CHAPITRE SEPTIEME

    Des qualitez admirables de l' amour spirituel que les personnes saintes ont pour les ames à qui Dieu les lie. Quel bonheur c' est que d' avoir part à leur amitié. De la compassion que mesme les ames les plus parfaites doivent avoir pour les foiblesses d' autruy. Divers avis touchant la maniere dont les religieuses se doivent conduire. Et avec quelle promtitude et severité il faut reprimer les desirs d' honneur et de préference.

    C' est une chose incroyable que la vehemence de cet amour qu' on a pour une ame. Que de larmes il fait répandre ! Que de pénitences il produit ! Que d' oraisons il fait adresser à Dieu ! Que de soins il fait prendre de la recommander aux prieres des gens de bien ! Quel desir n' a-t-on point de la voir avancer dans la vertu ? Quelle douleur ne ressent-on point lors qu' elle n' avance pas ? Que si aprés s' estre avancée elle recule, il semble qu' on ne puisse plus goûter aucun plaisir dans la vie : on perd l' appetit et le sommeil : on est dans une peine continuelle ; et on tremble par l' apprehension que cette ame ne se perde et ne se separe de nous pour jamais. Car quant à la mort du corps ces personnes embrasées de charité ne la considerent point tant elles sont éloignées de s' attacher à une chose qui échape des mains comme une feüille que le moindre vent emporte. C' est là ce qu' on peut nommer, comme je l' ay dit, un amour entierement desinteressé, puis qu' il ne pretend et ne desire que de voir cette ame devenir riche des biens du ciel. C' est là ce qui merite de porter le nom d' amour : et non pas ces infortunez amours du monde, par lesquels je n' entens point ces amours criminels et impudiques dont le seul nom nous doit faire horreur. Car pourquoy me tourmenterois-je à déclamer contre une chose qui peut passer pour un enfer, et dont le moindre mal est si grand que l' on ne sçauroit trop l' exagerer ? Nous ne devons jamais, mes soeurs, proferer seulement le nom de ce malheureux amour, ny penser qu' il y en ait dans le monde, ny en entendre parler, soit serieusement ou en riant ; ny souffrir que l' on s' entretienne de semblables folies en nostre presence ; cela ne pouvant jamais nous servir, et nous pouvant beaucoup nuire. Mais j' entens parler de cet autre amour qui est permis, de l' amour que nous nous portons les unes aux autres, et de celuy que nous avons pour nos parens et pour nos amis. Ce dernier amour nous met dans une apprehension continuelle de perdre la personne que nous aimons. Elle ne peut avoir seulement mal à la teste que nostre ame n' en soit touchée de douleur : elle ne peut souffrir la moindre peine sans que nous ne perdions presque patience ; et ainsi de tout le reste. Mais il n' en va pas de mesme de cet autre amour qui est tout de charité. Car encore que nostre infirmité nous rende sensibles aux maux de la personne que nous aimons ; nostre raison vient aussi-tost à nostre secours et nous fait considerer s' ils sont utiles pour son salut, s' ils la fortifient dans la vertu, et de quelle maniere elle les supporte. On prie Dieu ensuite de luy donner la patience dont elle a besoin, afin que ses souffrances la fassent meriter et luy profitent. Que si on voit qu' il la luy donne, la peine que l' on avoit se change en consolation et en joye, quoy que l' affection qu' on luy porte fasse que l' on aimeroit mieux souffrir que de la voir souffrir, si on pouvoit en souffrant pour elle luy acquerir le merite qui se rencontre dans la souffrance. Mais cela se passe sans en ressentir ny trouble ny inquietude. Je redis encore, qu' il semble que l' amour de ces saintes ames imite celuy que Jesus le parfait modelle du parfait amour nous a porté, puis qu' elles voudroient pouvoir prendre pour elles toutes ces peines et que ces personnes en profitassent sans les souffrir. Ce qui rend leur amitié si avantageuse que ceux qui ont le bonheur d' y avoir part ont sujet de croire, ou qu' elles cesseront de les aimer de la sorte, ou qu' elles obtiendront de nostre seigneur qu' ils les suivent dans le chemin qui les meine au ciel, ainsi que Sainte Monique obtint de luy cette grace pour Saint Augustin son fils. Ces ames parfaites ne peuvent user d' aucun artifice avec les personnes qu' elles aiment, ny dissimuler leurs fautes si elles jugent qu' il soit utile de les en reprendre. Ainsi elles n' y manquent jamais ; tant elles desirent de les voir devenir riches en vertus. Combien de tours et de retours font-elles pour ce sujet, quoy qu' elles soient si des-occupées du soin de toutes les choses du monde ? Et elles ne sçauroient faire autrement. Elles ne sçavent ny déguiser ny flater ; il faut ou que ces personnes se corrigent, ou qu' elles se separent de leur amitié, parce qu' elles ne peuvent ny ne doivent souffrir la continuation de leurs défauts. Ainsi cette affection produit entre eux une guerre continuelle. Car bien que ces ames vrayment charitables et détachées de toutes les choses de la terre ne prennent pas garde si les autres servent Dieu, mais veillent seulement sur elles-mesmes, elles ne peuvent vivre dans cette indifference pour ces personnes à qui Dieu les a liées. Elles voyent en elles jusques aux moindres atomes ; elles ne laissent rien passer sans le leur dire ; et portent ainsi pour l' amour d' elles une croix merveilleusement pesante. Qu' heureux sont ceux qui sont aimez de ces ames saintes, et qu' ils ont sujet de benir le jour que Dieu leur a donné leur connoissance ! ô mon seigneur et mon Dieu, voudriez-vous bien me faire tant de faveur que plusieurs m' aimassent de la sorte ? Je prefererois ce bonheur à l' amitié de tous les rois et de tous les monarques de la terre, et certes avec raison, puis que ces amis incomparables n' oublient aucun de tous les moyens qu' on se peut imaginer pour nous rendre les maistres du monde, en nous assujettissant tout ce qui est dans le monde. Lors que vous rencontrerez, mes soeurs, quelques-unes de ces ames, il n' y a point de soin que la superieure ne doive apporter pour faire qu' elles traitent avec vous : et ne craignez point de les trop aimer si elles sont telles que je dis. Mais il y en a peu de la sorte : et quand il s' en trouve quelques-unes, la bonté de Dieu est si grande qu' il permet qu' on les connoisse. Je prévoy que l' on vous dira que cela n' est point necessaire, et que Dieu nous doit suffire. Je vous assure au contraire que c' est un excellent moyen de posseder Dieu que de traiter avec ses amis. Je sçay par experience l' avantage que l' on en reçoit : et je dois aprés Dieu à de semblables personnes la grace qu' il m' a faite de ne tomber pas dans l' enfer. Car je n' ay jamais esté sans un extreme desir qu' ils me recommandassent à nostre seigneur, et je les en priois toûjours avec instance. Mais il faut revenir à mon sujet. Cette maniere d' aimer est celle que je souhaite que nous pratiquions. Et quoy que d' abord elle ne soit pas si parfaite, nostre seigneur fera qu' elle le deviendra de plus en plus. Commençons par ce qui est proportionné à nos forces. Bien qu' il s' y rencontre un peu de tendresse elle ne sçauroit faire de mauvais effet, pourvû qu' elle ne soit qu' en general. Il est mesme quelquefois necessaire d' en témoigner et d' en avoir, en compatissant aux peines et aux infirmitez des soeurs quoy que petites, parce qu' il arrive assez souvent qu' une occasion fort legere donne autant de peine à une personne qu' une fort considerable en donne à une autre. Peu de chose est capable de tourmenter ceux qui sont foibles : et si vous vous rencontrez estre plus fortes vous ne devez pas laisser d' avoir pitié de leurs peines, ny mesme vous en étonner, puis que le diable a peut-estre fait de plus grands efforts contre elles que ceux dont il s' est servy pour vous faire souffrir des peines plus grandes. Que sçavez-vous aussi si nostre seigneur ne vous en reserve point de semblables en d' autres rencontres, et si celles qui vous semblent fort rudes, et qui le sont en effet, ne paroissent pas legeres à d' autres ? Ainsi nous ne devons point juger des autres par l' estat où nous nous trouvons ; ny nous considerer selon le temps present auquel Dieu par sa grace, et peut-estre sans que nous y ayons travaillé, nous aura renduës plus fortes ; mais selon le temps où nous avons esté les plus lasches et les plus foibles. Cet avis est fort utile pour apprendre à compatir aux travaux de nostre prochain quelques petits et legers qu' ils soient : et il est encore plus necessaire pour ces ames fortes dont j' ay parlé, parce que le desir qu' elles ont de souffrir leur fait estimer les souffrances peu considerables : au lieu qu' elles doivent se souvenir du temps qu' elles estoient encore foibles, et reconnoistre que leur force vient de Dieu seul, et non d' elles-mesmes ; puis qu' autrement le démon pourroit refroidir en elles la charité envers le prochain, et leur faire prendre pour perfection ce qui en effet seroit une faute. Vous voyez par là, mes filles, qu' il faut continuellement veiller et se tenir sur ses gardes, puis que cet ennemy de nostre salut ne s' endort jamais. Et celles qui aspirent à une plus grande perfection y sont encore plus obligées que les autres, parce que n' osant pas les tenter grossierement il employe contre elles tant d' artifices, qu' à moins d' estre dans un soin continuel de s' en garantir elles ne découvrent le peril qu' aprés y estre tombées. Je leur dis donc encore une fois qu' il faut toûjours veiller et prier, puis que l' oraison est le meilleur de tous les moyens pour découvrir les embusches de cet esprit de tenebres, et le mettre en fuite. Lors que dans le besoin de faire la recreation les soeurs sont assemblées pour ce sujet, demeurez-y gayement durant tout le temps qu' elle doit durer, quoy que vous n' y preniez pas grand plaisir, vous souvenant que pourvû que vous vous conduisiez sagement et avec une bonne intention, tout deviendra un amour parfait. Je voulois traiter de celuy qui ne l' est pas ; mais il n' est pas à propos que nous l' ayons dans cette maison, puis que si c' est pour en faire un bon usage il faut comme je l' ay dit le ramener à son principe qui est cet amour parfait. Ainsi quoy que j' eusse dessein d' en beaucoup parler il me semble aprés y avoir bien pensé, que veu la maniere dont nous vivons il doit estre banny d' entre nous. Je n' en diray donc pas davantage ; et j' espere avec la grace de nostre seigneur que nous ne nous porterons dans ce monastere à ne nous aimer qu' en cette maniere, puis que c' est sans doute la plus pure, quoy que nous ne le fassions pas peut-estre avec toute la perfection que l' on pourroit desirer. J' approuve fort que vous ayez compassion des infirmitez les unes des autres. Mais prenez garde que ce soit avec la discretion necessaire et sans manquer à l' obeïssance. Quoy que ce que la superieure vous commandera de faire vous semble rude, n' en témoignez rien, si ce n' est à elle-mesme, et avec humilité ; puis que si vous en usiez autrement vous nuiriez beaucoup à toutes vos soeurs. Il importe de sçavoir quelles sont les choses que l' on doit sentir, et en quoy l' on doit avoir compassion de ses soeurs. Il faut toûjours estre fort touché des moindres fautes qu' on leur voit faire si elles sont manifestes ; et l' on ne sçauroit mieux leur témoigner l' amour qu' on leur porte qu' en les souffrant et ne s' en étonnant pas : ce qui fera qu' elles supporteront aussi les vostres, qui bien que vous ne vous en apperceviez point, sont sans doute en plus grand nombre. Vous devez aussi fort recommander ces personnes à Dieu, et tascher de pratiquer avec grande perfection les vertus contraires aux defauts que vous remarquez en elles, parce que vous devez beaucoup plûtost vous efforcer de les instruire par vos actions que par vos paroles. Elles ne les comprendroient peut-estre pas bien, ou elles ne leur profiteroient pas, non plus que d' autres chastimens dont on pourroit se servir pour les corriger : au lieu que cette imitation des vertus que l' on voit reluire dans les autres fait une si forte impression dans l' esprit qu' il est difficile qu' elle s' en efface. Cet avis est si utile que l' on ne sçauroit trop s' en souvenir. ô que l' amitié d' une religieuse qui profite à toutes ses soeurs en preferant leurs interests aux siens propres, en s' avançant sans cesse dans la vertu, et en observant sa regle avec une grande perfection, est une amitié veritable et avantageuse ! Elle vaut mille fois mieux que celle que l' on témoigne par ces paroles de tendresse dont on use et dont on ne doit jamais user en cette maison : ma vie : mon ame : mon bien ; et autres semblables. Il faut les reserver pour vostre divin epoux. Vous avez tant de temps à passer seules avec luy seul qu' elles vous seront necessaires, et il ne les aura pas des-agreables, au lieu que si vous vous en serviez entre vous, elles ne vous attendriroient pas tant le coeur quand vous vous en servirez avec luy ; et qu' ainsi c' est le seul usage que vous en devez faire. Je sçay que c' est un langage fort ordinaire entre les femmes : mais je ne puis souffrir que vous passiez pour des femmes en quoy que ce soit. Je vous souhaite aussi fortes que les hommes les plus forts : et si vous faites ce qui est en vous, je vous assure que nostre seigneur vous rendra si fortes que les hommes s' en étonneront. Car cela n' est-il pas facile à celuy qui nous a tous tirez du neant ? C' est aussi une excellente marque d' une veritable amitié de s' efforcer de décharger les autres de leur travail dans les offices du monastere, en s' en chargeant au lieu d' elles, et de loüer beaucoup Dieu de leur avancement dans la vertu. Ces pratiques outre le grand bien qu' elles produisent, contribuent beaucoup à la paix et à la conformité qui doit estre entre les soeurs ; ainsi que par la misericorde de Dieu nous le connoissons par experience. Je prie sa divine majesté que cela aille toûjours croissant. Ce seroit une chose bien terrible si le contraire arrivoit. Car qu' y auroit-il de plus déplorable qu' estant en si petit nombre nous ne fussions pas tres-unies ? Ne le permettez pas, mon Dieu : et comment un si grand malheur pourroit-il nous arriver sans aneantir tout le bien que vous avez fait dans cette maison ? S' il s' échapoit quelque petite parole qui fust contraire à la charité, ou qu' on vist quelque party se former, ou quelque desir de préference, ou quelque pointille d' honneur, il faut y remedier à l' heure mesme et faire beaucoup de prieres. J' avoüe que je ne sçaurois écrire cecy sans que la pensée que cela pourroit arriver un jour me touche si sensiblement que je sens ce me semble mon sang se glacer, parce que c' est l' un des plus grands maux qui puisse se glisser dans les monasteres. Que si vous tombez jamais dans un tel malheur, tenez-vous mes soeurs, pour perduës. Croyez que vous avez chassé vostre divin epoux de sa maison, et qu' ainsi vous le contraignez en quelque sorte d' en aller chercher une autre : implorez son secours par vos cris et par vos gemissemens : travaillez de tout vostre pouvoir pour trouver quelque remede à un si grand mal : et si vos confessions et vos communions frequentes n' y en peuvent apporter, craignez qu' il n' y ait parmy vous quelque Judas. Je conjure au nom de Dieu la prieure de prendre extremement garde à n' y point donner de lieu, et de travailler avec grand soin à arrester dés le commencement ce desordre : car si on n' y remedie d' abord il deviendra sans remede. Quant à celle qui sera cause de ce trouble il faut la renvoyer en un autre monastere ; et Dieu sans doute vous donnera le moyen de la doter. Il faut chasser bien loin cette peste ; il faut couper les rameaux de cette plante venimeuse : et si cela ne suffit pas ; il faut en arracher la racine. Que si tout ce que je viens de dire est inutile, il faut l' enfermer dans une prison d' où elle ne sorte jamais, puis qu' il vaut beaucoup mieux la traiter avec cette juste severité, que de souffrir qu' elle empoisonne toutes les autres. ô que ce mal est effroyable ! Dieu nous garde s' il luy plaist d' estre jamais dans un monastere où il ait pû se glisser. J' aimerois beaucoup mieux voir le feu reduire en cendres celuy-cy et nous y consumer toutes. Mais parce que je fais estat de parler de cela plus au long ailleurs, je n' en diray pas davantage maintenant, et me contenteray d' ajoûter, qu' encore que cette amitié accompagnée de tendresse ne soit pas si parfaite que l' amour dont j' ay parlé, j' aime mieux que vous l' ayez pourvû que ce ne soit qu' en commun, que d' y avoir entre vous la moindre division. Je prie nostre seigneur par son extreme bonté de ne le permettre jamais : et vous luy devez extremement demander, mes soeurs, qu' il nous delivre d' une telle peine, puis que luy seul nous peut faire cette grace.