CHAPITRE VINGT-SEPTIEME

    Sur ces paroles du pater : nostre pere qui estes dans les cieux. Et combien il importe à celles qui veulent estre les veritables filles de Dieu de ne point faire cas de leur noblesse.

    Nostre pere qui estes dans les cieux. ô seigneur mon Dieu, qu' il paroist bien que vous estes le pere d' un tel fils : et que vostre fils fait bien connoistre qu' il est le fils d' un tel pere. Soyez beny eternellement. N' auroit-il donc pas suffy de nous accorder à la fin de nostre oraison une faveur si excessive ? Mais nous ne l' avons pas plûtost commencée que vous nous comblez de tant de bien-faits, qu' il seroit à desirer que l' étonnement que nostre esprit en auroit le rendant incapable de proferer la moindre parole, nostre seule volonté fust toute occupée de vous. ô mes filles, que ce seroit bien icy le lieu de parler de la contemplation parfaite, et de faire que l' ame rentrast dans soy-mesme pour pouvoir mieux s' élever au dessus d' elle, afin d' apprendre de ce saint fils quel est ce lieu où il dit que son pere qui est dans les cieux fait sa demeure. Quitons la terre, mes filles. Car quelle apparence qu' aprés avoir compris quel est l' excés d' une si grande faveur, nous en tinssions si peu de compte que de demeurer encore sur la terre ? ô vray fils de Dieu et mon vray seigneur, comment dés la premiere parole que nous vous disons nous donnez-vous tant tout à la fois ? Comment vous humiliez-vous jusques à un tel excés d' abaissement que de vous unir à nous dans nos demandes, en voulant et en faisant que des creatures aussi viles et aussi miserables que nous sommes vous ayent pour frere ? Et comment nous donnez-vous au nom de vostre pere eternel tout ce qui se peut donner, en l' obligeant à nous reconnoistre pour ses enfans ? Car vos paroles ne sçauroient manquer d' avoir leur effet. Ainsi vous l' obligez à les accomplir : ce qui l' engage à d' étranges suites, puis qu' estant nostre pere il doit oublier toutes nos offenses, pourvû que nous retournions à luy comme fit l' enfant prodigue : il doit nous consoler dans nos peines : il doit nous nourrir comme estant incomparablement le meilleur de tous les peres, puis qu' il est infiniment parfait en tout : et enfin il nous doit rendre heritiers avec vous de son royaume. Considerez, ô mon sauveur, que pour ce qui est de vous, l' amour que vous nous portez est si extreme, que vous n' avez nul égard à vos interests. Vous avez esté sur la terre semblable à nous lors que vous vous estes revestu de chair en vous revestant de nostre nature ; et ainsi vous avez quelque raison de vous interesser dans nos avantages. Mais considerez d' un autre costé que vostre pere eternel est dans le ciel. C' est vous-mesme qui le dites : et il est juste que vous preniez soin de ce qui regarde son honneur. N' est-ce pas assez que vous ayez bien voulu estre des-honoré pour l' amour de nous ? Ne touchez point à l' honneur de vostre pere, et ne l' engagez pas d' accorder des graces si excessives à des creatures aussi méchantes que nous sommes, et qui en seront si méconnoissantes. Certes vous avez bien montré, ô mon doux Jesus, que vostre pere et vous n' estes qu' une mesme chose : que vostre volonté est toûjours la sienne, et que la sienne est toûjours la vostre. Car comment pouvez-vous, mon seigneur, faire voir plus clairement jusques où va l' amour que vous nous portez, qu' en ce qu' ayant caché au démon avec tant de soin que vous estiez le fils de Dieu, rien n' a pû vous empescher de nous accorder une aussi grande faveur que celle de nous le faire connoistre ? Et quel autre que vous estoit capable de nous donner cette heureuse connoissance ? Ainsi je voy bien, mon sauveur, que vous avez parlé pour vous et pour nous comme un fils qui est tres-cher à son pere, et que vous estes si puissant que l' on accomplit dans le ciel tout ce que vous dites sur la terre. Soyez à jamais beny, seigneur, vous qui prenez un si grand plaisir à donner, que rien ne vous peut empescher de donner sans cesse. Que vous en semble, mes filles, trouvez-vous que ce maistre qui commence par nous combler de tant de faveurs, afin que nous affectionnant à luy nous soyons capables d' apprendre ce qu' il nous enseigne, soit un bon maistre ? Et croyez-vous que nous devions nous contenter de proferer seulement des lévres cette parole de pere sans en concevoir le sens pour estre touchées jusques dans le fond de l' ame de l' excés d' un si grand amour ? Car y a-t-il quelque enfant qui estant persuadé de la bonté de la grandeur, et de la puissance de son pere ne desirast pas de le connoistre ? Que si toutes ces qualitez ne se rencontroient pas dans un pere, je ne m' étonnerois pas qu' on ne voulust point estre reconnu pour son fils, puis que le monde est aujourd' huy si corrompu, que quand le fils se voit dans une condition plus relevée que n' est celle de son pere, il tient à deshonneur de l' avoir pour pere. Cet étrange abus ne s' étend pas graces à Dieu jusques à nous : et il ne permettra jamais s' il luy plait que l' on ait en cette maison la moindre pensée qui en approche. Nous serions dans un enfer et non pas dans un monastere, si celle dont la naissance est la plus noble ne parloit moins de ses parens que ne font les autres, puis qu' il doit y avoir entre nous toutes une égalité parfaite. ô sacré college des apostres ! S Pierre qui n' estoit qu' un pauvre pescheur y fut preferé à S Barthelemy, quoy qu' il fust à ce que quelques-uns disent fils d' un roy. Et nostre seigneur le voulut ainsi, parce qu' il sçavoit ce qui se devoit passer dans le monde touchant ces avantages de la naissance. Estant tous comme nous sommes formez de terre, les contestations qui arrivent sur ce sujet sont comme si l' on disputoit laquelle des deux diverses sortes de terre seroit la plus propre à faire des briques ou du mortier. ô mon sauveur, quelle belle question ! Dieu nous garde, mes soeurs, de contester jamais sur des sujets si frivoles, quand ce ne seroit qu' en riant. J' espere que sa divine majesté nous accordera cette grace. Que si l' on apperçoit en quelqu' une de vous la moindre chose qui en approche, il faut aussi-tost y remedier : il faut que cette personne apprehende d' estre un Judas entre les apostres : et il faut qu' on luy donne des penitences jusques à ce qu' elle comprenne qu' elle ne meritoit pas seulement d' estre considerée comme une fort mauvaise terre. ô que vous avez un bon pere, mes filles, en celuy que vous donne nostre bon Jesus ! Que l' on n' en connoisse donc point icy d' autre de qui l' on parle ; et travaillez à vous rendre telles que vous soyez dignes de recevoir des faveurs de luy, et de vous abandonner entierement à sa conduite. Vous pouvez vous assurer qu' il ne vous rejettera pas, pourvû que vous luy soyez bien obeïssantes. Et qui seroient celles qui refuseroient de faire tous leurs efforts pour ne point perdre un tel pere ? Helas ! Que vous avez en cela de grands sujets de consolation ! Je vous les laisse à mediter afin de ne m' étendre pas davantage. Quelque vagabondes que soient vos pensées vous ne sçauriez en considerant un tel fils et un tel pere ne point trouver avec eux le S Esprit. Je le prie de tout mon coeur d' enflâmer vostre volonté, et de l' attacher par les liens de son ardent et puissant amour, si l' extreme interest que vous avez de l' y attacher vous-mesmes n' est pas capable de vous y porter.