CHAPITRE DIXIEME

Qu' il ne suffit pas de se détacher de ses proches si on ne se détache de soy-mesme par la mortification. Que cette vertu est jointe à celle de l' humilité. Qu' il ne faut pas preferer les penitences que l' on choisit à celles qui sont d' obligation, ny se flater dans celles que l' on doit faire.

    Lors que nous serons ainsi détachées du monde et de nos parens, et que nous vivrons renfermées dans un monastere en la maniere que nous avons dit, il semblera peut-estre que tout sera fait et qu' il ne nous restera plus d' ennemis à combatre. ô mes soeurs, n' ayez pas cette opinion, et gardez-vous bien de vous endormir. Vous feriez comme celuy qui se va coucher sans crainte aprés avoir bien fermé sa porte de peur des voleurs, et qui les auroit dans sa maison. Il n' y en a point de plus dangereux que les domestiques : et comme nous sommes nous-mesmes ces voleurs interieurs et secrets, et que nous demeurons toûjours avec nous-mesmes, si nous ne prenons un soin tout particulier de combatre sans cesse nostre volonté, plusieurs choses seront capables de nous faire perdre cette sainte liberté d' esprit, qui nous dégageant du poids de toutes les choses terrestres peut nous faire prendre nostre vol vers nostre celeste createur. Il sera fort utile pour ce sujet d' avoir toûjours dans l' esprit que tout n' est que vanité et finit en un moment, afin de détacher nostre affection de ces choses passageres, pour l' attacher à ce qui subsistera eternellement. Car bien que ce moyen semble foible il ne laisse pas de fortifier beaucoup nostre ame, en faisant dans les moindres choses, que lors que nous nous appercevons que nostre inclination nous y porte, nous prenions un extreme soin d' en retirer nostre pensée pour la tourner toute vers Dieu ; en quoy sa majesté nous assiste. Que nous luy sommes obligées en cette maison, de ce qu' en renonçant à nos propres affections nous avons fait le plus difficile, puis qu' il est certain que ce grand et intime amour que nous nous portons fait que rien ne nous paroist si rude que cette separation de nous-mesmes, et cette guerre que nous-nous faisons par une mortification continuelle. C' est icy que la veritable humilité peut trouver sa place : car il me semble que cette vertu, et celle du renoncement à nous-mesmes se tiennent toûjours compagnie. Ce sont deux soeurs que nous ne devons jamais separer : et au lieu que je vous conseille de vous éloigner de vos autres parens, je vous exhorte d' embrasser ceux-cy, de les aimer, et de ne les perdre jamais de vûë. ô souveraines vertus, reines du monde, et cheres amies de nostre seigneur ; vous qui dominez sur toutes les choses creées et nous délivrez de toutes les embusches du démon : celuy qui vous possede peut combatre hardiment contre tout l' enfer uny ensemble, contre le monde tout entier et tous ses attraits, sans avoir peur de quoy que ce soit, parce que le royaume du ciel luy appartient. Que pourroit-il craindre, puis qu' il compte pour rien de tout perdre, et ne compte pas mesme cette perte pour une perte ? Son unique apprehension est de déplaire à son Dieu : et il le prie sans cesse de le fortifier dans ces deux vertus, afin qu' il ne les perde point par sa faute. Elles ont cela de propre de se cacher de telle sorte à celuy qu' elles enrichissent, qu' il ne les apperçoit point, ny ne peut croire de les avoir, quoy qu' on luy dise pour le luy persuader. Et il les estime tant qu' il ne se lasse jamais de travailler pour les acquerir, et s' y perfectionne ainsi de plus en plus. Or quoy que ceux qui possedent ces vertus ne veulent pas estre estimez tels qu' ils sont en effet, ils se font connoistre, contre leur intention, et l' on ne sçauroit traiter avec eux sans s' en appercevoir aussi-tost. Mais quelle folie me fait entreprendre de loüer l' humilité et la mortification, aprés qu' elles ont receu de si hautes loüanges de celuy-mesme qui est le roy de la gloire : et qu' il a fait voir par ses souffrances jusques à quel point il les estime ? C' est donc icy, mes filles, qu' il faut faire tous vos efforts pour sortir hors de l' Egypte, puis qu' en possedant ces deux vertus elles seront comme une manne celeste qui vous fera trouver de la douceur et des délices dans les choses qui sont les plus aspres et les plus ameres au goust du monde. Ce que nous devons premierement faire pour ce sujet est de renoncer à l' amour de nostre corps : en quoy il n' y a pas peu à travailler, parce que quelques-unes de nous aiment tant leurs aises et leur santé, qu' il n' est pas croyable combien ces deux choses font une rude guerre aussi-bien aux religieuses qu' aux personnes du monde. Il semble que quelques-unes n' ayent embrassé la religion que pour travailler à ne point mourir, tant elles prennent soin de vivre. Je demeure d' accord qu' en cette maison cela ne se remarque gueres dans les actions ; mais je voudrois que l' on n' en eust pas mesme le desir. Faites estat, mes soeurs, que vous venez icy à dessein d' y mourir pour Jesus-Christ ; et non pas d' y vivre à vostre aise pour pouvoir servir Jesus-Christ, comme le diable s' efforce de le persuader, en insinuant que cela est necessaire pour bien observer la regle. Ainsi l' on a tant de soin de conserver sa santé pour garder la regle, qu' on ne la garde jamais en effet, et qu' on meurt sans l' avoir accomplie entierement durant un seul mois, ny mesme peut-estre durant un seul jour. J' avouë ne comprendre pas pourquoy nous sommes donc venuës icy. Et en verité il n' y a pas sujet d' apprehender que la discretion nous manque en ce point. Ce seroit une grande merveille si cela arrivoit. Car nos confesseurs craignent aussi-tost que nous ne nous fassions mourir par des penitences excessives ; et nous avons par nous-mesmes une telle repugnance à ce manquement de discretion, que plût à Dieu que nous fussions aussi exactes en tout le reste. Je sçay que celles qui pratiquent fidelement ces penitences austeres n' en demeureront pas d' accord, et répondront peut-estre que je juge des autres par moy-mesme. Je confesse qu' il est vray : mais il y en a plus si je ne me trompe qui me ressemblent dans ma foiblesse, qu' il n' y en aura qui se trouveront offensées de ce que je croy les autres aussi foibles que je la suis. C' est pour cette raison à mon avis que nostre seigneur permet que nous soyons si mal-saines ; et je considere comme une grande misericorde qu' il m' a faite, de l' estre. Comme il voit que je prendrois tant de soin de me conserver, il a voulu qu' il y en eust au moins quelque sujet. C' est une chose plaisante de voir les tourmens que quelques-unes se donnent sans que personne les y oblige. Il leur vient quelquefois un caprice de faire des penitences déreglées et indiscretes, qui durent environ deux jours ; et le diable leur met ensuite dans l' esprit qu' elles font tort à leur santé, et qu' aprés avoir éprouvé combien elles leur sont préjudiciables, elles ne doivent jamais plus en faire, non pas mesme celles qui sont d' obligation dans nostre ordre. Nous n' observons pas seulement les moindres choses de la regle comme le silence, quoy qu' il ne puisse nuire à nostre santé. Nous ne nous imaginons pas plûtost d' avoir mal à la teste, que nous cessons d' aller au choeur, quoy qu' en y allant nous n' en fussions pas plus malades. Ainsi nous manquons un jour d' y aller, parce que nous avons mal à la teste : un autre jour parce que nous y avons eu mal ; et deux ou trois autres jours, de crainte d' y avoir mal. Et nous voulons aprés cela inventer selon nostre fantaisie, des penitences qui ne servent le plus souvent qu' à nous rendre incapables de nous aquiter de celles qui sont d' obligation. Quelquefois mesme l' incommodité qu' elles nous causent estant fort petite, nous croyons devoir estre déchargées de tout, et satisfaire à nostre devoir pourvû que nous demandions permission. Vous me demanderez sans doute pourquoy la prieure vous donne donc cette permission. Je réponds, que si elle pouvoit voir le fond de vostre coeur, elle ne vous la donneroit peut-estre pas. Mais comme vous luy representez qu' il y a de la necessité, et ne manquez ny d' un medecin qui confirme ce que vous dites, ny d' une amie ou d' une parente qui vient pleurer auprés d' elle : quoy que la pauvre mere juge qu' il y a de l' abus : que peut-elle faire ? La crainte de manquer à la charité la met en scrupule. Elle aime mieux que la faute tombe sur vous que non pas sur elle ; et elle apprehende de faire un mauvais jugement de vous. ô mon Dieu pardonnez-moy si je dis que je crains fort que ces sortes de plaintes ne soient desja passées en coûtume parmy les religieuses. Comme elles sont du nombre des choses qui peuvent arriver quelquefois, j' ay crû, mes filles, en devoir parler icy, afin que vous y preniez garde. Car si le démon commence à nous effrayer par l' apprehension de la ruïne de nostre santé, nous ne ferons jamais rien de bon. Dieu veüille nous donner par sa grace la lumiere dont nous avons besoin pour nous bien conduire en toutes choses.