CHAPITRE QUINZIEME

    Du grand bien que c' est de ne se point excuser encore que l' on soit repris sans sujet.

    Ayant dessein de vous exhorter maintenant à pratiquer une vertu d' un tel merite qu' est celle de ne s' excuser jamais, j' avouë que c' est avec une grande confusion d' avoir si mal pratiqué moy-mesme ce que je me trouve obligée d' enseigner aux autres : parce qu' il est vray que je m' imagine toûjours d' avoir quelque raison de croire que je fais mieux de m' excuser. Ce n' est pas que cela ne soit permis en de certaines rencontres, et que ce ne fust mesme une faute d' y manquer. Mais je n' ay pas la discretion, ou pour mieux dire l' humilité qui me seroit necessaire pour faire ce discernement. Car c' est sans doute une action de fort grande humilité et imiter nostre seigneur de se voir condamner sans avoir tort et de se taire. Je vous prie donc de tout mon coeur de vous y appliquer avec soin, puis que vous en pouvez tirer un grand avantage ; et qu' au contraire je n' en voy point à vous excuser si ce n' est comme je l' ay dit en certaines occasions qui pourroient causer de la peine si on ne disoit pas la verité. Celuy qui aura plus de discretion que je n' en ay comprendra aisément cecy : et je croy qu' il importe beaucoup de s' exercer à cette vertu, ou de tascher d' obtenir de nostre seigneur une veritable humilité qui en est comme la source. Car celuy qui est veritablement humble desire d' estre mesestimé, persecuté, et condamné, quoy qu' il n' en ait point donné de sujet. Que si vous voulez imiter nostre seigneur, en quoy le pouvez-vous mieux, puis qu' on n' a besoin pour cela, ny de forces corporelles, ny de secours que de Dieu seul ? Je souhaiterois, mes soeurs, que nous nous efforçassions de mettre nostre devotion à pratiquer ces grandes vertus plûtost qu' à faire des penitences excessives, dans lesquelles vous sçavez que je vous conseille d' estre retenuës, parce qu' elles peuvent nuire à la santé si elles ne sont accompagnées de discretion : au lieu que quelques grandes que soient les vertus interieures il n' y a rien du tout à craindre, puis qu' en fortifiant l' ame, elles ne diminuent point les forces necessaires au corps pour pouvoir servir la communauté, et que comme je vous l' ay dit autrefois, on peut dans la pratique des petites choses se rendre capable de remporter la victoire dans les grandes. Mais que cela est aisé à dire, et que je le pratique mal ! Il est vray que je n' ay jamais pû l' éprouver en des choses de consequence, puis que je n' ay jamais entendu dire de mal de moy que je n' aye vû clairement qu' il y avoit sujet d' en dire beaucoup davantage ; parce qu' encore que ce qu' on en disoit ne fust pas du tout comme on le disoit, j' avois en plusieurs autres choses offensé Dieu, et qu' ainsi on m' épargnoit en n' en parlant point : joint que je suis toûjours plus aise que l' on me blasme de ce que je n' ay pas fait, que non pas de ce que j' ay fait. Il sert beaucoup pour aquerir cette vertu de considerer qu' on ne peut rien perdre, et qu' on gagne en diverses manieres en la pratiquant, dont la principale est qu' elle nous fait imiter en quelque sorte nostre seigneur : je dis en quelque sorte, parce que tout bien consideré on ne nous accuse jamais d' avoir failly que nous ne soyons tombez dans quelque faute, puis que nous y tombons sans cesse ; que les plus justes pechent sept fois le jour, et que nous ne sçaurions sans faire un mensonge, dire que nous sommes exempts de peché. Ainsi quoy que nous n' ayons pas fait la faute dont on nous accuse, nous ne sommes jamais entierement innocens comme l' estoit nostre bon Jesus. Mon Dieu, quand je considere en combien de manieres vous avez souffert sans l' avoir merité en nulle maniere, je ne sçay que dire ny où j' ay l' esprit lors que je ne desire pas de souffrir ; et je sçay aussi peu ce que je fais lors que je m' excuse. Vous n' ignorez pas, ô mon tout et mon bien unique, que s' il y a quelque chose de bon en moy je le tiens de vostre pure liberalité. Et qui vous empesche, seigneur, de me donner aussi-tost beaucoup que peu, puis que si vous vous reteniez de me donner parce que je ne le merite pas, je meriterois aussi peu les faveurs que vous m' avez déja faites ? Seroit-il possible que je voulusse qu' on dist du bien d' une creature aussi mauvaise que je suis, sçachant combien de mal on a dit de vous qui estes le bien suprême ? Ne le souffrez pas, ô mon Dieu, ne le souffrez pas. Je ne voudrois pour rien du monde que vous permissiez qu' il y eust la moindre chose dans vostre servante qui fust desagreable à vos yeux. Considerez, seigneur que les miens sont pleins de tenebres ; et qu' ainsi le moindre objet les arreste. Illuminez-les, et faites que je desire sincerement que tout le monde m' ait en horreur, puis que j' ay cessé tant de fois de vous aimer, quoy que vous m' aimiez si fidellement. Quelle folie mon Dieu, est la nostre ? Quel avantage pretendons-nous de satisfaire les creatures : et que nous importe qu' elles nous accusent de mille fautes pourvû que nous n' en commettions point en vostre presence ? ô mes filles, qu' il est vray que nous ne comprenons point cette verité, et qu' ainsi nous n' arrivons jamais au comble de la perfection religieuse. Car pour y arriver il faut considerer et peser beaucoup ce qui est en effet, et ce qui n' est qu' en apparence, c' est à dire ce qui est defectueux au jugement du createur ; et ce qui ne l' est qu' au jugement des creatures. Quand il n' y auroit en cecy autre avantage que la honte que recevra la personne qui vous aura accusée de voir que vous vous laissez condamner injustement : ne seroit-il pas tres-considerable ? Une de ces actions instruit et édifie quelquefois davantage une ame que dix predications ne le pourroient faire : et la défense de l' apostre jointe à nostre insuffisance nous rendant incapables de prescher par des paroles, nous devons toutes nous efforcer de prescher par nos actions. Quelques renfermées que vous soyez, ne vous imaginez pas que le mal ou le bien que vous ferez puisse estre caché : et quoy que vous ne vous excusiez point, croyez-vous qu' il ne se trouve pas des personnes qui prennent vostre défense et qui vous excusent ? Considerez de quelle sorte nostre seigneur répondit en faveur de la Magdelaine dans la maison du pharisien, et lors que Marthe sa soeur l' accusoit devant luy-mesme. Il n' usera pas envers vous de la rigueur qu' il a exercée envers soy-mesme, en ne permettant que le bon larron prist sa défense que lors qu' il estoit desja attaché à la croix : mais il suscitera quelqu' un qui vous défendra : et si cela n' arrive pas, ce sera pour vostre avantage. Ce que je vous dis est tres-veritable, et je l' ay moy-mesme vû arriver. Je ne desirerois pas neanmoins que ce fust ce motif qui vous touchast ; et je serois bien-aise que vous vous réjouïssiez de n' estre point justifiées. Que si vous pratiquez ce conseil, le temps vous en fera connoistre l' utilité. Car on commence par là d' acquerir la liberté de l' esprit, et l' on se soucie aussi peu que l' on dise de nous du mal que du bien, parce qu' on n' y prend non plus de part que s' il regardoit un autre. De mesme que lors que deux personnes s' entretiennent nous ne pensons point à leur répondre, parce que ce n' est pas à nous à qui elles parlent : ainsi nous estant accoûtumées dans ces rencontres où l' on parle contre nous à ne rien répondre pour nostre défense, il nous semble qu' on ne parle point à nous. Comme nous sommes fort sensibles et fort peu mortifiées, cecy vous pourra paroistre impossible ; et j' avouë que d' abord il est difficile de le pratiquer : mais je sçay pourtant qu' avec l' assistance de nostre seigneur nous pouvons acquerir ce détachement de nous-mesmes.