CHAPITRE QUATRIEME


    La sainte exhorte ses religieuses à l' observation de leur regle. Que les religieuses doivent extremement s' entr' aimer. Eviter avec grand soin toutes singularitez et partialitez. De quelle sorte on se doit aimer. Des confesseurs. Et qu' il en faut changer lors qu' on remarque en eux de la vanité.

    Vous venez de voir, mes filles, combien grande est l' entreprise que nous pretendons d' executer. Car quelles devons-nous estre pour ne point passer pour temeraires au jugement de Dieu et des hommes ? Il est évident qu' il faut pour cela beaucoup travailler, et qu' il est besoin pour y reüssir d' élever fort haut nos pensées, afin de faire de si grands efforts que nos oeuvres y répondent. Car il y a sujet d' esperer que nostre seigneur exaucera nos prieres, pourvû que nous n' oublions rien de ce qui peut dépendre de nous pour observer exactement nos constitutions et nostre regle. Je ne vous impose rien de nouveau, mes filles. Je vous demande seulement d' observer les choses à quoy vostre vocation et vostre profession vous obligent, quoy qu' il y ait grande difference entre les diverses manieres dont on s' en acquite. La premiere regle nous ordonne de prier sans cesse : et comme ce precepte enferme le plus important de nos devoirs, si nous l' observons exactement nous ne manquerons ny aux jeûnes, ny aux disciplines, ny au silence, ausquels nostre institut nous oblige, puis que vous sçavez que toutes ces choses contribuënt à la perfection de l' oraison, et que les delicatesses et la priere ne s' accordent point ensemble. Vous avez desiré que je vous parle de l' oraison : et moy je vous demande pour recompense de ce que je vay vous en dire, non seulement de le lire fort souvent avec beaucoup d' attention, mais aussi de pratiquer ce que je vous ay desja dit. Avant que d' en venir à l' interieur qui est l' oraison, je vous diray certaines choses si necessaires à ceux qui pretendent de marcher dans ce chemin, que pourvû qu' ils les pratiquent ils pourront s' avancer beaucoup dans le service de Dieu, quoy qu' ils ne soient pas fort contemplatifs : au lieu que sans cela, non seulement il est impossible qu' ils le deviennent, mais ils se trouveront trompez s' ils croyent l' estre. Je prie nostre seigneur de me donner l' assistance dont j' ay besoin, et de m' enseigner ce que j' ay à dire afin qu' il reüssisse à sa gloire. Ne croyez pas, mes cheres soeurs, que les choses ausquelles je pretens de vous engager soient en grand nombre. Nous serons trop heureuses si nous accomplissons celles que nos saints peres ont ordonnées et pratiquées, puis qu' en marchant par ce chemin ils ont merité le nom de saints, et que ce seroit s' égarer de tenir une autre route, ou de chercher d' autres guides pour nous conduire. Je m' étendray seulement sur trois choses portées par nos constitutions, parce qu' il nous importe extremement de comprendre combien il nous est avantageux de les garder pour joüir de cette paix exterieure et interieure que Jesus-Christ nous a tant recommandée. La premiere est un amour sincere des unes envers les autres. La seconde un entier détachement de toutes les choses creées. Et la troisiéme une veritable humilité, qui bien que je la nomme la derniere est la principale de toutes et embrasse les deux autres. Quant à la premiere qui est de nous entr' aimer beaucoup, elle est d' une grande consequence, parce qu' il n' y a rien de si difficile à supporter qui ne paroisse facile à ceux qui s' aiment, et qu' il faudroit qu' une chose fust merveilleusement rude pour leur pouvoir donner de la peine. Que si ce commandement s' observoit avec grand soin dans le monde ; je croy qu' il serviroit beaucoup pour faire garder les autres : mais comme nous y manquons toûjours en aimant trop ce qui doit estre moins aimé, ou trop peu ce qui doit l' estre davantage, nous ne l' accomplissons jamais parfaitement. Il y en a qui s' imaginent que parmy nous l' excés ne peut en cela estre dangereux. Il est neanmoins si préjudiciable et tire tant d' imperfections aprés soy, que j' estime qu' il n' y a que ceux qui l' ont remarqué de leurs propres yeux qui le puissent croire. Car le démon s' en sert comme d' un piege si imperceptible à ceux qui se contentent de servir Dieu imparfaitement, que cette affection demesurée passe dans leur esprit pour une vertu. Mais ceux qui aspirent à la perfection en connoissent bien le danger, et sçavent que cette affection mal reglée affoiblit peu à peu la volonté, et l' empesche de s' employer entierement à aimer Dieu. Ce défaut se rencontre encore plûtost à mon avis entre les femmes qu' entre les hommes, et apporte un dommage visible à toute la communauté, parce qu' il arrive de là que l' on n' aime pas également toutes les soeurs : que l' on sent le déplaisir qui est fait à son amie : que l' on desire d' avoir quelque chose pour luy donner : que l' on cherche l' occasion de luy parler, sans avoir le plus souvent rien à luy dire, sinon qu' on l' aime, et autres choses impertinentes, plûtost que de luy parler de l' amour que l' on doit avoir pour Dieu. Il arrive mesme si peu souvent que ces grandes amitiez ayent pour fin de s' entr' aider à l' aimer, que je croy que le démon les fait naistre pour former des ligues et des factions dans les monasteres. Car quand on ne s' aime que pour servir sa divine majesté, les effets le font bien-tost connoistre, en ce qu' au lieu que les autres s' entr' aiment pour satisfaire leur passion, celles-cy cherchent au contraire dans l' affection qu' elles se portent un remede pour vaincre leurs passions. Quant à cette derniere sorte d' amitié, je souhaiterois que dans les grands monasteres il s' y en trouvast beaucoup. Car pour celuy-cy où nous ne sommes et ne pouvons estre que treize, toutes les soeurs doivent estre amies : toutes se doivent cherir : toutes se doivent aimer : toutes se doivent assister ; et quelque saintes qu' elles soient je les conjure pour l' amour de nostre seigneur de se bien garder de ces singularitez où je voy si peu de profit, puis qu' entre les freres mesme c' est un poison d' autant plus dangereux pour eux qu' ils sont plus proches. Croyez-moy, mes soeurs, quoy que ce que je vous dis vous semble un peu rude il conduit à une grande perfection : il produit dans l' ame une grande paix ; et fait éviter plusieurs occasions d' offenser Dieu à celles qui ne sont pas tout-à-fait fortes. Que si nostre inclination nous porte à aimer plûtost une soeur que non pas une autre, ce qui ne sçauroit pas ne point arriver, puis que c' est un mouvement naturel qui souvent mesme nous fait aimer davantage les personnes les plus imparfaites quand il se rencontre que la nature les a favorisées de plus de graces, nous devons alors nous tenir extremement sur nos gardes, afin de ne nous laisser point dominer par cette affection naissante. Aimons les vertus, mes filles, et les biens interieurs : ne negligeons aucun soin pour nous des-accoûtumer de faire cas de ces biens exterieurs ; et ne souffrons point que nostre volonté soit esclave, si ce n' est de celuy qui l' a rachetée de son propre sang. Que celles qui ne profiteront pas de cet avis prennent garde de se trouver sans y penser dans des liens dont elles ne pourront se dégager. Helas ! Mon Dieu mon sauveur, qui pourroit nombrer combien de sotises et de niaiseries tirent leur origine de cette source ? Mais comme il n' est pas besoin de parler icy de ces foiblesses qui se trouvent parmy les femmes, ny de les faire connoistre aux personnes qui les ignorent, je ne veux pas les rapporter par le menu. J' avouë que j' ay quelquefois esté épouventée de les voir : je dis de les voir : car par la misericorde de Dieu je n' y suis jamais gueres tombée. Je les ay remarquées souvent, et je crains bien qu' elles ne se rencontrent dans la pluspart des monasteres, ainsi que je l' ay vû en plusieurs, parce que je sçay que rien n' est plus capable d' empescher les religieuses d' arriver à une grande perfection, et que dans les superieures, comme je l' ay desja dit, c' est une peste. Il faut apporter un extreme soin à couper la racine de ces partialitez et de ces amitiez dangereuses aussi-tost qu' elles commencent à naistre. Mais il le faut faire avec adresse et avec plus d' amour que de rigueur. C' est un excellent remede pour cela de n' estre ensemble qu' aux heures ordonnées, et de ne se point parler, ainsi que nous le pratiquons maintenant ; mais de demeurer separées comme la regle le commande, et nous retirer chacune dans nostre cellule. Ainsi quoy que ce soit une coûtume loüable d' avoir une chambre commune où l' on travaille, je vous exhorte à n' en point avoir dans ce monastere, parce qu' il est beaucoup plus facile de garder le silence lors que l' on est seule : outre qu' il importe extremement de s' accoûtumer à la solitude pour pouvoir bien faire l' oraison, qui devant estre le fondement de la conduite de cette maison puis que c' est principalement pour ce sujet que nous sommes icy assemblées, nous ne sçaurions trop nous affectionner à ce qui peut le plus contribuer à nous l' acquerir. Pour revenir, mes filles, à ce que je disois de nous entr' aimer, il me semble qu' il seroit ridicule de vous le recommander, puis qu' il n' y a point de personnes si brutales qui demeurant et communiquant toûjours ensemble, n' ayant ny ne devant point avoir de conversations, d' entretiens et de divertissemens avec les personnes de dehors, et ayant sujet de croire que Dieu aime leurs soeurs et qu' elles l' aiment puis qu' elles ont tout quité pour l' amour de luy, puissent manquer de s' aimer les unes les autres : outre que c' est le propre de la vertu de se faire aimer, et que j' espere avec la grace de Dieu qu' elle n' abandonnera jamais ce monastere. Je n' estime donc pas qu' il soit besoin de vous recommander beaucoup de vous entr' aimer en la maniere que je viens de dire. Mais je veux vous representer quel est cet amour si loüable que je desire qui soit parmy nous, et par quelles marques nous pourrons connoître que nous aurons acquis cette vertu, qui doit estre bien grande puis que nostre seigneur l' a recommandée si expressément à ses apostres. C' est dequoy je vay maintenant vous entretenir un peu selon mon peu de capacité. Que si vous le trouvez mieux expliqué en d' autres livres ne vous arrestez pas à ce que j' en écriray. Car peut-estre ne sçay-je ce que je dis. Il y a deux sortes d' amour dont je vay parler. L' un est purement spirituel, ne paroissant rien en luy qui ternisse sa pureté, parce qu' il n' a rien qui tienne de la sensualité et de la tendresse de nostre nature. L' autre est aussi spirituel : mais nostre sensualité et nostre foiblesse s' y meslent. C' est toutefois un bon amour, et qui semble legitime : tel est celuy qui se voit entre les parens et les amis. J' ay desja dit quelque chose de ce dernier, et je veux maintenant parler de l' autre qui est purement spirituel et sans aucun mélange de passion. Car s' il s' y en rencontroit, toute la spiritualité qui y paroistroit s' évanoüiroit et deviendroit sensuelle : au lieu que si nous nous conduisons dans cet autre amour, quoy que moins parfait, avec moderation et avec prudence, tout y sera meritoire, et ce qui paroissoit sensualité se changera en vertu. Mais cette sensualité s' y mesle quelquefois si subtilement qu' il est difficile de le discerner, principalement s' il se rencontre que ce soit avec un confesseur, parce que les personnes qui s' adonnent à l' oraison s' affectionnent extremement à celuy qui gouverne leur conscience quand elles reconnoissent en luy beaucoup de vertu et de capacité pour les conduire. C' est icy que le démon les assiege d' un grand nombre de scrupules dans le dessein de les inquieter et de les troubler : et sur tout s' il voit que le confesseur les porte à une plus grande perfection : car alors il les presse d' une telle sorte qu' il les fait resoudre à quiter leur confesseur, et ne les laisse point en repos aprés mesme qu' elles en ont choisy un autre. Ce que ces personnes peuvent faire en cet estat est de ne s' appliquer point à discerner si elles aiment ou n' aiment pas. Que si elles aiment, qu' elles aiment. Car si nous aimons ceux de qui nous recevons des biens qui ne regardent que le corps, pourquoy n' aimerons-nous pas ceux qui travaillent sans cesse à nous procurer les biens de l' ame ? J' estime au contraire que c' est une marque que l' on commence à faire un progrés notable lors que l' on aime son confesseur quand il est saint et spirituel, et que l' on voit qu' il travaille pour nous faire avancer dans la vertu ; nostre foiblesse estant telle que nous ne pourrions souvent sans son aide entreprendre de grandes choses pour le service de Dieu. Que si le confesseur n' est pas tel que je viens de dire, c' est alors qu' il y a beaucoup de peril, et qu' il peut arriver un tres-grand mal de ce qu' il voit qu' on l' affectionne, principalement dans les maisons où la closture est la plus étroite. Or dautant qu' il est difficile de connoistre si le confesseur a toutes les bonnes qualitez qu' il doit avoir, on doit luy parler avec une grande retenuë et une grande circonspection. Le meilleur seroit sans doute de faire qu' il ne s' apperçût point qu' on l' aime beaucoup, et de ne luy en jamais parler. Mais le démon use d' un si grand artifice pour l' empescher que l' on ne sçait comment s' en défendre. Car il fait croire à ces personnes que c' est à quoy toute leur confession se reduit principalement ; et qu' ainsi elles sont obligées de s' en accuser. C' est pourquoy je voudrois qu' elles crussent que cela n' est rien, et n' en tinssent aucun compte. C' est un avis qu' elles doivent suivre si elles connoissent que tous les discours de leur confesseur ne tendent qu' à leur salut ; qu' il craint beaucoup Dieu, et n' a point de vanité : ce qui est tres-facile à remarquer, à moins de se vouloir aveugler soy-mesme. Car en ce cas, quelques tentations que leur donne la crainte de le trop aimer au lieu de s' en inquieter il faut qu' elles les méprisent et en détournent leur vûë, puis que c' est le vray moyen de faire que le démon se lasse de les persecuter, et se retire. Mais si elles remarquent que le confesseur les conduise en quelque chose par un esprit de vanité, tout le reste doit alors leur estre suspect : et quoy qu' il n' y ait rien que de bon dans ses entretiens il faut qu' elles se gardent bien d' entrer en discours avec luy : mais qu' elles se retirent aprés s' estre confessées en peu de paroles. Le plus sûr dans ces rencontres sera de dire à la prieure que l' on ne se trouve pas bien de luy, et de le changer comme estant le remede le plus certain si l' on en peut user sans blesser sa reputation. Dans ces occasions et autres semblables qui sont comme autant de pieges qui nous sont tendus par le démon et où l' on ne sçait quel conseil prendre, le meilleur sera d' en parler à quelque homme sçavant et habile (ce que l' on ne refuse point en cas de necessité), de se confesser à luy, et de suivre ses avis ; puis que si on ne cherchoit point de remede à un si grand mal on pourroit tomber dans de grandes fautes. Car combien en commet-on dans le monde que l' on ne commettroit pas si l' on agissoit avec conseil, principalement en ce qui regarde la maniere de se conduire envers le prochain pour ne luy point faire de tort. Il faut donc necessairement dans ces rencontres travailler à trouver quelque remede, puis que quand le démon commence à nous attaquer de ce costé-là il fait en peu de temps de grands progrés si l' on ne se haste de luy fermer le passage. Ainsi cet avis de parler à un autre confesseur est sans doute le meilleur, en cas qu' il se trouve quelque commodité pour le faire, et si, comme je l' espere de la misericorde de nostre seigneur, ces ames sont disposées à ne rien negliger de tout ce qui est en leur pouvoir, pour ne plus traiter avec le premier, quand elles devroient pour ce sujet s' exposer à perdre la vie. Considerez, mes filles, de quelle importance vous est cet avis, puis que ce n' est pas seulement une chose perilleuse, mais une peste pour toute la communauté, mais un enfer. N' attendez donc pas que le mal soit grand, et travaillez de bonne heure à le déraciner par tous les moyens dont vous pourrez user en conscience. J' espere que nostre seigneur ne permettra pas que des personnes qui font profession d' oraison puissent affectionner que de grands serviteurs de Dieu. Car autrement elles ne seroient ny des ames d' oraison, ny des ames qui tendissent à une perfection telle que je pretens que soit la vostre ; puis que si elles voyoient qu' un confesseur n' entendist pas leur langage, et qu' il ne se portast pas avec affection à parler de Dieu, il leur seroit impossible de l' aimer, parce qu' il leur seroit entierement dissemblable. Que s' il estoit comme elles dans la pieté, il faudroit qu' il fust bien simple et peu éclairé pour croire qu' un si grand mal pust entrer facilement dans une maison si resserrée, et si peu exposée aux occasions qui l' auroient pû faire naistre, et pour vouloir ensuite s' inquieter soy-mesme, et inquieter des servantes de Dieu. C' est donc là comme je l' ay dit, tout le mal, ou au moins le plus grand mal que le démon puisse faire glisser dans les maisons les plus resserrées. C' est celuy qui s' y découvre le plus tard, et qui est capable d' en ruiner la perfection sans que l' on en sçache la cause, parce que si le confesseur luy-mesme estant vain, donne quelque entrée à la vanité dans le monastere : comme il se trouve engagé dans ce défaut, il ne se met gueres en peine de le corriger dans les autres. Je prie Dieu par son infinie bonté de nous delivrer d' un tel malheur. Il est si grand qu' il n' en faut pas davantage pour troubler toutes les religieuses lors quelles sentent que leur conscience leur dicte le contraire de ce que leur dit leur confesseur : et que si on leur tient tant de rigueur que de leur refuser d' aller à un autre, elles ne sçavent que faire pour calmer le trouble de leur esprit, parce que celuy qui devroit y remedier est celuy-la mesme qui le cause. Il se rencontre sans doute en quelques maisons tant de peines de cette sorte, que vous ne devez pas vous étonner que la compassion que j' en ay m' ait fait prendre un si grand soin de vous avertir de ce peril.