sur le sujet des visions et des apparitions qui lui étaient si ordinaires, elle doit néanmoins avoir lieu en ce qui regarde les inspirations cachées. Et la raison est, parce que lorsqu'un homme est élevé au-dessus de soi-même, la partie inférieure en est affaiblie, d'où procède le trouble ; comme on voit qu'après que la chaleur naturelle s'est retirée au dedans, les parties extérieures du corps tremblent. C'est ainsi que Daniel fut consterné au commencement de sa vision ; que la sainte Vierge fut troublée au premier abord de l'Ange ; que Zacharie fut ému en voyant l'Ange, et en fut saisi de crainte ; que l'apôtre saint Jean, au commencement de ses révélations, tomba comme mort, l'excès de la crainte l'ayant comme privé de sentiment et de vie ; enfin que les Apôtres, à l'instant de la transfiguration de notre Seigneur, se jetèrent le visage contre terre, et en furent extrêmement effrayés. Mais la paix et la consolation succédèrent à toutes ces craintes, et à tous ces trouble.

    4. L'âme, quand Dieu est l'auteur de ses mouvements, se propose en toutes choses une fin extrêmement droite. Car celui qui a fait toutes choses pour lui-même, excite toujours à chercher sa plus grande gloire : et celui qui est excité à chercher quelque autre chose que Dieu, ne saurait pas être mu par ce bien suprême qui doit être la dernière fin de toutes choses. Cette doctrine de saint Augustin est célèbre (Lib. 1. de Doct. chr. c. 35.l & lib. 10. de Trin. c. 10.), que ce n'est que de Dieu seul que nous devons jouir, parce qu'il est notre souveraine fin, et qu'il faut seulement user de toutes les autres choses. Et la vie des hommes ne saurait jamais être vicieuse et condamnable que par le mauvais usage et par la mauvaise jouissance. Et saint Bernard (Ser. de obed. et patient. 2. de diver n. 5.) a dit conformément au sentiment de saint Augustin, que notre obéissance ni notre patience ne sauraient plaire à Dieu, s'il n'est la cause et la fin de tout le bien que nous faisons, et de la patience avec laquelle nous souffrons tout ce que nous avons à souffrir.

    5. L'inspiration de Dieu rend l'âme docile et très disposée à se soumettre au sentiment et aux conseils des autres, principalement des plus anciens et des supérieurs. Cette docilité et cet humble acquiescement nous sent exprimés dans le prophète Isaïe en ces termes (Isaï. 50. 5.) : Le Seigneur m'a ouvert l'oreille, et je n'ai point contredit, je n'ai point tourné le dos. Et selon l'explication que saint Bernard fait de ces paroles (Ser. 28. in Cant. n. 6.), le Saint-Esprit nous y donne la règle de l'obéissance volontaire, et nous y marque l'exemple d'une longue et courageuse patience. Car celui qui ne contredit point, se soumet par une grande volonté ; et celui qui ne tourne point le dos, persévère à écouter et à obéir.

    Et l'on ne doit point alléguer contre cette doctrine, que ceux par qui l'on est enseigné et conduit sont quelquefois ignorants et imprudents. Car, comme dit saint Jean Climaque (Gradu 26. n. 110.) : Dieu n'est pas injuste, pour souffrir que les âmes qui se soumettent humblement par leur foi et leur simplicité aux conseils et aux jugements des autres, soient trompées.

    6. D'autant que la patience est parfaite dans ses oeuvres et dans ses effets (Jac. 1. 4.), et nous rend semblables à Jésus-Christ qui a souffert le supplice de la croix avec une patience toute divine, c'est une marque d'une bonne inspiration que de désirer de beaucoup souffrir, et d'avoir l'âme préparée à supporter courageusement tous les maux qui peuvent arriver. Cette disposition ne saurait venir de Satan ni de la nature. La patience, dit Tertullien (Lib, de pat. c. 1.), a tant de rapport à toutes les choses de Dieu, qu'on ne saurait observer aucun précepte, ni faire aucune oeuvre agréable à Dieu, quand on manque d'être patient. Jésus-Christ, dit encore cet auteur (Ibid. c. 3.), étant prêt de sortir du monde, voulut trouver ses délices dans les souffrances. On lui cracha au visage, on le frappa, on se moqua outrageusement de lui, on exposa sa royauté en un mépris excessivement impie par la robe de pourpre dont on le revêtit, et par la couronne d'épines que l'on lui mit sur la tête. Il montra, dans toutes les circonstances de sa passion, une force merveilleuse et une égalité d'esprit toute divine. Celui qui voulut cacher sa divinité par la chair dont il était revêtu, ne voulut rien avoir de l'impatience humaine. Pharisiens, cette constance inébranlable vous devait faire connaître le Seigneur et le Sauveur du monde. Nul homme ne pourrait exercer une patience semblable à la sienne.

    Les bons sont distingués des méchants par l'effet des adversités comme par une marque infaillible. Car un méchant homme devient encore plus méchant par les maux qu'il souffre. Un homme de bien, au contraire, en devient plus pur, plus éprouvé, plus fort, plus parfait. Ceux dont la vertu est encore faible, ont accoutumé de s'inquiéter et de se troubler au premier abord des afflictions, quoique dans la suite se soumettant a la providence et à la volonté de Dieu, ils souffrent patiemment. Mais un homme parfait aspire aux calamités et aux tourments comme à un sujet d'une extrême joie. Il embrasse avec un visage serein et content les croix qui viennent à lui, et les regarde comme un grand bien fait de Dieu dont il s'estime indigne.

    En ce qui est des peines que l'on prend volontairement pour châtier et mortifier son corps, il faut observer avant toutes choses cet ancien avertissement : Ne vous portez à aucun excès. Car c'est le propre de l'Esprit de Dieu de rendre les hommes modérés, et de ne leur point faire passer les bornes de la discrétion. Dieu est la sagesse même, dit saint Bernard (Ser.19. in Cant. n. 7.), et il veut être aimé non seulement tendrement, mais encore sagement. C'est pourquoi l'Apôtre nous recommande de rendre à Dieu une obéissance et un culte raisonnable (Rom. 12. 1.). Car si vous négligez la science dont on a besoin pour agir sagement, l'esprit d'erreur vous jettera facilement dans l'illusion par un zèle indiscret et déraisonnable.

    Saint Grégoire nous recommande cette même modération en ces termes (I. 30 Mor. c. 14.) : Il est nécessaire de savoir réprimer de telle sorte les passions de la chair, qu'on en détruise les vices sans la détruire elle-même. Car il arrive souvent qu'en la macérant avec excès, on s'affaiblit tellement qu'on n'a plus la force d'exercer diverses bonnes oeuvres, et qu'en s'appliquant avec trop de chaleur à étouffer le sentiment des convoitises, on se rend incapable de vaquer à la prière ou à la prédication. Cet homme extérieur qui est en nous doit aider à exécuter les intentions et les désirs de notre âme. Il est vrai qu'il n'a de soi-même que des mouvements de convoitise : mais il ne laisse pas de devoir servir à pratiquer les bonnes oeuvres : au lieu que souvent en lui faisant la guerre comme à un ennemi, nous faisons périr en lui un citoyen que nous ne laissons pas d'aimer; et que souvent au contraire en épargnant trop ce concitoyen nous lui donnons des forces pour nous combattre.

    7. C'est un signe évident de l'esprit de Dieu d'aimer principalement et d'exercer les vertus qui conviennent davantage aux disciples de Jésus-Christ, comme sont la simplicité, l'humilité, la vérité, la sincérité, et les autres vertus chrétiennes qui sont inconnues aux amateurs de ce monde. Je suis la vérité, dit Notre-Seigneur (Joan. 14. 6.). Dieu se plaît, dit le Sage (Prov. 3. 32), à s'entretenir avec les simples : D'autant, comme dit saint Grégoire (Past. p. 3. adm. 12.), qu'il se plaît à éclairer des vérités et des mystères du ciel ceux dont l'âme n'est obscurcie d'aucun nuage de duplicité. C'est pourquoi Notre-Seigneur dit dans l'Evangile, en s'élevant à son Père : Vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux simples et aux petits (Matt. 11. 25.). Ces vertus Évangéliques sont comme une pierre de touche avec laquelle on doit éprouver les autres vertus. Par quelque prérogative de patience, de continence, de douceur, de modestie, de piété, qu'un homme paraisse exceller, si l'on ne voit point en lui la vérité et la simplicité, s'il se produit, s'il loue et élève ce qui est de lui, s'il est opinâtrement attaché à son jugement, s'il paraît quelque duplicité dans ses paroles et dans ses actions, toutes ses autres vertus ne sont que des illusions et des feintes. Saint Grégoire dit excellemment sur ce sujet (Lib. 10. Mor. c. 16.)  : La sagesse des justes est de ne rien feindre par des apparences contraires à la vérité ; de montrer sa pensée par ses paroles ; d'aimer en toutes choses la vérité ; d'éviter la fausseté ; d'être bienfaisant gratuitement ; de tolérer plus volontiers le mal que le faire ; de ne chercher jamais à se venger des injures ; de regarder comme un gain les affronts que l'on souffre pour la vérité. Mais on se moque de cette simplicité des justes, à cause que la parfaite candeur passe pour une folie devant les sages du monde. Si donc on marche avec un coeur simple dans l'observation des commandements de Dieu, si l'un ne se porte point de soi-même à ce qui est grand ni à des choses éclatantes qui soient au-dessus de ce que l'on peut et de ce que l'on est, si l'on ne suit point ses propres pensées, il est difficile d'être trompé par les illusions de Satan. Car comme l'orgueil fut aux anges rebelles et à nos premiers parents la cause de leur chute ; ainsi l'humilité et la simplicité est la voie la plus sûre pour aller à Dieu, et la preuve la plus assurée que les instincts et les mouvements de l'âme viennent de lui. Et si l'on trouvait cette humilité et cette simplicité dans tous ses désirs et tous les mouvements de son âme, et dans toutes ses oeuvres ce serait en vain, comme dit Gerson (De dist. vision. signo. 4.), que l'on emploierait d'autres signes pour bien reconnaître si c'est véritablement l'esprit de Dieu qui remue notre âme et la fait agir.

    Ce fut par ces excellentes marques que le célèbre théologien Dominique Bannez éprouva et reconnut l'esprit de sainte Thérèse. J'ai, dit-il (Initio oper S. Ther.), entendu ses confessions plusieurs années ; je l'ai examinée souvent ; je me suis rendu extrêmement dur et rigoureux à son égard ; mais plus je m'humiliais et m'éloignais de lui témoigner de l'estime, plus elle se portait à demander mes avis, estimant qu'elle marchait plus sûrement par cette voie : et jamais je n'ai observé plus de sincérité, de simplicité et d'humilité en aucune autre personne.

    8. Où l'esprit de Dieu se trouve, on trouve aussi cette liberté d'esprit que l'on voit si recommandée par saint François de Sales (Lib. 2. ep. 1.). Or, cette liberté des enfants de Dieu consiste à retirer ses affections de toutes les choses de la terre ; afin que l'âme étant libre et dégagée de toutes sortes d'obstacles, soit toujours prête à suivre la volonté de Dieu en toutes choses. Celui qui est établi dans cette sainte liberté ne s'attache point aux consolations, mais supporte les afflictions avec toute la tranquillité d'esprit que l'infirmité de notre condition mortelle le peut permettre. Celui qui est ainsi établi dans la liberté des enfants de Dieu, n'attache point tellement son coeur aux exercices spirituels, qu'il ne puisse les interrompre sans tristesse et sans inquiétude, quand la nécessité, ou la charité et l'obéissance lui suscitent quelque cause légitime de cette interruption. Il n'est jamais privé de sa paix et de sa joie intérieure, parce que nulle privation de quoi que ce soit ne saurait causer de tristesse à un coeur entièrement détaché de toutes les créatures, selon cette sentence du Sage : Quoi qu'il arrive au juste, il ne s'en attristera point (Prov. 12.21.). Il reçoit les consolations spirituelles sans en dépendre. Il aime ses occupations sans s'y attacher. Il sent quelquefois des tristesses, mais ce n'est que pour un peu de temps ; car il rentre aussitôt en lui-même, où il ne trouve que de la paix et du calme.

    9. Les serviteurs de Dieu n'ont pas tous une véritable et pure lumière ; et ceux qui l'ont n'en sont pas toujours si également occupés et pénétrés qu'ils ne parlent et n'agissent que par la conduite de cette lumière ; mais ils le sont seulement lorsque Dieu, qui en est le dispensateur par une libéralité toute gratuite, veut qu'ils le fassent. Et s'ils s'efforcent d'écrire et de publier ce que cette divine lumière leur fait connaître, ils n'ont pas dans ce dessein le succès qu'ils souhaiteraient si Dieu ne les y engage et ne les y conduit par une grâce et une inspiration particulière. Et ce qu'ils disent, par ce mouvement et cette illumination de Dieu, ne saurait être entendu que par ceux qui participent à cette même lumière, selon qu'elle leur est plus ou moins communiquée. Car tout de même que les veux du corps ne sauraient voir les images corporelles que par le moyen de la lumière corporelle, ainsi les veux de l'âme ne sauraient voir l'homme intérieur s'ils ne sont éclairés de la lumière divine. Mais cette lumière n'est accordée qu'à très peu de personnes. C'est pourquoi il n'y a aussi qu'un très petit nombre d'hommes qui soient vraiment intérieurs, et qui puissent connaître intérieurement les autres, pour bien discerner ce que l'esprit de Dieu opère en eux. C'est ce que saint Thérèse a éprouvé avec de grandes peines, ayant eu des directeurs qui ne pouvaient entendre ni son langage, ni l'esprit par lequel Dieu la conduisait ; et elle demeura dans ce pénible exercice jusqu'à ce qu'elle eût trouvé des hommes éclairés de la mène lumière dont elle était pleine, qui furent saint Pierre d'Alcantara, saint François Borgia, balthazar Alvarez, et d'autres personnages de cette vertu et de cette sainteté. On pourrait trouver beaucoup d'autres exemples de ce genre qu'il serait trop long de rapporter ici. C'est le défaut de cette lumière dont je parle qui fait que des hommes ignorants et charnels, qui ne comprennent point les choses qui sont de l'esprit de Dieu, donnent des interprétations fausses et sinistres au langage mystique des personnes spirituelles. Car, comme dit saint Bernard, si plein de cette intelligence et de cette lumière céleste (Ser. 79. in Cant.), c'est en vain que celui qui n'a point l'amour de Dieu dans le coeur, entreprend d'écouter ou de lire le sacré cantique de cet amour saint ; parce que celui dont le coeur n'a que de la froideur et de la dureté, n'est capable en aucune sorte d'entendre un langage qui est tout d'amour et tout de feu. Car tout de même que celui qui ne sait point la langue grecque n'entend point un homme qui parle grec, ni celui qui ne sait point la langue latine un homme qui parle latin, et de même de toutes les autres langues ; ainsi la langue de l'amour est étrangère et barbare à celui qui n'aime point, et elle ne lui est que comme le son de l'airain ou comme une cymbale retentissante (1. Cor. 13. 2.).

    10. La grâce de Dieu par elle-même ne détruit ou n'affaiblit point la nature, mais plutôt la munit, la fortifie et la perfectionne. Car Dieu est l'auteur de la nature, comme il est le dispensateur de la grâce. Quand donc il arrive quelque maladie ou quelque fatigue par les choses qu'un homme fait par l'inspiration de Dieu, ce n'est point un effet de la grâce, mais de la faiblesse de la nature ; parce que le corps qui tend toujours à la corruption est à charge à l'âme (Sap. 9. 15.) dans les exercices où la grâce la conduit. C'est pourquoi on ne doit pas avoir la pensée que ce n'est point l'Esprit de Dieu qui nous porte aux choses dont notre corps souffre quelque peine. Nous voyons dans l'Écriture sainte que le prophète Daniel après une vision d'un ange qui le remplit d'étonnement, fut destitué de toutes ses forces. Ma force, dit-il (Dan. 10. 8.), ne demeura plus en moi : mais je fus tout à fait changé, je devins sec, et je n'eus plus aucune vigueur. Car, comme observe saint Grégoire (Lib. 3. Dial c. 24.), lorsque l'âme de l'homme est élevée au-dessus d'elle-même à la contemplation de ce que Dieu veut lui faire voir, il est nécessaire que ce vaisseau fragile de notre chair soit affaibli et soit abattu par le poids d'un talent qu'il n'a pas la force de porter. Et cela arrive non-seulement dans les visions des esprits bienheureux, comme il arriva à Daniel, mais encore dans les consolations divines : en sorte qu'il y a eu des Saints qui ne pouvant porter, à cause de la faiblesse de leur chair, ces consolations célestes, auxquelles elle n'a point de proportion dans l'état corruptible où elle est, se sont écriés : C'est assez, Seigneur, c'est assez.

    11. C'est une grande preuve de l'Esprit de Dieu, et ce n'est pas une des moindres parties de la prudence spirituelle d'embrasser ordinairement les exercices et les oeuvres qui sont particulièrement accommodés et propres au siècle où nous sommes. Et n'avoir aucun égard à la différence des temps, c'est une tromperie et une illusion du malin esprit.

    Il est manifeste que Dieu a toujours observé des conduites différentes selon la différence des âges du monde, pour mener les hommes à leur salut. Au commencement du monde la lumière naturelle de la raison avait une grande part à la conduite que Dieu tenait sur les hommes. La circoncision et le temps des cérémonies succédèrent à la loi naturelle. Ensuite la lumière de l'Évangile a été répandue sur les hommes. Et l'on doit encore observer depuis le temps que cette lumière a commencé d'être répandue, comme une différence de divers âges et de divers états. Lorsque Notre-Seigneur commença d'établir son Eglise, le Saint-Esprit fut envoyé visiblement aux Fidèles, et les grâces leur furent données par des effets sensibles et miraculeux. Le temps des persécutions et du martyre succéda à cette libérale effusion de dons et de grâces. Ensuite les hérésies vinrent exercer et éprouver l'Église de Jésus-Christ ; et ses saints Docteurs furent occupés à les réfuter et à soutenir les vérités de la foi ; et les lumières de leur esprit parurent dans l'explication de la parole de Dieu et de la doctrine du salut. Aux siècles suivants, Dieu rendit son Eglise florissante par une multitude innombrable de religieux solitaires qui vécurent dans une vie très-austère et très-pénitente. Les siècles d'après, succédant les uns aux autres, ont enfin conduit l'Église au temps où nous sommes, dans lequel le monde étant arrivé comme à sa vieillesse, semble exiger que l'on s'éloigne de tout ce qui peut attirer l'admiration, et qui est hors de l'usage et de la coutume, et que l'on s'applique à la vie intérieure pour s'unir à Dieu plus étroitement, en évitant tout éclat.

    Mais quant à ce que quelques-uns écrivent que les corps sont maintenant trop faibles et ne peuvent plus porter cette austérité de la nourriture et de la vie que l'on voit avoir été pratiquée par les Saints, la séraphique Vierge Thérèse réfute ce sentiment (Dans sa vie, ch. 27. ), soutenant qu'il faudrait plutôt, au contraire, d'autant plus imiter ce que Jésus-Christ, les saints Martyrs et les saints Confesseurs ont souffert, que la corruption du monde est plus grande, et qu'on s'abandonne avec une licence plus effrénée aux désirs et aux passions de la convoitise.

    12. C'est encore une marque d'être conduit par l'esprit de Dieu que de s'attacher à sa vocation, au lieu de vouloir essayer des autres états par un esprit inconstant et volage. Car l'Apôtre nous enseigne que que chacun doit demeurer dans l'état où Dieu l'a appelé (1. Cor. 7. 20.). Et saint Ephrem dit (Adhort. 4. to. 2.) : Arrêtez les ancres et les cordages de votre vaisseau dans le port où vous vous trouvez, au lieu de l'exposer aux tempêtes de la mer. Sur quoi l'apôtre nous donne encore cet important avertissement (Eph. 3.1, 2, 3, 4.) : Je vous conjure de vous conduire d'une manière qui soit digne de l'état auquel vous avez été appelés ; pratiquant en toutes choses l'humilité, la douceur et la patience ; vous supportant les uns les autres avec charité ; et travaillant avec soin à conserver l'unité d'un même esprit par le lien de la paix. Il n'y a parmi nous qu'un corps et qu'un esprit, comme il n'y a qu'une espérance à laquelle vous avez été tous appelés, et qui doit être la fin de votre vocation.

    Que si l'on se laisse aller par la chaleur et l'impétuosité de sa nature aux choses pour lesquelles on sent de l'attrait, ce ne sera plus un ordre et une unité dans le corps des fidèles, mais un désordre et une confusion. Le Saint-Esprit donne à chaque état ses bornes et ses limites, qu'il n'est point permis de passer. Et Notre-Seigneur Jésus-Christ nous incitant à suivre ses pas, nous a dit (Matt. 16. 24.) : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il porte sa croix. Qu'il porte sa croix, dit ce Seigneur, et non pas celle d'autrui, que les gens qui vivent dans le siècle portent leur croix ; que les religieux portent leur croix ; que les princes portent leur croix ; que les sujets portent leur croix ; que ceux qui sont forts et ceux qui sont faibles portent chacun la croix qui convient à leur état.

    Comme un arbre ne produit pas les fruits qui sont propres à un autre arbre, mais seulement les fruits de l'espèce qu'il doit produire ; ainsi chacun doit faire le bien qui appartient à sa condition. Un ecclésiastique doit vivre en ecclésiastique, un religieux en religieux sans s'éloigner jamais de son propre état, si ce n'est qu'on soit appelé par l'esprit de Dieu à une plus haute perfection. Mais il faut examiner avec beaucoup de soin ce mouvement de s'élever plus haut que l'on n'est ; de crainte que sous le prétexte d'un plus grand bien, nous ne nous laissions emporter témérairement et légèrement à toutes sortes de vents.

    13. La paix et la tranquillité de l'âme et la joie et la consolation intérieure dont cette paix est accompagnée, sont une marque de l'inspiration de Dieu. Dieu n'est point où sont les ténèbres, la confusion et le trouble, parce qu'il a établi sa demeure dans la paix (Psal. 75. 3.). Notre Sauveur venant au monde nous a annoncé la paix par les anges : et sortant du monde il nous a laissé la même paix comme par son testament, en disant a ses disciples : Je vous donne ma paix, je vous laisse
ma paix (Joan 14. 27.). Le fruit du SaintEsprit, dit l'Apôtre, est la joie, la charité, et la paix (Gal. 5. 22.). J'écouterai, dit le Roi Prophète, ce que mon Seigneur et mon Dieu dira en moi : car il ne me dira que ce qui regarde la paix (Psal. 84. 9.).

    14. C'est une preuve d'avoir en soi l'esprit de Dieu, que ne lui rien demander nommément s'il ne nous pousse à lui en faire la demande. Or il le faut prier de nous enseigner à ne lui demander que ce qui lui est agréable, et que ce qui nous est salutaire, en soumettant notre volonté à la sienne, puisqu'il a soin de de nous.

    15. C'est aussi une preuve qu'on a l'esprit de Dieu, de persévérer constamment dans la vertu qu'on s'est imposée ; d'avoir toujours sa propre faiblesse pour suspecte ; et de joindre toujours la crainte à la pleine confiance que nous devons avoir en Dieu à cause du péril perpétuel où nous sommes de tomber. Car l'homme, dit le Sage (Eccle. 9. 1, 2.), ne sait point s'il est digne d'amour ou de haine ; mais tout se réserve pour l'avenir, et demeure incertain dans la vie présente.

    16. C'est encore une marque de l'esprit de Dieu de n'avoir aucune opinion qui ne soit conforme à l'Ecriture sainte, puisqu'elle est la règle certaine des divines aspirations ; et de ne s'éloigner jamais des sentiments des saints Pères et de la commune opinion des docteurs orthodoxes ; car c'est une insupportable présomption de s'élever au-dessus d'eux.

    17. C'est une preuve évidente, dit le saint abbé Antiochus (Hom. l02. in Bibl. PP.), qu'un homme a l'esprit de Dieu s'il est doux et paisible ; s'il n'a que des sentiments très modestes de lui-même; s'il s'abstient de tous les vains désirs des choses du siècle ; s'il s'estime beaucoup inférieur à tous les autres hommes. Enfin, comme dit Tertullien (De Praescrip. c. 43.), où Dieu est présent, là est cette crainte de Dieu qui est le commencement de da sagesse ; où est la crainte de Dieu, là on observe une gravité honnête et modeste, une vigilance qui fait toujours craindre les périls et les fautes où l'on peut tomber ; un soin qui n'oublie et ne néglige rien ; une application à choisir soit pour la société chrétienne, soit pour les ordres sacrés des personnes d'une vertu bien éprouvée et bien reconnue ; une considération et une délibération prudente pour admettre ceux qui se présentent aux saintes assemblées des chrétiens ; un choix exact des personnes de mérite pour les charges et les dignités ; une soumission religieuse à ceux à qui l'on la doit ; une assistance dévote aux saints ministères de l'Église ; une manière de marcher en public éloignée de faste et de vanité ; l'union parmi les fidèles : et tout y paraît être que de Dieu.

    III. Le langage intérieur que Dieu emploie à instruire et exciter l'âme en des manières diverses et admirables par sa toute-puissance et son ineffable sagesse, appartient aux inspirations divines. Dieu nous parle, dit S. Grégoire-le-Grand (Lib. 28. Mor. c. 2.), en deux manières. Car, ou le Seigneur nous parle par soi-même, ou il nous parle par le ministère de ses Anges. Lorsqu'il nous parle par soi-même, nous reconnaissons sa vertu intérieure et intime par une certaine élévation qu'elle cause à notre âme. Mais lorsque le Seigneur nous fait entendre sa volonté par un ange, il le fait tantôt par des images qu'il ne montre qu'aux yeux du coeur, tantôt par des images qu'il fait voir passagèrement aux yeux du corps et qu'il forme de l'air, tantôt par des substances céléstes, tantôt par des substances terrestres, tantôt par des substances célestes et terrestres tout ensemble. Quelquefois aussi Dieu parle de telle sorte par un ange au coeur d'un homme, que cet ange est comme présent aux yeux de l'âme.

    Mais peut-être, dit saint Bernard (Ser. 45. in Cant. n. 7.), qu'il vient des pensées de doute dans notre coeur, et que vous dites en vous-même : Comment les paroles du Verbe peuvent-elles ainsi être adressées à mon âme, et comment cela se peut-il faire, car c'est par la parole que l'on parle, et non point la parole même qui parle ? Vous avez raison de faire cette demande. Mais considérez que c'est l'esprit qui parle, et qu'il faut entendre spirituellement ce qu'il dit. Toutes les fois donc que vous entendez dire ou que vous lisez que le Verbe et l'âme s'entretiennent et se regardent réciproquement, ne vous imaginez pas que cet entretien se fasse par l'entremise de quelques voix corporelles, et que cette vue réciproque arrive par des images sensibles du Verbe et de l'âme. Faites plutôt attention à ce que vous devez penser dans ces rencontres. Le Verbe est esprit, l'âme est esprit, et ils ne laissent pas de parler et de se faire connaître l'un à l'autre qu'ils sont présents. La langue du Verbe est la grâce qu'il daigne faire à l'âme, et la langue de l'âme est la ferveur qu'elle apporte à répondre à cette grâce. C'est ainsi que parle saint Bernard. Et encore qu'il paraisse contraire à saint Grégoire, on verra néanmoins qu'il n'y a nulle contrariété entre ces deux Saints, si nous distinguons trois manières que Dieu emploie pour parler aux hommes.

    La première est par les paroles extérieures qu'il fait entendre à un homme pendant qu'il veille, qui sont pour l'ordinaire formées par le ministère d'un ange ; et qui éclairent l'entendement de celui qui les écoute. C'a été ainsi que Dieu a parlé à Moïse et aux Prophètes. Ce fut en cette manière que Dieu fit entendre, pendant le baptême de Jésus-Christ et dans le temps de la transfiguration, ce témoignage : Voilà mon fils bien-aimé dans lequel j'ai mis toute mon affection (Mat. 3. 17.) ; et qu'il fit encore entendre cette voix du ciel pendant que Notre-Seigneur demandait à son Père qu'il glorifiât son nom : Je l'ai déjà glorifié, et je le glorifierai encore (Joan. 12. 28.). Ç'a été de cette manière qu'ont été formées des paroles que de saints hommes ont quelquefois entendues étant en prière devant les images de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de quelques Saints.

    La seconde manière par laquelle Dieu se fait entendre quelquefois, est par des paroles intérieures qui ne frappent point l'oreille du corps, mais qu'on reçoit par l'imagination, comme il arrive dans des songes. Ces paroles semblent quelquefois venir du ciel ; quelquefois sortir du fond du coeur ; quelquefois être proférées proche de celui qui les écoute ; quelquefois venir de fort loin. Quelquefois la personne qui parle comme Notre-Seigneur Jésus-Christ, ou sa sainte Mère , se manifeste par une figure sensible qui représente la personne même ; en telle sorte qu'on ne peut douter que ce ne soit elle qui parle. Quelquefois aussi on n'entend seulement qu'une voix, et l'on ignore quelle est la personne qui parle. Cette manière avec laquelle Dieu parle arrive plus ordinairement dans le sommeil, parce qu'alors l'âme n'est distraite par aucun tumulte ni par aucuns soins extérieurs. Et ce fut de cette manière de se faire entendre que Dieu voulut avertir Aaron, lorsqu'il lui dit (Num. 12. 6.) : S'il y a parmi vous quelque Prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision, ou je lui parlerai durant le sommeil. On a un témoignage de cela au livre de Job. Dans le sommeil, dit-il (Job. 33. 15. 16.), par une vision de nuit, pendant que les hommes sont assoupis et qu'ils dorment dans leur lit, Dieu ouvre l'oreille des hommes, et les instruit par sa discipline.

    La troisième manière que Dieu emploie pour se faire entendre aux hommes est plus relevée. C'est lorsque sa voix parle à l'âme dans le silence, non par les oreilles du corps, ni par l'imagination, mais par le langage intérieur et spirituel qu'il fait recevoir à l'âme, sans que les sens y aient aucune part. Car Dieu parle dans la partie supérieure de l'âme avec une parole très simple : et l'âme l'écoute par une vue très simple des choses qu'il lui fait entendre. C'est ainsi qu'il parle aux anges et aux bienheureux, n'employant point de voix sensible, mais imprimant dans leur entendement la vérité qu'il a résolu de leur découvrir. Il fait entendre ses paroles intérieures dans cette partie supérieure de l'âme, en y répandant une lumière extrêmement claire, par laquelle l'âme sans travail et sans dégoût, mais plutôt avec un très-aimable repos et une merveilleuse douceur, est instruite de Dieu en très peu de temps beaucoup d'avantage qu'elle ne le pourrait être par un travail de plusieurs années. L'esprit de Dieu, dit saint Grégoire-le-Grand sur ce sujet (Lib. 28. Mor. c. 2.), nous instruit comme s'il nous parlait sensiblement, en nous faisant entendre, par une naissance et une vertu secrète, ce qu'il veut que nous eussions : et le coeur de l'homme ignorant la volonté divine, tout d'un coup devient très instruit de ce qui lui était le plus caché, sans que Dieu mette en usage rien de sensible ni aucunes paroles pour lui enseigner ce qu'il veut lui faire savoir. Mais une pareille grâce n'est faite qu'à très peu de personnes : et il n'est pas aisé d'expliquer comment cette instruction si soudaine et si merveilleuse peut arriver à ceux à qui Dieu la fait recevoir. Ce fut peut-être en cette manière qu'il parla à saint Paul, lorsqu'il lui fit entendre ces paroles ineffables que ce grand Apôtre dit n'être pas permis à un homme de rapporter (2. Cor. 12. 4.). Et Saint Augustin expliquant ces paroles de la Genèse : Adam et Eve ayant entendu la voix du Seigneur qui marchait dans le paradis (Gen. 3. 8.), dit que peut-être Dieu leur parlait dans ces conjonctures comme il parla aux anges, en éclairant leur âme par sa vérité immuable (De Gen. ad lit. 1. 11.).

    Les écrivains spirituels et mystiques traitent de ces trois différentes manières dont Dieu se sert pour parler aux hommes. lMais omettant ce qui ne regarde point le sujet présent, il faut donner ici des règles par l'usage desquelles on puisse discerner s'il est vrai ou faux que c'est Dieu qui parle.

    1. Les paroles de la première et de la seconde manière que nous avons expliquées, peuvent être et de dieu, et du démon et de l'imagination propre. Mais il
est facile de reconnaître ce qui ne vient point de Dieu, parce qu'il ne laisse après soi que des sécheresses et des inquiétudes. Que s'il arrive quelquefois qu'il produise quelque ferveur et quelque fausse humilité, et qu'il fasse répandre des larmes, c'est une tromperie de Satan qui se déguise et se cache par de semblables artifices, afin de jeter l'âme dans la vanité et la bonne estime d'elle-même. Le remède de ce mal est de ne pas faire un grand fondement sur ces sortes de discours, quoi même qu'ils soient de Dieu, de s'en juger tout à fait indigne, et de ne s'appuyer que sur la solide vertu.

    2. La parole de Dieu est très efficace, et elle produit tout aussitôt son effet dans l'âme. La parole de Dieu, dit saint Paul (Heb. 4. 12.), est vive et efficace ; elle est plus pénétrante qu'une épée à deux tranchants ; elle va jusqu'à diviser la partie animale de la partie spirituelle ; elle entre jusque dans les jointures et dans les moelles ; et elle discerne les pensées et les mouvements du coeur. C'est pourquoi dans un même instant cette parole divine parle, opère, et fait en l'âme, par une soudaine puissance, tout ce qu'elle dit : en sorte que si elle dit à une âme affligée et inquiétée : Ne craignez point, tout d'un coup elle fait cesser toute la tristesse et tout le trouble. Le Père François Ribera, dans la vie de sainte Thérèse raconte (Lib. c. 9.) que comme cette Sainte avait de la peine à se détacher des amitiés du siècle au commencement de sa conversion, elle entendit un jour dans le plus intérieur de son âme ces paroles pendant qu'elle priait : Je ne veux plus que vous conversiez avec les hommes, mais seulement avec les anges. Elle fut tellement changée tout d'un coup par ces paroles, qu'il ne lui fut plus possible après les avoir entendues d'avoir aucune amitié et de chercher aucunes consolations, sinon avec les serviteurs et les amis de Dieu, et avec ceux qui traitaient avec elle de l'oraison.

    3. Quoique les paroles de Dieu soient toutes fondées dans la justice et la vérité, et soient par elles-mêmes toutes véritables et toutes justes (Psal.  18. 10.), elles peuvent néanmoins être entendues par ceux qui les écoutent, de telle sorte qu'elles leur paraissent n'être ni vraies ni certaines. Ce défaut vient de la faiblesse et de l'imperfection de notre entendement : car autant que les cieux sont au-dessus de la terre, autant la parole de Dieu est au-dessus de la parole des hommes. Et puisque la sagesse de Dieu est incompréhensible, on n'a pas sujet de s'étonner que ses paroles aient souvent un sens différent de celui qui se présente aux hommes, qui ne considèrent rien au-delà de ce que signifie la commune façon de parler. Cette observation est évidente par l'Ecriture sainte. Dieu promit à Abraham de lui donner la terre des Chananéens. Je vous donnerai, lui dit-il, toute la terre que vous voyez (Gen. 13. 14.). Ce saint Patriarche étant déjà  arrivé à la vieillesse, et ne possédant point cette terre. Dieu lui dit une seconde fois : Je suis le Seigneur qui vous ai tiré de da ville d'Ur du pays des Chaldéens, pour vous donner cette terre et vous la faire posséder (Ibid. 15. 7.). Et Abraham lui répondit: Comment puis je savoir que je la posséderai (Ibid. v. 8. et seq.)? Et Dieu lui dit qu'il la donnerait a sa postérité après qu'elle aurait été quatre cents ans dans la servitude d'Egypte. Ce qui montre clairement que ce saint homme n'avait point entendu la promesse de Dieu. Car il avait cru qu'il posséderait lui-même cette terre qui n'était promise et destinée qu'à ses descendants.

    Dieu dit pareillement à Jacob comme il allait en Egypte : J'y descendrai avec vous, et je vous ramènerez moi-même (Ibid. 46. 4.). Ce qui n'arriva pas néanmoins, selon, l'expresse signification de ces paroles ; car Jacob mourut en Egypte ; et cette promesse ne fut accomplie qu'en ceux qui descendirent de lui.

    Nous voyons aussi dans le livre des Juges (Judic. 20.) qu'après l(horrible crime commis par la tribu de benjamin, les autres tribus des Israélites, ayant assemblé une armée de quatre cent mille hommes, allèrent faire la guerre à cette tribu, et furent défaits en deux batailles qu'ils ne donnèrent néanmoins que par l'exprès commandement de Dieu, s'étant promis la victoire parce qu'ils avaient mal entendu les paroles de Dieu, qui ne la leur avait point promise, mais qui avait seulement commandé de combattre.

    Jonas alla à Ninive(Jon. 3.), et y déclara de la part de Dieu qu'elle serait détruite dans quarante jours. Cette destruction néanmoins n'arriva pas, parce que les paroles de Dieu n'étaient qu'une menace qui ne devait avoir son effet qu'en cas que les Ninivites n'eussent point fait pénitence.

    II ne faut donc pas se contenter de considérer, dans le langage et les prédictions de Dieu, notre manière commune d'entendre ; parce que la parole de Dieu est très différente des pensées communes des hommes. Et par cette même raison, il ne faut pas reprendre de fausseté quelques révélations des Saints qui ont été écrites touchant la réformation de l'Eglise, et les changements de quelques royaumes, quoiqu'elles ne s'accomplissent pas sitôt ; à cause qu'il y a peut-être un sens caché sous les paroles de Dieu, lequel est inconnu aux hommes, et que mille ans sont devant les yeux de Dieu comme le jour d'hier est passé (Psal. 89. 4.).

    4. Lorsque Dieu parle, on entend plus clairement ses paroles que si on les recevait des oreilles du corps. Et si l'on refuse de les écouter, et qu'on y résiste, on ne saurait néanmoins empêcher que l'âme ne les reçoive, et qu'elles ne la haussent et ne la portent où Dieu veut. Sainte thérèse (Dans sa vie. c. 25.) résista près de deux années entières aux paroles intérieures de Dieu avec tous les efforts qu'elle put ; mais ce fut toujours avec des efforts inutiles.

    5. Lorsque Dieu commande de faire quelque chose, et qu'il veut qu'il soit accompli, il donne aussi de la vigueur et des forces contre tous les empêchements et toutes les contradictions. Il faut néanmoins observer de n'entreprendre pas d'accomplir ces commandements aussitôt qu'on les a reçus ; mais il faut recourir aux conseils d'un sage directeur qui puisse résoudre ce que l'on doit faire. On s'engage facilement dans les filets du démon, quand on entreprend avec témérité tout ce qui vient à l'esprit, en se gouvernant par ses propres pensées.

    6. Les discours de notre propre entendement et de notre imagination se distinguent des discours de Dieu en ce que lorsque ce sont nos propres puissances qui nous parlent, elles ordonnent et disposent ce qu'elles nous disent, et il est en notre pouvoir de nous en détourner quand il nous plaît : mais lorsque c'est Dieu qui nous parle, nos puissances se taisent et écoutent, et ne peuvent rejeter les choses que nous avons entendues, ni en détourner notre pensée. Enfin les choses que Dieu dit ainsi lui-même à notre âme sont très éloignées de l'intelligence humaine ; et il fait entendre tant de choses en un si court espace de temps, qu'il serait impossible à l'esprit humain de les concevoir si promptement.

    7. C'est un signe que Dieu a parlé, si les paroles qu'on a ouïes ne sortent point de la mémoire, quoiqu'on n'y ait nullement pensé avant que de les avoir reçues ; si calui qui les a ouïes se souvient non-seulement du sens, mais aussi de toutes les paroles ; si elles sont conformes à l'Écriture sainte et à la doctrine de l'Eglise ; si elles éclairent l'âme ; et si elles la fortifient et la conduisent à la perfection. J'estime qu'il sera bon de rapporter ici un exemple de ce langage intérieur de Dieu, que je tirerai de l'auteur de la vie de Jérôme Gratien, Carme d'une très haute vertu (Part. 2. c. 17.). Comme ce religieux récitait un jour l'office de Matines, il vit une très éclatante lumière qui était en figure de pyramide, dont la pointe lui donnait dans les yeux, et ce rayon s'étendant peu à peu lui parut aller jusqu'au ciel. Dans cette lumière il vit clairement sainte Thérèse environnée d'une splendeur merveilleuse ; et cette sainte lui dit : Il faut que vous et nous ne soyons qu'un en pureté et en amour ; nous, en jouissant de Dieu, vous, en espérant et en soufrant ; et il faut que vous agissiez vers Jésus-Christ dans le très saint Sacrement, comme nous agissons vers l'essence divine en la contemplant. Dites cela à toutes mes filles. Cette vision et ce discours se passèrent en un moment, en sorte qu'il n'en omit pas un seul verset de son office en le récitant alternativement avec les autres. Et il assura que cette lumière était plus pure et plus éclatante que celle du Soleil, et qu'il la voyait également les yeux ouverts et les yeux fermés, sans qu'elle lui offensât la vue en aucune sorte. Il n'a jamais pu oublier les paroles qu'il entendit, les ayant retenues en la langue même qu'elles furent prononcées. Après que cette vision fut passée, il n'eut pas la moindre tentation de s'en élever : mais aussitôt il commença à vouloir examiner si elle était de Dieu ou du démon ; et il entendit intérieurement une voix qui le reprit de ce qu'il employait inutilement du temps à faire cette recherche, et qui l'avertit de s'occuper plutôt à méditer les paroles qu'il venait d'entendre.

    Sainte Thérèse parle excellemment de ce langage de Dieu dans sa vie au chapitre vingt-cinquième et aux deux suivants, et dans le château de l'âme, en la demeure sixième, chapitre troisième. Le bienheureux Jean de la Croix en a aussi traité au livre second du chemin pour monter au Mont Carmel, au chapitre vingt-huitième et aux suivante.