CHAPITRE TRENTIEME


    Comme il importe de sçavoir ce que l' on demande par ces paroles du pater : que vostre nom soit sanctifié. Application de ces paroles à l' oraison de quietude que la sainte commence d' expliquer, et montre que l' on passe quelquefois tout d' un coup de l' oraison vocale à cette oraison de quietude.

    Considerons maintenant, mes filles, comme nostre divin maistre passe plus outre : comme il commence à demander quelque chose pour nous à son pere : et qu' est-ce qu' il luy demande ? Car il est à propos que nous le sçachions. Qui est celuy pour mal habile qu' il soit, qui ayant quelque chose à demander à une personne considerable ne pense point auparavant à ce qu' il doit luy demander : au besoin qu' il en a ; et à la maniere dont il devra luy parler afin de ne le pas importuner et ne luy estre point desagreable ; principalement s' il s' agit d' une chose de consequence telle qu' est celle que nostre sauveur nous apprend à demander ? Et cecy me semble tres-considerable. Ne pouviez-vous pas, ô mon Dieu, commencer et finir vostre oraison par une seule parole en disant : donnez-nous, mon pere, ce qui nous est necessaire, puis qu' il semble qu' il n' estoit pas besoin d' en dire davantage à celuy qui comprend si parfaitement toutes choses. ô sagesse eternelle, il est vray que cela auroit esté suffisant entre vostre pere et vous : et c' est ainsi que vous le priastes dans le jardin, en luy faisant voir d' abord vostre crainte et vostre desir, et vous soûmettant aussi-tost aprés à sa volonté. Mais comme vous sçavez, mon Dieu, que nous ne sommes pas si soûmis à vostre pere eternel que vous l' estiez, il estoit besoin de marquer en particulier ce que vous luy demandiez pour nous, afin que nous puissions juger s' il nous est avantageux ou non de le demander. Car nostre libre arbitre ne se portant qu' à ce qui luy est le plus agreable, nous ne voudrions point recevoir ce que Dieu nous donne s' il n' estoit conforme à nostre desir ; parce qu' encore qu' il fust le meilleur, neanmoins ne voyant pas le bien qui nous en peut revenir, et comme on dit, n' ayant pas nostre argent dans nos mains, nous ne nous croirions jamais riches. ô mon Dieu, mon Dieu, d' où vient que nostre foy est si endormie pour croire une eternité de biens et de maux, et que nous comprenons si peu cette infaillible certitude ou de recompense ou de supplices ? Il est bon, mes filles, pour vous en éclaircir que vous entendiez ce que c' est que vous demandez dans l' oraison dominicale, afin que si le pere eternel vous l' accorde vous ne le refusiez pas : et vous devez toûjours fort considerer si ce que vous luy demandez vous est utile, parce que s' il ne l' estoit pas, vous vous devriez bien garder de le desirer. Mais ne craignez point de demander continuellement à son adorable majesté la lumiere qui vous est necessaire, puis que nous sommes aveugles, et avons un tel dégoust de ce qui peut nous donner la vie, que nous n' aimons que ce qui peut nous donner la mort, et une mort non seulement redoutable, mais eternelle. Or pour demander à Dieu qu' il luy plaise d' établir en nous son royaume, nostre seigneur nous ordonne de dire ces paroles : que vostre nom soit sanctifié, et que vostre regne nous arrive . Voyez, mes filles, quelle est la sagesse infinie de nostre maistre. C' est icy que je considere et qu' il importe de considerer ce que nous demandons en demandant ce royaume. Comme nostre sauveur connoist que dans nostre extreme impuissance nous sommes incapables de sanctifier, de loüer, et de glorifier dignement ce nom adorable du pere eternel, si sa suprême majesté ne nous en donne le moyen en nous donnant icy, son royaume il a voulu dans les demandes qu' il luy a faites pour nous, joindre ensemble ces deux choses. Or pour vous faire entendre ce que c' est que nous demandons ; combien il nous importe de presser pour l' obtenir ; et qu' il n' y a rien que nous ne devions nous efforcer de faire pour contenter celuy qui peut seul nous le donner, je veux vous dire ce que je pense. Que si vous n' en estes satisfaites, vous pourrez entrer vous-mesmes dans d' autres considerations : car nostre bon maistre vous le permettra, pourvû que vous vous soûmettiez entierement à la creance de l' eglise, ainsi que je le fais toûjours, et que pour cette raison je ne vous donneray point cecy à lire qu' aprés qu' il aura esté vû par des personnes qui soient capables d' en juger. Mon opinion est donc, que le grand bon-heur entre tant d' autres dont on joüit dans le royaume du ciel, est qu' on n' y tient plus aucun compte de toutes les choses de la terre ; mais que trouvant dans soy-mesme le repos et la gloire, on y est dans la joye de voir tous les autres comblez de joye, dans une paix perpetuelle de voir que tous loüent, benissent, et sanctifient le nom de Dieu : de voir que tous l' aiment ; et de ce que personne ne l' offense. Ainsi les ames ne sont occupées que de son amour, et ne peuvent cesser de l' aimer, parce qu' elles le connoissent parfaitement. Que si nous le connoissions mieux icy-bas que nous ne le connoissons, nous l' aimerions beaucoup plus que nous ne l' aimons ; et l' aimerions de la sorte que je viens de dire, quoy que non pas en un si haut degré de perfection, ny si constamment. Ne vous semble-t-il point, mes soeurs, que je veüille dire que pour faire cette demande et pour bien prier vocalement nous devrions estre des anges ? Certes nostre divin maistre le voudroit, puis qu' il nous ordonne de faire une demande si élevée, et qu' assurément il ne nous oblige pas à demander des choses qui soient impossibles. Car pourquoy seroit-il impossible que mesme dans l' exil de cette vie une ame pust avec l' assistance de Dieu arriver jusques à ce point quoy que ce ne puisse estre si parfaitement que lors qu' elle sera délivrée de la prison de ce corps, parce que nous voguons encore sur la mer du monde, et n' avons pas achevé nostre voyage. Mais il y a des intervalles dans lesquelles les ames estant lassées de marcher nostre seigneur met leurs puissances dans un calme et dans une quietude où il leur fait comprendre clairement, et goûter comme par avance ce qu' il donne à ceux qu' il a rendus participans de son royaume eternel, et à ceux à qui il le donne dés cette vie en la maniere qu' on le voit dans la priere qu' il nous a enseignée. Ainsi les faveurs qu' il leur fait sont comme des gages de son amour qui les fortifient dans l' esperance qu' ils ont d' estre un jour eternellement rassasiez de ce qu' ils ne goustent icy-bas que durant quelques momens. Que si je n' apprehendois de vous donner sujet de croire que je veux vous parler icy de la contemplation, cette demande me fourniroit une occasion fort propre de vous dire quelque chose du commencement de cette pure contemplation, que ceux qui y sont habituez nomment oraison de quietude. Mais comme j' ay entrepris de traiter en ce lieu de l' oraison vocale, vous vous imagineriez peut-estre que je ne dois pas icy les joindre ensemble, quoy que je n' en demeure pas d' accord, parce que je sçay le contraire. Car je connois plusieurs personnes que Dieu fait passer de l' oraison vocale telle que je vous l' ay representée, à une contemplation fort sublime, sans qu' elles puissent comprendre de quelle sorte cela se fait. Et c' est pour cette raison, mes filles, que j' insiste tant à ce que vous fassiez bien l' oraison vocale. Je sçay une personne qui n' ayant jamais pû faire d' autre oraison que la vocale, possedoit toutes les autres : et quand elle vouloit prier d' une autre maniere, son esprit s' égaroit de telle sorte qu' elle ne se pouvoit souffrir elle-mesme. Mais plûst à dieu que nos oraisons mentales fussent semblables à l' oraison vocale qu' elle faisoit. Elle recitoit quelques pater en l' honneur du sang que nostre seigneur a répandu dans les divers mysteres de sa passion : et elle s' y occupoit de telle sorte qu' elle y passoit quelquefois deux ou trois heures. Elle me vint trouver un jour fort affligée de ce que ne pouvant faire l' oraison mentale ny s' appliquer à la contemplation, elle se trouvoit reduite à faire seulement quelques oraisons vocales. Je luy demanday quelles elles estoient : et je trouvay qu' en disant continuellement le pater elle entroit dans une si haute contemplation que nostre seigneur l' élevoit jusques à l' union divine, et ses actions le faisoient bien voir : car elle vivoit fort saintement. Ainsi je loüay nostre seigneur et portay envie à une telle oraison vocale. Cela estant tres-veritable, ne croyez pas, vous qui estes ennemis des contemplatifs, que vous ne puissez vous-mesmes le devenir, pourvû que vous recitiez vos oraisons vocales avec l' attention et la pureté de conscience que vous devez.