CHAPITRE XVII



    Des songes prophétiques. Que la Providence consiste principalement en une lumière divine. Qu'il y a trois degrés de choses que les Prophètes connaissent. Que la Prophétie n'est point une qualité habituelle. Comment un Prophète découvre aux autres ce qu'il a vu d'une manière intellectuelle. Les marques d'un vrai et d'un faux Prophète.

    I. Étant tout à fait constant que les songes se forment par l'imagination, les sages doutent avec sujet s'ils se forment de telle sorte dans ce sens intérieur ; que jamais l'entendement ne s'y mêle. Il est certain par une expérience très assurée que ceux qui dorment et qui songent, font quelquefois des discours fort bien suivis et fort élégants, composent de beaux vers, et raisonnent sur les sujets les plus relevés ; ce qui semble n'appartenir pas seulement à l'imagination, mais aussi à la raison. Il y a pourtant des philosophes qui pensent que ces songes n'excèdent point les forces de l'imagination, quoiqu'ils arrivent pour l'ordinaire des pensées qui ont précédé pendant que l'on veillait. Car toutes les fois que l'entendement d'un homme qui veille raisonne de quelque chose, le sens intérieur que l'on appelle la puissance de penser, y joint son raisonnement, et est emporté comme l'est une sphère inférieure par le mouvement d'une sphère supérieure ; et l'esprit ne saurait rien penser qu'aussitôt l'imagination ne se représente quelque chose de semblable. Ce qui arrive durant le sommeil par le mouvement des esprits et des images, comme si la chose même se faisait. Mais de quelque manière qu'arrivent les songes naturels, dont l'examen particulier appartient aux médecins, il est très certain que les opérations de la puissance supérieure et de la puissance inférieure s'y joignent. Car la prophétie ne consiste pas dans l'impression des images ou des espèces qui représentent les objets, mais dans la lumière intellectuelle, par laquelle on juge des choses, et on en fait le discernement ; et il arrive de là que la vision imaginaire ne saurait être sans la vision intellectuelle, à cause qu'elle reçoit sa perfection par le jugement que l'entendement en fait, comme l'enseigne saint Thomas (2. 2. q. 173. art. 2. et de Verit. q. 12. art. 12.). Et ainsi une même vision est imaginaire à l'égard des espèces que l'imagination reçoit, et elle est intellectuelle à l'égard du jugement que la raison doit en faire.

    Il arrive aussi quelquefois qu'un homme est Prophète à cause de la seule lumière qui le fait juger de la vision imaginaire de quelqu'un, comme Joseph le fut en expliquant le songe de Pharaon. Mais Pharaon ne fut point Prophète par son songe, à cause qu'il n'en eut point l'intelligence, et qu'il le reçut dans sa seule imagination sans en pouvoir porter de jugement

    Or il est nécessaire pour cela que l'âme soit éclairée de Dieu, à cause qu'une personne qui fait un songe s'applique aux images des choses qui sont bien éloignées d'être les choses mêmes, et se peut tromper en rapportant une vision aux choses mêmes qu'elle représente et non à la signification d'une chose qui est cachée, et que Dieu a eu dessein de révéler sous les figures qui ont apparu. L'âme par la lumière de Dieu est rendue capable de recevoir les choses où elle ne pourrait arriver par sa lumière naturelle. Car tout de même, dit saint Thomas (Lib. 3. contra Gent. c. 154. paulo post init.), que par la lumière naturelle l'entendement est rendu certain des choses qu'il connaît par cette lumière, comme sont, par exemple, les premiers principes ; aussi il reçoit une certitude des choses qu'il connaît par cette lumière surnaturelle. Or cette certitude est nécessaire pour pouvoir proposer aux autres les choses dont on a la connaissance par une révélation divine ; car nous ne pouvons pas annoncer avec assurance aux autres ce que nous ne connaissons pas nous-mêmes fort certainement. Il y a aussi quelquefois des secours extérieurs ou intérieurs pour la connaissance qui se joignent à la lumière intérieure dont l'esprit est éclairé, comme sont des paroles qu'on entend sensiblement, et qui sont formées par une vertu divine, ou que Dieu fait recevoir intérieurement par l'imagination, et comme sont aussi quelques misions corporelles que Dieu forme au dehors ou qu'il envoie au dedans en les représentant à l'imagination. Ce qui fait connaître, par la lumière intérieure que Dieu met en l'âme, ce qu'il veut que l'on connaisse. C'est pourquoi ces secours ne suffisent pas pour connaître ce que Dieu veut révéler, s'ils ne sont accompagnés de la lumière intérieure, au lieu que la lumière intérieure suffit toute seule.

    La prophétie appartient donc davantage à l'âme éclairée par la lumière divine, qu'à l'imagination qui reçoit la ressemblance des choses. C'est pourquoi, comme écrit saint Augustin (L. 12. de Gen. ad lit. c. 9.), ceux à qui les signes étaient montrés en esprit par quelques ressemblances des choses corporelles, n'avaient pas encore en eux le don de prophétie si l'esprit ne s'y joignait pour les entendre. Et celui qui interprétait ce qu'un autre avait vu, était plus prophète que celui même qui avait vu ce que l'on interprêtait. D'où il paraît que le don de prophétie appartient plutôt à l'entendement qui en a l'intelligence, qu'à cette puissance de l'âme qui est inférieure à l'entendement, et qu'on appelle esprit en une manière particulière, et dans lequel se représentent les images des choses corporelles. C'est pourquoi Joseph fut davantage prophète par intelligence qu'il eut de ce que signifiaient les sept épis et les sept miches, que ne fut Pharaon par la vision qu'il en eut en des songes. Car l'esprit de l'un reçut seulement des impressions qui lui firent voir ces choses ; mais l'entendement de l'autre fut éclairé pour les entendre. L'un en avait l'imagination seulement, l'autre axait l'interprétation de cette imagination.

    Saint Grégoire-le-Grand, sectateur de la doctrine de saint Augustin, suit sa pensée en expliquant ces paroles de Job (Job 13. 1.) : Mon oeil a vu toutes ces choses, et mon oreille les a entendues, et je les ai toutes comprises. Car il dit (L. 11. Mor. c. 12.) : Lorsque quelque objet frappe les yeux ou les oreilles, si l'on n'en a point l'intelligence, ce n'est pas une prophétie. Pharaon vit en songe ce qui devait arriver à l'Égypte. Mais parce qu'il ne put entendre ce qu'il avait vu, il ne fut point prophète. Balthasar, après avoir vu la main qui écrivait contre la muraille, ne fut point pour cela prophète, à cause qu'il ne reçut pas l'intelligence de ce qu'il avait vu. C'est pourquoi le saint homme Job, pour témoigner qu'il avait reçu l'esprit de prophétie, assure que non seulement il avait ouï, mais qu'il avait aussi compris tout ce qui lui avait été révélé. Pour la même raison, l'abbé Rupert enseigne que l'apôtre S. Jean n'aurait pu être nommé prophète s'il avait seulement vu en esprit ce qu'il raconte sans l'entendre. Lors, dit-il (In c. 1. Apoc.), qu'on reçoit par une vision les images qui se présentent, si l'intelligence qui est propre à l'entendement n'y est jointe, ce n'est point une révélation ou une connaissance, ou une prophétie, ou une doctrine.

    II. La prophétie consiste en la révélation de choses cachées qu'on ne peut naturellement connaître, et en la lumière intérieure qui fait discerner et juger avec certitude au Prophète, que la révélation vient de Dieu, et qui fait connaître clairement ce que signifient les choses que l'on voit, si ce sont des images et des figures. Or plus une chose est éloignée de la connaissance des hommes, plus elle appartient à la prophétie. C'est pourquoi il y a divers degrés de choses qui se peuvent connaître par un esprit prophétique. On entend premièrement et plus proprement par la prophétie la connaissance d'un avenir incertain et fortuit ; car cet avenir est très éloigné de notre connaissance, tant pour son obscurité que parce qu'il n'est point déterminé ni en soi-même, ni dans les causes prochaines et immédiates dont il doit venir.

    Secondement on doit mettre au rang des objets de la prophétie les choses qui, étant très connaissable par elles-mêmes, sont néanmoins cachées et surpassent notre connaissance, à cause de notre incapacité, qui ne nous permet pas d'arriver à la connaissance de ces choses si élevées au-dessus de nous par les forces naturelles de notre esprit. Les mystères de la très sainte Trinité, de l'Incarnation et de la Résurrection sont de ce genre.

    Le troisième degré des choses qui peuvent être des sujets de prophétie, est de celles qui sont éloignées de la connaissance de quelques hommes, mais non pas de tous, Dieu les révélant à quelques-uns. Ainsi les pensées des coeurs sont révélées à l'un et ne sont pas révélées à l'autre. Ainsi Élisée, quoique éloigné du roi de Syrie, connaissait ses conseils secrets (4. Reg. c. 5 et 6.) ; et le même Prophète dit à son serviteur Giezi, après qu'il eut reçu de l'argent et des vêtements de Naaman de Syrie : Mon coeur n'était-il pas présent au vôtre quand cet homme revint au-devant de vous (Ibid. c. 5. 26.) ? Ainsi nous voyons en beaucoup d'exemples, que des Saints ont connu, par la révélation de Dieu, des choses qui sont arrivées en des lieux très éloignés de celui où ils étaient dans le moment même qu'elles arrivaient. Saint Grégoire, pape, observe que tous les genres de prophétie sont contenus dans le passé, le présent et le futur. Il faut savoir, dit-il (Hom. 1. in Ezech.), que la prophétie perd l'étymologie de son nom en deux temps ; parce qu'étant appelée ainsi à cause qu'elle prédit l'avenir, lorsqu'elle raconte le passé ou le présent on n'a plus cette raison de la nommer ainsi, puisqu'elle ne découvre point l'avenir. La prophétie de l'avenir est, par exemple, celle-ci, quand elle a été faite par Isaïe : Une vierge concevra et enfantera un fils (Isa. 7. 14.). La prophétie du passé est, par exemple, celle-ci : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre (Gen. 1. 1.) ; car celui qui l'a écrite a parlé d'un temps où il n'était pas. La prophétie du présent est, par exemple, lorsqu'il arrive ce que dit l'Apôtre : Ce qu'il y a de plus caché dans son cour est découvert (1. Cor. 14. 25.) ; où l'on doit observer que cette manifestation des secrets du coeur s'appelle raisonnablement une prophétie, non à cause qu'elle prédit l'avenir, mais parce qu'elle découvre ce qui est caché.

    Ce Père remarque aussi que l'esprit de prophétie manque quelquefois aux Prophètes, et n'est pas toujours présent en leur âme ; afin qu'ils reconnaissent quand ils ne font pas, qu'ils ne le peuvent avoir que par un don de Dieu (Ibid.). Car la grâce de la prophétie, comme les autres grâces de cette sorte, n'est donnée à personne par manière de qualité habituelle et permanente, mais par manière d'impression passagère ; en sorte qu'un Prophète a toujours besoin d'une nouvelle révélation lorsqu'il s'agit de prédire ou de déclarer quelque chose. D'où il s'ensuit, comme observe le même Père (Ibid.), que quelquefois les saints Prophètes, quand on les consulte, par la grande accoutumance qu'ils ont à prophétiser, disent quelquefois des choses par leur propre esprit, en présumant qu'ils les disent par un esprit de prophétie. Mais à cause de leur sainteté le Saint Esprit les corrigeant promptement leur fait entendre ce qui est vrai, et ils se reprennent eux-mêmes de la fausseté qu'ils ont avancée. Ce saint pontife prouve cela par l'exemple du prophète Nathan (2 Reg. 7.). Car après que le roi David lui eut dit qu'il avait résolu de bâtir un temple, ce Prophète lui répondit comme de la part de Dieu, qu'il fit ce qu'il s'était proposé dans son cœur et néanmoins ayant été averti et instruit de Dieu la nuit suivante, il déclara au roi que le temple ne devait point être bâti par lui, mais par son fils. Ce fut peut-être aussi par le même manquement, que quelques femmes, quoique saintes et dignes de toute sorte de respect, furent trompées, desquelles l'histoire nous apprend qu'elles débitaient des révélations opposées l'une à l'autre, qu'il faut croire qu'elles trouvaient par leur propre esprit en s'imaginant que c'était par l'esprit de Dieu : si ce n'est que nous disions que ces révélations ont été faussement attribuées à ces saintes femmes comme l'estime Baronius (Baron. t. 8. an. 604.), lorsqu'il examine et qu'il réfute l'histoire ou plutôt la fable de Trajan délivré des enfers par les prières de saint Grégoire.

    Il Faut encore observer ici que l'esprit d'un Prophète est instruit de Dieu ou par une révélation expresse, ou par une inspiration cachée (Vasq. in 3. p. to. 2. disp. 117. c. 6.). Or il y a une notable différence entre ces deux manières. Car lorsque le Prophète parle selon la révélation divine, il peut toujours discerner ce qu'il dit par l'esprit prophétique de ce qu'il dit par son esprit propre ; parce qu'il connaît avec une entière certitude que la révélation vient de Dieu. Et s'il l'a reçu par un songe, il ne la regarde plus comme un songe aussitôt qu'il en reconnaît la vérité, comme Jacob la reconnut étant éveillé lorsqu'il dit (Gen. 28. 16.) : Le Seigneur est véritablement en ce lieu, et je ne le savais pas. Le prince des apôtres ayant été tiré de la prison par un ange, ne savait si sa délivrance était véritable. Mais revenant à soi-même aussitôt que l'ange se fut retiré, il dit (Act. 12. 11.) : C'est à cette heure que je reconnais véritablement que le Seigneur a envoyé son Ange, et qu'il m'a délivré de la main d'Hérode.

    Lorsqu'un prophète parle par un instinct qui lui vient, il se peut faire que ce qu'il pense être une suggestion de l'esprit de Dieu, n'est qu'une suggestion de son propre esprit. Saint Augustin (De Gen, ad. lit. 1. 2. c. 17. et de Tr. 1. 4. c. 17. ) enseigne aussi que souvent les hommes suivent cette sorte d'instinct, ne sachant point ce qu'ils disent, et prédisant un avenir qu'ils n'entendent pas, comme fit Caïphe prédisant la mort de Jésus-Christ, pour le rachat du genre humain par un instinct de prophétie, sans entendre le vrai sens de ce qu'il disait. Saint Thomas tire la raison de cette différence des prophéties, de ce que cette sorte d'instinct n'est qu'une prophétie imparfaite à laquelle la certitude prophétique et l'intelligence de la révélation ne saurait pas être jointe lorsque Dieu manifeste quelque vérité par cette voie.

    III. Montan avait cette opinion erronée, que les Prophètes avaient parlé comme des fous et des furieux par des transports qui les mettaient hors d'eux-mêmes, et sans savoir ce qu'ils disaient, et qu'ils avaient parlé au hasard et sans aucun but. Mais, comme l'enseigne le grand saint Basale (Proeam in Isaiam.), rien n'est plus éloigné de l'effet que doit produire la présence de l'esprit de Dieu dans un Prophète que de lui faire perdre la raison en s'emparant de son âme et le remplissant de sa lumière, et qu'un homme qui est utile aux autres par ses discours n'en tire lui-même aucun fruit. Quelle apparence y a-t-il que l'esprit de la sagesse rende un homme semblable à un insensé, et que l'esprit d'intelligence empêche l'âme d'être intelligente ? Mais ne devons-vous pas croire plutôt que la lumière, au lieu de produire l'aveuglement, excite et réveille la puissance de voir que l'on a reçue par la nature? L'esprit de Dieu ne répand point de ténèbres dans les âmes ; mais après les avoir purifiées des taches de leurs péchés, il les élève à la contemplation des choses spirituelles et divines. Il est assez vraisemblable que la puissance maligne des démons met la confusion dans l'âme des hommes ; mais c'est une impiété que de dire que la présence de l'esprit de Dieu fasse le même effet.

    Nous reconnaissons que l'âme dans les visions imaginaires est séparée des sens, comme nous l'avons montré. Mais cette séparation ou cette extase n'est qu'à l'égard des fonctions naturelles des sens, et ne doit pas priver de l'usage de la raison. Car la principale partie de l'âme, et la puissance d'entendre et de raisonner ne souffre point ce transport qui la prive de son exercice, comme saint Epiphane (Haer. 48.) l'a montré fort au long contre Montan et contre les femmes folles qui suivaient ce faux Prophète. Tertullien, quoique sectateur de Montan, dit que l'extase ne saurait être appelée une folie qu'en ce qu'elle transporte l'âme et l'élève au-dessus d'elle-même. Nous appelons extase, dit-il (De animâ, c. 45.), cette sortie de l'âme hors des sens qui est comme une folie, parce qu'elle suspend l'exercice de la raison. Mais la propriété de cette folie est de ne point arriver par la corruption du bon sens, mais par un effet naturel ; car elle ne détruit point l'esprit et la raison, mais elle ne fait que l'élever, et que la retirer de l'usage des sens. Et cet auteur traitant ailleurs de la transfiguration de Jésus-Christ, dit (Adv. Marc. 1. 4. c. 22.) que saint Pierre souffrit dans son extase une suspension de sa raison et de son esprit, lorsqu'il dit à Notre-Seigneur : Il est bon que nous demeurions ici. Car lorsque l'homme, dit cet auteur, est élevé par l'esprit de Dieu jusqu'à voir sa gloire, ou lorsque Dieu parle par lui, il est nécessaire qu'il lui arrive une suspension de son propre sens, étant environné d'une vertu surnaturelle. Il est donc facile de prouver ce transport et cette suspension de la raison et de l'esprit de saint Pierre. Car comment auraient-il connu Moïse et Elie (Matt. 17. 4.) sinon par l'esprit de Dieu sans que son sens naturel y eût de part ? Mais quand on voit quelque objet par des images sensibles, comme lorsque Moïse vit un buisson ardent, et que Daniel vit l'écriture contre la muraille, ou quand l'âme d'un Prophète est éclairée par une lumière intérieure et spirituelle, alors il n'arrive aucune suspension des sens, et elle n'est nullement nécessaire, sinon lorsque la révélation se fait par une impression de nouvelles espèces dans l'imagination, ou par un nouvel arrangement des images qui subsistaient déjà (S. Th. de Ver. q. 12. art. 9. et 12.) ; parce que la puissance que l'on a d'imaginer est attentive à ces images que l'on reçoit par les sens durant que les sens agissent, en sorte qu'elle ne peut être appliquée aux objets qui viennent d'ailleurs.

    Le jugement parfait d'une vision prophétique ne se fait pas durant le transport de l'âme et la suspension des sens ; parce qu'alors les sens qui sont le principe de notre pensée, n'ont point d'action. Mais lorsqu'un homme est réveillé du sommeil ou d'une extase, il connaît et discerne ce qu'il avait vu auparavant par la lumière céleste qui l'éclairait. Que si la vision est purement intellectuelle et spirituelle, quoiqu'elle soit parfaite dans la partie supérieure de l'âme en ce qui est de la recevoir et d'en juger ; néanmoins pour la pouvoir exprimer et communiquer aux autres, il est besoin qu'il s'en forme des images en l'imagination dans lesquelles il faut que l'entendement descende en quittant sa manière toute spirituelle de connaître, comme l'explique saint Thomas dans son traité des questions disputées, où après avoir proposé ce doute (Q. unica de animâ art. 19. ad. 18.): Si les puissances sensitives demeurent dans l'âme quand elle est séparée des sens, il apporte pour la partie affirmative un argument tiré des histoires des Saints, où nous voyons des morts ressuscités qui racontent qu'ils ont vu des maisons, des campagnes, des rivières et d'autres choses sensibles que l'on peut s'imaginer. Et répondant à l'objection que l'on tire de cette vue que l'autre a eu des choses matérielles et sensibles pendant qu'elle était séparée des sens, il dit (De Verit. q. 13. art. 3. ad. 4.) que l'âme conserve la connaissance des choses qu'elle a comprises sans le ministère des images sensibles ; et que lorsqu'elle est réunie au corps elle rentre dans l'usage de ces mêmes images que lui présentent les sens, et que c'est pour cela qu'elle raconte comme ayant vu par l'imagination et les sens ce qu'elle n'a vu que d'une manière intellectuelle conformément à ce qu'elle est. Ainsi saint Paul après avoir vu Dieu dans le troisième Ciel où il fut ravi, se souvint des choses qu'il avait vues dans cette vision par les espèces qui étaient demeurées dans son esprit, et qui étaient comme des impressions que la vision lui avait laissées, par lesquelles il se pouvait souvenir, dans la suite, des choses qu'il avait vues, en s'appliquant aux images qui s'étaient conservées dans sa mémoire ou dans son imagination. Ainsi sa mémoire, qui était une puissance sensitive, agissait vers des objets qu'il n'avait vus qu'en esprit. Car la lumière divine qu'on a reçue dans l'entendement sans le ministère des images sensibles a la puissance de répandre son éclat dans l'imagination et d'y former des images par lesquelles l âme peut recevoir d'une manière sensible ce qui n'était venu à sa connaissance que d'une manière spirituelle.

    Or saint Thomas (1. p. q. 12. art. 9. ad 2.) observe que la vision en laquelle on voit les choses par l'attention aux images sensibles que la lumière intellectuelle produit, est différente de celle par laquelle on voit les choses en Dieu. Mais c'est une grande question et qui est enveloppée de diverses difficultés, et dont la solution ne regarde point ce sujet, savoir si l'on peut en cette vie avoir une vision purement intellectuelle et spirituelle sans l'entremise des images sensibles. Les Docteurs scolastiques tiennent la négative pour la plupart ; mais les Théologiens mystiques soutiennent l'affirmative. Ces premiers doivent pourtant reconnaître qu'il n'y a nulle raison qui persuade que cela ne puisse quelquefois arriver par un don spécial de la grâce divine. Et ces derniers reconnaissent que ce don est extrêmement rare, et n'a été accordé qu'à des hommes très saints et très parfaits.

    IV. Il paraît par tout ce que nous venons de dire, que c'est une chose très difficile, même aux plus doctes, de distinguer les visions imaginaires des intellectuelles, c'est-à-dire celles qui se font dans l'imagination de celles qui arrivent seulement dans l'entendement. Car cela ne se peut décider par la qualité des choses qui peuvent être révélées ; vu que quelquefois on a des apparitions imaginaires des choses tout à fait séparées de la matière, et des apparitions intellectuelles de choses qui sont matérielles ; ni aussi par les images sensibles, parce qu'il s'en rencontre quelquefois dans les visions intellectuelles. Car il y a une telle subordination, une telle liaison, et un tel rapport entre les puissances de l'âme, que l'une sert à l'opération de l'autre. Le sens extérieur sert à l'intérieur, et l'intérieur à l'entendement. Les choses que l'entendement reçoit immédiatement de Dieu par des impressions surnaturelles, à peine y peuvent-elles demeurer sans qu'elles se répandent dans les puissances inférieures, en sorte que par la vérité que Dieu fait voir à l'esprit sans rien employer de sensible il se forme dans ces puissances des images qui servent à pouvoir instruire les autres de ce que l'on appris de Dieu, et à raconter ce qu'on a vu par sa lumière. Mais la manière avec laquelle ces choses se passent est inconnue à ceux qui ne l'ont point éprouvée. Il n'est pas, dit saint Chrysostôme (In c. 1. Isa.), de notre capacité d'exprimer de quelle manière les Prophètes ont vu ce qui leur a été révélé ; car il n'est possible d'expliquer comment ces visions arrivent qu'à ceux qui l'ont appris clairement par leur propre expérience.

    Afin donc de voir clair autant qu'il se peut sur ce sujet, il faut écouter saint Bernard, qui étant rempli d'une sagesse céleste et instruit par sa propre expérience, explique ainsi les mystères si cachés des lumières et des connaissances qu'on reçoit immédiatement de Dieu. Ces choses là, dit-il (Ser. 41. in Cant. n. 3 et 4.), sont toutes divines ; et ce que nous disons est entièrement inconnu à ceux qui ne l'ont point éprouvé, savoir comment il se peut faire que dans ce corps mortel étant encore dans l'état de la foi, et la substance de la claire lumière n'étant pas encore découverte, on contemple néanmoins la pure vérité en soi-même de telle sorte, au moins en partie, que celui de nous à qui cette faveur est accordée d'en haut, peut dire avec l'Apôtre : Je connais maintenant en partie (1. Cor. 13. l2.), ou comme il dit encore ailleurs, nous connaissons maintenant en partie et nous prophétisons en partie (1 Cor. 13. 9.). Mais lorsque quelque chose de plus divin se fait entrevoir à l'âme soudainement et comme par un éclat fort prompt et par sagesse pendant qu'elle est ravie hors d'elle-même, soi pour tempérer une splendeur qui serait trop grande, soit pour donner la capacité d'instruire les autres ; aussitôt, sans qu'on sache d'où cela vient, on reçoit des images des choses inférieures et corporelles qui sont accommodée et rendues conformes aux connaissances que Dieu a répandues dans l'esprit : afin que le rayon si pur et si éclatant de la vérité dont l'âme se trouve éclairée soit en quelque façon mêlé d'ombres et de nuages, et qu'ainsi elle en puisse plus facilement supporter l'éclat, et en devienne plus capable de le communiquer à qui il lui plaît. J'estime néanmoins que ces images se forment en nous par le ministère des saints Anges, comme au contraire il est sans doute que les impressions mauvaises et opposées à celles-là viennent des mauvais anges. Et c'est peut-être là ce miroir et cette énigme, ainsi que j'ai dit, par qui l'Apôtre voyait, et qui étaient formés de ces pures et belles images comme par les mains des anges. Et ces images nous sont données pour nous faire connaître que ce que nous voyons dans sa pureté et sans l'entremise des images corporelles, est de Dieu ; afm que nous soyons persuadés que les images excellentes dont les choses que Dieu nous veut révéler sont si dignement revêtues, sont un ouvrage des anges.

    Voilà comme parle saint Bernard en expliquant ces paroles du Cantique : Nous vous ferons un ouvrage de petites figures d'or, avec de la marquerie d'argent (Cant. 1. 10.). Ce Père entend par l'or l'éclat de la divinité auquel les anges comme d'excellents ouvriers entremêlent quelques figures qui représentent la vérité, et qui sont des images spirituelles par l'entremise desquelles ils répandent dans l'âme une connaissance très pure de la sagesse divine ; afin qu'au moins elle voie par un miroir et en énigme ce qu'elle n'est pas encore capable de voir à face découverte. Le rayon de la vérité divine, dit saint Dénis (De coeol. Hier. c. 1.), ne nous saurait éclairer qu'au travers de plusieurs voiles sacrés dont il est mystiquement enveloppé, Dieu l'accommodant et le proportionnant aux forces de la nature par une providence paternelle. Car la sublimité des choses divines surpasse la capacité de notre esprit, et c'est le propre de notre nature de monter des choses sensibles aux spirituelles, en sorte que si Dieu nous découvre quelque chose par la claire vue qu'il nous en donne, la connaissance néanmoins que nous en avons dépend quant à l'usage que nous en pouvons faire, des images sensibles lesquelles sont produites ou par cette connaissance spirituelle ou par le ministère des anges, notre condition présente nous tenant dans ce besoin.

    V. Après ce que nous venons d'expliquer, la méthode que nous avons accoutumé de garder demande que nous donnions quelques règles, ou quelques signes par où l'on discerne la lumière divine de la naturelle, les vrais Prophètes et les vraies Prophéties des faux Prophètes et fausses prophéties.

    1. La vérité est la première et principale marque du vrai Prophète. Car on doit estimer véritable celui qui ne prédit rien que de vrai, et faux celui qui ne dit que des mensonges. Le Saint-Esprit a donné lui-même cette règle dans l'Ecriture (Deut. 18. 20.), où après avoir ordonné de faire mourir les faux Prophètes qui auraient l'arrogance et l'audace de parler en son nom comme s'il le leur avait commandé, il dit (Deut. v. 21 et 22) : Si vous répondez en vous-même par votre pensée, comment puis-je entendre quelle est la parole que Le Seigneur n'a point dite lui-même ! Vous aurez pour signe, que si le Prophète a prédit une chose qui ne soit point arrivée, ce n'est point le Seigneur qui a parlé, mais c'est le Prophète qui a controuvé ce qu'il a dit par la vanité de son esprit : c'est pourquoi vous ne le craindrez point.

    Il y a néanmoins deux choses qui semblent s'opposer à cette règle. Car premièrement on sait que les faux prophètes prédisent plusieurs choses qu'on voit arriver. Et de plus il est constant par l'Ecriture que toutes les choses prédites par les vrais Prophètes n'ont pas été accomplies. Mais il est aisé de répondre à ces deux apparentes oppositions. Pour ce qui est de la première, plusieurs choses sont cachées et éloignées de la pensée de quelques hommes qui ne surpassent point la connaissance naturelle des démons ; et ils peuvent par conséquent la donner à leurs Prophètes pour s'acquérir du crédit par la révélation de ces choses, et tromper ceux qui ne sont pas assez dans la défiance. Quant à l'avenir qui est incertain et que les hommes ne peuvent découvrir en aucune sorte, on ne saurait le prédire que par une révélation de Dieu, comme nous l'avons montré. Pour ce qui est de la seconde opposition apparente, on la résout par deux distinctions. Car une prédiction est ou absolue, ou seulement comminatoire. La première s'accomplit toujours ; mais la seconde est toujours jointe à une condition secrète, qui est, si les pécheurs menacés de punition, ne font pénitence. J'annoncerai tout d'un coup, dit le Seigneur par le Prophète Jérémie (Jer. 18. 7, 8, 9.), contre la nation et contre le royaume, que je le déracinerai et le détruirai, et le perdrai totalement. Mais si cette nation fait pénitence de son péché qui m'a obligé de parler contre elle, je me repentirai aussi du mal que j'ai eu la pensée de lui faire ; et soudainement je parlerai d'édifier et de planter cette nation et ce royaume. Nous avons un exemple de ces menaces dans la prédication de Jonas, en laquelle il prédit que Ninive serait détruite après quarante jours. Elle ne le fut point néanmoins ce terme étant arrivé, parce que les Ninivites firent pénitence, et que le Seigneur leur pardonna pendant que leur pénitence tint sa colère apaisée. Mais cette pénitence ayant cessé dans la suite, la prophétie de Jonas eut son effet, et Ninive fut détruite, selon que Tobie étant prêt de mourir en assura son fils en ces termes (Tob. 14. 6.) : La ruine de Ninive est toute proche, à cause que la parole du Seigneur ne saurait manquer.

    De plus, par la doctrine et la distinction de saint Thomas (2. 2. q. 171. art. 6. ad 2. et de Ver.q. 2. art. 12.), on peut connaître en deux manières les choses de l'avenir qui sont incertaines et fortuites, ou selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, en les regardant comme présentes et comme étant réellement, ou selon qu'elles subsistent dans leurs causes créées et fortuites. Les choses connues en la première manière arrivent toujours infailliblement comme on les prédit ; mais elles n'arrivent pas toujours selon l'autre manière ; et néanmoins les prédictions que l'on en fait ne sont pas fausses, parce qu'en cette sorte elles ne signifient rien sinon que les causes sont dans un tel ordre et une telle disposition que les effets qu'on a prédits arriveront infailliblement, si Dieu n'empêche ces causes de les produire. Ainsi le Prophète Isaïe prédit que le roi Ezéchias mourrait (Isa. 38.) ; et ce roi néanmoins ne mourut pas ; car sa maladie était certainement mortelle ; mais il fut délivré de la mort, qui était sur le point de lui arriver, par la divine miséricorde. Et le dessein de Dieu demeurant immuable, ce roi fut exempté de la mort que le Prophète lui avait annoncée selon le commandement exprès que Dieu lui en avait fait. Lors donc, comme dit saint Grégoire (L. 16. Mor. c. 17.), que la sentence parait changée au dehors, le dessein n'est point changé au dedans, parce que Dieu résout immuablement au dedans de lui-même tous les changements qu'on voit arriver à chaque chose.

    2. La vérité de la prophétie consiste en la chose même révélée de Dieu, et non pas en l'intelligence qu'on en peut avoir. Car ce que dit la vérité souveraine et immuable est toujours vrai, quoique les hommes ne l'entendent pas toujours. Et il n'y a point de contradictions que la révélation soit véritable et vienne de Dieu, et que l'interprétation qu'on en fait soit fausse et vienne des hommes qui l'interprètent autrement qu'elle n'est entendue de Dieu. Nous avons un très célèbre exemple de ceci dans la vie de saint Bernard (L. 3. c. 4.). Ce saint homme avait exhorté à la guerre sainte. Tout l'Occident avait pris les armes pour délivrer l'Eglise d'Orient de la captivité où la tenaient les Barbares. Ce Saint entreprit de prêcher cette guerre, non témérairement ni par son propre esprit, mais y étant contraint par l'exprès commandement du Pape, Dieu coopérant, et confirmant l'exhortation de ce Saint par les miracles qui la suivirent. Mais combien ces miracles furent-ils grands et multipliés ? Ils furent si signalés et en si grand nombre qu'il serait difficile de les raconter. Cependant une expédition de cette importance confirmée par tant de miracles n'eut qu'un succès malheureux, car toute cette multitude d'hommes qui se promettaient la victoire avec une entière assurance, fut dissipée, et toute l'armée des Chrétiens périt par un juste jugement de Dieu, les Infidèles les ayant vaincus. Cet événement nous montre que la prétention des hommes était bien différente du dessein de Dieu ; car on fit une armée par son commandement exprès, et les miracles témoignèrent manifestement sa volonté ? Mais les hommes, qui aiment les choses de la terre, s'étaient proposé et promis la gloire, les richesses et le recouvrement du royaume de Jérusalem ; et Dieu s'était proposé le salut éternel de ceux qui moururent pour sa foi et pour l'Eglise dans cette expédition. Cette calamité affligea beaucoup saint Bernard, comme il le témoigne au Pape Eugène (L. 2. de Consid.) ; et ce Saint qu'on avait auparavant extrêmement honoré, fut condamné de tout le monde comme un faux Prophète et un imposteur. Mais Dieu consola son serviteur ; car Jean, abbé de Casemare en Italie, lui écrivit sur ce sujet en ces termes (Inter opra Bern. epist. 333.) : J'ai appris que vous êtes extrêmement affligé de ce que le voyage de Jérusalem n'a pas succédé si heureusement que vous le souhaitiez, et de ce que l'Eglise de Dieu n'en a pas reçu tant de gloire que vous aviez désiré. Et après quelques paroles d'humilité, voici comme il continue de lui parler : Il me semble que le Dieu tout-puissant a tiré beaucoup de fruit de ce voyage de la terre sainte, quoique ce n'ait pas été en la manière que ceux qui l'avaient entrepris, se l'étaient imaginé. Il est certain que s'ils avaient voulu poursuivre ce qu'ils avaient commencé avec la justice et la religion que le devaient faire des Chrétiens, le Seigneur aurait été avec eux, et qu'il aurait fait par eux de grandes choses. Mais parce qu'ils se sont abandonnés au mal, et que leurs désordres ne pouvaient être cachés en aucune sorte à Dieu qui était l'auteur de leur entreprise, afin que sa Providence ne fût point trompée dans la disposition qu'elle fait des événements, il a pris occasion de leurs péchés d'exercer sa miséricorde et sa clémence et il leur envoie des persécutions et des afflictions, afin qu'étant purifiés ils pussent parvenir au royaume du Ciel. Mais pour vous empêcher de douter de ce que je dis, je vous déclare comme à mon Père spirituel et comme si je vous parlais en confession, que les Patrons de notre abbaye, saint Jean et saint Paul, ont daigné nous visiter plusieurs fois. Je les ai fait interroger sur ce sujet, et leur réponse a été de nous dire que la multitude des Anges qui sont tombés du ciel a été réparée par le nombre de ceux qui sont morts en la terre sainte. Voilà comme parle ce saint abbé en consolant saint Bernard, et lui voulant faire voir que le succès de l'entreprise de la guerre sainte, quoiqu'il n'eût pas été heureux selon le désir des hommes, n'avait pas laissé de l'être selon le dessein de Dieu.

    C'est pourquoi sainte Thérèse (Au chât. de l'âme, dem. 6. c. 3.) avertit avec une grande prudence de ne rien entreprendre sans consulter un confesseur qui soit pieux, docte et prudent, avec quelque certitude que l'on sache que la révélation qu'on a reçue est véritablement de Dieu. Car il se peut faire qu'une révélation soit véritable et vienne de Dieu, et que sa vraie signification et l'événement qui la doit suivre, soient entièrement cachés, comme il arriva dans l'entreprise de la guerre dont nous venons de parler.

    Il Faut rapporter à la même incertitude, comme nous l'avons déjà observé, les prophéties et les révélations de la réformation de l'Église faites par quelques Saints qui n'ont encore été suivies d'aucun effet, soit que la malice des hommes y ait mis des obstacles et se soit opposée aux efforts des gens de bien qui ont désiré de rétablir la discipline des moeurs, soit que le temps ordonné de Dieu ne soit point encore arrivé, à cause que mille ans devant ses yeux ne sont que comme le jour d'hier qui est passé (Psal. 89. 4.). Saint Jean ayant à prédire dans son Apocalypse des choses qui ne sont point encore arrivées, ne laisse pas d'assurer que le temps est proche (Apoc. 1. 3.), et de dire qu'il racontera des choses qui doivent bientôt arriver ; et présentant l'avènement de Jésus-Christ pour juger le monde, il en parle comme s'il le voyait venir. Le voilà, dit-il, qui vient sur les nuées (Ibid. v. 7.). Car tous les siècles qui se sont passés depuis le temps de cet apôtre jusqu'à maintenant, et qui s'écouleront encore jusqu'au jour du dernier jugement ne sont que comme la très courte durée d'un moment en comparaison de l'éternité.

    3. Les vrais Prophètes n'annoncent que les choses qu'il plait à Dieu de leur révéler, et n'ont pas accoutumé d'établir et de confirmer leurs prédictions autrement qu'en disant que le Seigneur leur a parlé. Mais les faux Prophètes s'attribuent témérairement ce privilège d'avoir été instruits de Dieu, et répondent toujours à tous ceux qui les interrogent sur leurs prophéties, comme si l'esprit de prophétie leur était toujours présent, quoique cette grâce, comme toutes les autres de cette nature, n'ait jamais été donnée à personne comme une qualité habituelle et permanente qu'à Jésus-Christ seul. Que si quelquefois, comme observe saint Grégoire (Hom. 1. in Ezech.cir. fin.), les vrais Prophètes disent quelque chose par leur propre esprit, ainsi que Nathan dit son sentiment à David sur le sujet du bâtiment du Temple, aussitôt étant instruit par le Saint-Esprit ils se corrigent, et désabusent ceux devant lesquels ils ont parlé ; au lieu que les faux Prophètes en annonçant des choses fausses ont l'audace de persister dans leur fausseté n'ayant point en eux l'esprit de Dieu.

    4. C'est une conviction qu'un homme est un faux Prophète, lorsqu'après avoir prédit une chose qui est arrivée, il en prend occasion de semer une mauvaise doctrine, et de détourner les fidèles du culte de Dieu et de la véritable voie de la vertu. Car les miracles et les signes qu'on est envoyé de Dieu doivent suivre la doctrine et non pas la précéder, comme Jésus-Christ et les disciples nous l'ont enseigné en confirmant leur prédication par les miracles qui l'ont suivie. Dieu a donné cette règle dans le Deutéronome en ces termes (Deut. 13. 1. 5.) : S'il paraît parmi vous un Prophète qui dise qu'il a eu une vision dans un songe, et qui ait prédit une chose miraculeuse et prodigieuse, et que ce qu'il a dit soit arrivé, mais qu'il vous dise ensuite : Allons après les dieux étrangers que vous ne connaissez pas, et rendons-leur notre culte, vous n'écouterez point les paroles de ce Prophète ou de ce sauveur, parce que le Seigneur votre Dieu vous éprouve, pour vous faire paraître si vous l'aimez ou si vous ne l'aimez pas de tout votre coeur et de toute votre âme. Suivez le Seigneur votre Dieu, et vivez dans la crainte ; mais faites mourir ce Prophète et cet inventeur de songe.

    Il ne faut donc point avoir égard aux prédictions ni aux signes miraculeux quand celui qui les fait et qui prédit l'avenir enseigne des choses contraires à piété. Car l'Apôtre a prononcé anathème (Gal. 1. 18.), même contre un Ange du ciel qui annoncerait un Evangile différent de celui qu'il enseignait. Et Vincent de Lerins (Commonit. 1. c. 15.) montre fort bien par le passage du Deutéronome que nous venons de rapporter, qu'il ne faut croire à aucun homme, quelque doctrine et quelque sainteté qui paraissent en lui, s'il dit quelque chose de contraire à l'Écriture sainte ou aux traditions apostoliques : ce qu'il prouve par plusieurs exemples, et enfin par celui de Tertullien, lequel, comme dit cet auteur (Ibid. c. 24.), soutenant contre le précepte de Moïse, que les nouvelles fureurs de Montan qui s'élevaient dans l'Eglise, et les songes extravagants par lesquels des femmes folles voulaient autoriser des dogmes nouveaux, étaient de véritables prophéties, a mérité d'être mis au nombre des Prophètes que la parole de Dieu nous défend d'écouter s'il en paraît parmi nous (Deut. 13. 1. et 3.)

    5. C'est le propre d'un faux Prophète, dit saint Jean Chrysostôme (Hom. 29. in 1. ad Cor.), d'avoir l'âme agitée, d'être dans un état contraint et violent, d'être poussé, tiré et emporté comme un furieux. Mais, ajoute ce Père, il n'en est pas ainsi d'un vrai Prophète : car il dit toutes choses sobrement avec modestie, avec une sage modération, et sachant bien ce qu'il dit. C'est le propre du démon, dit encore le même Père, de causer du tumulte, de la fureur et de grandes ténèbres ; et c'est au contraire le propre de Dieu d'éclairer, et d'enseigner ce qu'il faut avec intelligence.

    Les faux Prophètes parlent avec une âme agitée, parce qu'ils ne peuvent soutenir l'impétuosité du démon qui les pousse et qui les emporte. Mais ceux qui sont poussés par l'esprit de Dieu racontent ce qu'ils ont reçu de lui d'une manière paisible, humble et modeste, parce qu'ils sont instruits par la sagesse divine qui a créé toutes choses et dans laquelle il y a un esprit d'intelligence qui est saint, unique, multiplié dans ses effets, subtil, disert, agile, sans tache, clair, doux, ami du bien, pénétrant, que rien ne peut empêcher d'agir, bienfaisant, amateur des hommes, bon, stable, infaillible, calme, qui peut tout, qui voit tout (Sap. 7. 22. 23.).

    6. Il Faut examiner la fin de la prophétie qui doit être l'utilité publique de l'Église, et l'édification particulière des fidèles. Car celui, dit l'Apôtre (1. Cor. 14. 3.), qui prophétise, parle aux hommes pour les édifier, les exhorter et les consoler. Voici ce que dit le Seigneur votre rédempteur, le saint d'Israël, dit le Prophète Isaïe (Isa. 48. 17.) : Je suis le Seigneur votre Dieu, vous enseignant des choses utiles, vous gouvernant dans la voie où vous marchez. Si donc quelqu'un fait des prédictions inutiles, dit des choses frivoles et des folies pleines de mensonge ; s'il dit des choses curieuses et vaines, s'il ne dit rien qui édifie, qui serve au salut, qui excite les pécheurs à la pénitence, ou qui aide les justes à croître dans la vertu, c'est un faux Prophète.

    Saint Thomas (2. 2. q. 174. art. 6. ad. 3.) enseigne que jamais en aucun temps on n'a manqué d'avoir des Prophètes, non pas à la vérité pour donner de nouveaux dogmes de foi, puisque les révélations publiques qui regardent la foi ne peuvent être nécessaires après l'établissement de l'Evangile, mais pour le règlement et la correction des moeurs. Pour ce qui est de savoir si les révélations particulières et secrètes que Dieu fait quelquefois à ses serviteurs appartiennent aux objets de la foi, en sorte qu'on les doive croire d'une foi divine sans que l'autorité de l'Église les approuve et les propose, nous traiterons cette question en parlant des révélations (C. 20. n. 1.).

    Quelques-uns demandent aussi, si un homme ayant le don de prophétie révèle à un autre qu'il sera damné, on est obligé de le croire. Mais il est très certain qu'il ne le faut nullement croire, parce qu'une semblable révélation répugne à l'état de cette vie, à cause que si on la supposait comme véritable, on ne pourrait plus espérer de salut, et on ne se tiendrait plus obligé d'employer les moyens qui sont nécessaires pour l'obtenir. Que s'il arrive que l'on fasse une pareille prédiction, il ne la faut pas recevoir comme absolue et immuable, mais comme une menace des supplices éternels que méritent ceux qui meurent dans leurs péchés pour avoir négligé de se corriger et de faire pénitence.

    7. Jésus-Christ notre rédempteur après avoir averti les disciples de se garder des faux Prophètes, donne cette marque pour les discerner : Vous les reconnaîtrez par leurs fruits (Matt. 7. 16.). Car tout de même que l'on reconnaît un arbre par ses fruits, ainsi l'on discerne un vrai Prophète d'un faux Prophète par ses moeurs et sa doctrine. Ce n'est pas que la sainteté des moeurs, comme l'enseigne saint Thomas (2. 2. q. 172. art. 2.), soit nécessaire à la prophétie, si nous regardons le principe intérieur de cette sainteté qui est la grâce sanctifiante ; tant à cause que la prophétie est donnée pour l'utilité de l'Eglise, comme les autres grâces de cette nature, au lieu que la charité est donnée pour unir l'âme à Dieu, et qu'ainsi ces deux grâces peuvent être séparées l'une de l'autre ; qu'à cause que le don de prophétie appartient à l'entendement dont les opérations précèdent celles de la volonté qui reçoit sa perfection par l'amour de Dieu. Mais d'autant que pour prophétiser, il est requis que l'âme soit extrêmement élevée à la contemplation des choses spirituelles, et que le dérèglement de la vie est un obstacle à cette élévation, Dieu ne fait pour l'ordinaire ce don qu'à de saints hommes, et l'on a accoutumé d'en tirer un argument très certain de la sainteté de ceux qui l'ont : Parce que, comme dit le Sage (Sa. 1. 4. 7. 27.), la sagesse n'entrera point dans une âme maligne, et n'habitera point dans un corps assujetti au péché ; mais elle se répand dans les âmes saintes, et elle forme les amis de Dieu et les Prophètes. Il faut donc mépriser les prédictions de ceux de qui les moeurs sont corrompues ; car ce sont de semblables personnes qui séduisent le peuple par de fausses prédictions, et qui trompent par des révélations pleines de mensonge ceux qui ne sont pas dans la défiance. Et c'est de ces mauvais Prophètes que Jérémie a dit (Thren. 2. 14.) : Vos Prophètes n'ont eu pour vous que des visions fausses et folles, et ils ne vous découvraient point votre iniquité pour vous exciter à la pénitence. Ils sont de ces hommes, dit saint Jean Chrysostôme (Hom. 12. in varia Matt. loca.), qui commettent ce qu'ils paraissent détester, qui font ce qu'ils défendent, parmi lesquels l'innocence est condamnée, et le crime est pris pour l'innocence ; parmi lesquels c'est une justice que de pécher, et c'est un péché que d'exercer la justice ; et en qui l'on voit que les oeuvres sont contraires aux paroles et que la doctrine combat les moeurs. Vous les connaîtrez par leurs fruits.

Nous en dirons davantage sur ce sujet (C. 20.), en traitant du discernement des révélations.