CHAPITRE XII



    De l'esprit humain. Sa merveilleuse diversité. D'où elle procède. Combien la connaissance en est difficile. Par quels signes on en peut faire le discernement.

    I. On doit entendre par l'esprit humain, l'esprit par lequel nous sommes excités et remués au dedans de nous, et qui a reçu les impressions du péché originel de notre naissance et notre formation. Cela est assez clair par les choses que nous avons dites ( Cap. 3 et 4.), lorsque nous avons montré par quelles marques on doit discerner l'esprit de Dieu de l'esprit du démon. Cela étant donc supposé, il faut traiter avec notre brièveté accoutumée ce qui regarde la connaissance particulière de cet esprit de l'homme, ou cet instinct par lequel il se porte aux choses. Or il faut considérer avant tout que cet instinct ou cet esprit porte toujours au mal par soi-même ; parce que l'homme abandonné de Dieu, et retombé en soi-même comme en un abîme à cause du péché de son origine, demeure assujetti aux mouvements déréglés de la convoitise, comme les bêtes qui sont sans raison, s'il n'est délivré de cet assujettissement par la grâce de Notre-Seigneur. La nature humaine, dit l'auteur du traité de la vocation des Gentils (Lib. 1. c. 6.), ayant été corrompue par la prévarication du premier homme, a une volonté qui se porte toujours au mal ; même parmi les bienfaits de Dieu, et parmi l'instruction de ses préceptes et les assistances extérieures qu'elle reçoit de sa bonté. Et la laisser à elle-même n'est autre chose que l'abandonner. Cette volonté est vagabonde, irrésolue, inconstante, ignorante, faible à exécuter, facile à entreprendre, enflée dans les honneurs, affligé par divers soins, inquiète dans ses soupçons, plus ardent pour la gloire que pour la vertu, plus soigneuse de la réputation que de la conscience, et qui éprouve tous les jours qu'elle est plus misérable lorsqu'elle jouit de ce qu'elle a désiré, que lorsqu'elle en est privée. Elle ne trouve dans ses propres forces que la facilité de se jeter dans le péril, et de s'y perdre, parce que la volonté changeante de la créature n'étant pas conduite par l'immuable volonté de son Créateur, se porte d'autant plus au péché, qu'elle agit avec plus d'ardeur et plus d'effort.

    Cette description de la ruine si lamentable de l'homme est toute conforme aux sentiments de saint Augustin qui s'en explique en ces termes (Ser. 11. de verbis Apostoli.) : Le premier Homme a été créé dans sa nature sans aucun vice. Il a été crée dans la justice et ne s'est point fait, juste lui-même. On voit assez en quel état il s'est mis par son péché. Il lui est arrivé ce qu'on voit arriver à un vase de terre qui se brise en tombant des mains de l'ouvrier. Il était gouverné par son Créateur; mais il voulut se séparer et se rendre indépendant de celui dont il tenait son excellent être. Dieu le laissa dans sa volonté comme en disant : Qu'il me quitte, et qu'il se trouve lui-même, et qu'il éprouve par sa propre misère, combien il est vrai qu'il ne peul rien sans moi. O que le franc arbitre est mierable sans le secours de Dieu ! Nous avons éprouvé ce qu'il peut quand est privé de ce divin secours : et c'est cette privation qui nous a rendus misérables.

    Nulle éloquence n'est assez forte pour expliquer le malheur où est tombé l'homme par son péché ; combien il est enclin au mal ; combien il est incapable du bien ; à combien de calamités il est exposé ; de combien de maladies il est accablé. Comme un breuvage empoisonné se répand dans tout le corps et y fait ses impressions ; ainsi le venin mortel de ce grand péché du premier homme s'étant répandu dans tout le genre humain, l'a interrompu, l'a perdu, l'a détruit. De là procède la nécessité de mourir. De là vient la corruption de l'âme et du corps. De là vient l'aveuglement et l'ignorance. De là viennent les soins inutiles, les mauvais désirs, les querelles, les discordes, les guerres, les vaines craintes, les folles joies, et un aussi grand nombre de misères que de crimes. De là vient que l'esprit aveuglé par des ténèbres épaisses s'égare et se perd dans ses vains raisonnements (Rom. 1. 21.), et que la volonté languissante et toute destituée de force, est assujettie, par une très honteuse servitude, aux convoitises et à toutes sortes d'iniquités. De là vient que tous les hommes sans exception, s'ils ne sont guéris et délivrés par la grâce de Jésus-Christ,
demeurant comme plongés dans un abîme de boue (Psal. 68. 3.) où ils ne trouvent point de fond, se détournent et s'éloignent du souverain bien ; s'attachent à l'amour d'eux-mêmes ; épanchent continuellement leur âme dans les plaisirs des sens, et ne font rien que pour plaire aux hommes, et que pour être esclaves de la vaine gloire du monde.

    Voilà jusqu'à quel point est infecté et corrompu le principe des affections et des mouvements des hommes, et de tous les instincts où les porte la nature. Voilà combien est méchant le fruit qui vient d'une racine si empoisonnée. La nature humaine, dit saint Grégoire (Lib. 8. Mor. c. 3.), tombée volontairement de l'état d'innocence et de bonheur où Dieu l'avait mise en la créant, et assujettie à sa corruption si infecte, est devenue la misère même qu'elle souffre en faisant naître d'elle-même les maux qui l'affligent. De sorte que maintenant encore qu'elle s'efforce de s'élever au désir du souverain bien, néanmoins sa propre inconstance comme en la poussant dans une pente où il est difficile de se soutenir, la fait aussitôt misérablement retomber en elle-même. Elle s'efforce de se retenir dans la contemplation ; mais les chutes que lui cause sa propre faiblesse, lui ôtent toute la force dont elle a besoin. Et parce que l'homme s'est soumis par sa propre volonté un fardeau si pesant et si affligeant de sa condition présente, il faut maintenant qu'il le porte contre son gré.

    II Il est encore important, pour avoir une exacte connaissance des instincts que la nature produit en nous, et des mouvements de l'esprit humain, d'examiner et de reconnaître la diversité qui se rencontre dans les hommes, et la variété de leurs esprits, de leurs génies, de leurs humeurs et de leurs tempéraments. Car les hommes sont aussi dissemblables les uns des autres par leurs esprits et leurs humeurs qu'ils le sont par leurs visages. Dieu a donné aux uns cinq talents, aux autres deux, et aux autres un seul talent. Les uns ont le corps sain et robuste, mais l'esprit pesant et indocile. Les autres ont l'esprit vif et subtil, mais les continuelles infirmités de leur corps empêchent cet esprit d'agir et de s'occuper avec toute la vigueur dont il est naturellement capable. Les uns aiment la solitude et la contemplation, et sont inhabiles aux affaires temporelles. Les autres sont propres à l'action et aux affaires, et ne sont nullement propres à la contemplation et à la retraite. Quelques-uns ont l'esprit sincère et ouvert, et ne sauraient cacher leurs pensées par aucuns déguisements. D'autres tiennent caché ce qu'ils pensent, et ne s'expliquent que par des détours et d'une manière obscure et embarrassée. Il y en a qui se rendent agréables à tout le monde par une inclination officieuse et obligeante, et par la gaieté de leur humeur. Il y en a d'autres qui sont sévères et tristes, et qui ont aversion au commerce des hommes et à la société. Les uns ayant l'esprit noble et élevé pensent toujours à quelque chose de généreux et de grand. D'autres ayant l'âme basse et sordide n'estiment rien indigne d'eux pourvu qu'ils obtiennent ce que leur cupidité leur fait désirer. Quelques-uns étant d'un esprit lent et tardif corrigent par l'industrie et par le travailleur leur naturelle pesanteur. Il s'en est vu d'un esprit excellent et si sublime qu'ils paraissaient plutôt des anges que des hommes. A peine un siècle en a-t-il produit un ou deux de cette portée et de cette force. Il n'y a rien de si haut qu'ils n'y atteignent. Il n'y a rien de si embarrassé qu'ils ne démêlent. Il n'y a rien de si difficile dont ils ne viennent à bout.

    L'expérience fait voir que les esprits qui ont le plus de vivacité et de pénétration sont plus sujets à faire des fautes et sont plus propres à apporter des nouveautés et des changements, qu'à exécuter les choses qui se présentent à faire. Car ils hésitent et s'arrêtent toujours. Ils se feignent divers obstacles qui n'arriveront jamais, et ils troublent tout par des subtilités superflues et des précautions importunes. Au contraire les esprits médiocres sont plus assurés et plus traitables. Or il y a plusieurs causes de cette diversité que nous observons dans les hommes.

    La première est la liaison de l'âme et du corps qui les fait conspirer et concourir ensemble ; car l'âme reçoit les impressions et les effets du tempérament et des qualités du corps, de la conformation des membres, de la mauvaise disposition des organes. Et le corps est agité et tourmenté comme par des tempêtes, par les troubles et les agitations de l'âme.

    La seconde est la diversité du tempérament de chacun , le mélange si inégal et si varié des premières qualités qui composent ce tempérament. Car la Philosophie et l'expérience enseignent que l'âme suit dans ses inclinations et ses actions le tempérament du corps.

    La troisième vient des divers troubles qui arrivent à l'âme par les événements de cette vie et par des causes étrangères qui l'entraînent et la rendent captive.

    La quatrième raison de cette variété doit être prise des différents climats dans lesquels les hommes sont nés ou sont élevés, et des divers effets de la qualité de la terre et de l'air, et les influences du ciel sous lequel ils vivent, produisent en eux. C'est de là que vient la diversité des inclinations et des moeurs de tant de différents peuples. Les uns sont naturellement belliqueux ; les autres ont aversion à la guerre. Les uns sont farouches et sauvages ; les autres traitables et doux. Les esprits sont doux et tempérés dans un climat doux et tempéré, et sont rudes dans un climat rude. Il faut joindre à cela l'éducation, l'âge, la condition, la qualité des aliments, les lois et les coutumes, la conversation et le commerce, et une infinité d'autre choses qui non-seulement rendent un homme différent d'un autre, mais qui rendent encore par intervalles un homme fort différent de soi-même. Tertullien est tout a fait digne qu'on l'écoute sur ce sujet. Voici de quelle manière il en parle (De animâ c. 20.) : Comme les graines des plantes d'une même espèce sont toutes semblables avant qu'on les jette dans la terre, mais croissent et fructifient fort différemment, les unes croissant plus, les autres moins, les autres dégénérant selon la qualité de la terre, selon la disposition du ciel, selon la culture et le soin qu'on y apporte, et selon que les saisons y sont plus ou moins favorables : ainsi les hommes, qui sont tous semblables dans leur origine et dans la matière dont ils sont formés, ne laissent pas d'être extrêmement différents les uns des autres ; et la différence des lieux contribue notablement à cette diversité. L'opinion commune est que les Thébains sont naturellement hébétés. Les Athéniens au contraire ont l'esprit extrêmement propre à la science et à l'éloquence. Empédocle établit la cause de cette différence des esprits dans la qualité du sang, et attribue le progrès et la perfection des bons esprits à l'instruction et à la discipline. Chacun sait les propriétés des différentes nations. Les poètes comiques se moques des Phrygiens comme de gens timides. Salluste dit que les peuples de Mauritanie et de Dalmatie sont vains et cruels. L'Apôtre accuse ceux de Crète d'être menteurs (Tit. 2. 12.). La constitution et la disposition du corps contribuent  apparemment à cette diversité. La constitution grasse et replète nuit à la sagesse, la maigreur y sert. La paralysie fait perdre l'esprit, la maladie des poumons le conserve. Outre les complexions naturelles du corps qui peuvent augmenter ou diminuer l'esprit, diverses choses peuvent encore produire les mêmes effets. L'esprit devient plus vif et meilleur par la doctrine, la discipline, les  arts, l'expérience, les affaires, et par l'application et le travail. Au contraire il s'appesantit et s'affaiblit par l'ignorance, l'oisiveté, la paresse, les débauches, les passions, l'application et le manquement d'expérience.

    Il est donc plus clair que le jour que selon les divers effets de ces différentes causes il arrive dans les esprits des hommes des changements et de la diversité, divers instincts, divers mouvements, diverses inclinations.

    III. On doit recueillir de cette inégalité et de cette diversité qui se rencontre dans les hommes, combien il est difficile de reconnaître et de discerner la qualité de leurs instincts et de leurs mouvements. Car l'esprit de l'homme est comme un abîme très profond qui ne saurait être pénétré que de Dieu seul, et de celui à qui Dieu le voudra relever. L'homme, dit saint Augustin(Confess. 1. 4, c. 14, n. 2.), est un abîme profond et impénétrable. Qu'il y a dans lui de ressorts cachés ! Et néanmoins, ô mon Dieu, vous savez le compte de tous les cheveux de sa tête, ainsi que nous l'assure votre parole, sans qu'à votre égard il s'en puisse perdre un seul ; quoiqu'il soit plus aisé de compter ses cheveux (Matt. 10. 30. Luc. 12. 7.) que cette variété d'affections et de mouvements qui se forment dans son coeur. L'homme n'a point de plus pernicieux ennemi que son propre esprit. Cet esprit est plein de tromperies, d'artifices, de déguisements. Il est inconstant ; il prend diverses formes ; il est curieux, inquiet, ennemi de son propre repos, amateur de la nouveauté. L'imagination ne produit rien de difforme et de monstrueux dont il ne puisse être occupé. Il n'y a rien de déréglé, de vain, ni de ridicule qu'il ne soit capable d'embrasser. Tantôt il paraît tout à fait soumis à l'esprit de Dieu ; tantôt il semble asservi à l'esprit de Satan ; et il ne demeure pas longtemps en un même état. Comme il est très artificieux, il prend diverses formes avec une subtilité merveilleuse et une industrie très surprenante, pour cacher ses commodités et ses intérêts du prétexte de la gloire de Dieu et de la perfection. Sous ces apparences captieuses il est néanmoins certainement très éloigné de chercher la gloire de Dieu et d'aimer la perfection ; car il se cherche soi-même en toutes choses. Il s'aime excessivement ; il est adorateur de soi-même ; et détournant les choses les plus saintes de leur véritable fin, il les rapporte à soi par un horrible sacrilège. C'est pourquoi chacun doit plus se défier et se tenir sur ses gardes à l'égard de soi-même, qu'à l'égard même de Satan ; parce qu'il n'y a hors de nous aucune puissance qui soit capable de nous nuire, si nous ne lui donnons nous-mêmes la main ; si nous ne lui fournissons des armes quand elle commence à nous attaquer ; et si nous ne consentons à ses entreprises et à ses desseins. A la vérité plusieurs ennemis nous poussent à notre ruine. Le monde nous y pousse ; Satan nous y pousse ; les autres hommes nous y poussent ; mais personne ne le fait d'une manière plus dangereuse ni plus violente que nous-mêmes. Quel est cet ennemi que nous avons au milieu de nous ? Chacun, dit saint Bernard (Ser. 85. in Cant. n. 3. 4.), est cet ennemi de soi-même. L'homme se pousse et se précipite de telle sorte lui-même dans le mal, qu'il n'a point sujet de craindre les impulsions et la violence d'un autre, pourvu qu'il retienne ses propres mains de se faire à soi-même le mal qu'il doit craindre davantage. Qui vous pourra nuire, dit saint Pierre (1 Pet. 3. 13.), si vous n'avez affection qu'à faire du bien ? Votre consentement au mal est cette main qui seule peut et vous blesser et vous perdre. Si lorsque le démon vous suggère ce qui est mauvais, ou que le siècle vous invite à ce que vous ne devez point faire, vous retenez votre consentement, et n'abandonnez point à ces deux ennemis les puissances de votre âme et de votre corps (Rom. 6. 13.) pour leur servir d'armes d'iniquité, et si vous ne laissez point régner le péché dans votre corps mortel (Ibid. v. 12.) : alors vous vous montrez constamment affectionné à ce qui est bon, et nulle méchanceté ne vous pourra nuire en aucune sorte. Le démon vous pousse, mais il ne vous renverse pas, pourvu que vous lui refusiez votre consentement. C'est cet ennemi qui a poussé dans le paradis nos premiers parents, et qui les y a renversés ; mais c'est à cause qu'ils consentirent à sa persuasion, au lieu de lui résister : Le monde nous pousse au mal, parce qu'il est plein de malignité (1 Joan. 5. 19.). Il y pousse tous les hommes ; mais il ne renverse que ceux qui l'aiment et qui s'accommodent à ses maximes et à sa dépravation. Ce qui montre assez clairement combien il est vrai que l'homme est le plus dangereux et le principal ennemi de soi-même, et que c'est principalement par lui-même qu'il est poussé au mal ; en telle sorte qu'il y peut tomber sans y être poussé par un autre que par lui-même, au lieu qu'il n'y pourrait jamais tomber par une impulsion étrangère s'il n'y joignait encore la sienne, et s'il ne prenait contre lui-même le parti de ses ennemis. Auquel donc de nos ennemis devrons-nous principalement résister ? Sans doute c'est à celui qui est d'autant plus à craindre que nous étant tout à fait intérieur, il suffit seul pour nous abattre et nous perdre, au lieu que les ennemis du dehors ne peuvent rien faire que par son secours.

    IV. Voilà ce qu'il était nécessaire de marquer en général pour la connaissance des instincts naturels et du propre esprit de chacun. Il faut maintenant expliquer les marques particulières par lesquelles on doit reconnaître plus évidemment la corruption et l'iniquité de l'esprit humain.

    1. Il y a des personnes si touchées du souvenir de leurs offenses, et de la méditation des souffrances de Jésus-Christ, qu'elles en répandent une abondance de larmes, étant soudainement remplies d'un profond sentiment de componction. Et cette disposition les porte à se châtier par de rudes disciplines et des macérations violentes. D'autres personnes étant vivement touchées par la considération de la félicité du ciel entrent dans des ravissements par l'excès de la joie qui les occupe tout d'un coup. Et tous ces effets si spécieux viennent point de l'esprit de Dieu, mais de l'amour de soi-même, de la vivacité et de l'application avec laquelle l'âme prend ses objets, et du changement soudain qui arrive à la nature par une extraordinaire émotion. Et cela se reconnaît facilement, parce qu'aussitôt que s'arrête cette émotion de l'âme et que cesse cette impétuosité et cette ardeur avec laquelle elle se porte à son objet, ces personnes-là tombent dans un état de froideur et de sécheresse, et même dans les  passions et les vices où ils avaient accoutumé de tomber. Au contraire les mouvements et les impressions qui viennent véritablement de l'esprit de Dieu, n'ont rien d'oisif et d'inutile pour la conversion et pour le salut, mais font de très grandes choses. D'où l'on doit conclure que la connaissance et le discernement des esprits sont très difficiles en ces rencontres : car on attribue souvent à l'esprit de Dieu, et souvent aussi à l'esprit du Démon, ce qui ne vient que des dispositions et des impressions de la nature. Chacun doit donc soigneusement examiner son coeur, pour n'être point trompé par ce propre esprit que saint Grégoire
appelle l'esprit d'orgueil (Mor. l. 7. c. 3.). Or personne ne peut arriver à cet examen et cette discussion de ce qui se passe en soi-même, s'il ne prépare à Dieu dans son âme cette demeure qu'il y veut avoir, en chassant de son coeur toute sorte de présomption, et se tenant dans la défiance de soi-même et dans une sincère humilité. Car, comme dit excellemment ce saint Pape (In Psal.ult. poenit.v. 7.), nul ne saurait devenir la demeure de l'esprit de Dieu, s'il ne s'est premièrement vidé de son propre esprit et l'esprit de Dieu ne se repose que dans ceux qui sont humbles, dont la conscience est en repos, et que les paroles de Dieu font trembler (Isa. 66. 2.).

    2. Il arrive quelquefois que l'on commence une oeuvre véritablement pour Dieu et pour sa gloire et son honneur. Mais parce que la nature se cherche toujours secrètement elle-même, insensiblement et sans s'en apercevoir on oublie le bon plaisir de Dieu dans le progrès de l'oeuvre qu'on a commencé : et au lieu de regarder attentivement sa gloire et sa volonté, on se laisse aller à chercher sa propre commodité, et sa propre satisfaction. Ce qui paraît manifestement en ce que si Dieu arrête le succès et l'achèvement de l'oeuvre ou par quelque maladie ou par quelque autre accident, aussitôt l'âme tombe dans le trouble et l'inquiétude ; et les mouvements de tristesse qui lui arrivent, et qui lui ôtent, cette paix intérieure par laquelle elle doit être toujours pleinement soumise à Dieu, font qu'elle ne peut en ces rencontres acquiescer à sa volonté qu'avec beaucoup de peine. Il y a peu de personnes qui connaissent entièrement la malignité de l'inclination naturelle dans la recherche de soi-même, qui est si subtile et si cachée. Car à cause que tout ce qui est bon, est conforme à nos désirs naturels, nous nous penchons facilement vers nous-mêmes ; de telle sorte que dans nos intentions qui nous paraissent les plus droites et les plus conformes à la volonté de Dieu, nous nous cherchons nous-mêmes, parce que nous laissons davantage attirer et gagner notre esprit et notre coeur à ce qui nous est agréable et commode, et que nous le regardons davantage dans tout ce que nous faisons, que ce qui n'est précisément que de Dieu.

    Un semblable défaut arrive dans l'amour de la mortification principalement lorsqu'il est trop ardent. Car plusieurs mortifient leurs sens, retiennent leurs affections, châtient leur corps, s'abstiennent de toutes sortes de plaisirs par une apparence et un prétexte de vertu et de zèle ; mais c'est véritablement afin d'être vus des hommes, ou pour donner à leur esprit une satisfaction dans laquelle l'amour-propre se recherche avec toute l'adresse et tout le déguisement dont il est capable.

    Celui qui n'est poussé que par l'instinct que la grâce met en lui, désire toujours d'être caché ; mais la nature cherche toujours à se produire. Et ceux mêmes qui sont pleins des lumières surnaturelles et divines, ne sont pas exempts de ce défaut, à cause des fréquents retours qu'ils reviennent à faire insensiblement sur eux-mêmes, et des vues qui les rappellent à eux-mêmes lorsqu'il faudrait qu'ils ne fussent occupés que de Dieu seul.

    3. Il est très certain que nous avons besoin de la grâce de Dieu pour prier et pour faire les bonnes oeuvres comme il faut. Mais il est certain aussi que nous pouvons exercer des actions de vertu par un motif humain, ou par notre amour-propre, ou par une crainte servile. Et nous avons en nous si peu de lumière que nous ne pouvons pas distinguer avec assurance par quel principe nous agissons ; si c'est par un principe divin, ou par un principe humain ; si c'est par charité ou par cupidité. A la vérité nous souhaitons d'élever notre coeur jusqu'à Dieu, et le dégager de ces retours vers nous-mêmes où il y a tant d'imperfections. Mais quelquefois ce désir provient d'un intérêt subtil et secret que nous n'apercevons pas. Car nous pouvons désirer d'être dépouillés de tout notre amour-propre par un autre amour-propre. Nous pouvons désirer et aimer l'humilité par orgueil. Il est sans doute qu'il y a dans nos actions et nos dispositons intérieures un cercle et un retour perpétuel de nous à nous-mêmes, qui est imperceptible, et qu'il demeure toujours en notre coeur une racine d'amour de nous-mêmes qui est très-déliée et très-subtile, et qui nous est inconnue ; en telle sorte que quelquefois nous sommes très-éloignés de nous conduire par des raisons purement divines et par des motifs tout à fait désintéressés, lorsque nous pensons être plus proches de les suivre et plus en état de les embrasser.

    Nous voyons dans le livre de Job (Job. 32.), qu'Eliu croyait être poussé par le Saint-Esprit à reprendre ce saint homme et ses amis, quoiqu'il n'y fût porté que par la seule impétuosité de son propre coeur. C'est pourquoi Dieu, dont il prétendait défendre la cause reprend fortement cet homme de ce qu'il avait dit : Qui est celui-ci, dit-il à Job (Ibid. 38. 2.), qui mêle des sentences parmi les discours impertinents ? Plusieurs ressemblent à cet homme en s'imaginant rendre service à Dieu, quoique l'amour dont ils sont poussés ne soit autre chose que leur cupidité et que l'affection à leurs propres intérêts.

    4. Si un homme spirituel, comme il arrive quelquefois, se trouve rempli de quelque grande lumière, il ne faut pas pour cela se rendre facile à croire qu'elle lui vienne de la grâce ; car elle peut venir ou de la vivacité naturelle de l'esprit, et de l'habitude à méditer les vérités de la religion, ou d'une simple spéculation des choses naturelles et divines, lorsque durant ces lumières la volonté ne laisse pas de demeurer dans un état de sécheresse et de froideur, et d'être destituée de tout arrosement et de toute onction de grâce. Tout de même qu'on n'estime pas un arbre par les branches et les fleurs, mais par les fruits, ainsi nous devons juger de la lumière par les oeuvres qu'elle fait produire, et par la conformité qu'elles y ont. Il faut aussi rechercher soigneusement s'il ne se mêle point parmi la lumière quelque chose d'obscur, de contraire à la prudence et à la raison, et d'éloigné des principes de la perfection chrétienne. Car, comme enseigne Richard de saint Victor (In Cant. c. 17.), lorsque l'on est porté à quelque bien facilement et avec quelque sorte de légèreté, cette légèreté doit faire craindre qu'on ne soit porté à ce bien par la chair plutôt que par l'esprit, principalement s'il est accompagné de quelque chose qui soit agréable à la nature. Pareillement la joie avec laquelle on se porte à une chose doit être suspecte, lorsqu'elle est accompagnée de chaleur et d'impatience, parce que l'Esprit-Saint est modéré, patient, tranquille, et n'excite que des mouvements conformes à ce qu'il est.

    LE PUR ET VRAI AMOUR DE DIEU, DÉGAGÉ DE TOUTE CONSIDÉRATION DE SOI-MÊME EST TRÈS-RARE ET TRÈS-DIFFICILE. SI LES HOMMES POUVAIENT SE CACHER AUX YEUX DE DIEU ET AUX YEUX DU MONDE, IL Y EN A PEU QUI FISSENT LE BIEN, ET PEU QUI S'ABSTINSSENT DU MAL.

    5. Quand on se trouble, qu'on s'afflige, et qu'on est comme si l'on désespérait de pouvoir faire du progrès après que l'on est tombé, ces dispositions ne viennent que d'un orgueil secret, et que de la confiance qu'on a en soi-même. Car celui qui est vraiment humble ne s'étonne point qu'il lui arrive des chutes. Il sait que l'homme est si faible qu'il ne peut rien sans l'assistance de Dieu. Ce qui fait qu'en la lui demandant il déteste son péché avec un coeur tout ensemble contrit et tranquille, et que se relevant avec beaucoup de courage et de diligence, il continue sa course avec une nouvelle ferveur.

    C'est encore une marque de l'esprit humain de s'attacher tellement à ses exercices et à ses fonctions quoique bonnes et saintes, que si l'on en est retiré et appliqué à d'autres par ses supérieurs, on se laisse aller à des murmures et des plaintes, et on s'imagine de ne pouvoir arriver à la perfection qui convient à l'état où l'on est; comme si c'était être privé des moyens nécessaires à l'obtenir, que d'être réduit à ne pas faire toujours ce que l'on voudrait. Car la peine que l'on a dans ces rencontres ne vient pas véritablement de ce que les choses qu'on est obligé de quitter, étaient plus propres et plus efficaces pour s'avancer dans la perfection, mais de ce que l'on se reposait et que l'on se confiait en ces choses par une affection vicieuse, et que l'on y avait de la complaisance en y cherchant sa propre satisfaction et son propre intérêt plutôt que la gloire de Dieu. La nature aime ce qui est beau, ce qui est bon, ce qui est parfait, et elle cherche à se plaire à elle-même dans ces choses. D'où il arrive qu'elle hait tout ce qui est défectueux dans ses entreprises et ses desseins, et même dans ses oeuvres les plus spirituelles ; en sorte que si ces défauts l'inquiètent et la tourmentent, c'est un signe évident que cet amour de ce qui est beau et de ce qui est parfait, quelque spécieux qu'il soit, procède de la nature.

    6. L'esprit humain pousse les hommes qui sont doctes et désireux de s'avancer encore dans les sciences, à apprendre et à pénétrer les choses divines et surnaturelles, tant pour s'élever et se faire considérer par là au-dessus des autres hommes, que pour contenter leur curiosité. De cette cupidité de paraître savant dans les choses les plus relevées procèdent tant de discours magnifiques, rares et subtils que plusieurs font et de vive voix et par écrit, dont le seul fruit est de plaire aux oreilles, et non pas d'aider au salut et à la conversion d'autrui. De là sont venus les livres des philosophes qui traitent de la vertu avec un style pompeux et relevé, étant vides de l'esprit et de la vie ; qui remplissent l'âme de distractions et la partagent par une infinité de spéculations et d'idées ; et qui ne sont point capables d'enflammer la volonté à la piété, à la charité, à l'union qu'elle doit avoir avec Dieu. Car encore que les discours qui ne viennent que de la capacité naturelle de l'esprit, et où la grâce n'a aucune part puissent contenir beaucoup de bonnes choses, le fruit néanmoins en est très petit, et ils ressemblent à un airain sonnant et à une cymbale retentissante. Mais les paroles qui sont animées par l'esprit de Dieu, quoiqu'elles n'aient rien en elles-mêmes que d'éloigné de toute élévation, et qu'elles soient très simples, ne laissent pas de produire beaucoup de fruit. L'esprit humain a de coutume de se partager et de se répandre facilement dans les choses extérieures, et de se plaire dans la multitude et la variété des bonnes pensées : ce qui l'éloigne de l'unité qui est si désirable et qui est seule nécessaire.

    7. La prudence de la chair est une compagne inséparable de l'esprit humain dans les choses qui regardent la vertu. C'est pourquoi l'on voit beaucoup d'hommes qui se contentant d'un état de vie médiocre, n'aspirent point au degré le plus parfait. Ils mesurent toutes choses par eux-mêmes et par leur propre faiblesse, et non par la puissance et l'efficacité de la grâce de Dieu. Et parce qu'ils craignent de souffrir et d'être rejetés et méprisés, ils aiment ardemment les richesses, les honneurs, les commodités et les aises de leur corps, et tous les biens temporels, et ils rapportent à cela tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils disent et tout ce qu'ils pensent. Ils veulent fuir d'eux-mêmes comme de leur dernière fin ; et détenant la propre idole d'eux-mêmes, ils y réfèrent ce que l'on doit référer à Dieu. Ils laissent charmer leur âme comme par des enchantements et des prestiges qui la font sortir de son assiette naturelle et légitime, pour la rendre esclave des biens qui regardent la vie présente. Comme la charité ne cherche point ses intérêts propres ; au contraire l'amour aveugle de soi-même les cherche toujours. Cet amour si pernicieux à l'âme a une naissance si maligne et si pénétrante, que non-seulement il se mêle dans les choses terrestres et temporelles, mais encore dans les choses célestes et spirituelles, infectant de son venin l'amour de l'oraison, l'usage des sacrements, l'exercice des vertus, et faisant que les hommes y cherchent à se faire louer, à se mettre en opinion de sainteté, ou se proposent d'obtenir de Dieu ; des lumières et de certaines délices d'esprit et des joies de l'âme qui sont molles et vaines. Ce venin de l'amour-propre atteint même jusqu'aux oeuvres de la pénitence : souvent un pécheur est touché d'une extrême douleur après sa chute, et châtie rudement son corps, non à cause de l'offense de Dieu, comme il faudrait qu'il le fit, mais à cause d'une note d'infamie qu'il a encourue, ou par la crainte qu'il a de perdre sa réputation devant les hommes, et parce qu'au moins il veut paraître innocent à soi-même. Et à cause qu'on ne saurait trouver aucun solide repos dans les choses périssables de cette vie, il y a tant d'inconstance dans un homme qui s'aime soi-même, qu'en changeant incessamment d'affections et de plaisirs, il ne sait pas lui-même ce qu'il veut ni ce qu'il fait. Tantôt il s'élève témérairement par l'espérance ; tantôt il tombe dans le désespoir ; tantôt il s'épanche dans une vaine joie ; tantôt il est abattu de tristesse. Il n'a point de modération ni de mesure dans sa conduite : et au lieu de se tenir dans la médiocrité, il se porte toujours aux extrémités. Il ressemble à un vaisseau, lequel étant agité de côté et d'autre par un mouvement vague et incertain, se heurte contre des rochers, et périt enfin par un misérable naufrage. Car, comme Notre-Seigneur nous l'a enseigné, celui qui aime son âme, la perdra (Joan. 12. 25.).

    Il faut rapporter à cet amour si pernicieux de soi-même, tout ce qu'on peut dire de l'esprit humain, parce que c'est lui qui excite tous les mouvements de l'âme de l'homme. C'est pourquoi il faut employer toute son industrie à l'en déraciner, afin que les hommes soient instruits de Dieu (Ibid. 6. 45.), et que toutes les affections humaines soient portées au bien par l'esprit de Dieu.