LE MAITRE 


La voie commune abonde en occasions de travaux ; et l'homme de bien qui se borne à la suivre fidèlement n'a qu'à se fier à sa conscience ou aux ordres de son Église ; car il y a d'admirables caractères parmi les matérialistes. La loi morale est donc inscrite en nous-mêmes ; car le premier précepte de toute religion, c'est l'altruisme ; n'importe quel croyant peut donc faire son salut par la foi où il est né.

Mais il se trouve, chez les spiritualistes, des intelligences inquiètes ou hardies que la grand-route excède. Ceux-là cherchent ailleurs, au hasard de leurs intuitions, dans les occultismes et les mysticismes. A ces aventuriers spirituels je dédie ces pages, avec le voeu qu'elles leur servent à éviter quelques fondrières ou quelques mauvaises rencontres.

A ceux-là, puisqu'ils refusent les guides du grand troupeau, le Père très bon offre des instructeurs extraordinaires, plus aptes à sentir leurs besoins exceptionnels, plus renseignés sur les déserts et les forêts vierges de l'Invisible. Comment obtenir la merveilleuse rencontre ? C'est ce que j'essaie ici d'indiquer, par une revue rapide des grandes écoles d'initiation.

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Les maîtres de la sagesse chinoise, qui sont à l'époque actuelle les docteurs du Taoïsme, visent la seule conquête du savoir en soi, quitte à en tirer tels corollaires utiles à la vie sociale. Ce n'est qu'à titre de rare exception qu'ils admettent un étranger à leur enseignement. Et, en tout cas, après avoir fourni au disciple quelques notions primaires, ils l'abandonnent à ses seules forces animiques et intellectuelles : que si l'élève ne peut par lui-même avancer, c'est là le signe évident que sa capacité de science est comble ; personne ne peut la lui agrandir, personne ne peut le prendre dans ses bras pour lui faire franchir l'obstacle ; et si un « frère aîné » commettait cette imprudence, il n'en résulterait, au dire des tong-seng, que des dommages et pour l'un et pour l'autre.

Le rôle de l'initiateur taoïste ainsi limité cesse d'ailleurs tout à fait, dès que l'élève est parvenu à un certain grade de connaissance. Il n'y a dans le taoïsme pur, ni culte, ni liturgie, ni sacerdoce. L'élève doit d'abord parfaire sa culture exotérique ; il s'emprisonne ensuite pour l'ascèse psychique contemplative, dans un « temple sans porte ». Quand il se sent capable d'en sortir, il s'adonne, sous sa propre responsabilité, à l'enseignement public ; il est responsable de ses paroles, de ses écrits, de ses auditeurs ; il peut, à sa guise, demeurer dans cette fonction flatteuse, ou s'enfouir à nouveau dans le mystère des collèges secrets ; mais, en tout cas, il n'a plus pour maître que l'abstrait du Tao qu'il tâche à rendre évident en lui-même.

De sorte que, quant à l'objet qui nous occupe, nous conclurons qu'en somme, le mystique de race jaune ne peut compter absolument que sur soi pour parfaire la triple impassibilité, le triple équilibre, la triple clarification, corporelle, animique, intellectuelle par quoi il se propose d'assimiler les trésors du passé, de découvrir l'inconnu céleste du futur et d'améliorer les modifications physiques du présent.

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L'hindou, à quelqu'une des innombrables sectes du Brahmanisme actuel qu'il appartienne, nomme sa méthode de salut Yoga, union ; parmi les huit espèces de Yoga, la plus haute est celle par quoi le Je individuel s'absorbe dans le Soi universel ; c'est le Radj Yoga, branche centrale de Gnâna Yoga, union par la science.

Une autre méthode est Bhakti Yoga, l'union par l'amour spirituel. Cet amour peut se prouver par les pratiques religieuses ; mais, si le dévot n'a en vue que des avantages temporels, il va en enfer après sa mort, pour avoir profané un sentiment saint. Si le dévot adore son dieu, s'il choisit le plus grand des dieux, s'il l'aime dans ses manifestations, il va dans un paradis après sa mort, et renaît brahmane. Si enfin il aime d'un coeur pur, sans désirs personnels, jusqu'à la mort de son moi, il atteint l'absolu.

Enfin, une troisième méthode est le Yoga des oeuvres (Karma Yoga) ; agir dans l'unique but d'accomplir la loi de cet absolu.

Les deux premières seules comportent l'aide d'un maître (Gourou).
Voici quelle est la marche indiquée dans la recherche de ce maître.
Il est indispensable que le disciple ait satisfait d'abord à tous ses devoirs familiaux, civiques, politiques et religieux : et ceci nécessite une longue série d'existences antérieures vouées au Karma Yoga.

Il faut ensuite qu'il crée, en lui, les quatre états d'âme suivants :

1° Distinction du relatif irréel et de l'absolu réel ;

2° Renonciation à tout jamais aux fruits visibles et invisibles de ses travaux ;

3° Maitrise des désirs :
Contrôle des émotions,
Abandon du culte extérieur,
Patience dans la douleur,
Entendement concentré,
Foi inébranlable.

Ces six accomplissements sont encore :
Contrôle des sens et attention extrême sur les objets perçus ;
Contrôle des sens internes, en les dirigeant sur eux-mêmes, ce qui procure un contrôle parfait des actes ;
Réduction à néant de toute préoccupation temporelle ;
Désir de la Lumière malgré toutes les traverses, avec une ardeur consumante ;
Tension incessante vers le but, par le désir, l'étude, la discussion ;
Humilité et respect envers Dieu, les livres sacrés, la tradition ;

4° Par dessus tout, il faut le désir de la délivrance, une aspiration profonde, ardente, douloureuse, passionnée. « Tends vers le salut, dit un gourou, comme tu voudrais échapper à l'incendie ; sois anxieux du succès comme le voyageur est anxieux qui traverse une jungle infestée de tigres,
comme celui qui passe près d'un repaire de brigands, comme celui qui est empoisonné et qui attend les effets de l'antidote qu'on lui fait prendre ». Et ce ne sont pas de simples manières de voir, ni de simples croyances ; il faut que, profondément enracinées dans l'âme du disciple persévérant, ces quatre qualifications soient comme partie intégrante de sa psychologie, comme une seconde nature, comme des modes innés de sa vie spirituelle.

Quand ce travail titanesque est accompli, le gourou se présente, en dépit de toutes les improbabilités temporelles, le disciple sait que le Maître doit venir, et il ne s'étonne pas de le voir devant lui inopinément.

Il y a des gourous pour tous les ésotérismes : pour les sciences des incantations (Gouhya Vidyà ), pour la science des sacrifices (Traividyà), pour la magie cérémonielle (Mahavidyà), pour la science des sacrifices (Yadjnavidya), pour l'Union mystique enfin (Atmavidya ou Radja Yoga).

Le dieu des gourous est Shivà sous la forme du taciturne Dakshinamourthi car, dit la femme-adepte Avvaiyar : « Le silence est la limite de la connaissance ». Le Maître humain est donc débarrassé du temps et de l'espace ; en lui, le savoir est vrai, le mental immobile, le coeur inébranlable, la conduite douce. Le disciple, le dévot, l'indifférent et le pécheur bénéficient de sa présence. Il a épuisé son destin ; il a subi toutes les conséquences de ses actes antérieurs, tant volontaires qu involontaires ou que contraints.

Son mental discerne par-delà les formes visibles des objets, la forme universelle subjective, Brahm (Dryasanouviddha Samàdhi); par-delà les noms des objets, par-delà leurs éléments cosmiques, et leurs différences spécifiques, il discerne l'identité du Soi, spectateur du monde et non acteur (Sabdanouviddha ou Sampradjnata Samàdhi); il expérimente couramment Brahm unique réalité, certitude absolue, équilibre fixe (Nirvikalpa ou Asampradjnata Samadhi). Ce stade est le premier de l'émancipation définitive ; le yogi peut en sortir temporairement, à volonté, quand un disciple le réclame. Son mental, débarrassé de la notion du moi pensant et de la notion de pensée, ne connaît plus que la chose pensée ; le sujet connaissant, l'objet connu et l'organe de connaissance sont unifiés (Amanaska, Ounmani, Samadhi). Au,delà, il n'y a plus que les trois extases infuses, transformantes, identifiantes :

Désirs, intentions, volitions, évanouis dans la béatitude (Nissankalpa S. );
Notion des éléments essentiels des êtres évanouie (Nir vrittika S.);
Impressions ou idées innées évanouies (Nirvasana S.).

Plus loin est l'abîme inconcevable du Nirvàna.

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En théorie, les rapports de maître à élève étaient les mêmes dans le Brahmanisme et dans ce Bouddhisme primitif qui ne se trouve plus guère aujourd'hui que dans la haute Birmanie ou à Ceylan ; c'est par la méthode d'ascèse que les deux systèmes se différenciaient. Çakya-Mouni ne régla que les devoirs généraux des laïques et des moines ; ce furent ses disciples qui codifièrent ses maximes.

Le maître suprême n'y apparaît nulle part comme un dieu, ni même comme Dieu : c'est un homme que sa science et sa volonté ont sorti de tous les engrenages du Temps et de toutes les clôtures de l'Espace, sur terre, dans notre orbe zodiacal et dans tous les systèmes cosmiques. Ce surhomme, ou plutôt cette âme, que sa hauteur atténue en entité abstraite, ne réside nulle part et se trouve donc partout. C'est pourquoi le Compatissant dit de lui-même « Celui qui, loin de moi, marche encore dans la voie droite, est toujours près de moi ». Et cependant : « Aucun homme ne peut en sauver un autre (Dhammapada)». Ainsi donc « Plein d'amour envers toutes les choses qui sont au monde, Gautama pratique la vertu pour l'avantage d'autrui
... son objectif est d'aider les êtres innombrables, sans oublier même les plus infimes... Parce que son coeur se fond de pitié, mais reste ferme et résolu comme le fer d'une lance », l'âme qui le recherche le rencontre fatalement. En effet, « le corps peut porter l'accoutrement de l'ascète et le coeur être absorbé par les soucis mondains ; le corps peut porter un travestissement mondain et le coeur monter haut vers les choses du Ciel ».

Ainsi, le maître bouddhique, l'Arhat, le vénérable « est celui qui, ayant pénétré l'essence des choses a toujours en vue d'être utile aux autres créatures... Toute parole humaine, aimable, qui va au peuple : voilà sa parole... Médiateur de ceux qui sont divisés, encouragement vivant pour ceux qui sont unis, pacificateur, ami de la paix, passionné pour la paix, apportant des paroles de concorde, triomphant de tous les adversaires par la force de son amour », ce Vénérable apprend à son disciple, par l'exemple et le discours, qu'« il est meilleur de mourir en combattant contre le tentateur que de vivre battu par lui ».

Le bouddhiste doit d'abord comprendre que rien n'existe, sauf notre pensée ; toute sa morale se base donc sur le perfectionnement, sur l'unification de la pensée, c'est-à-dire sur sa restriction. Cette dernière est d'abord physique; donc ni meurtre, ni vol, ni adultère, ni mensonge, ni jouissances sensuelles ; ni ascétisme non plus : l'équilibre constant.

Le moine est tout bouddhiste qui, abandonnant tout à fait le monde, suit un supérieur spirituel, soit seul avec lui, soit en communauté. Le supérieur parfait, l'Arhat est l'adepte qui ne renaîtra plus après son existence actuelle ; il peut prendre toutes les formes, percevoir tous les phénomènes, toutes les substances, tous les esprits et toutes les modifications antérieures des créatures. Il connaît donc son disciple dans son individualité tout entière, et par suite peut le diriger en connaissance de cause.

Le disciple doit pratiquer huit branches de la Connaissance qui comprennent toutes les oeuvres physiques et mentales : soit la perfection dans la perception, le raisonnement, la parole, l'acte, la vie, l'effort, la mémoire et l'extase.

Il atteint la perfection des oeuvres physiques par l'observance des cinq abstentions indiquées plus haut ; et la perfection des oeuvres mentales en méditant divers objets intellectuels dont la liste varie avec les siècles ; il acquiert ainsi :

1° La sympathie envers les peines et les joies des créatures ;
2° Le dégoût du corps et de ce qui s'y rapporte ;
3° L'analyse exacte du monde phénoménique ;
4° La fixation du mental concentré sur l'objet à connaître ;
5° La fixation du mental sur l'essence des choses.

Le rôle du gourou se réduit, comme on voit, à guider le moral du disciple par une casuistique précise, et de soutenir sa pensée par une connaissance expérimentale des innombrables états intellectuels.

Voilà certes un magnifique et séduisant programme. Mais, prenons garde qu'il part d'une négation de la Vie, puisque le Bouddha pose en principe la réalité objective de l'univers comme produite par l'illusion du Moi, et l'irréalité même de ce Moi. Que tout s'évanouisse dans le Vide : voilà, selon lui, la délivrance : « L'individualité n'existe pas, et la non-individualité n'existe pas non plus ». Or, quelqu'un d'autre a dit : « Le royaume de mon Père est la vie éternelle ». Au lecteur de choisir.

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Nous étant ainsi successivement élevés de la doctrine du non-agir à celle du non-penser, puis à celle du non-vivre, près de nous perdre dans l'abstrait métaphysico-mathématique, l'Islam va nous ramener à une notion vigoureuse de l'existence objective.

Le mystique musulman, le soufi, expérimente un monde invisible peuplé comme le visible de créations réelles, dont le chef est celui qu'Avicenne nomme le Vigilant.

L'homme peut en atteindre la perception directe avec l'aide de la Grâce que lui distribuent les ancêtres Saints, autrefois favorisés de la même prérogative.

Il y a cinq degrés dans la hiérarchie mystique de l'Islam :

1° Le commun des fidèles ;
2° Les trois cents ;
3° Les quarante ;
4° Les Abdal, choeur de ceux qui ont remplacé les qualités condamnables par des qualités louables ;
5° Le Pôle, l'unique, celui à qui Dieu se communique constamment, après lui avoir donné un secret, un talisman. Cet homme parcourt en esprit toute la Nature, dans ses corps et dans ses essences, comme le feu vital parcourt la chair qu'il anime ; il est le canal par où passe l'influx divin, et qui le distribue à tous les êtres. Cet homme incarne l'ange Izrafil, comme vivificateur du monde, l'ange Gabriel, comme penseur, l'ange Michael, comme assimilateur, l'ange Azrael, comme rejeteur des éléments inutiles. Cette tradition fait remonter l'Islam bien en deçà du temps où Mahomet le réalisa, et le fait durer bien au-delà du temps prévu où il disparaîtra avec notre globe ; c'est ainsi qu'elle donne Enoch comme le premier de ces pôles, et que, pour justifier ses prévisions, elle affirme qu'Elie continue à vivre sur terre et El Khadir, le saint Georges des chrétiens orientaux, au fond des mers, jusqu'au jugement final. On peut être intéressé à rapprocher cette légende, si légende il y a, de celle des chrétiens occidentaux sur l'immortalité de saint Jean l'Évangéliste, et de telles traditions rosi-cruciennes concernant les mêmes personnages.

Le musulman qui veut acquérir la gloire soufique abandonne sa famille et ses biens ; il pérégrine vers tous les lieux de pèlerinage en suivant les régimes rigoureux des différentes confréries qui les patronnent ; et celui de ces sanctuaires, presque toujours des tombeaux, à l'ombre duquel le saint fondateur de la confrérie ou son cheikh actuel l'emporte dans les cieux intérieurs de l'extase, c'est l'ordre où il doit entrer pour en suivre toute sa vie les minutieux exercices. Il s'élève ainsi soutenu par l'amour de son maître, au moyen de son propre amour. Les aliments de ce feu sont la pauvreté, les mortifications et la prière-Dikr, qui est quelque chose comme l'oraison jaculatoire des catholiques.

Partant du monde sensible, le contemplatif s'élève successivement au monde génial, au Paradis, au monde angélique, au monde des saints où il retrouve son maître, au monde des prophètes, au monde vrai où trône Mahomet. Ces sept planètes comprennent les soixante-dix mille voiles dont s'enveloppe Allah, la lumière des lumières, l'Un.

A l'état d'aspirant, il a rompu les liens des habitudes secondaires ; entré dans la voie, il ne se livre plus qu'au culte spirituel, en compagnie des anges ; acquérant la vérité, il exerce les pouvoirs correspondants et se débarrasse des possibilités peccatrices ; et enfin il atteint cette union où rien ne subsiste que Dieu et son serviteur, unis mais distincts.

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En dehors de ces grandes écoles religieuses, il existe une initiation qui prétend unir les connaissances intellectuelles des anciens mystères aux intuitions spirituelles de l'Évangile ; elle confesse Jésus-Christ fils de Dieu incarné, mais nie l'Église de Rome ; elle enseigne toutes les sciences du vieil occultisme, mais seulement après que le néophyte s'est acquis une parfaite pureté morale ; ses membres cachent leurs oeuvres mystiques sous le manteau de l'alchimiste ; ce sont eux qui, après avoir laissé des traces de leur puissance et de leur sagesse à l'origine de toutes les grandes formations religieuses et sociales de la terre, se sont manifestés au XVIIe Siècle sous le nom de Rose-Croix.

Voici les règles personnelles qu'ils ont eux-mêmes indiquées pour que l'on arrive à les joindre :

1. Avant toute recherche intellectuelle, méditer la vie de N.S. J.-C.
2. Borner l'envie de savoir.
3. Connaître son propre coeur, c'est marcher vers Dieu.
4. Différer l'action jusqu'à ce qu'on en ait examiné toutes les circonstances.
5. Étudier l'Évangile avec simplicité.
6. Finir toute tentation par un refus calme et inflexible.
7. Glorifier Dieu par toutes nos puissances.
8. Honnêteté courtoise, mais pas de familiarités.
9. Immédiatement obéir aux supérieurs.
10. Jamais de paroles inutiles.
11. La soumission de la volonté propre, c'est la paix.
12. Maux et maladies détachent de ce monde.
13. Négligence physique et mentale engendre la tentation.
14. Oreilles fermées à la médisance.
15. Par la triple charité, accomplir toute la Loi.
16. Quel défaut en autrui qui ne soit en nous-mêmes ?
17. Robe de moine ne fait pas le saint.
18. Souffrance, c'est purification, initiation, puissance.
19. Travailler dans l'interne, selon les circonstances externes.
20. Unir le silence et l'activité, de nos bras à nos coeurs.
21. Voyons ce que nous sommes et repentons-nous.
22. X, la grande inconnue du Savoir, c'est la Croix.
23. Y a-t-il une jouissance temporelle qui demeure ?
24. Zèle enflammé, patience inlassable, humble prière.

De plus, il faut vivre tous ses devoirs familiaux, civiques et sociaux. L'éducation des enfants, l'hospitalité, la bienfaisance, le culte domestique, la création de refuges, d'ouvroirs, de sociétés de secours, de réunions honnêtement délassantes, de théâtres éducateurs et de conférences instructives ; ceux qui travaillent à de telles oeuvres, l'esprit des Rose-Croix les obombre et les attire peu à peu vers lui.
Mais qu'est-ce que cet esprit, qu'est-ce qu'un Rose-Croix véritable ? On peut écouter Robert Fludd qui divulgue l'existence de neuf collèges, reliés secrètement et possesseurs de la Vérité antédiluvienne. Ils siègent dans l'Attique, en face du mont Athos ; au nord du golfe de Perse, vers Trivanderam : à l'est de Lucknow, dans la Lucanie, à La Mecque, à Fez et en Egypte. Ils se manifestent soit par leurs disciples directs, soit par des hommes remarquables avec qui ils concluent une alliance temporaire, soit par eux-mêmes.

Personnellement, c'est Dieu qui les enseigne par Son Esprit : Il leur donne le don des langues, le pouvoir de guérir sans médicaments, sans passes magnétiques, sans effort de volonté, l'arithmosophie, l'onomatosophie, l'interprétation des hiéroglyphes, l'art alchimique, la pneumatosophie, la musicologie, la divination de l'avenir et du passé des individus, les États et les races, la mystique, la gérance des destins terrestres, le pouvoir de conférer le Baptême spirituel.

On peut les rencontrer, dit Eckartshausen, surtout près des lacs. Leur extérieur est commun ; ils ont une jeunesse frappante dans le regard ; ils sont d'âge moyen, célibataires ou chefs de famille, errants ou sédentaires ; ils confessent J.-C. Verbe incarné ; ils fuient la réputation ; leur parole est simple, concise, mais porte une vertu secrète qui frappe le coeur, ils se font les serviteurs de tous ; leur bienfaisance est inépuisable, ils rayonnent spontanément la mystérieuse Lumière.

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Tirons de cette courte enquête les conclusions utiles à nous Européens et chrétiens. Qui se contente de la route commune n'a besoin que de sa conscience, ou de la sagesse profane, ou des guides ecclésiastiques. Mais qui veut prendre le sentier raccourci, la voie étroite, court de terribles risques. Les torrents, les avalanches, le vertige, la tempête, les fauves, le froid, les brigands : sept ennemis coalisés contre la Thèbes mystique que chacun porte en soi.

Taoïsme, brahmanisme, bouddhisme et soufisme ont un défaut commun : ce sont des méthodes de non-agir, des évasions de la vie, des négations. Ils indiquent bien, avant de permettre les exercices contemplatifs, la mundification morale comme indispensable ; ils semblent oublier que, dans l'existence, la lutte entre le bien et le mal ne cessera qu'avec le monde ; que l'on parvienne à être aujourd'hui un saint, qu'est ce qui assure la même sainteté au jour suivant ? Peut-être tout à l'heure, vais-je faillir sous une tentation plus forte, plus insidieuse ou plus enfantine. Attendre donc d'avoir conquis la perfection permanente avant de vouloir se dévouer aux autres, est un leurre. Et, de plus, ces entraînements se résument en une sorte de retour en arrière des forces vitales, de ligature du libre arbitre, de vampirisme fluidique, mental ou psychique qui, bien loin de délivrer, forge une nouvelle chaîne plus subtile et plus rigide.

Un guide est donc indispensable. Ce guide doit connaître le chemin dans tous ses détails, le climat dans toutes ses variations, le pays dans tous ses aspects. Il parlera au voyageur sa langue maternelle ; ce ne sera donc ni un esprit, ni un génie, ni un dieu ; ce sera un homme en chair et en os dont la gigantesque stature spirituelle s'est lentement développée, durant de longs siècles, par l'accomplissement de tous les Grands OEuvres. Aux prises parfois avec la coalition de toutes les forces des ténèbres, il doit pouvoir puiser à pleines mains dans l'inépuisable Trésor du Père. Il faut donc qu'il soit pur et libre ; que son travail personnel soit fini. Un Maître est par suite un involué, un redescendu, un Sauveur, une incarnation nouvelle de la tendresse du Père pour ses enfants ; car, comme le dit Balzac : « Mourir par amour est humain, vivre par amour, voilà l'héroïsme ». Il vérifie les maximes de Swedenborg : « Parler, c'est semer », et : « Là où est la paix intérieure, là est Dieu ».

Comment rencontrer cet inconnu ? « La science cherche, dit encore Balzac : l'amour a trouvé ».
Quand donc tes ennemis t'accablent, quand tes amis te délaissent, quand tes fils te méprisent, quand tes chefs t'exploitent, quand ton idéal t'échappe, quand toute force en toi, tout désir, toute volonté se ralentit, tremblote et va s'évanouir, ne crains point : c'est là le premier cri d'appel du Maître qui, sans que tu le saches, t'a vu passer dans le vallon, et t'a élu du sommet radieux de la montagne mystique.

Sois heureux dès lors, dans ton agonie ; et commence à tourner vers l'Ami anonyme le regard de ton âme. Ton chemin bifurque, et dès ce moment tu marches vers la béatitude prochaine.

Ne t'enquiers point de ce Maître avec ton intelligence, tout alourdie de préconçu, toute ligotée de systèmes, tout indécise entre mille images brisées du Vrai permanent : cherche-Le avec ton coeur, avec ton pauvre coeur meurtri, avec ton précieux coeur que chérissent les Anges.

La minute arrive où Il va t'apparaître : sous les haillons du mendiant, sous l'uniforme du prince, beau comme le séraphin, ou marqué des stigmates de la fatigue, de l'âge ou des martyres ; il n'importe. Ne considère pas l'apparence ; écoute ton coeur ; jamais il n'a crié ainsi ; sa joie, lorsqu'il aperçut la vierge soeur de ton âme, n'est rien en face de la béatitude souveraine qui s'abat sur lui ; ton intelligence tombe inerte comme l'aigle ébloui d'avoir regardé le soleil de trop près ; l'esprit de tes os gémit, ivre d'une ivresse insoutenable ; ta flamme vitale court en tous sens dans ton corps, comme une amante emprisonnée qui aperçoit venir l'amant ; et ton coeur part, plus vite que l'éclair, vers le coeur de cet Ami ;il s'y précipite, il s'y perd, il s'y pâme, il s'y retrouve, il y meurt, il y renaît ; mort bénie, délices divines, soif inextinguible, paix profonde.

Mais que de nuits désolées avant la pourpre radieuse de cette aurore ! Il n'importe ; le chercheur constant et passionné la verra resplendir dès que les ténèbres auront atteint la limite de leur obscurité, car il est écrit :

« Je viendrai comme un voleur ».