VI

EXPANSION ET DÉCLIN DU BOUDDHlSME



      Deux siècles et demi après la mort de son fondateur, le Bouddhisme était devenu la religion officielle du plus puissant monarque de l'Inde, Açoka, et il commençait la conquête de l'Extrême-Orient. Ces progrès, il ne les devait certes pas à ses dogmes peu séduisants et peu originaux, ni à la supériorité de sa morale, mais à ses institutions, à son esprit de discipline et de propagande et surtout au souvenir du Bouddha qui s'était conservé vivant dans sa Communauté. Le Brahmanisme, où tout est impersonnel, où les sages les plus révérés n'ont laissé qu'un nom, n'avait rien à opposer à la vie du Bouddha qui, derrière la légende, a conservé la physionomie du Maître et l'impression gardée de lui par ses disciples. Même rédigés en cet affreux style bouddhiste, "le plus insupportable de tous les styles" (Barth, p. 111), ces récits forment une histoire très touchante. De plus, le Brahmanisme, étant essentiellement une thaumaturgie, ne pouvait lutter avec le Bouddhisme qui, en somme, était la bonne nouvelle pour tous ; chacun pouvait continuer l'oeuvre du Çâleyamuni et, de fait, le Bouddhisme fut la première en date des religions à propagande Cette propagande, il la fit au moyen de la prédication en langue vulgaire ; par une littérature populaire, légendes, biographies du Bouddha, "vies des saints", etc ; par une luxueuse iconographie (40) qui se répandit dans toute l'Asie ; et surtout par la communauté des moines : celle-ci, malgré les divergences inévitables qui de bonne heure se firent jour dans son sein, maintint l'orthodoxie de la doctrine et de la discipline et elle constitua, sous sa direction, une communauté laïque laquelle, à son exemple, se montra indifférente à l'égard des anciens rites, puis substitua au vieux culte brahmanique un culte différent ne consistant qu'en exercices spirituels et en exhortations morales. Les bhiksus devinrent des prédicateurs, des directeurs de conscience, des missionnaires, des instructeurs ; on les appela souvent auprès des mourants et même c'est parmi eux que l'on trouve les plus anciens constructeurs de monuments votifs, les premiers statuaires. D'ailleurs, l'expansion du Bouddhisme fut facilitée parce qu'il n'imposait aucune habitude et aucune institution nouvelles ; à l'inverse de l'Hindou, qui veut que sa nourriture soit pure et préparée par des personnes pures, le bhiksu mendie à toutes les portes, sans distinction. Le Bouddhisme n'a pas imposé aux femmes l'obligation d'être voilées ; les moines pouvaient manger de la viande, à la condition de n'avoir vu ni entendu ni soupçonné que l'animal avait été tué à leur intention ; ce qui est impur, c'est non pas ce qu'on mange, mais le meurtre, le vol, le mensonge, la fraude, les propos frivoles, l'avarice Au surplus, les règles de conduite ne sont qu'un moyen de parvenir à la maîtrise de soi, elles ne sont pas un but : celui-ci est le salut et il ne dépend pas de l'observation de telle ou telle règle. D'autre part, le Bouddhisme, religion sans Dieu, initia l'Inde à la dévotion en lui proposant la méditation des perfections du Bouddha. Tant qu'il conserva ces sentiments, il grandit ; mais il fut menacé le jour où les religions néo-brahmaniques, notamment le vishnouisme et le çivaïsme opposèrent à la figure du Bouddha l'image, moins parfaite mais tout aussi personnelle, de leurs dieux Çiva, Krishna, Râma et de leurs déesses, aux sanctuaires du Bouddhisme leurs sanctuaires somptueux, aux cérémonies bouddhiques leurs fêtes pompeuses et à la mythologie abstraite et factice du Bouddhisme une fable splendide, toute pleine de poésie populaire, comme celle du dieu-homme Krishna qui fut rapidement l'antagoniste victorieux de l'homme-dieu Bouddha. De plus, le monachisme, qui avait été un instrument puissant de la diffusion du Bouddhisme, fut une des causes de sa décadence ; toute la vitalité du Bouddhisme resta concentrée dans un clergé séparé du monde et, dans ce clergé, énervé par les richesses de ses monastères, l'ardeur conquérante des premiers siècles avait fait place au quiétisme, l'originalité de la pensée avait fini par disparaître sous l'influence de la scolastique ou par s'endormir dans la routine. Au reste, la "méditation du vide", dernier mot du Grand Véhicule, ne pouvait pas suffire à enflammer le zèle missionnaire ; un système qui proclame le néant de sa propre loi se voue lui-même au néant. Il n'y eut pas besoin de persécutions pour déraciner le Bouddhisme ; les seules violences dont il eut à souffrir furent les invasions arabe et turco-mongole (1175-1340) qui détruisirent de nombreux monastères et brûlèrent les livres au nom du fanatisme religieux. Au XI ème siècle, il ne subsiste plus que dans sa terre d'origine, dans le Magadha, où l'on trouvera trace jusqu'au XIV ème siècle. De non jours, il est confiné dans l'île de Ceylan et dans les districts qui touchent à la Birmanie. Il a complètement disparu de l'Inde proprement dite. Au dehors, il existe, mélangé aux religions locales auxquelles il a su admirablement s'adapter, au Népal, au Cachemire, au Tibet, en Mongolie, en Birmanie, en Siam, au Cambodge, en Chine et au Japon.
 


VII

CONCLUSION



     Nous croyons avoir montré, au cours de l'exposé très objectif qui précède, l'antinomie fondamentale qui existe entre le Bouddhisme et le Christianisme ; nous pensons avoir établi qu'il n'y a aucun point de contact, aucune comparaison possible entre les deux pensées et que ce qui, dans la doctrine bouddhique, peut être mis en parallèle avec la doctrine chrétienne provient, non de l'enseignement primitif de Gautama, mais de déviations postérieures à l'ère chrétienne. Dès les premières lignes de cette étude, nous avons expliqué pourquoi il nous est impossible de reprendre par le menu les rapprochements de détail qu'on a voulu faire entre tel événement de la vie du Christ et telle circonstance de la vie du Bouddha, entre telle parole du Christ et telle parole du Bouddha. Au reste, de quelle valeur serait une ressemblance de détail - et encore faudrait-il examiner s'il y a eu emprunt et de quel côté - au regard de l'opposition radicale qui sépare le Christianisme et le Bouddhisme ? Ceux de nos lecteurs qu'intéresserait cette étude pourront consulter les ouvrages suivants :

Ch. E. Aiken : Bouddhisme et Christianisme, traduit de l'anglais par l'abbé L. Collin. Paris (Lethielleux) 1903;

Barth : Op cil. tome 1, p. 186-196;

Abbé Thomas : Bouddhisme et Christianisme, 2 vol. Paris (Bloud et BarraI) 1897

L. de la Vallée-Poussin Le Bouddhisme et les Evangiles canoniques à propos d'une publication récente (J. Edmunds : Buddhist and Christian Gospel Gospels now first compared from the originals. London 1904) dans la Revue Biblique internationale, juillet 1906, p. 353-381.



Notes ;

40) cf. Henri Focillon : L'Art bouddhique, Paris (Henri Laureus) 1921