CHAPITRE DIXSEPTIEME

    Que toutes les ames ne sont pas propres pour la contemplation. Que quelques-unes y arrivent tard, et que d' autres ne peuvent prier que vocalement. Mais que celles qui sont veritablement humbles se doivent contenter de marcher dans le chemin par lequel il plait à Dieu de les conduire.

    Il semble que j' entre desja dans la matiere de l' oraison. Mais j' ay auparavant une chose importante à dire touchant l' humilité si necessaire en cette maison, puis qu' on doit s' y exercer particulierement à la priere, et que l' humilité en est l' une des principales parties. Or comment celuy qui est veritablement humble pourra-t-il jamais s' imaginer d' estre aussi bon que ceux qui arrivent jusques à estre contemplatifs ? Dieu peut neanmoins faire par sa grace qu' il soit de ce nombre. Mais s' il me croit il se mettra toûjours au plus bas lieu comme nostre seigneur nous l' a ordonné et enseigné par son exemple. Que l' ame se dispose donc à marcher dans le chemin de la contemplation si c' est la volonté de Dieu qu' elle y entre. Et si ce ne l' est pas, que l' humilité la porte à se tenir heureuse de servir les servantes du seigneur, et à benir sa majesté de ce qu' il a daigné la faire entrer en leur sainte compagnie, elle qui meritoit d' estre la compagne et l' esclave des démons. Je ne dis pas cela sans grande raison, puis qu' il importe tant de sçavoir que Dieu ne conduit pas toutes les personnes d' une mesme sorte, et que celuy qui paroist le plus rabaissé aux yeux des hommes est peut-estre le plus élevé devant ses yeux. Ainsi quoy que les religieuses de ce monastere s' exercent toutes à l' oraison, il ne s' ensuit pas qu' elles soient toutes contemplatives. Cela est impossible ; et ce doit estre une grande consolation pour celles qui n' ont pas receu ce don de sçavoir qu' il vient purement de Dieu. Comme c' est une chose qui n' est point necessaire pour nostre salut, et qu' il ne l' exige point de nous pour nous recompenser de sa gloire, elles ne doivent pas non plus se persuader qu' on l' exige d' elles en cette maison. Pourvû qu' elles fassent ce que j' ay dit elles pourront, quoy qu' elles ne soient pas contemplatives, devenir tres-parfaites, et mesme surpasser les autres en merite parce qu' elles auront plus à souffrir, et que Dieu les traitant comme des ames fortes et courageuses, il joindra aux felicitez qu' il leur reserve en l' autre vie les consolations dont elles n' auront pas joüy en celle-cy. Qu' elles ne perdent donc point courage : qu' elles n' abandonnent point l' oraison ; et qu' elles continuent de faire comme les autres. Car il arrive quelquefois qu' encore que nostre seigneur differe à leur départir ses faveurs, il leur donne tout à la fois ce qu' il a donné aux autres en plusieurs années. J' ay passé plus de quatorze ans sans pouvoir du tout mediter, si ce n' estoit en lisant. Il y en a plusieurs de cette classe : et il s' en trouve quelques-unes qui ne sçauroient mediter mesme en lisant, ny prier que vocalement, parce que cela les arreste un peu davantage. D' autres ont l' esprit si leger qu' une seule chose n' est pas capable de les occuper, et elles sont si inquietes que lors qu' elles veulent se contraindre pour arrester leurs pensées en Dieu, elles tombent dans mille resveries, mille scrupules, et mille doutes. Je connois une personne fort âgée, fort vertueuse, fort penitente, grande servante de Dieu, et enfin telle que je m' estimerois heureuse de luy ressembler, qui employe les jours et les années en des oraisons vocales, sans pouvoir jamais faire l' oraison mentale. Le plus qu' elle puisse faire est de s' occuper dans ces oraisons vocales en n' en prononçant que peu à la fois. Il s' en rencontre plusieurs autres qui sont de mesme : mais pourvû qu' elles soient humbles je croy qu' à la fin elles trouveront aussi bien leur compte que celles qui ont de grands sentimens et de grandes consolations dans l' oraison, et peut-estre mesme avec plus d' assurance en quelque sorte, parce qu' il y a sujet de douter si ces consolations viennent de Dieu, ou procedent du démon ; et que si elles ne sont pas de Dieu elles sont fort perilleuses, à cause que le démon s' en sert pour nous donner de la vanité : au lieu que si elles viennent de Dieu il n' y a rien du tout à craindre, puis qu' elles seront toûjours accompagnées d' humilité ainsi que je l' ay écrit fort amplement dans un autre traité. Comme celles qui ne goûtent point ces consolations craignent que ce soit par leur faute elles demeurent dans l' humilité, et prennent un soin continuel de s' avancer. Elles ne voyent jetter aux autres une seule larme sans s' imaginer que ce qu' elles n' en répandent pas aussi vient de ce qu' elles ne les suivent que de fort loin dans le service de Dieu. Mais peut-estre elles les precedent, puis que les larmes bien que bonnes ne sont pas toutes parfaites, et qu' il se rencontre toûjours plus de sureté dans l' humilité, la mortification, le détachement, et l' exercice des autres vertus. Pourvû donc que vous les pratiquiez n' apprehendez point de n' arriver pas à la perfection aussi-bien que les plus contemplatives. Marthe n' estoit-elle pas une sainte quoy que l' on ne dise point qu' elle fust contemplative ? Et que souhaitez-vous davantage que de pouvoir ressembler à cette bienheureuse fille qui merita de recevoir tant de fois nostre seigneur Jesus-Christ dans sa maison, de luy donner à manger, de le servir, et de s' assoir à sa table ? Que si elle eust toûjours esté, ainsi que sa soeur dans des transports et comme hors d' elle-mesme, qui auroit pris soin de ce divin hoste ? Considerez que cette maison est la maison de Sainte Marthe, et qu' il doit y avoir quelque chose aussi-bien de Marthe que de Madelaine. Que celles que Dieu conduit par le chemin de la vie active se gardent donc bien de murmurer d' en voir d' autres toutes plongées dans la vie contemplative, puis qu' elles ne doivent point douter que nostre seigneur ne prenne leur défense contre ceux qui les accusent. Mais quand bien il ne parleroit point pour elles, elles devroient demeurer en paix, comme ayant reçû de luy la grace de s' oublier elles-mesmes et toutes les choses creées. Qu' elles se souviennent qu' il est besoin que quelqu' un ait soin de luy apprester à manger, et s' estiment heureuses de le servir avec Sainte Marthe. Qu' elles considerent que la veritable humilité consiste principalement à se soûmettre sans peine à tout ce que nostre seigneur ordonne de nous, et à nous estimer indignes de porter le nom de ses servantes. Ainsi soit que l' on s' applique à la contemplation : soit que l' on fasse l' oraison mentale ou vocale : soit que l' on assiste les malades : ou soit que l' on s' employe aux offices de la maison, et mesme dans les plus bas et les plus vils ; puis que tout cela est rendre du service à ce divin hoste qui vient loger, manger, et se reposer chez-nous, que nous importe de nous aquiter de nos devoirs envers luy plûtost d' une maniere que d' une autre ? Je ne dis pas neanmoins qu' il doive tenir à vous que vous n' arriviez à la contemplation. Je dis au contraire que vous devez faire tous vos efforts pour y arriver ; mais en reconnoissant que cela dépend de la seule volonté de Dieu, et non pas de vostre choix. Car si aprés que vous aurez servy durant plusieurs années dans un mesme office il veut que vous y demeuriez encore ; ne seroit-ce pas une plaisante humilité de vouloir passer à un autre ? Laissez le maistre de la maison ordonner de tout comme il luy plait ; il est tout sage : il est tout-puissant : il sçait ce qui vous est le plus propre, et ce qui luy est le plus agreable. Assurez-vous que si vous faites tout ce qui est en vostre pouvoir, et vous preparez à la contemplation d' une maniere aussi parfaite qu' est celle que je vous ay proposée, c' est à dire avec un entier détachement et une veritable humilité, ou nostre seigneur vous la donnera, comme je le croy, ou s' il ne vous la donne pas, c' est parce qu' il se reserve à vous la donner dans le ciel avec toutes les autres vertus, et qu' il vous traite comme des ames fortes et genereuses, en vous faisant porter la croix icy-bas ainsi que luy-mesme l' a toûjours portée lors qu' il a esté dans le monde. Cela estant, quelle plus grande marque peut-il vous donner de son amour que de vouloir ainsi pour vous ce qu' il a voulu pour luy-mesme ? Et ne se pourroit-il pas bien faire que la contemplation ne vous seroit pas si avantageuse que de demeurer comme vous estes ? Ce sont des jugemens qu' il se reserve et qu' il ne nous appartient pas de penetrer. Il nous est mesme utile que cela ne dépende point de nostre choix, puis que nous voudrions aussi-tost estre de grandes contemplatives, parce que nous nous imaginons qu' il s' y rencontre plus de douceur et plus de repos. Quel avantage pour nous de ne pas rechercher nos avantages, puis que nous ne sçaurions craindre de perdre ce que nous n' avons point desiré. Et nostre seigneur ne permet jamais que celuy qui a veritablement mortifié son esprit pour l' assujettir au sien perde rien que pour gagner davantage.