sainte
THÉRÈSE D'AVILA
carmélite réformatrice, docteur de l'église
(1512-1582)

IV

Chapitre 16

Parlons maintenant de la troisième manière d'arroser ce jardin, en détournant l'eau courante d'une rivière ou celle d'une source. Comme il n'y a qu'à la conduire, il en coûte beaucoup moins de peine. Notre Seigneur aide ici le jardinier d'une manière admirable, il prend en quelque sorte son office et fait presque tout.

Cet état est un sommeil des puissances, où, sans être entièrement perdues en Dieu, elles n'entendent pourtant pas comment elles opèrent. L'âme goûte incomparablement plus de bonheur, de suavité, de plaisir que par le passé. Enivrée de l'eau de la grâce que Dieu lui verse à longs traits, elle ne peut, elle ne sait plus ni avancer, ni reculer; elle n'aspire qu'à jouir de cet excès de gloire. On dirait une personne qui, soupirant après la mort, tient déjà en main le cierge bénit, et n'a plus qu'un souffle à exhaler pour se voir au comble de ses désirs. C'est pour l'âme une agonie pleine d'inexprimables délices, où elle se sent presque entièrement mourir à toutes les choses du monde, et se repose dans la jouissance de son Dieu. Je ne trouve point d'autres termes pour peindre ni pour expliquer ce qu'elle éprouve. En cet état, elle ne sait que faire: elle ignore si elle parle, si elle se tait, si elle rit, si elle pleure; c'est un glorieux délire, une céleste folie où l'on apprend la vraie sagesse; enfin, c'est pour elle une manière de jouir souverainement délicieuse.

Depuis cinq ou six ans, je crois, Dieu m'a souvent donné en abondance cette oraison. Mais, je dois le dire, je ne pouvais ni la comprendre, ni l'expliquer aux autres. Aussi avais-je résolu, quand j'en viendrais à cet endroit de ma relation, de n'en point parler, ou de n'en dire que très peu de chose. Il n'y avait pas là, je le comprenais fort bien, union parfaite de toutes les puissances avec Dieu, mais l'âme lui était évidemment plus unie que dans l'oraison précédente; cependant, je ne pouvais discerner ni saisir en quoi consistait cette différence. Je crois, mon père, être redevable de la lumière que Dieu m'a donnée, à l'humilité qui vous a porté à vouloir vous aider d'une simplicité aussi grande que la mienne. Le Seigneur m'a fait entrer aujourd'hui même dans cette oraison, au moment où je venais de communier. Il m'y a comme enchaînée, et il a daigné lui-même me suggérer ces comparaisons; il m'a enseigné la manière de parler de cet état, et ce que l'âme doit faire quand elle y est élevée. J'en ai été saisie d'étonnement, car j'ai tout compris en un instant.

Je m'étais souvent vue en proie à ce délire et enivrée de cet amour, sans jamais comprendre comment cela se faisait. Je reconnaissais visiblement l'action de Dieu, mais je ne pouvais saisir de quelle manière il opérait en moi. En effet, les puissances de l'âme sont presque entièrement unies à Dieu, mais elles ne sont pas tellement perdues en lui qu'elles n'agissent encore. Enfin, je viens d'en avoir l'intelligence, et j'en suis au comble du bonheur. Béni soit le Seigneur qui a bien voulu me ménager un tel plaisir!

Les puissances de l'âme s'occupent entièrement de Dieu, sans être capables d'autre chose. Aucune d'elles n'ose remuer, et l'on ne peut les mettre en mouvement. Pour les distraire de cette occupation, il faudrait un grand effort, et encore on n'y parviendrait pas complètement. On s'épanche alors en louanges à Dieu, mais sans ordre, à moins que le Seigneur lui-même n'en mette; car pour cela l'entendement est au moins inutile. L'âme, hors d'elle-même, agitée des plus doux transports, souhaiterait faire éclater sa voix en cantiques de bénédiction. Déjà les fleurs entrouvrent leur calice, et répandent leurs premiers parfums. Ici, l'âme voudrait être vue de toutes les créatures et leur manifester sa gloire, afin de pouvoir, de concert avec elles, offrir à Dieu un plus beau sacrifice de louanges. Elle brûle du désir de partager avec elles un bonheur sous le poids duquel elle succombe Elle est comme la femme de l'Évangile, qui appelle ses voisines et les convie à partager sa joie. Tels devaient être les transports du royal prophète, de David, quand il entonnait sur sa harpe des hymnes en l'honneur de Dieu. J'ai pour ce saint roi une grande dévotion, et je souhaiterais ardemment le voir ainsi honoré de tous, en particulier de ceux qui, comme moi, ont offensé le Seigneur.

O ciel! que n'éprouve pas une âme lorsqu'elle en est là! Elle voudrait être toute convertie en langues pour louer le Seigneur. Elle dit mille saintes folies, qui charment Celui qui la met en cet état. Je connais une personne qui, pour peindre sa peine, improvisait alors, sans être poète, des vers pleins de sentiment; ce n'était pas un travail de son esprit, mais une plainte qu'elle adressait à son Dieu, pour mieux jouir de la gloire où la plongeait une peine si délicieuse. Elle eût voulu que tout son être, corps et âme, éclatât, pour montrer au dehors l'excès de bonheur que lui causait cette peine. Il lui eût été doux alors d'affronter les plus cruels tourments pour son Dieu. Une âme, dans cet état, voit clairement que les martyrs ne faisaient presque rien de leur part en endurant les supplices, parce que cette force leur venait d'une autre source. Mais aussi quelle souffrance pour elle, lorsqu'elle se voit condamnée à vivre encore en ce monde, sous la loi de ses sollicitudes et de ses devoirs! On en jugera si l'on songe que tous les termes de comparaison employés par moi sont bien au-dessous de ces joies, dont Dieu daigne parfois l'enivrer en cet exil.

Soyez à jamais béni, Seigneur, et que toutes les créatures chantent éternellement vos louanges! O mon Roi! exaucez en ce moment ma prière. Puisque, par votre bonté et votre miséricorde, je suis encore, en écrivant ceci, possédée de cette sainte et céleste folie; puisque vous m'accordez, grand Dieu, une faveur dont je suis si indigne, faites, je vous en supplie, que tous ceux avec qui j'aurai des rapports deviennent fous de votre amour, ou ne permettez point que je parle désormais à qui que ce soit. Préservez-moi, Seigneur, de tenir par le plus petit lien à ce monde, ou retirez-moi soudain de ce misérable séjour. Non, mon Dieu, votre servante il ne peut supporter plus longtemps le supplice de se voir sans vous. Si elle doit vivre encore, elle ne veut pas de repos en cette vie, et vous, Seigneur, gardez-vous de lui en donner. Cette âme voudrait déjà être libre: le manger la tue, le dormir la tourmente; elle voit que le temps de la vie se passe à prendre mille soulagements, et que rien cependant ne peut désormais la satisfaire hors de vous. Elle vit, ce semble, contre nature, puisqu'elle voudrait vivre, non en elle, mais en vous. O mon vrai maître et ma gloire, que la croix réservée par vous aux âmes qui arrivent à cet état est légère et pesante! légère, par sa douceur; pesante, parce qu'il est des temps où la plus invincible patience ne saurait la soutenir. Et toutefois, l'âme ne voudrait point en être déchargée, si ce n'est pour se. voir avec vous. Quand elle se souvient qu'elle n'a rien fait pour vous, et qu'en vivant elle peut vous rendre quelque service, elle voudrait porter une charge beaucoup plus pesante encore, et ne mourir qu'au dernier jour du monde. Avec quelle joie elle sacrifie son repos au bonheur de vous rendre le plus petit service! Elle ne sait que désirer, mais elle connaît bien que vous êtes l'unique objet de ses désirs.

O mon fils, vous à qui j'adresse cette relation et qui m'avez commandé de l'écrire, gardez pour vous seul les passages où vous trouverez que je sors des bornes.

Comment me serait-il possible de rester dans ma raison, quand le Seigneur me met hors de moi? S'il faut dire ma pensée, ce n'est plus moi qui parle depuis que j'ai communié ce matin; tout ce que je vois me semble un songe, et je ne voudrais voir que des malades du mal qui me possède. Je vous en supplie, mon père, soyons tous insensés pour l'amour de Celui qui pour nous a voulu passer pour tel. Vous dites que vous m'êtes dévoué; eh bien! je veux que vous m'en donniez la preuve, en vous disposant à recevoir de Dieu cette faveur. Hélas! j'en vois bien peu qui n'aient un excès de sagesse pour ce qui les touche. Peut-être suis-je moi-même en cela plus répréhensible que tous les autres. Je vous en conjure, ne le souffrez pas, mon père; car vous êtes mon père, puisque vous êtes mon confesseur, et que je vous ai confié mon âme. Hâtez-vous de me détromper, et ne craignez pas de me dire la vérité, avec cette pleine franchise si peu connue de nos jours.

Voici l'accord que je voudrais voir exister entre nous cinq, qui actuellement nous aimons en Notre Seigneur. Tandis que de nos jours d'autres se réunissent en secret pour former contre Jésus-Christ des complots et des hérésies, je souhaiterais que nous eussions, nous aussi, de temps en temps nos réunions secrètes. Le but en serait de nous éclairer mutuellement, de nous dire ce que nous pourrions faire pour nous corriger, et pour servir Dieu d'une manière plus parfaite. Nul ne se connaît aussi bien qu'il est connu de ceux qui l'observent de l'œil de la charité, et avec la sollicitude du zèle pour son avancement. Ces réunions, comme je le disais, seraient secrètes; car, hélas! on n'use plus de cette sainte liberté de langage. Les prédicateurs eux-mêmes visent dans leurs discours à ne point déplaire. Leur intention est bonne, ainsi que leur conduite, je veux bien le croire; mais enfin, de cette manière, ils convertissent peu de monde. Pourquoi ne sont-ils pas en plus grand nombre, ceux que les sermons arrachent aux vices publics? Savez-vous ce qu'il m'en semble? C'est qu'il y a dans les prédicateurs trop de prudence mondaine. Elle ne disparaît pas chez eux, comme chez les apôtres, dans cette grande flamme de l'amour de Dieu; voilà pourquoi leur parole embrase si peu les âmes. Je ne dis pas que leur feu doive égaler celui des apôtres, mais je voudrais le voir plus grand qu'il n'est. Voulez-vous savoir ce qui communiquait ce feu divin à la parole des apôtres? C'est qu'ils avaient la vie présente en horreur, et foulaient aux pieds l'honneur du monde. Quand il fallait dire une vérité et la soutenir pour la gloire de Dieu, il leur était indifférent de tout perdre ou de tout gagner. Quiconque a tout hasardé pour Dieu domine également et les succès et les revers. Je ne dis pas que je suis telle, mais je voudrais bien l'être. Oh! de quelle magnifique liberté ne jouit pas celui qui regarde comme un esclavage d'avoir à vivre et à converser avec les humains d'après les lois du monde! Dans l'espoir d'obtenir de Dieu une liberté si belle, est-il un esclave qui ne doive être prêt à tout risquer pour se racheter, et pour revoler vers sa patrie? Or, voilà le vrai chemin qui y conduit; point de halte donc d'ici au dernier soupir, puisque la mort seule doit nous mettre en possession d'un pareil trésor. Daigne le Seigneur nous soutenir de sa grâce, et nous faire arriver à ce terme!

Veuillez, mon père, si vous le jugez à propos, déchirer ces pages, ou les regarder comme une lettre que je vous écris, et pardonnez-moi, je vous prie, ma grande hardiesse.

Chapitre 17

J'ai suffisamment parlé de ce troisième mode d'oraison, et de ce que l'âme doit faire, ou, pour mieux dire, de ce que le Seigneur opère en elle. Car, prenant pour lui l'office de jardinier, il veut qu'elle s'abandonne uniquement à son bonheur. Il ne lui demande qu'un simple consentement aux grâces dont il la comble, et un abandon absolu au bon plaisir de la véritable sagesse. Il est certain qu'elle a besoin pour cela de courage; car parfois elle éprouve une joie si excessive, qu'elle n'a plus, ce semble, qu'un faible lien à briser pour sortir de ce corps. Oh! quel bonheur de mourir ainsi!

Il faut alors, ainsi qu'il vous a été dit, mon père, s'abandonner sans réserve entre les bras de Dieu. Veut-il emporter l'âme au ciel, qu'elle y aille; en enfer, elle y va sans peine, étant avec son souverain bien. Faut-il mourir à l'instant même, faut-il vivre mille ans, la volonté de Dieu est son désir. Le Seigneur peut disposer d'elle comme d'un bien qui est à lui. Cette âme ne s'appartient plus; elle a fait à Dieu un don total et absolu d'elle-même; qu'elle se décharge sur lui de toute sollicitude.

L'âme peut accomplir tout cela, et beaucoup plus encore, dans une oraison si élevée; car ces actes en sont les effets ordinaires, et elle voit qu'elle les produit sans aucune fatigue de l'entendement. Seulement cette puissance me paraît comme stupéfaite de voir le Seigneur remplir si bien l'office de jardinier, et ne lui laisser d'autre travail que celui de respirer avec délices les premiers parfums des fleurs. Une seule visite, si courte qu'elle soit, suffit à un tel jardinier pour répandre sans mesure cette eau dont il est le créateur. En un instant, il enrichit l'âme de trésors qu'elle n'aurait peut-être pu amasser par tous les efforts de l'esprit, en vingt années de labeur. Ce céleste Jardinier fait croître et mûrir les fruits; il vent que l'âme en cueille pour elle, mais il lui interdit d'en distribuer, jusqu'à ce qu'elle ait puisé dans cette nourriture une grande vigueur. Sinon, elle serait exposée à tout dissiper en prodigalités, sans rien réserver pour son propre avantage; et, nourrissant à ses dépens des étrangers sans rien recevoir d'eux en retour, elle se verrait peut-être en danger de mourir de faim. Ceci sera parfaitement entendu des hommes éclairés qui liront cet écrit, et ils en feront l'application beaucoup mieux que je ne pourrais le faire en me fatiguant vainement.

Cette oraison communique aux vertus une force supérieure à celle qu'elles tiraient de l'oraison de quiétude, qui a précédé celle-ci. L'âme se voit toute changée; et, sans savoir comment, elle fait de grandes choses, grâce au parfum que répandent les fleurs. Le Seigneur vient de leur commander de s'ouvrir, afin que l'âme puisse croire à ses vertus. Mais en même temps, elle voit fort bien qu'elle était incapable de les acquérir en plusieurs années, et que, dans une si courte visite, le divin Jardinier lui en a fait don. L'âme retire de cette oraison une humilité beaucoup plus grande et plus profonde que celle qu'elle avait auparavant; elle voit d'une manière plus évidente qu'elle n'a rien fait, si peu que ce soit: elle s'est contentée de donner le consentement de la volonté, en acceptant les grâces dont le Seigneur l'a favorisée.

Cette manière d'oraison est, à mon avis, une union manifeste de l'âme tout entière avec Dieu: seulement, Dieu permet aux puissances de l'âme de connaître ce qu'il opère de grand en elles et d'en jouir.

Voici, mon père, une nouvelle espèce d'union assez fréquente, et que Dieu m'a accordée. Comme elle m'a jetée dans le plus profond étonnement, je veux en parler en cet endroit. Vous saurez du moins, quand il plaira au Seigneur de vous en favoriser, qu'une telle union est possible; vous en connaîtrez à l'avance les caractères. L'âme comprend que la volonté seule est liée à son Dieu, et elle goûte dans une paix profonde les délices de cette étroite union, tandis que l'entendement et la mémoire gardent assez de liberté pour s'occuper d'affaires, et s'appliquer à des oeuvres de charité.

Au premier abord, cet état semblerait le même que celui de l'oraison de quiétude; il y a cependant de la différence. Dans l'oraison de quiétude, l'âme n'ose faire le moindre mouvement, de peur de troubler la sainte oisiveté de Marie dont elle jouit; mais dans l'union dont je parle, elle peut en même temps remplir l'office de Marthe. Ainsi elle mène en quelque sorte de front la vie active et la vie contemplative, et tout en restant unie à Dieu, elle peut s'occuper d'œuvres de charité, de lectures, et d'affaires relatives à son état. A la vérité, elle ne peut alors pleinement disposer de ses facultés; elle sent que la meilleure partie d'elle-même est ailleurs. Elle est comme une personne qui, s'entretenant avec une autre, et s'entendant adresser la parole par une troisième, ne prête des deux côtés qu'une attention imparfaite. L'âme sent avec joie et bonheur qu'elle est ainsi partagée, elle en a une vue très claire; et cet état la prépare admirablement à goûter une paix très profonde, dès qu'elle se trouvera seule et libre de toute affaire. Elle ressemble encore à quelqu'un dont l'appétit est satisfait, et qui, indifférent pour des mets vulgaires, mangerait cependant avec plaisir un mets délicat. L'âme, de même, satisfaite par le bonheur qu'elle possède en soi, n'a que du dédain pour tous les plaisirs du monde, qui n'ont pour elle aucun attrait; mais jouir plus encore de son Dieu, goûter davantage le bonheur de lui être unie, soupirer après l'accomplissement de ses désirs, voilà ce qu'elle veut.

Il est une autre sorte d'union qui n'est pas non plus une union entière. Elle est cependant au-dessus de celle que je viens d'expliquer, mais inférieure à celle que j'ai d'abord décrite en parlant de cette troisième eau. Ce sera pour vous, mon père, un véritable plaisir, lorsque le Seigneur vous les donnera toutes, si vous ne les avez déjà, de les trouver décrites ici, et de voir en quoi elles consistent. Recevoir de Dieu quelque faveur est une première grâce. Connaître la nature du don reçu en est une seconde. Enfin, c'en est une troisième de pouvoir l'expliquer et en donner l'intelligence. Il semblerait d'abord que la première devrait suffire; et cependant, si l'âme veut marcher sans trouble, sans crainte, avec courage dans le chemin du ciel, foulant aux pieds toutes les choses de la terre, il lui sera d'un très grand avantage de comprendre la nature des dons célestes. Celui qui a reçu ces grâces ne saurait trop remercier Dieu Pour chacune d'elles; et celui qui ne les a pas reçues doit le bénir de les avoir accordées à quelque personne vivante, pour que nous en profitions nous-mêmes.

Dans l'union dont je parle, et qui m'est très souvent accordée, Dieu s'empare de la volonté, et de l'entendement aussi, ce me semble; car cessant de discourir, il reste absorbé dans la jouissance et la contemplation de Dieu. Il découvre alors tant de merveilles, que l'une lui faisant perdre l'autre de vue, il ne peut s'attacher à aucune en particulier et est inca able d' en rien faire connaître.

Quant à la mémoire, elle reste libre, et apparemment, l'imagination se joint à elle. Comme elle se trouve seule, il n'est pas croyable quelle guerre elle fait à l'entendement et à la volonté, pour troubler leur repos. Pour moi, j'en suis excédée, et je l'ai en horreur; souvent, je supplie Dieu de me l'ôter dans ces heures de bonheur, si elle doit m'être si importune. D'autres fois je lui dis: Quand donc, mon Dieu, les puissances de mon âme, au lieu de subir ce cruel partage qui ne me laisse pas maîtresse de moi-même, s'occuperont-elles toutes de concert à célébrer vos louanges? Je découvre alors quel mal nous a fait le péché; c'est lui qui empêche notre volonté d'être toujours occupée de Dieu comme elle en aurait le désir. Aujourd'hui encore j'ai eu à soutenir ces combats intérieurs, assez fréquents chez moi; aussi le souvenir m'en est bien présent. Je sentais mon âme ne consumer du désir de se voir unie au divin objet qui la possède presque tout entière. Inutiles efforts; la mémoire et l'imagination me livraient une guerre trop acharnée. Mais, manquant du concours de l'entendement et de la volonté, si elles troublent l'âme elles ne peuvent lui faire de mal; elles restent impuissantes pour nuire, et sont dans une mobilité continuelle.

Comme l'entendement demeure totalement étranger à ce qu'elles lui représentent, elles ne s'arrêtent à rien, et passent incessamment d'un objet à l'autre, semblables à ces petits papillons de nuit importuns et inquiets, qui ne font qu'aller et venir sans jamais se fixer. Cette comparaison peint de la manière la plus fidèle ce qui se passe alors; car, si ces petits insectes n'ont aucune puissance de nuire, ils ne laissent pas d'être importuns. A cela je ne connais point de remède; si Dieu m'en avait enseigné, je m'en servirais bien volontiers, tant j'ai à souffrir sous ce rapport. Dans cet état de l'âme se révèlent bien clairement et notre misère et le souverain pouvoir de Dieu, puisque dans le temps même où la mémoire, qui reste libre, nous cause tant de dommage et de fatigue, l'entendement et la volonté, par leur union avec Dieu, nous font goûter un si profond repos.

L'unique remède que j'aie découvert, après une lutte pénible de plusieurs années, est celui que j'ai indiqué en parlant de l'oraison de quiétude: c'est de ne pas faire plus de cas de l'imagination que d'une folle, et de l'abandonner à son thème, Dieu seul pouvant l'en retirer. Après tout, elle n'est ici qu'une esclave; il faut la supporter comme Jacob supportait Lia, puisque Dieu, dans sa bonté, nous a donné Rachel. Je dis qu'elle reste esclave, parce qu'elle ne peut, malgré tous ses efforts, entraîner les autres puissances. Souvent, au contraire, celles-ci la ramènent à elles sans aucun travail. Dieu, de temps en temps, voit d'un œil de compassion son égarement, ses inquiétudes, son désir ardent d'être réunie à l'entendement et à la volonté; et il lui permet de venir se brûler à la flamme de ce flambeau divin qui déjà a consumé ces deux puissances, et leur a en quelque sorte enlevé leur être naturel, pour les faire jouir surnaturellement de biens d'un si haut prix.

Dans toutes ces manières dont la troisième eau arrose le jardin, la gloire et la paix de l'âme sont si grandes, que le corps partage visiblement le bonheur et le plaisir dont elle est comblée. Cet effet est très sensible. Et quant aux vertus, elles y puisent ce degré de vigueur dont j'ai déjà parlé.

Le Seigneur semble avoir voulu se servir de moi pour faire connaître, autant du moins qu'il est possible en cette vie, les différents états où l'âme se voit élevée dans cette oraison. Vous pourrez, mon père, conférer de cet écrit avec quelque personne spirituelle et savante qui soit arrivée jusqu'à cette union. Si elle l'approuve, croyez que c'est Dieu qui vous a parlé par mon organe, et ne manquez pas de lui en rendre les plus vives actions de grâces. Un jour, je me plais à vous le redire, vous éprouverez un grand plaisir à comprendre ce que sont en elles-mêmes des faveurs si élevées. Supposé que Dieu vous les ait déjà accordées, au moins dans le premier degré, mais sans vous en donner l'intelligence: avec un esprit tel que le vôtre et une science aussi profonde, il vous suffira de ce que je viens d'écrire pour acquérir cette lumière. Le Seigneur soit béni et loué dans les siècles des siècles! Amen.

Chapitre 18

Daigne le Seigneur m'inspirer des paroles, afin que je puisse dire quelque chose de la quatrième eau qui arrose le jardin. Son secours m'est ici bien plus nécessaire encore que pour la précédente. En effet, dans l'oraison que j'ai appelée la troisième eau, l'âme sent qu'elle n'est pas entièrement morte; nous pouvons nous servir de ce terme, parce qu'elle est réellement morte au monde. Mais, comme je l'ai dit, elle est assez à elle-même pour se voir dans l'exil et pour sentir sa solitude: elle peut s'aider de l'extérieur pour donner à entendre, au moins par des signes, ce qu'elle éprouve. Dans toutes les précédentes manières d'oraison, il faut que le jardinier travaille; à la vérité, son travail, dans les dernières dont j'ai parlé, est accompagné de tant de charme et de gloire qu'il voudrait le voir durer toujours: c'est moins un travail qu'un avant-goût de la gloire céleste. Mais dans ce nouvel état dont je parle, tout sentiment cesse; l'âme est absorbée par la jouissance, sans comprendre se dont elle jouit. Elle sent qu'elle jouit d'un bien qui enferme en lui seul tous les biens, et toutefois la nature de ce bien reste incompréhensible pour elle. Tous les sens sont tellement occupés par cette jouissance, que nul d'entre eux ne peut, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur, s'appliquer à autre chose. Auparavant il leur était permis, comme je l'ai dit, de donner quelques signes de l'excès de leur bonheur. Ici, le plaisir qui inonde l'âme est sans comparaison plus grand, et peut bien moins se manifester; l'âme et le corps sont également impuissants à le communiquer. Tant qu'il dure, toute occupation étrangère serait un grand embarras, un tourment, et un obstacle à un si doux repos. Je dis plus: quand toutes les puissances sont ainsi unies à Dieu, l'âme ne pourrait, quand même elle le voudrait, s'occuper d'autre chose; et si elle en était capable, cette union n'existerait pas.

Quant à la nature et au mode de cette oraison qu'on appelle union, je ne saurais les faire comprendre. L'explication s'en trouve dans la théologie mystique, et moi j'ignore jusqu'aux termes de cette science. Je ne sais pas non plus ce qu'est en soi l'intelligence, ni l'esprit, ni comment ils diffèrent de l'âme; ce n'est à mes yeux qu'une seule chose. L'âme, il est vrai, sort quelquefois d'elle-même, semblable à un feu qui, en brûlant, jette des flammes; l'activité du feu redouble-t-elle avec impétuosité, alors aussi la flamme s'élance bien haut au-dessus du brasier, mais elle n'est pas d'une autre nature, et c'est toujours la flamme du foyer. Instruits comme vous l'êtes, mes pères, vous comprendrez facilement ceci; quant à moi, je ne saurais en dire davantage.

Ce que je prétends exposer ici, c'est ce que l'âme sent dans cette divine union. L'union, comme on le sait, est l'état de deux choses qui, auparavant séparées, n'en font plus qu'une. O mon Seigneur, que vous êtes bon! Soyez béni à jamais! Que toutes les créatures vous louent, ô Dieu qui nous avez tant aimés! Nous pouvons donc parler avec vérité de ces communications que vous daignez, dès cet exil, entretenir avec les âmes! Vous donner de la sorte, même à celles qui sont justes, c'est déjà une largesse, une magnanimité bien grande, digne de vous enfin qui donnez en Dieu. O libéralité infinie, que vos œuvres sont magnifiques! Elles jettent dans l'étonnement tout esprit assez libre des vanités de la terre pour recevoir la lumière de la vérité. Mais vous voir accorder des grâces si souveraines à des âmes qui vous ont tant offensé, c'est là ce qui confond mon esprit. Quand j'y pense, je ne saurais passer plus avant; d'ailleurs, où pourrais-je aller, sans revenir en arrière? Je voudrais vous remercier de la magnificence de vos dons, et je ne sais comment: quelquefois je me soulage en disant des folies. Incapable de rien faire quand mon âme jouit de ces hautes faveurs, souvent, quand elles sont passées, ou lorsque Dieu commence à me les prodiguer, je lui dis: Seigneur, prenez garde à ce que vous faites, ne perdez pas si tôt le souvenir de mes si grandes offenses. Vous avez voulu les oublier afin de m'en accorder le pardon, mais je vous supplie d'en garder la mémoire pour modérer vos largesses. Ne mettez pas, ô mon Créateur, une liqueur si précieuse dans un vase brisé, d'où vous l'avez vue tant de fois se répandre. Ne déposez pas un semblable trésor dans un cœur où le désir des consolations humaines n'est pas encore, comme il devrait l'être, entièrement éteint; bientôt il l'aurait follement dissipé. Comment confiez-vous les forces de cette cité et les clefs de la forteresse à un gouverneur si lâche? Au premier assaut des ennemis, il leur en livrera l'entrée. Que votre amour, ô Roi éternel n'aille pas jusqu'à exposer des joyaux d'un si grand prix! Vous semblez, mon divin Maître, donner sujet d'en faire peu d'estime, en les mettant au pouvoir d'une créature si infidèle, si abjecte, si faible, si misérable, si chétive. Quand bien même, par une de ces grâces puissantes telles qu'il les faut à ma faiblesse, je serais assez heureuse pour ne pas les perdre, je suis toujours dans l'impuissance de faire part de mon trésor a qui que ce soit. Enfin, je suis femme; encore, si j'étais bonne! mais je suis l'imperfection même. Dans une terre aussi stérile, les talents ne sont pas seulement cachés, ils sont enfouis. Vous n'avez pas coutume, Seigneur, d'accorder à une âme de si magnifiques faveurs, si elle ne doit point les faire tourner au profit d'un grand nombre d'autres. Vous le savez, mon Dieu, souvent, du plus intime de mon cœur, je vous ai adressé une prière, et je vous l'adresse encore en ce moment: privez-moi, je le désire, du plus grand bien qu'il soit possible de posséder sur la terre, et, dans l'intérêt de votre gloire, donnez-le à des âmes qui en feront meilleur usage.

C'est en ces termes, ou en d'autres semblables, qu'il m'est souvent arrivé de parler à Notre Seigneur. Je m'apercevais ensuite de mon ignorance et de mon peu d'humilité. Mieux que nous le divin Maître sait ce qui nous convient; et il avait vu sans doute que j'étais trop faible pour me sauver, s'il ne m'eût fortifiée par de si grandes faveurs.

Mon dessein est encore de signaler les grâces et les effets que cette oraison laisse dans l'âme, de dire ce qu'elle peut en cela faire par elle-même, et si elle est capable de quelque chose pour s'élever à un état si sublime.

C'est ici qu'a lieu quelquefois le vol de l'esprit ou l'adhésion à l'amour céleste. A mon avis, ce vol de l'esprit est distinct de l'union dans laquelle il se produit. A la vérité, il semblera à ceux qui ne l'ont pas éprouvé, qu'il n'y a point de différence. Mais quant à moi, tout en admettant que ces deux grâces sont au fond une même chose, je dis que le Seigneur opère dans l'une et dans l'autre d'une manière différente, et que, par le vol d'esprit, il communique à l'âme un détachement beaucoup plus grand des créatures. J'ai reconnu clairement que l'élévation de l'esprit était une faveur particulière, bien qu'il semble en apparence, je le répète, qu'elle ne diffère point de l'union. Qui ne voit la différence qui existe entré un grand feu et un petit? Et cependant l'un est feu aussi bien que l'autre. Mais avant qu'un petit morceau de fer s'embrase dans un petit feu, il faut beaucoup de temps; qu'on jette dans un grand feu un fer d'une dimension même beaucoup plus grande, en très peu de temps il semble dépouiller sa nature. Il existe, je crois, une différence analogue entre ces deux grâces du Seigneur. Je suis sûre que ceux qui auront eu des ravissements comprendront bien ce que je veux dire. Mais les autres le prendront pour une rêverie, et à juste titre peut-être. En effet, qu'une personne de ma sorte s'égare en voulant traiter un tel sujet, et faire entendre ce dont, faute de termes, il semble impossible de donner la première idée, il n'y aurait rien d'étonnant.

Heureusement, mon divin Maître le sait, si j'écris, c'est par obéissance d'abord, et ensuite par un ardent désir de prendre les âmes au charme d'un bien si élevé. Aussi, j'ai la confiance que sa Majesté viendra à mon secours. Je ne dirai rien au reste dont je n'aie une grande expérience. Voici un fait certain: lorsque je voulus commencer à traiter de cette dernière eau, je vis que cela m'était plus impossible que de parler grec. Arrêtée par une pareille difficulté, je laissai là mon écrit, et je m'en allai communier. Béni soit le Seigneur qui favorise ainsi les ignorants! O vertu d'obéissance, que tu es puissante! Dieu éclaira mon entendement, tantôt par des paroles, et tantôt en me mettant dans l'esprit la manière dont je devais m'exprimer. Sa divine Majesté vent, à ce que je vois, dire elle-même, pour cette oraison comme pour la précédente, ce que je suis incapable de comprendre et d'écrire. Comme ce que je dis est très véritable, il est clair que ce qu'il y aura de bon dans ces pages émanera d'elle, et que ce qu'il y aura de mauvais viendra de moi, c'est-à-dire d'un océan de misères. Au reste, si des personnes élevées par le Seigneur à ces états d'oraison où il a daigné me faire arriver malgré ma misère (et ces personnes sont sans doute nombreuses), si, dis-je, quelques-unes d'entre elles, craignant d'être hors du vrai chemin, désiraient en conférer avec moi, le divin Maître, j'en ai la ferme confiance, accorderait à sa servante la grâce de leur faire connaître la vérité.

Maintenant que nous parlons de cette eau, qui vient du ciel avec abondance pour pénétrer et abreuver tout ce jardin, on voit déjà de quel repos jouirait le jardinier, si le Seigneur la versait ainsi toutes les fois qu'il en est besoin. Et si, grâce à un temps toujours tempéré qui remplacerait l'hiver, le jardinier voyait, à toutes les saisons, les fleurs et les fruits embellir son jardin, quel plaisir ne goûterait-il pas? Mais, tant que dure notre vie, cela est impossible. Il faut toujours veiller, et se mettre à l'œuvre quand une eau tarit, pour la remplacer par une autre.

Cette eau céleste dont je parle tombe souvent quand le jardinier y pense le moins. Dans les commencements, il est vrai, c'est presque toujours à la suite d'une longue oraison mentale. Dieu se plaît d'abord à faire monter l'âme vers lui de degré eu degré; ensuite il prend cette petite colombe, et la met dans le nid, afin qu’elle s’y repose. L’ayant vue longtemps soutenir son vol, travaillant de toutes les forces de l’entendement et de la volonté à chercher son Dieu et à lui plaire, il veut lui donner sa récompense! Un seul instant de ce repos divin suffit pour la payer de tous les travaux qu’elle peut endurer ici-bas.

Tandis qu’elle cherche ainsi son Dieu, l’âme se sent, avec un très vif et très suave plaisir, défaillir presque tout entière; elle tombe dans un espèce d’évanouissement, qui peu à peu, enlève au corps la respiration et toutes les forces. Elle ne peut, sans un très pénible effort, faire même le moindre mouvement des mains. Les yeux se ferment, sans qu'elle veuille les fermer; et si elle les tient ouverts, elle ne voit presque rien. Elle est incapable de lire, en eut-elle le désir; elle aperçoit bien des lettres, mais comme l'esprit n'agit pas, elle ne peut ni les distinguer ni les assembler Quand on lui parle, elle entend le son de la voix mais elle ne comprend pas ce qu'elle entend. Ainsi, elle ne reçoit aucun service de ses sens, elle trouve plutôt en eux un obstacle qui l'empêche de jouir pleinement de son bonheur. Elle tâcherait en vain de parler, parce qu'elle ne saurait ni former ni prononcer une seule parole. Toutes les forces extérieures l'abandonnent; sentant par là croître les siennes, elle peut mieux jouir de sa gloire. Elle éprouve aussi au dehors un grand plaisir, qui se manifeste d'une manière très visible.

Quelque temps que dure cette oraison, jamais elle ne nuit à la santé; il en a été du moins ainsi pour moi, je ne me souviens point d'avoir reçu de Dieu une telle faveur même au plus fort de mes maladies, sans en éprouver un mieux très sensible. Et comment un si grand bien pourrait-il causer du mal? Cette grâce montrant ses effets extérieurs d’une manière si éclatante, peut-on douter qu’elle n’exerce sur le corps même une heureuse influence? Et si elle lui enlève les forces par l’excès du plaisir, ce n’est que pour lui en laisser ensuite de plus grandes.

A la vérité, si j’en juge pas mon expérience, cette oraison est dans les commencements de si courte durée, qu'elle ne se révèle pas d'une manière aussi manifeste par les marques extérieures et par la suspension des sens; mais par l'abondance des grâces dont elle enrichit, on voit évidemment que le feu du soleil qui a éclairé l'âme a dû être bien ardent, puisqu'il l'a ainsi liquéfiée. Il est à remarquer, du moins à mon avis, que cette suspension de toutes les puissances ne dure jamais longtemps; c'est beaucoup quand elle va jusqu'à une demi-heure, et je ne crois pas qu'elle m'ait jamais tant duré. Il faut l'avouer pourtant, il est difficile d'en juger puisqu'on est alors privé de sentiment. Je veux simplement constater ceci: toutes les fois que cette suspension général a lieu, il ne se passe guère de temps sans que quelqu'une des puissances revienne à elle. La volonté est celle qui se maintient le mieux dans l'union divine; mais les deux autres recommencent bientôt à l'importuner. Comme elle est dans le calme, elle les ramène et les suspend de nouveau; elles demeurent ainsi tranquilles quelques moments, et reprennent ensuite leur vie naturelle. L'oraison, avec ces alternatives, peut se prolonger et se prolonge de fait pendant quelques heures. Une fois enivrées de ce vin céleste qu'elles ont goûté, ces deux puissances font volontiers le sacrifice de leur activité naturelle, pour savourer un bonheur beaucoup plus grand; dans ce but, elles s'unissent à la volonté, et les trois puissances jouissent alors de concert. Mais cet état de suspension complète, sans que l'imagination, selon moi également ravie, se porte à quelque objet étranger, est, je le répète, de courte durée. J'ajoute que les puissances ne revenant à elles qu'imparfaitement, elles peuvent rester dans une sorte de délire l'espace de quelques heures, pendant lesquelles Dieu, de temps en temps, les ravit de nouveau en lui.

Venons maintenant aux sentiments intérieurs de l'âme dans cet état. Que Celui qui les connaît nous les dise; car notre entendement ne pouvant les comprendre, comment pourrait-il les exprimer? Sortant de cette oraison, et me préparant, après avoir communié, à écrire sur ce sujet, je cherchais dans ma pensée ce que l'âme pouvait faire pendant ce temps. Notre Seigneur me dit ces paroles: « Elle se perd tout entière, ma fille, pour entrer plus intimement en moi; ce n'est plus elle qui vit, c'est moi qui vis en elle. Comme elle ne peut comprendre ce qu'elle entend, c'est ne pas entendre, tout en entendant. »

Ceux que Dieu a élevés à cet état auront quelque intelligence de ce langage; ce qui se passe alors est si caché, qu'on ne saurait en parler plus clairement. J'ajouterai seulement ceci: l'âme se voit alors près de Dieu, et il lui en reste une certitude si ferme, qu'elle ne peut concevoir le moindre doute sur la vérité d'une telle faveur.

Ici, toutes les puissances perdent leur activité naturelle, et sont tellement suspendues, qu'elles n'ont absolument aucune connaissance de leurs opérations. Si l'on méditait auparavant sur quelque mystère, il s'efface de la mémoire comme si jamais on n'y avait pensé. Si on lisait, on perd tout souvenir de sa lecture, et on ne peut plus y fixer l'esprit. Il en est de même pour les prières vocales. Cet importun papillon de la mémoire voit donc ici ses ailes brûlées; et il n'a plus le pouvoir de voltiger çà et là. La volonté est sans doute profondément occupée à aimer, mais elle ne comprend pas comment elle aime. Quant à l'entendement, s'il entend, c'est par un mode qui lui reste inconnu; et il ne peut rien comprendre de ce qu'il entend. Pour moi, je ne crois pas qu'il entende, parce que, comme je l'ai dit, il ne s'entend pas lui-même. Au reste, c'est là un mystère où je me perds.

J'étais, au commencement, dans une telle ignorance, que je ne savais pas que Dieu fût dans tous les êtres. Cette présence que je sentais si intime me paraissait impossible; d'un autre côté, croire qu'il ne fût point là, je ne le pouvais, car il me semblait avoir compris clairement qu'il était là lui-même. Des gens qui n'étaient pas doctes me disaient qu'il s'y trouvait seulement par sa grâce. Persuadée du contraire, je ne pouvais me rendre à leur sentiment, et j'en avais de la peine. Un très savant théologien de l'ordre du glorieux saint Dominique me tira de ce doute; il me dit que Dieu était réellement présent dans tous les êtres, et il m'expliqua de quelle manière il se communique à nous, ce qui me remplit de la plus vive consolation.

Il y a ici une remarque à faire, et une vérité dont on doit se pénétrer: c'est que cette eau du ciel, cette faveur insigne de Dieu, laisse toujours dans l'âme de très grandes richesses spirituelles, ainsi que je vais le dire.

Chapitre 19

Cette oraison et cette union laissent l'âme remplie d'une ineffable tendresse pour Dieu. Elle voudrait mourir, non de peine, mais de la douceur même des larmes qu'elle répand. Elle se trouve baignée de ces larmes, mais elle ne les a pas senties couler, elle ne sait ni quand ni comment elle les a répandues. Elle éprouve un indicible plaisir à voir cette eau, tout en calmant l'impétuosité du feu qui la dévore, l'augmenter au lieu de l'éteindre. Ceci peut paraître de l'arabe, mais se passe néanmoins de la sorte.

Dans ce degré d'oraison, il m'est quelquefois arrivé de me trouver tellement hors de moi, que j'ignorais si la gloire dont j'avais été remplie était une réalité on un songe. Je me voyais tout inondée de larmes; elles coulaient sans douleur, mais avec une étonnante impétuosité: on eût dit que cette nuée du ciel les laissait échapper de son sein. Je reconnaissais alors que ce n'avait pas été un songe. Ceci avait lien dans les Commencements, alors que cette oraison était de Courte durée.

L'âme se sent un tel courage, que si en ce moment on mettait son corps en lambeaux pour la cause de Dieu, elle en éprouverait la plus vive consolation. C'est l'heure des promesses et des résolutions héroïques, des désirs véhéments, de l'horreur du monde, et de la claire vue de son néant. Une faveur d'un tel ordre fait entrer l'âme dans un état beaucoup plus élevé que les oraisons précédentes. Elle en demeure plus profondément humble, car elle voit à la clarté même de l'évidence, qu'elle n'a donné aucun concours à une faveur si excessive et si grandiose, et qu'elle n'a rien pu faire ni pour l'attirer ni pour la retenir. Elle reconnaît clairement sa totale indignité, qui ne peut pas plus échapper à son regard que des toiles d'araignées ne peuvent se dérober à la vue, dans un appartement où le soleil donne en plein. Elle voit toute sa misère. Elle est si éloignée de la vaine gloire, qu'il lui semble impossible de jamais en concevoir. Elle a vu de ses propres yeux la faiblesse ou plutôt l'inutilité complète de ses efforts; à peine at-elle consenti à une si haute faveur. Malgré elle, pour ainsi dire, on a fermé la porte aux sens, afin qu'elle pût jouir plus parfaitement de son Dieu. Elle reste seule avec Dieu, et, là qu'a-t-elle à faire, sinon de l'aimer? Elle ne voit plus, elle n'entend plus rien, à moins de se faire une extrême violence; et il faut l'avouer, elle n'a pas à cela grand mérite. Le tableau de sa vie passée et de la grande miséricorde de Dieu s'offre à elle dans toute sa vérité. L'entendement n'a pas besoin de se mettre en quête de lui fournir des aliments; elle trouve tout apprêtés les mets dont elle doit se nourrir. Elle voit qu'elle mérite l'enfer et qu'on la châtie avec de la gloire. A cette vue, elle se fond en louanges de Dieu, ainsi que je voudrais moi-même le faire en ce moment. Soyez béni, Seigneur, qui avez tiré d'une piscine aussi bourbeuse que mon âme, une eau assez limpide pour être servie à votre table! Soyez loué à jamais, ô vous, délices des anges, qui daignez élever de la sorte un ver de terre aussi abject que moi!

Ces avantages se font sentir pendant quelque temps à l'âme. Pleinement convaincue que les fruits du jardin ne viennent pas d'elle, elle peut désormais commencer à les distribuer sans crainte de s'appauvrir. Elle fait connaître par divers signes les trésors du ciel dont elle est enrichie; elle souhaite les partager avec d'autres, et demande à Dieu de n'être pas seule à les posséder. Déjà elle travaille au bien spirituel du prochain, sans presque s'en apercevoir et sans rien faire d'elle-même dans ce but; mais les autres le comprennent parfaitement, car les fleurs de ce jardin exhalent un parfum si doux, qu'ils désirent le respirer de près. Ils se rendent compte que cette âme est ornée de vertus, ils sont charmés de la beauté des fruits qu'elle renferme en elle-même; ils voudraient s'en nourrir comme elle. Si la terre qui porte ces fruits est profondément sillonnée par les souffrances, les persécutions, les calomnies, les maladies (ce qui bien rarement doit manquer à ceux qui s'élèvent à cet état); si elle est amollie par un parfait détachement de tout intérêt propre, l'eau du ciel la pénètre à une telle profondeur, que presque jamais on ne la voit souffrir de la sécheresse. Mais si cette âme tient encore à la terre; si, hérissée d'épines, comme je l'étais au commencement, elle n'a pas encore renoncé aux occasions, et ne témoigne pas à Dieu la reconnaissance que mérite une aussi haute faveur, la sécheresse viendra la désoler comme auparavant. Qu'alors le jardinier vienne à se négliger, et que le Seigneur par pure bonté n'envoie pas une nouvelle pluie, tenez le jardin pour perdu. Ce malheur m'étant arrivé plusieurs fois, j'en suis maintenant encore saisie d'épouvante, et jamais, sans cette expérience personnelle, je n'aurais pu le croire.

Je me plais à l'écrire pour la consolation des âmes faibles comme la mienne, afin qu'elles ne se désespèrent jamais, et qu'elles ne cessent point de se confier en la miséricorde infinie de Dieu. Quand bien même, après avoir été élevées par le Seigneur à un état si sublime, elles tomberaient, qu'elles ne se découragent pas, si elles ne veulent pas se perdre tout à fait; les larmes peuvent tout gagner, et une eau en attire une autre. Voilà une des principales raisons qui m'animent, étant telle que je suis, à obéir à l'ordre qu'on m'a donné d'écrire ma triste vie, et d'exposer au jour les faveurs dont Dieu m'a comblée, malgré mes infidélités et mes offenses. Aussi souhaiterais-je en ce moment que mes paroles eussent assez d'autorité pour que l'on fût obligé de me croire. Plaise au Seigneur de m'accorder cette grâce! je l'en supplie de toute mon âme.

Je le répète donc, que nul de ceux qui ont commencé à faire oraison ne se décourage jamais, en disant: si je retombe dans mes fautes, il serait pire pour moi de continuer ce saint exercice. Et moi, au contraire, je suis persuadée que le pire serait d'abandonner l'oraison et de ne pas se corriger. Mais quiconque y persévérera, on peut m'en croire, arrivera au port du salut. Le démon me tendit à ce sujet le piège le plus perfide: il me persuada qu'étant aussi imparfaite que je l'étais, je ne pouvais, sans manquer d'humilité, me présenter à l'oraison. Je l'abandonnai alors pendant un an et demi, au moins pendant un an, car pour les six mois de plus, je ne m'en souviens pas bien. Par là, de moi-même, je m'étais mise en enfer, sans qu'il fût besoin du démon pour m'y entraîner. O ciel! quel effrayant aveuglement! Et que l'ennemi du salut va droit à ses fins en portant ses efforts de ce côté! Son intérêt y est engagé, car il sait bien, le traître, qu'une âme qui persévère dans l'oraison est perdue pour lui, et que toutes les chutes où il l'entraîne, loin de lui nuire, servent par la bonté de Dieu à lui faire prendre ensuite un plus vigoureux élan à son service.

O mon Jésus! quel spectacle que celui d'une âme tombée de cette hauteur dans quelque péché, et miséricordieusement relevée par votre main divine! Comme elle reconnaît, d'un côté, vos grandeurs et vos miséricordes infinies, et de l'autre, la profondeur de sa misère! Elle s'anéantit à la vue de vos perfections; elle n'ose lever les yeux en votre présence, et néanmoins elle les attache sur vous pour apprendre ce qu'elle vous doit. Elle se tourne avec ferveur vers la Reine du ciel et la prie de vous apaiser. Elle invoque les saints qui tombèrent après avoir été appelés par vous, et leur demande secours. Dans chacun des dons que vous lui faites alors, elle trouve un excès de libéralité, parce qu'elle se reconnaît indigne que la terre la soutienne. Comme elle vole aux sacrements! Avec quelle foi vive elle découvre la vertu que vous y avez renfermée! Comme elle vous bénit de nous avoir laissé un tel remède, un baume si précieux, qui non seulement adoucit nos plaies, mais les fait même disparaître! Elle demeure frappée d'étonnement à l'aspect de toutes ces merveilles.

Et qui donc, Seigneur de mon âme, ne serait saisi de stupeur, en vous voyant répondre par une telle miséricorde et une si extrême bonté, à une trahison si honteuse et si abominable? Vraiment, connaissant ce que j'ai été, je ne sais comment, en écrivant ceci, je ne sens pas mon coeur se fendre. Et je croirais, par ces petites larmes que je verse devant vous, larmes que vous faites couler, mais qui par elles-mêmes ne sont que l'eau d'une source corrompue, je croirais réparer ces trahisons si nombreuses, ces fautes continuelles, et les efforts que je faisais pour ruiner l'ouvrage de votre grâce dans mon âme! O mon Dieu, donnez quelque valeur à ces larmes, et rendez limpide une eau si trouble. Faites-le, quand ce ne serait que pour prévenir dans les autres la tentation que j'ai eue de juger témérairement. Je vous disais au fond de mon âme: Pourquoi, Seigneur, n'étant religieuse que de nom, suis-je comblée par vous de ces grâces que vous refusez à des âmes si saintes, qui ont toujours travaillé à vous servir, des âmes consacrées à vous dès leur tendre jeunesse, et qui sont de véritables religieuses? Je pénètre maintenant, ô mon souverain Bien, la cause de votre conduite. J'étais faible, et vous m'avez accordé ce secours. Ces âmes étaient fortes et désintéressées; sans ces faveurs elles se montraient généreuses dans votre service, et vous voulez leur réserver la récompense tout entière au sortir de cette vie.

Vous savez, ô mon Dieu, qu'un cri montait souvent vers vous du plus intime de mon cœur, pour excuser les personnes qui parlaient contre moi, trouvant qu'elles n'avaient que trop sujet de le faire. Déjà, il est vrai, à cette époque, votre bonté prêtant son appui à ma faiblesse, je ne vous offensais plus autant, et je travaillais à éviter tout ce que je croyais devoir vous déplaire. A peine vous avais-je donné ce gage de fidélité, que vous commençâtes, Seigneur, à ouvrir vos trésors à votre servante. Vous n'attendiez de moi, ce semble, que la bonne volonté et la préparation, tant vous fîtes paraître de promptitude, non seulement à m'enrichir de vos dons, mais à vouloir qu'ils fussent connus.

Aussi commença-t-on dès lors à avoir bonne opinion de celle dont la profonde misère n'était pourtant pas connue de tous comme elle aurait dû l'être, quoiqu'elle perçât tant au dehors. Ce fut en même temps le signal des murmures et de la persécution, et, à mon avis, je le méritais bien. C'est pourquoi je n'avais de ressentiment contre aucun de ceux qui me condamnaient; je vous suppliais, au contraire, de considérer qu'ils avaient raison d'agir de la sorte. Je voulais, disait-on, passer pour sainte; j'inventais des nouveautés, moi, si éloignée encore d'accomplir toute ma règle, et d'égaler en vertu les religieuses si bonnes et si saintes qui vivaient dans le monastère. Je l'avouerai, Seigneur, jamais je n'atteindrai à leur perfection, si votre bonté ne fait tout par elle-même. Hélas! loin d'imiter leurs exemples, je n'étais bonne qu'à faire disparaître les coutumes édifiantes, et à leur en substituer de mauvaises; du moins, je faisais ce que je pouvais pour les introduire; et pour le mal, mon pouvoir était grand. C'était donc sans aucune faute de leur part que les religieuses et d'autres personnes du dehors me condamnaient. Elles me découvraient des vérités que j'ignorais: ainsi le permettait votre sagesse.

Un jour entre autres, en disant les heures, cette tentation sur la distribution de vos faveurs agitait mon âme. Étant arrivée à ce verset: «  Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont remplis d'équité » (Ps. 119, 137), je me mis à considérer combien ces paroles étaient véritables. Car en ce qui regarde la foi, jamais le démon n'a eu le pouvoir de me tenter. Jamais, Seigneur, je n'ai douté que vous ne fussiez la source de tous les biens, jamais je n'ai hésité sur aucune des vérités que je devais croire.

Au contraire, plus elles sortaient de l'ordre naturel, plus ma foi y adhérait avec force et plus je sentais croître ma dévotion. Je savais que vous êtes tout-puissant, et je ne m'étonnais d'aucune de vos merveilles; je me plais à le redire, je n'ai jamais douté. Pensant donc alors en moi-même comment il pouvait se faire que, récompensant avec justice des âmes qui vous servaient très fidèlement, comme je l'ai dit, vous ne leur donniez cependant pas les délices et les faveurs que vous m'accordiez malgré mon indignité, vous me répondîtes, Seigneur: « Contente-toi de me servir, et ne t'occupe point de cela. » Ce furent là les premières paroles que j'entendis de vous, aussi me causèrent-elles un grand effroi.

Devant traiter plus tard de la manière dont ces divines paroles se font entendre, ainsi que de quelques autres points, je n'en dirai rien ici. Ce serait sortir de mon sujet; et déjà, si je ne me trompe, j'en suis bien loin, car je ne sais presque plus où j'en suis. Il faut, mon père, que vous me pardonniez des interruptions inévitables pour moi. Certes, il n'y a rien d'étonnant qu'à la vue de cette ineffable patience de Dieu à mon égard, et de l'état où je suis maintenant par sa grâce, je perde le fil de mon discours.

Plaise au Seigneur que mes écarts soient toujours de ce genre  Ah! plutôt que de permettre qu'il y ait dans ma vie un seul instant où je lui sois rebelle, je l'en conjure, qu'à cet instant même il me réduise en cendres! Il suffit, pour montrer l'excès de sa miséricorde, qu'il m'ait, non pas une, mais plusieurs fois, pardonné une si grande ingratitude. Souvent il a renouvelé en ma faveur un pardon qu'il n'accorda à saint Pierre qu'une seule fois; aussi le démon n'avait que trop sujet de me tenter, en m'insinuant que je ne devais point prétendre à l'étroite amitié de Celui avec lequel je vivais dans une rupture si ouverte. Quel aveuglement pouvait être comparable au mien! Où avais-je l'esprit, ô mon Seigneur lorsque, hors de vous, j'espérais trouver un remède? Quelle folie de fuir la lumière, pour heurter à chaque pas dans les ténèbres! Et quelle humilité superbe le démon savait inventer pour me faire abandonner l'oraison, cette colonne, ce bâton, dont l'appui devait me préserver d'une aussi grande chute! Maintenant encore, je ne puis sans effroi me rappeler cette invention qu'il me présentait sous une couleur d'humilité: à mes yeux, c'est le plus grand péril que j'aie couru dans ma vie. Voici les pensées qu'il me mettait dans l'esprit. Eh quoi! si mauvaise après tant de grâces reçues, pouvais-je encore m'approcher de l'oraison? ne devait-il pas me suffire de faire, comme les autres, les prières de règle? et m'acquittant si mal de celles-ci, n'était-ce pas témérité de vouloir en faire davantage? oser y prétendre, c'était montrer bien peu de respect pour Dieu, et bien peu d'estime pour ses faveurs. Sans doute, il était bien de voir et de comprendre mon indignité; mais en tirer cette conséquence pratique, voilà ce qui fut un très grand mal. Soyez béni, Seigneur, qui avez daigné y apporter le remède!

C'est là, je crois, le commencement de la tentation par laquelle le démon perdit Judas. Seulement le traître n'osait pas m'attaquer d'une manière aussi ouverte; mais en s'insinuant peu à peu, il aurait fini par me faire tomber dans l'abîme où il l'avait précipité.

Pour l'amour de Dieu, que tous ceux qui s'adonnent à l'oraison fassent attention à ceci. Qu'ils le sachent, tout le temps que je l'abandonnai, ma vie fut remplie de beaucoup plus d'infidélités qu'auparavant. On peut juger par là de la bonté du remède que me donnait le démon, et du plaisant résultat de cette humilité, qui ne produisait en moi qu'un trouble effrayant. Et comment mon âme aurait-elle pu se reposer en paix, lorsqu'elle s'éloignait, l'infortunée, de Celui qui était son repos, emportant la pensée toujours présente de ses grâces et de ses faveurs, et voyant d'autre part le dégoût que méritent les plaisirs de la terre? Je m'étonne d'avoir pu supporter un pareil état. Ce qui sans doute me soutenait, c'était l'espérance de reprendre l'oraison; car en interrogeant mes souvenirs sur cette époque, dont déjà plus de vingt et un ans me séparent, je trouve que je nourrissais toujours dans mon cœur le ferme dessein d'y revenir; mais j'attendais pour cela que mon âme fût tout à fait exempte de fautes. O ciel! dans quelle voie funeste me jetait cette espérance! Le démon m'y aurait bercée jusqu'au jour du jugement, pour m'entraîner ensuite dans l'enfer. Car si, auparavant, l'oraison et la lecture, les lumières que j'y puisais sur mon infidélité, les larmes même dont souvent j'importunais Notre Seigneur, ne pouvaient me rendre victorieuse de ma faiblesse; en abandonnant l'oraison, en vivant au milieu de vains passe-temps et des occasions d'offenser le Seigneur, n'étant presque soutenue de personne, ou plutôt, j'oserai le dire, ne rencontrant de secours que pour m'aider à tomber, que pouvais-je espérer, sinon le sort dont j'ai parlé?

Je crois qu'un religieux de l'ordre de Saint-Dominique, homme d'un éminent savoir (Père Vincent Baron, cf. chap. 5 et 7), a beaucoup mérité devant Dieu, pour m'avoir retirée d'un tel sommeil. Ce père, comme il me semble l'avoir dit, me fit communier tous les quinze jours. Dès lors le mal diminua, je commençai à rentrer en moi-même. J'offensais encore le Seigneur, mais enfin j'étais dans le bon chemin, et marchant à petits pas, tombant, me relevant, je ne laissais pas d'avancer: quand la marche n'est pas interrompue, quelque lente qu'elle soit, on arrive, quoique tard, au terme du voyage. S'égarer de ce chemin n'est autre chose, à mon avis, qu'abandonner l'oraison. Dieu nous en préserve par son infinie bonté!

On le voit maintenant, et pour l'amour de Dieu qu'on y fasse une attention sérieuse: une âme qui reçoit dans l'oraison de si grandes faveurs ne doit point se fier à elle-même, ni s'exposer en aucune manière aux occasions, car elle peut tomber encore. Qu'on pèse cet avis, il est de la plus haute importance. En effet, l'artifice dont se sert ici le démon, même contre une âme véritablement favorisée de Dieu, est de chercher, le traître, à tourner le plus qu'il peut contre elle les grâces qu'elle reçoit, et il agit ainsi de préférence avec des personnes qui ne sont encore ni fortes dans les vertus, ni avancées dans la mortification et le détachement. Or, les âmes dont je parle, quelque grands que soient leurs désirs et leurs résolutions, ne sont pas encore assez fortes pour pouvoir s'exposer, comme je le dirai plus loin, aux périls et aux occasions. Ce que je recommande ici est une excellente doctrine; elle n'est pas de moi, c'est Dieu qui nous l'enseigne. Aussi je souhaite que des personnes ignorantes comme moi en soient instruites. Quoiqu'une âme soit élevée à cet état, elle ne doit point présumer de ses forces jusqu'à se présenter d'elle-même au combat. C'est assez pour elle de se défendre. Elle aura même besoin d'armes pour soutenir les assauts des démons, tant elle est incapable de les attaquer et de les abattre à ses pieds, comme le font ceux qui sont parvenus aux états dont je parlerai dans la suite.

Voici comment le démon enveloppe une âme dans son réseau. Cette âme se voit près de Dieu; elle découvre la différence des biens du ciel et de ceux d'ici-bas; elle aperçoit tout l'amour que son Dieu lui témoigne, et, à la vue de cet amour, elle se livre à une telle sécurité, qu'elle croit ne pouvoir jamais perdre le bonheur qu'elle possède. Elle a une vue si claire de la récompense, qu'il lui semble impossible de renoncer à une félicité si délicieuse et si suave dès cette vie, pour une chose aussi abjecte et aussi dégradante que les plaisirs de la terre. C'est de cette sécurité que le démon se sert, pour lui faire perdre la défiance qu'elle doit avoir d'elle-même. Ainsi, comme je l'ai dit, cette âme se jette dans les dangers, et elle commence, avec un zèle pur sans doute, à distribuer sans mesure les fruits de son jardin, persuadée qu'elle n'a plus rien à craindre. Ce n'est pas néanmoins par orgueil qu'elle agit de la sorte; elle sait qu'elle ne peut rien d'elle-même, mais elle cède à une confiance en Dieu qui n'est point réglée par la discrétion. Elle ne considère pas qu'elle n'est encore qu'un jeune oiseau aux ailes débiles; elle peut bien sortir du nid, et Notre Seigneur l'en tire quelquefois, mais elle est incapable de voler. Ses vertus ne sont pas encore assez fortes, elle manque d'expérience pour connaître les dangers, et elle ignore quel dommage elle reçoit en se confiant à elle-même.

Telle fut la cause de ma ruine. On voit par là combien sur ce point, comme sur tous les autres d'ailleurs, on a besoin d'avoir un maître, et de communiquer avec des personnes spirituelles. Je crois pourtant que lorsque Notre Seigneur élève une âme à cet état, il continue de la favoriser, et ne permet pas qu'elle se perde, à moins qu'elle ne s'éloigne entièrement de lui. Mais encore une fois, si elle tombe, qu'elle se souvienne, je l'en conjure pour l'amour de Dieu, qu'elle se souvienne de ne pas donner dans le piège du tentateur; qu'elle se garde bien, par une fausse humilité, d'abandonner l'oraison, comme je l'ai fait moi-même, ainsi que je l'ai dit et que je ne saurais trop le redire. Qu'elle se confie en la bonté de Dieu; elle est plus grande que tout le mal que nous pouvons faire. Il oublie nos ingratitudes, du moment où, touchés de repentir, nous voulons rentrer en amitié avec lui. Les grâces qu'il nous a faites, loin de provoquer ses châtiments, le portent à nous accorder plus promptement le pardon; car il nous regarde comme des enfants de sa maison, et se souvient que nous avons, comme on dit, mangé le pain de sa table. Que ces âmes se rappellent les paroles de ce divin Maître, et considèrent la manière dont il en a usé envers moi. Je me suis plutôt lassée de l'offenser qu'il ne s'est lassé de me pardonner. Non, jamais sa main ne se fatigue de donner, et jamais la source de ses miséricordes ne peut être épuisée. Ne nous fatiguons donc jamais de recevoir. Qu'il soit béni à jamais!Amen. Et que toutes les créatures célèbrent ses louanges!

Chapitre 20

Je voudrais pouvoir expliquer, avec le secours de Dieu, la différence qui existe entre l'union et le ravissement, qu'on appelle aussi élévation, vol, enlèvement de l'esprit. Tous ces noms expriment une même chose; on lui donne aussi le nom d'extase [1]. Le ravissement l'emporte de beaucoup sur l'union; outre qu'il produit des effets beaucoup plus grands, il a plusieurs opérations qui lui sont propres. Car, quoiqu'il semble que l'union soit, comme elle l'est en effet quant à l'intérieur, le commencement, le milieu et la fin des autres grâces surnaturelles; celles-ci néanmoins étant dans un degré plus éminent, opèrent non seulement dans l'intérieur, mais aussi à l'extérieur. Daigne le Seigneur m'accorder sa lumière pour un tel sujet, comme il me l’a accordée pour ce qui précède; car très certainement, s'il ne m'eût lui-même enseigné de quelle manière je pouvais en donner quelque intelligence, jamais je ne l'aurais su.

Représentons-nous maintenant que cette dernière eau, dont nous avons parlé, tombe avec tant d'abondance, que si la terre ne se refusait à un tel bonheur, nous pourrions croire à juste titre avoir avec nous, dans cet exil, la nuée de la majesté de Dieu. Nous voit-il répondre à un si grand bienfait par la reconnaissance et par les œuvres, autant que nos forces nous le permettent, alors, de même que les nuées attirent les vapeurs de la terre, de même il attire notre âme tout entière. La nuée s'élève vers le ciel, emportant l'âme avec elle, et Dieu commence à lui dévoiler quelques-unes des merveilles du royaume qui lui est préparé. Je ne sais si la comparaison est juste, mais je sais très bien que cela se passe de la sorte.

Dans ces ravissements, l'âme semble ne plus animer le corps. On s'aperçoit d'une manière très sensible que la chaleur naturelle va s'affaiblissant, et que le corps se refroidit peu à peu, mais avec une suavité et un plaisir inexprimables. Ici il n'y a aucun moyen de résister à l'attrait divin. Dans l'union, nous trouvant encore comme dans notre pays, nous pouvons presque toujours le faire, quoique avec peine et un violent effort; mais il n'en est pas de même dans le ravissement, on ne peut presque jamais y résister. Prévenant toute pensée et toute préparation, il fond souvent sur vous avec une impétuosité si rapide et si forte, que vous voyez, vous sentez cette nuée vous saisir, et cet aigle puissant vous emporter sur ses ailes.

Je l'ai dit  l'on voit, l'on comprend que l'on est enlevé, mais on ne sait où l'on va; de sorte que la faible nature éprouve à ce mouvement, si délicieux d'ailleurs, je ne sais quel effroi dans les commencements. L'âme doit montrer ici beaucoup plus de résolution et de courage que dans les états précédents. Il faut, en effet, qu'elle ose tout risquer, advienne que pourra, qu'elle s'abandonne sans réserve entre les mains de Dieu, et se laisse conduire de bon gré où il lui plaît; car on est enlevé, quelque peine qu'on en ressente. J'en éprouvais une si vive, par crainte d'être trompée, que très souvent en particulier, mais surtout quand j'étais en public, j'ai essayé de toutes mes forces de résister. Parfois, j'obtenais quelque chose; mais comme c'était en quelque sorte lutter contre un fort géant, je demeurais brisée et accablée de lassitude. D'autres fois, tous mes efforts étaient vains; mon âme était enlevée, ma tête suivait presque toujours ce mouvement sans que je pusse la retenir, et quelquefois même tout mon corps était enlevé de telle sorte qu'il ne touchait plus à terre.

J'ai été rarement ravie de cette manière. Cela m'est arrivé un jour où j'étais au chœur avec toutes les religieuses, agenouillée et prête à communier. Ma peine en fut extrême, dans la pensée qu'une chose si extraordinaire ne pouvait manquer de causer bientôt une grande sensation. Comme ce fait est tout récent, et s'est passé depuis que j'exerce la charge de prieure, je défendis aux religieuses d'en parler. D'autres fois, m'apercevant que Dieu allait renouveler cette faveur (et un jour en particulier, à la fête du titulaire de notre monastère (Saint Joseph), tandis que j'assistais au sermon devant des dames de qualité), je me jetais soudain à terre; mes sœurs accouraient pour me retenir; malgré cela, le ravissement ne pouvait échapper aux regards. Je suppliai instamment Notre Seigneur de vouloir bien ne plus me favoriser de ces grâces qui se trahissent par des signes extérieurs; j'étais déjà fatiguée de la circonspection à laquelle elles me condamnaient, et il me semblait qu'il pouvait m'accorder les mêmes grâces sans que l'on en sût rien. Il paraît avoir daigné dans sa bonté entendre ma prière, car depuis, rien de tel ne m'est arrivé; à la vérité, il y a très peu de temps que je lui ai demandé cette faveur.

Lorsque je voulais résister, je croyais sentir sous mes pieds des forces étonnantes qui m'enlevaient; je ne saurais à quoi les comparer. Nulle autre des opérations de l'esprit dont j'ai parlé n'approche d'une telle impétuosité. J'en demeurais brisée. C'est un combat terrible et qui sert de peu. Quand Dieu veut agir, il n'y a pas de pouvoir contre son pouvoir.

Quelquefois, il daigne se contenter de nous faire voir qu'il veut nous accorder cette faveur, et qu'il ne tient qu'à nous de la recevoir. Alors, si nous y résistons par humilité, elle produit les mêmes effets que si elle eût obtenu un plein consentement.

Ces effets sont grands. Le premier est de montrer le souverain pouvoir de Dieu. Quand il le veut, nous ne pouvons pas plus retenir notre corps que notre âme nous n'en sommes pas les maîtres. Malgré nous, nous voyons Qu'il y a un être supérieur, que de telles faveurs sont un don de sa main, et que de nous-mêmes nous n'y pouvons rien, absolument rien; ce qui imprime dans l'âme une humilité profonde. Au commencement, je l'avoue, j'étais saisie d'une excessive frayeur en voyant ainsi mon corps enlevé de terre. Car, quoique l'âme l'entraîne après elle avec un indicible plaisir quand il ne résiste point, le sentiment ne se perd pas; pour moi, du moins, je le conservais de telle sorte, que je pouvais voir que j'étais élevée de terre. A la vue de cette Majesté qui déploie ainsi sa puissance, les cheveux se dressent sur la tête, et l'on se sent pénétré d'une vive crainte d'offenser un Dieu si grand. Mais cette crainte est mêlée d'un très ardent amour; et cet amour redouble, en voyant jusqu'à quel point Dieu porte le sien à l'égard d'un ver de terre qui n'est que pourriture. Car non content d'élever l'âme jusqu'à lui, il veut élever aussi ce corps mortel, ce vil limon, souillé par tant d'offenses.

Un autre effet du ravissement est un détachement étrange, que je ne saurais expliquer. Tout ce que j'en puis dire, c'est qu'il diffère en quelque manière des autres détachements, qu'il est même de beaucoup supérieur à celui qu'opèrent les grâces qui n'affectent que l'âme. Dans ce dernier cas, le détachement, quelque parfait qu'il soit, n'est qu'un détachement d'esprit; mais ici, Dieu semble vouloir que le corps lui-même en arrive de fait à ce détachement absolu. On devient ainsi plus étranger que jamais aux choses de la terre, et on trouve la vie incomparablement plus pénible.

Vient ensuite une peine qu'il n'est en notre pouvoir ni d'appeler, ni d'enlever de l'âme quand elle s'en est emparée. Je voudrais bien faire connaître cette peine si douloureuse, Mais je crois que je n'y arriverai pas; j'en dirai néanmoins quelque chose, si je le puis. Auparavant je dois faire observer ceci: cet état est postérieur de beaucoup à toutes les visions et révélations dont je ferai le récit, postérieur aussi à cette époque où Notre Seigneur me donnait d'ordinaire dans l'oraison des faveurs et des délices si grandes. Il est vrai, il daigne encore de temps en temps me les prodiguer; mais l'état le plus ordinaire de mon âme, c'est d'éprouver cette peine dont je vais traiter. Elle est tantôt plus intense et tantôt moins; je parlerai ici de sa plus grande intensité.

Je rapporterai plus loin les transports impétueux que je ressentais lorsqu'il plut à Dieu de m'envoyer des ravissements (cf. chap. 29); mais je tiens à dire ici qu'entre la souffrance que me causaient ces transports, et la peine dont je traite maintenant, il n'y a pas, à mon avis, moins de différence qu'entre une chose très corporelle et une très spirituelle. Je ne crois pas faire là une exagération. En effet, si l'âme souffre dans ces transports c'est en compagnie du corps, qui partage sa souffrance; d'ailleurs, elle est bien loin de se voir dans cette extrémité d'abandon où la réduit la peine dont je parle. Ainsi que je l'ai dit, nous ne sommes pour rien dans cette peine: souvent, à l'improviste, un désir naît en l'âme, on ne sait comment, et ce désir, en un instant, la pénètre tout entière, lui causant une telle douleur qu'elle s'élève bien au-dessus d'elle-même et de tout le créé. Dieu la met dans un si profond désert, qu'elle ne pourrait, en faisant les plus grands efforts, trouver sur la terre une seule créature qui lui tînt compagnie; d'ailleurs, quand elle le pourrait elle ne le voudrait pas, elle n'aspire qu'à mourir dans cette solitude. C'est en vain qu'on lui parlerait et qu'elle se ferait la dernière violence pour répondre; rien ne peut enlever son esprit à cette solitude. Quoique Dieu me semble alors très éloigné de l'âme, souvent néanmoins il lui découvre ses grandeurs d'une manière si extraordinaire, qu'elle dépasse toutes nos conceptions. Aussi les termes manquent pour l'exprimer, et il faut, selon moi, l'avoir éprouvé pour être capable de le concevoir et de le croire. Cette communication n'a pas pour but de consoler l'âme, mais de lui montrer à combien juste titre elle s'afflige de se voir absente d'un bien qui renferme en soi tous les biens. Par cette vue, l'âme sent croître et sa soif de Dieu et la rigueur de sa solitude. Elle est en proie à une peine si délicate et si pénétrante, elle se sent dans un tel désert, qu'elle peut à la lettre dire avec David: “Je veille et je me plains comme un passereau solitaire sur le toit”. (Psaume 102, 8)

Le royal prophète dut sans doute prononcer ces paroles quand il était lui-même dans cette solitude intérieure, avec cette différence qu'à un saint, le Seigneur devait la faire ressentir d'une manière plus excessive. Ce verset se présente à ma pensée, et j'éprouve, me semble-t-il, ce qu'il exprime. Ce m'est une consolation de voir que d'autres personnes, et surtout de telles personnes, ont senti comme moi une si extrême solitude. Dans cet état, l'âme ne paraît plus être en elle-même; mais, comme le passereau sur le toit, elle habite dans la partie la plus élevée d'elle-même, dominant de cette hauteur toutes les créatures; je dirai plus encore: c'est au-dessus de la partie la plus élevée d'elle-même qu'elle a sa demeure.

D'autres fois, l'âme semble dans un tel excès d'indigence et de besoin, qu'elle se dit et se demande à elle-même: Où est ton Dieu? Je ferai remarquer ici que je ne savais pas bien en auparavant quel était le sens de ces versets en castillan; aussi, après en avoir reçu l'intelligence, j'éprouvais une grande consolation de voir que Notre Seigneur, sans aucun effort de ma part, les avait présentés à ma mémoire.

En d'autres occasions, je me souvenais de ce que disait saint Paul, « qu'il était crucifié au monde » (cf. Ga 6, 14). Je ne dis pas que cet état soit le mien, j'ai une claire vue du contraire; mais, selon moi, il se passe alors dans l'âme quelque chose de semblable. Il ne lui vient de consolation, ni du ciel où elle n'habite pas encore, ni de la terre à laquelle elle ne tient plus et d'où elle ne veut pas en recevoir; elle est comme crucifiée entre le ciel et la terre, en proie à la souffrance, sans recevoir de soulagement ni d'un côté ni de l'autre. Du côté du ciel, il est vrai, lui vient cette admirable connaissance de Dieu dont j'ai parlé, et qui dépasse de bien loin tout ce que l'on peut souhaiter; mais cette vue accroît encore son tourment en augmentant davantage ses désirs, en sorte que l'intensité de la peine lui fait quelquefois perdre le sentiment; à la vérité, ce dernier effet dure peu. Ce sont comme les angoisses de la mort; mais il y a dans cette souffrance un si grand bonheur, que je ne sais à quoi le comparer. C'est un martyre de douleur et de délices. En vain offrirait-on à cette âme toutes les satisfactions de la terre, même celles qui jusque-là avaient pour elle le plus d'attraits, elle n'en veut pas et elle les repousse avec dédain. Elle connaît bien qu'elle ne veut que son Dieu, mais elle n'aime rien de particulier en lui; elle aime en lui tout ce qui est lui, et elle ne sait point ce qu'elle aime. Je dis qu'elle ne le sait pas, parce que l'imagination ne lui représente rien; d'ailleurs, durant une grande partie du temps qu'elle passe de la sorte, ses puissances, à mon avis, demeurent sans action. Elles sont ici suspendues par la peine, comme elles la sont par le plaisir dans l'union et dans le ravissement.

O Jésus! qui pourrait faire de ceci une fidèle peinture. J'en aurais, mon père, le plus ardent désir, quand ce ne serait que pour savoir de vous la nature de cet état dans lequel mon âme se trouve toujours maintenant. Le plus souvent, l'instant où elle se voit libre d'occupations est celui où elle est saisie par ces angoisses de mort; elle les redoute pourtant quand elle les voit fondre sur elle, parce qu'elle ne doit pas en mourir. Mais une fois qu'elle est dans ce martyre, elle voudrait y passer tout ce qui lui reste de vie: il faut le dire néanmoins, il est d'une rigueur si excessive, que la nature a bien de la peine à le supporter.

J'ai été quelquefois réduite à une telle extrémité, que j'avais presque entièrement perdu le pouls. C'est ce qu'affirment celles de mes soeurs qui m'entouraient alors, et qui ont maintenant plus de connaissance de mon état. De plus, j'ai les bras très ouverts, et les mains si raides que parfois je ne puis les joindre. Il m'en reste jusqu'au jour suivant, dans les artères et dans tous les membres, une douleur aussi violente que si tout mon corps eût été disloqué. Il me vient quelquefois en pensée que si cela continue de la sorte, Dieu me fera la grâce de trouver dans ce tourment la fin de ma vie, car il est assez violent pour donner la mort; mais, hélas! je n'en suis pas digne. Tout mon désir alors est de mourir. Je ne me souviens ni du purgatoire, ni de ces grands péchés par lesquels j'ai mérité l'enfer; tout s'efface de ma mémoire et s'absorbe dans ce brûlant désir de voir Dieu. Ce désert et cette solitude ont plus de charme pour mon âme que toutes les compagnies du monde. Si quelque chose pouvait la consoler, ce serait de s'entretenir avec des âmes qui eussent éprouvé le même tourment; mais personne, à ce qu'il lui semble, ne la croirait, ce qui est pour elle un autre tourment.

Cette peine arrive quelquefois à un tel excès, que l'âme ne voudrait plus comme auparavant se trouver dans la solitude; elle ne voudrait pas non plus de compagnie, mais seulement. rencontrer une âme dans le sein de laquelle elle pût exhaler ses plaintes. Elle est comme le supplicié qui, ayant déjà la corde au cou et se sentant étouffer, cherche à reprendre haleine. Ce désir de compagnie ne part, selon moi, que de la faiblesse de notre nature, qu'un tel martyre met en danger de mort. Je puis affirmer avec certitude qu'il en est ainsi. M'étant vue plus d'une fois dans la vie réduite à cette extrémité, soit par ces grandes maladies, soit par ces crises dont j'ai fait mention, je crois pouvoir dire que ce dernier danger de mort ne le cède à aucun des autres. Ainsi, dans cette agonie, c'est l'horreur naturelle qu'ont l'âme et le corps de se séparer qui leur fait demander secours, afin de respirer. S'ils cherchent à parler de leur souffrance, à s'en plaindre, à faire diversion, c'est pour conserver la vie; tandis que, par un désir contraire, l'esprit ou la partie supérieure de l'âme voudrait bien ne point sortir de cette peine.

Je ne sais si ce que j'ai dit est juste, et si je me suis bien expliquée. Mais il me semble que cela se passe de la sorte. Jugez par là, mon père, du repos que je dois avoir en cette vie, puisque celui que je goûtais dans l'oraison et dans la solitude où Dieu me consolait se trouve maintenant presque toujours changé en ce tourment que je viens de dépeindre. Mais l'âme le trouve si agréable, elle en voit tellement le prix, qu'elle le préfère à toutes les joies spirituelles dont Dieu la favorisait auparavant. Ce chemin lui parait plus sûr, parce que c'est celui de la croix. Le bonheur qu'elle y goûte est, selon moi, d'un grand prix, parce que le corps n'y a point de part; il en a seulement à la peine, et l'âme savoure seule les délices de ce martyre. Je ne comprends pas comment cela peut se faire, je sais seulement qu'il en est ainsi; et je n'échangerais pas, je l'avoue, cette faveur visiblement surnaturelle, que je tiens de la pure bonté de Dieu et nullement de mes efforts, contre toutes celles dont il me reste à traiter. Je parle non de l'ensemble de ces faveurs, mais de chacune en particulier.

Il ne faut pas oublier que les transports de cette peine me sont venus après toutes les grâces rapportées avant celle-ci, et après toutes celles dont ce livre contiendra le récit; j'ajoute que c'est l'état où je me trouve maintenant.

Comme presque chaque nouvelle faveur que je reçois me cause des craintes jusqu'à ce que Notre Seigneur me rassure, celle dont je parle me donnait aussi dans les commencements certaines alarmes. Mais le divin Maître me dit de ne pas craindre, et de plus estimer cette grâce que toutes celles qu'il m'avait faites: l'âme se purifiait dans cette peine, elle y était travaillée et purifiée comme l'or dans le creuset, afin que la main divine pût mieux étendre sur elle l'émail de ses dons; enfin, elle endurait là les peines qu'elle aurait endurées dans le purgatoire.

J'avais bien compris que c'était là une insigne faveur, mais ces paroles me laissèrent dans une sécurité beaucoup plus grande; mon confesseur me dit aussi que c'était véritablement l'œuvre de Dieu. A la vérité, quelque crainte que m'eût inspirée cette peine à cause du peu de vertu que je voyais en moi, jamais je n'avais pu croire qu'elle ne vînt point de Dieu; mon appréhension procédait uniquement de ce que je me trouvais indigne d'une grâce aussi excessive. Béni soit le Seigneur, dont la bonté est si grande! Amen.

Je m'aperçois que je suis sortie de mon sujet, car j'avais commencé à traiter des ravissements; mais cette peine dont je viens de parler est plus qu'un ravissement, et voilà pourquoi elle produit les effets que j'ai décrits.

Je reviens donc aux ravissements et à leurs effets ordinaires. Souvent mon corps en devenait si léger, qu'il n'avait plus de pesanteur; quelquefois c'était à un tel point, que je ne sentais presque plus mes pieds toucher la terre. Tant que le corps est dans le ravissement, il reste comme mort, et souvent dans une impuissance absolue d'agir. Il conserve l'attitude où il a été surpris: ainsi, il reste sur pied ou assis, les mains ouvertes ou fermées, en un mot, dans l'état où le ravissement l'a trouvé. Quoique d'ordinaire on ne perde pas le sentiment, il m'est cependant arrivé d'en être entièrement privée; ceci a été rare, et a duré fort peu de temps. Le plus souvent, le sentiment se conserve, mais on éprouve je ne sais quel trouble: et bien qu'on ne puisse agir à l'extérieur, on ne laisse pas d'entendre; c'est comme un son confus qui viendrait de loin. Toutefois, même cette manière d'entendre cesse lorsque le ravissement est à son plus haut degré, je veux dire lorsque les puissances, entièrement unies à Dieu, demeurent perdues en lui. Alors, à mon avis, on ne voit, on n'entend, on ne sent rien. Comme je l'ai dit précédemment dans l'oraison d'union, cette transformation totale de l'âme en Dieu est de fort courte durée; mais tant qu'elle dure, aucune puissance n'a le sentiment d'elle-même, ni ne sait ce que Dieu opère. Cela dépasse sans doute la portée de notre entendement sur cette terre, et nous devons être incapables de recevoir une si haute lumière; du moins, Dieu ne veut pas nous la donner. C'est ce que j'ai vu par ma propre expérience.

Ici peut-être vous me demanderez, mon père, comment le ravissement se prolonge quelquefois plusieurs heures. D'après ce que j'ai souvent éprouvé, le ravissement, comme je l'ai dit de l'oraison précédente, n'est pas continu; l'âme en jouit seulement par intervalles. A diverses reprises elle s'abîme, ou plutôt Dieu l'abîme en lui; et après qu'il l'a tenue en cet état un peu de temps, la volonté seule demeure unie à lui. Dans les deux autres puissances, il se manifeste un mouvement semblable à celui de l'ombre de l'aiguille des cadrans solaires, laquelle ne s'arrête jamais. Mais quand le soleil de justice le veut, il sait bien les faire arrêter; et c'est là ce qui, à mon sens, est de très courte durée. Cependant, comme le transport ou élévation de l'esprit a été puissant, la volonté, malgré les nouveaux mouvements des deux autres facultés, reste abîmée en Dieu. En même temps, agissant en souveraine, elle produit sur le corps l'opération que j'ai marquée, afin que si les deux autres puissances s'efforcent par leur agitation de troubler sa paix, elle soit libre du moins des attaques de ses sens, les moindres de ses ennemis. Elle les suspend donc, parce que telle est la volonté du Seigneur. Les yeux demeurent presque tout le temps fermés, quoiqu'on ne voulût pas les fermer; et si quelquefois ils s'ouvrent, ils ne distinguent ni ne remarquent rien, ainsi que je l'ai déjà dit. En cet état, le corps a perdu en grande partie le pouvoir d'agir, d'où il résulte que lorsque la mémoire et l'entendement s’unissent de nouveau à la volonté, ces deux puissances rencontrent moins de difficulté.

Que celui à qui Dieu fait une si grande faveur n'ait donc pas de peine de se trouver, pendant plusieurs heures, le corps comme lié, et parfois, la mémoire et l'entendement distraits. Le plus souvent, à la vérité, la distraction de ces deux puissances ne consiste qu'à se répandre en louanges de Dieu, dont elles sont comme enivrées, ou à tâcher de comprendre ce qui s'est passé en elles. Encore ne peuvent-elles le faire à leur gré, vu que leur état ressemble à celui d'un homme qui, après un long sommeil rempli de rêves, n'est encore qu'à demi éveillé.

Si je m'explique sur ce sujet avec tant d'étendue, c'est que je sais qu'il y a maintenant, et même en cet endroit (à Avila), des âmes à qui Notre Seigneur accorde de telles grâces, Si ceux qui les dirigent n'ont point passé par là, surtout si la science leur manque, il leur semblera peut-être que dans le ravissement ces personnes doivent être comme mortes. Ce que de telles âmes ont à souffrir de la part des confesseurs qui ne les comprennent pas, est vraiment digne de compassion, comme je le dirai dans la suite. Peut-être ne sais-je moi-même ce que je dis. C'est a vous, mon père, de juger si je rencontre juste en quelque chose, puisque le Seigneur vous a donné une connaissance expérimentale de ces grâces; mais comme elle est encore assez récente chez vous, il pourrait se faire que vous n'eussiez pas observé ces faits avec autant d'attention que moi.

C'est en vain qu'après le ravissement je fais des efforts pour remuer les membres; le corps demeure longtemps sans forces, l'âme les lui a toutes enlevées. Souvent, infirme auparavant et travaillé de grandes douleurs, il sort de là plein de santé et admirablement disposé pour l'action. Dieu se plaît ainsi à faire éclater la grandeur du don qu'il fait; il veut que le corps lui-même, qui déjà obéit aux désirs de l'âme, participe à son bonheur. Quand l'âme revient à elle, si le ravissement a été grand, il peut arriver qu'elle se trouve encore pendant un ou deux jours, et même trois, comme interdite et hors d'elle-même, tant ses puissances restent profondément absorbées.

C'est alors qu'on éprouve le tourment de rentrer dans la vie. L'âme sent qu'elle a des ailes pour voler, et que le léger duvet a disparu. Le moment est venu pour elle de déployer hautement l'étendard de Jésus-Christ. Devenue gouverneur de la citadelle, l'âme monte ou plutôt est transportée à la plus haute tour, pour y arborer la bannière de Dieu. De cette hauteur où elle se voit en sûreté, elle regarde ceux qui sont dans la plaine; loin de redouter les dangers, elle les désire, parce que Dieu lui donne comme la certitude de la victoire. Celui qui est placé en un lieu élevé porte au loin son regard: ainsi l'âme découvre très clairement le néant de tout ce qui est ici-bas, et le peu d'estime qu'on doit en faire. Désormais elle ne veut plus avoir de volonté propre; elle voudrait même ne plus avoir de libre arbitre, afin d'être délivrée des combats qu'il lui suscite. Elle supplie le Seigneur de. lui accorder cette grâce: elle lui remet les clefs de sa volonté. La voilà donc, cette âme, de jardinier devenue gouverneur de citadelle. Elle ne veut faire en tout que la volonté de son maître. Elle ne veut être maîtresse ni d'elle-même ni de quoi que ce soit, non pas même du moindre petit fruit du jardin confié à ses soins. S'il produit quelque chose de bon, que le maître le distribue comme il le jugera à propos. Quant à elle, son unique vœu désormais est de ne rien posséder en propre, et de voir le Seigneur disposer de tout, selon les intérêts de sa gloire et de son bon plaisir.

La vérité est que tout cela se passe de la sorte. Ce sont là les effets que produisent dans l'âme ces ravissements, quand ils sont véritables. S'ils ne les produisaient pas, et si l'âme n'en tirait pas ces précieux avantages, non seulement je douterais beaucoup que ces transports vinssent de Dieu, mais je craindrais que ce ne fussent plutôt de ces transports de rage dont parle saint Vincent Ferrier [2].

Quant à moi, je sais très bien, et j'ai vu par expérience, qu'un ravissement d'une heure, d'une durée même plus courte, suffit, quand il vient de Dieu, pour donner à l'âme l'empire sur toutes les créatures, et une liberté telle, qu'elle ne se connaît plus elle-même. Elle voit bien qu'un si grand trésor ne vient point d'elle; elle ne sait même pas comment il lui a été donné; mais elle voit, avec évidence, les immenses avantages que lui apporte chacun de ces ravissements.

Pour le croire, il faut l'avoir éprouvé. Aussi, l'on ne donne point de créance à une pauvre âme qu'on a connue très imparfaite et qu'on voit soudain prétendre à des choses héroïques. Très promptement en effet, l'âme ne peut plus se contenter de servir le Seigneur d'une manière vulgaire, elle aspire à le faire de toute l'étendue de ses forces. On s'imagine qu'il y a là tentation et folie. Mais si l'on savait que tout cela ne vient point de cette âme, mais du Seigneur à qui elle a remis les clefs de sa volonté, on cesserait de s'étonner. Pour moi, j'en suis convaincue, lorsqu'une personne est élevée à cet état, ce souverain Roi prend un soin particulier de tout ce qu'elle doit faire. Oh! que l'on saisit bien alors le sens du verset dans lequel David demande les ailes de la colombe! (cf. Psaume 55, 7) Que l'on comprend clairement combien il avait raison de faire à Dieu cette prière, et à combien juste titre nous devrions tous la lui adresser! On le voit avec évidence, l'esprit prend alors son vol pour s'élever au-dessus de tout le créé et avant tout au-dessus de lui-même; mais c'est un vol suave, un vol délicieux, un vol sans bruit.

Quel empire est comparable à celui d'une âme qui, de ce faîte sublime où Dieu l'élève, voit au-dessous d'elle toutes les choses du monde, sans être captivée par aucune? Qu'elle est confuse de ses attaches d'autrefois! Comme elle s'étonne de son aveuglement! Quelle compassion elle porte à ceux qu'elle voit dans les mêmes ténèbres, surtout si ce sont des personnes d'oraison, et envers qui Dieu se montre déjà prodigue de ses faveurs! Elle voudrait élever sa voix pour leur faire connaître combien ils s'égarent; quelquefois même elle ne peut s'en défendre, et alors mille persécutions pleuvent sur sa tête. On l'accuse de peu d'humilité; elle prétend, dit-on, instruire ceux de qui elle devrait apprendre. Si c'est une femme, on lui fait encore plus vite son procès. Et on a raison de la condamner, parce qu'on ignore le transport qui la presse. Souvent, incapable d'y résister, elle ne peut s'empêcher de détromper ceux qu'elle aime. Elle voudrait les voir libres de la prison de cette vie, où elle a été enchaînée elle-même; car, elle le voit clairement, c'est bien d'une prison qu'elle a été tirée.

Elle gémit d'avoir été jadis sensible au point d'honneur, et de l'illusion qui lui faisait regarder comme honneur ce que le monde appelle de ce nom. Elle n’y voit plus qu’un immense mensonge, dont nous sommes tous victimes. Elle comprend que l'honneur digne de ce nom n’est point mensonger, mais très véritable, qu'il estime ce qui mérite de l'être qu'il considère comme un néant ce qui est un néant, car tout ce qui prend fin et n'est pas agréable à Dieu est néant, et moins encore que le néant. Elle se rit d'elle-même en songeant qu'il y a eu un temps dans sa vie où elle a fait quelque cas de l'argent, et où elle en a eu quelque désir. A la vérité, je n'ai jamais eu à me confesser d'un tel désir; c'était une assez grande faute pour moi d'avoir accordé quelque estime aux richesses. Si l'on pouvait avec elles acheter le bonheur dont je jouis, je les priserais extrêmement; mais je vois au contraire que pour obtenir ce bonheur, il faut renoncer à tout.

Qu'achète-t-on avec cet argent dont on a soif? Est-ce un bien de quelque prix? est-ce un bien durable et pourquoi le veut-on? Quel lugubre repos on se procure, et qu'il coûte cher! Souvent, avec cet argent, on descend en enfer et l'on achète un feu qui ne s'éteint pas, Un supplice sans fin. Oh! si les hommes pouvaient tous le regarder comme un peu de boue inutile, quelle harmonie régnerait dans le monde! Quel affranchissement des soucis qui nous troublent! Avec quelle amitié tous se traiteraient mutuellement, si l'intérêt de l'honneur et de l'argent disparaissait de la terre! Pour moi, je tiens que ce serait le remède à tout.

L'âme voit de quel aveuglement sont frappés les esclaves des plaisirs, et comment, par ces plaisirs, ils n'acquièrent, dès cette vie même, que des peines et des troubles amers. Quelle inquiétude quel peu de contentement! comme ils travaillent en vain!

En elle-même, l'âme découvre, à la lumière du Soleil divin, non seulement les toiles d'araignée ou les grandes fautes, mais encore les grains de poussière, si petits qu'ils soient. Elle a beau faire tous ses efforts pour tendre à la perfection, dès que ce Soleil l'investit de ses rayons, elle se trouve extrêmement trouble: semblable à l'eau dans un verre, qui, loin du soleil, semble pure et limpide, mais qui, exposée à ses rayons, paraît toute remplie d'atomes. Cette comparaison est parfaitement juste. Quand Dieu n'a pas encore accordé d'extase à l'âme, elle croit éviter avec soin toute offense, et faire pour son service tout ce qui dépend d'elle. Mais lorsque, dans l'extase, le Soleil de justice donne sur elle et lui fait ouvrir les yeux, elle découvre tant d'atomes d'imperfections qu'elle voudrait les refermer aussitôt. Comme le jeune aiglon, elle n'est pas encore assez forte pour regarder fixement ce Soleil, mais pour peu qu'elle tienne les yeux ouverts, elle se voit comme une eau très trouble. Elle se rappelle ces paroles: « Seigneur, qui sera juste devant vous? » (Cf. Psaume 143, 2) Quand elle considère ce divin Soleil, elle est éblouie de sa clarté; et quand elle se considère elle-même, la boue de ses misères lui met un bandeau sur les yeux, et cette petite colombe se trouve aveugle. Oui, très souvent, elle demeure complètement aveugle, absorbée, effrayée, évanouie, devant les merveilles si grandes qu'elle contemple. C'est là qu'elle trouve ce trésor de la vraie humilité, qui fait qu'elle n'a plus de peine à dire ou à entendre dire du bien d'elle-même. Que le maître du jardin en distribue les fruits à son gré: c'est à lui, et non à elle, de le faire. Ainsi, ne gardant rien entre les mains, elle fait hommage au Seigneur de tout le bien qu'elle possède, et si elle parle de soi, c'est uniquement pour la gloire de son Dieu. Elle sait que dans ce jardin rien ne lui appartient en propre; et voulût-elle l'ignorer, cela n'est pas en son pouvoir, car elle le voit d'un œil que Dieu, malgré elle, ferme aux choses du monde et tient ouvert à la vérité.

* * * * *

[1] Voici le jugement que portait saint Jean de la Croix, après avoir lu l'écrit de sainte Thérèse sur cette haute matière: « Ce serait ici le lieu de parler des différents caractères qui distinguent les ravissements, les extases, les élévations et les vols d'esprit dont les âmes spirituelles sont souvent favorisées. Mais je laisse ce travail à quelque autre qui s'en acquittera mieux que moi. D'ailleurs notre bienheureuse mère Thérèse de Jésus a écrit admirablement de ces matières; et j'espère de la bonté divine que ses ouvrages seront imprimés, et donnés au public sous peu de temps. » (Cantique spirituel, strophe XIII.)

[2] Sainte Thérèse se sert ici d'un mot qui n'est pas espagnol. Modifiant tant soit peu l'expression arrobamiento, qui signifie ravissement, elle dit rabamiento, mot de sa façon, auquel répondrait dans notre langue celui d'enragement. Par ce terme qu'elle invente, elle rend mieux l'énergie de celui qu'emploie saint Vincent Ferrier, dans son Traité de la vie spirituelle, pour flétrir et stigmatiser les faux ravissements. Voici le passage auquel la sainte fait visiblement allusion:« Tenez pour certain que la plus grande partie des ravissements, ou plutôt des rages des messagers de Antéchrist, vient de cette manière. »