CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME

    Sur ces paroles du pater : vostre volonté soit faite en la terre comme au ciel. La sainte reparle sur ce sujet de la contemplation parfaite qui est l' oraison d' union. Ce qui se nomme aussi ravissement.

    Aprés que nostre bon maistre a demandé pour nous à son pere, et nous a appris à demander des choses de si grand prix qu' elles enferment tout ce que nous sçaurions desirer en cette vie : et aprés nous avoir honorez d' une si extreme faveur que de nous tenir pour ses freres : voyons ce qu' il veut que nous donnions à son pere : ce qu' il luy offre pour nous ; et ce qu' il demande de nous ; puis qu' il est bien juste que nous reconnoissions par quelques services des bien-faits si extraordinaires. ô mon doux Jesus, qu' il est vray que ce que vous offrez à vostre pere de nostre part, aussi-bien que ce que vous luy demandez pour nous est grand, quoy que si nous considerons la chose en elle-mesme elle n' est rien en comparaison de ce que nous devons à un si grand roy. Mais il est certain, mon Dieu, que puis que vous nous avez donné vostre royaume, vous ne nous laissez pas dénuez de tout lors que nous donnons tout ce qui est en nostre pouvoir en vous disant aussi-bien de coeur que de bouche : que vostre volonté soit faite en la terre comme au ciel . Pour nous donner moyen, mon sauveur, d' accomplir ce que vous offrez pour nous vous avez agy selon vostre divine sagesse, en faisant auparavant en nostre nom la demande precedente : car sans cela comment nous seroit-il possible de satisfaire à nostre promesse ? Mais vostre pere eternel nous donnant icy-bas le royaume que vous luy demandez pour nous, nous pourrons tenir la parole que vous luy donnez en nostre nom, puis qu' en convertissant la terre de mon coeur en un ciel, il ne sera pas impossible que sa volonté s' y accomplisse. Au lieu qu' autrement, mon Dieu, je ne voy pas de quelle sorte cela se pourroit, veu que ce que je vous offre est si grand, et que la terre de mon coeur est si seche et si sterile. Je ne sçaurois penser à cecy sans avoir quelque envie de rire de certaines personnes qui ne peuvent se resoudre à demander à Dieu de leur envoyer des travaux, de peur qu' il ne les exauce à l' heure-mesme. En quoy je n' entens point parler de ceux qui n' osent par humilité luy faire cette priere à cause qu' ils ne croyent pas avoir assez de vertu pour bien souffrir. J' estime neanmoins que quand il leur inspire un amour pour luy capable de les porter à desirer de le luy témoigner par des épreuves si difficiles, il leur donne aussi la force de supporter ces travaux qu' ils luy demandent. Mais je voudrois bien sçavoir de ceux qui n' osent luy faire cette priere, tant ils apprehendent qu' il la leur accorde, ce qu' ils luy demandent donc quand ils luy demandent que sa volonté s' accomplisse en eux. Ne luy disent-ils ces paroles que parce que tout le monde les dit, sans avoir dessein d' executer ce qu' ils disent ? Que cela seroit mal, mes filles. Car considerez qu' alors Jesus-Christ est nostre ambassadeur envers son pere, puis qu' il a voulu se rendre entremetteur entre luy et nous, et que cette intercession luy coûtast si cher. Ainsi quelle apparence que nous ne voulussions pas tenir ce qu' il promettroit en nostre nom ? Et ne vaudroit-il pas mieux ne le point promettre ? Mais, mes filles, voicy encore une autre raison qui n' est pas moins forte. C' est que quoy que nous le voulions ou ne le voulions pas, sa volonté ne peut manquer de s' accomplir dans le ciel et sur la terre. Suivez donc mon avis et me croyez, en faisant comme l' on dit d' ordinaire de necessité vertu. ô mon seigneur et mon maistre, quelle consolation pour moy de ce que vous n' avez pas voulu que l' accomplissement de vostre sainte volonté dépendist d' une volonté aussi déreglée et aussi corrompuë qu' est la mienne ? Car de quelle sorte en aurois-je usé ? Maintenant je vous donne de tout mon coeur ma volonté : mais je n' ose dire que ce soit sans que mon interest s' y rencontre, puis que j' ay reconnu par tant de diverses experiences l' avantage que je reçois de la soûmettre entierement à la vostre. ô mes cheres filles, que d' un costé le profit est grand lors que nous accomplissons ce que nous disons à Dieu dans ces paroles du pater : et que de l' autre le dommage est grand lors que nous manquons de l' accomplir. Auparavant que de vous expliquer quel est ce profit, je veux vous dire jusques où s' étend ce que vous offrez et ce que vous promettez à Dieu par ces paroles, afin qu' il ne vous reste plus de lieu de vous excuser en disant que vous avez esté trompées, et que vous n' avez pas bien entendu ce que vous avez promis. Gardez-vous d' imiter certaines religieuses qui se contentent de promettre, et qui n' accomplissant pas ce qu' elles promettent croyent en estre quites en disant, qu' elles ne sçavoient pas bien ce qu' elles avoient promis. J' avoüe que cela pourroit estre, puis qu' autant qu' il est facile de promettre d' abandonner sa volonté à celle d' autruy, autant quand il en faut venir à l' effet, on trouve qu' il est difficile d' accomplir comme l' on doit cette promesse : car il est aisé de parler, mais il n' est pas aisé d' executer. Ainsi si elles ont crû qu' il n' y avoit point de difference entre l' un et l' autre, il paroist qu' elles n' entendoient pas ce qu' elles disoient. Faites-le donc comprendre, mes soeurs, par de longues épreuves à celles qui feront profession dans cette maison, afin qu' elles ne s' imaginent pas qu' il suffise de promettre sans estre obligé d' accomplir ce que l' on promet. Mais souvent nos superieurs ne nous traitent pas avec rigueur, parce qu' ils connoissent nostre foiblesse. Quelquefois mesme ils traitent les forts et les foibles d' une mesme sorte : mais il n' en est pas icy de mesme : car nostre seigneur connoissant ce que chacun de nous est capable de souffrir, il accomplit sa volonté en celles qui ont la force de l' executer. Je veux maintenant vous déclarer quelle est sa sainte volonté, ou au moins vous en faire souvenir. Ne croyez pas que ce soit de vous donner des richesses, des plaisirs et des honneurs, ny toutes ces autres choses qui font la felicité de la terre. Il vous aime trop, et estime trop le present que vous luy faites pour vous en si mal recompenser. Mais il vous veut donner son royaume, et vous le donner mesme dés cette vie. Or voulez-vous voir de quelle sorte il se conduit envers ceux qui le prient du fond du coeur que sa volonté soit faite en la terre comme au ciel ? Demandez-le à son divin fils : car il luy fit cette mesme priere dans le jardin : et comme il la luy faisoit de toute la plenitude de sa volonté, voyez s' il ne la luy accorda pas en permettant qu' il fust comblé de travaux, de persecutions, d' outrages et de douleurs jusques à perdre la vie en souffrant la mort sur une croix. Comment pouvez-vous donc mieux, mes filles, connoistre quelle est sa volonté, qu' en voyant de quelle sorte il a traité celuy qu' il aimoit le mieux ? Ce sont là les presens et les faveurs qu' il fait en ce monde : et il les dispense à proportion de l' amour qu' il a pour nous. à ceux qu' il aime le plus il en donne plus : et à ceux qu' il aime moins, il en donne moins, reglant cela selon le courage qu' il connoist estre en chacun de nous, et selon l' amour qu' il voit que nous luy portons. Il sçait que celuy qui l' aime beaucoup est capable de souffrir beaucoup pour l' amour de luy : et que celuy qui l' aime peu n' est capable de souffrir que peu. Car je tiens pour certain que nostre amour estant la mesure de nos souffrances, il peut porter de grandes ou de petites croix selon qu' il est grand ou petit. Ainsi, mes soeurs, si vous aimez Dieu veritablement, il faut que les assurances que vous luy en donnez soient veritables ; et non pas de simples paroles de civilité et de compliment. C' est pourquoy efforcez-vous de souffrir avec patience ce qu' il plaira à sa divine majesté que vous enduriez. Car si vous en usiez d' une autre sorte, ce seroit comme offrir un diamant, et en priant instamment de le recevoir le retirer lors qu' on avanceroit la main pour le prendre. Ce n' est pas ainsi qu' il se faut moquer de celuy qui a tant esté moqué pour l' amour de nous : et quand il n' y auroit que ces moqueries qu' il a souffertes, seroit-il juste qu' il en reçût de nous de nouvelles autant de fois que nous disons ces paroles du pater , c' est à dire tres-souvent ? Donnons-luy donc enfin ce diamant que nous luy avons si souvent offert, qui est nostre volonté ; puis qu' il est certain que c' est luy-mesme qui nous l' a donnée afin que nous la luy donnions. C' est beaucoup pour les personnes du monde que d' avoir un veritable desir d' accomplir ce qu' elles promettent. Mais quant à nous, mes filles, il ne doit point y avoir de difference entre promettre et tenir, entre les paroles et les actions, puis que c' est en cela que nous témoignons que nous sommes veritablement religieuses. Que s' il arrive quelquefois qu' aprés avoir non seulement offert ce diamant, mais l' avoir mesme mis au doigt de celuy à qui nous l' offrons, nous venions à le retirer, ce seroit estre si avares aprés avoir esté si liberales, qu' il vaudroit mieux en quelque sorte que nous eussions esté plus retenuës à le donner, puis que tous mes avis dans ce livre, ne tendent qu' à ce seul point de nous abandonner entierement à nostre createur ; de n' avoir autre volonté que sa volonté, et de nous détacher des creatures : qui sont toutes choses dont vous sçavez assez quelle est l' importance. J' ajoûteray que ce qui porte nostre divin maistre à se servir icy de ces paroles, c' est qu' il sçait l' avantage que ce nous est de rendre cette soûmission à son pere, puis qu' en les accomplissant elles nous menent par un chemin tres-facile à la divine fontaine dont j' ay parlé, qui est la contemplation parfaite, et nous fait boire de cette eau vive qui en découle : ce que nous ne sçaurions jamais esperer si nous ne donnons entierement à nostre seigneur nostre volonté pour en disposer comme il luy plaira. C' est là cette parfaite contemplation dont vous avez desiré que je vous parlasse, et à laquelle, comme je l' ay dit, nous ne contribuons rien. Nous n' y travaillons point : nous n' y agissons point : et toute autre chose ne pouvant que nous détourner et nous troubler, nous n' avons seulement qu' à dire : vostre volonté soit faite : accomplissez-la en moy seigneur selon vostre bon plaisir. Si vous voulez que ce soit par des travaux ; donnez-moy la force de les supporter, et je les attendray avec confiance : et si vous voulez que ce soit par des persecutions, par des maladies, par des affronts, et par les miseres que cause la pauvreté, me voicy en vostre presence, mon Dieu et mon pere, et je ne tourneray point la teste en arriere. Car comment le pourrois-je, puis que vostre divin fils vous offrant ma volonté dans cette sainte priere où il vous offre celle de tous les hommes, il est bien juste que je tienne la parole qu' il vous a donnée en mon nom, pourvû que de vostre costé vous me fassiez la grace de me donner ce royaume qu' il vous a demandé pour moy, afin que je sois capable de tenir cette parole. Enfin, mon seigneur, disposez de vostre servante selon vostre sainte volonté comme d' une chose qui est toute à vous. ô mes filles, combien grand est l' avantage que nous recevons d' avoir fait ce don ! Il est tel que pourvû que nous l' offrions de tout nostre coeur, il peut faire que le tres-haut s' unisse à nostre bassesse, nous transforme en luy, et rende ainsi le createur et la creature une mesme chose. Voyez donc je vous prie si vous serez bien recompensées ; et quelle est la bonté de ce divin maistre, qui sçachant par quel moyen l' on peut se rendre agreable à son pere, nous apprend ce que nous avons à faire pour luy plaire et pour gagner son affection. Plus nous nous portons avec une pleine volonté à luy rendre nos devoirs, et faisons connoistre par nos actions que les assurances que nous luy en donnons ne sont pas feintes ; plus il nous approche de luy et nous détache de toutes les choses de la terre et de nous-mesmes, afin de nous rendre capables de recevoir de si grandes et de si cheres faveurs. Car cette preuve de l' amour que nous luy portons luy est si agreable, qu' il ne cesse point de nous récompenser en cette vie, et nous reduit à ne sçavoir plus que luy demander, sans que neanmoins il se lasse jamais de nous donner. Ainsi ne se contentant pas de nous avoir rendus une mesme chose avec luy en nous unissant à luy, il commence à prendre en nous ses délices, à nous découvrir ses secrets, à se réjoüir de ce que nous connoissons nostre bonheur, de ce que nous voyons, quoy qu' obscurément, quelles sont les felicitez qu' il nous reserve en l' autre vie : enfin il fait que tous nos sentimens exterieurs s' évanoüissent de telle sorte qu' il n' y a plus rien que luy seul qui nous occupe. C' est là ce que l' on appelle ravissement : et c' est alors que Dieu commence de témoigner tant d' amitié à cette ame, et de traiter si familierement avec elle, que non seulement il luy rend sa volonté, mais il luy donne la sienne ; et passe jusques à prendre plaisir qu' elle commande à son tour, ainsi que l' on dit d' ordinaire, en faisant luy-mesme ce qu' elle desire, comme elle accomplit ce qu' il luy ordonne, et en le faisant d' une maniere beaucoup plus parfaite, parce qu' il est tout-puissant, parce qu' il fait tout ce qu' il luy plait, et parce que sa volonté est immuable. Quant à la pauvre ame, quoy qu' elle veüille, elle ne peut pas ce qu' elle veut : elle ne peut pas mesme vouloir, sans que Dieu luy donne cette volonté : et sa plus grande richesse consiste en ce que plus elle le sert, et plus elle luy est redevable. Il arrive mesme souvent que voulant payer quelque chose de ce qu' elle doit, elle se tourmente et s' afflige de se voir sujette à tant d' engagemens, d' embarras et de liens que la prison de ce corps traisne avec elle. Mais elle est bien folle de s' en tourmenter, puis qu' encore que nous fassions tout ce qui dépend de nous, comment seroit-il possible que nous pûssions payer quelque chose de ce que nous luy devons ? Car nous n' avons, comme je l' ay dit, rien à donner à Dieu que ce que nous avons reçû de luy : ainsi aprés avoir reconnu avec humilité l' impuissance où nous nous trouvons par nous-mesmes, nous ne devons penser qu' à accomplir parfaitement ce que nous pouvons par sa grace, qui est de luy consacrer toute nostre volonté. Tout le reste ne fait qu' embarasser une ame qu' il a mise en cet estat, et luy nuire plûtost que de luy servir. Comprenez bien je vous prie, mes soeurs, que je ne dis cecy que pour les ames que nostre seigneur a voulu unir à luy par une union et une contemplation parfaite. Car alors c' est la seule humilité qui peut quelque chose : non pas une humilité aquise par l' entendement : mais une humilité procedante de la claire lumiere de la verité, qui nous donne en un moment cette connoissance de nostre neant, et de la grandeur infinie de Dieu que nostre imagination ne pourroit avec beaucoup de travail aquerir en beaucoup de temps. J' ajoûte icy un avis, qui est que vous ne devez pas vous imaginer de pouvoir arriver à ce bonheur par vos soins et par vos efforts. Vous y travailleriez en vain ; et la devotion que vous pourriez avoir auparavant se refroidiroit : n' employez donc pour ce sujet que la simplicité et l' humilité, qui peuvent seules vous y servir en disant : vostre volonté soit faite .