XIX

 

La petite aveugle

 

Dans l'humble paroisse de Saint-Martin-de-Commune, à quelque douze kilomètres au nord du Creusot, vivait une famille pauvre, les Lebeau. Pour comble d'infortune, Françoise, la cadette des filles, était devenue aveugle. Elle ne pouvait se résigner à son malheur. Des personnes charitables s'intéressèrent à l'infirme, notamment une châtelaine, Mlle de Mury, qui la conduisit à Ars. M. Vianney la consola, lui fit faire un acte sérieux de résignation, et elle repartit d'auprès de lui avec un certain espoir de guérir un jour.

Aussi, demanda-t-elle un peu plus tard à refaire ce long voyage. Pourtant, elle n'osa en parler à Mlle de Mury. Cette fois, c'est avec sa mère qu'elle partit, mais à pied, en mendiante. – On s'est mis, depuis bon nombre d'années à faire des pèlerinages dits de pénitence ; un certain confortable, nécessaire d'ailleurs quand on va loin, les accompagne. Le pèlerinage de nos deux pauvresses n'eût pas déparé la série –. Après avoir mangé le pain de la charité, elles s'arrêtaient la nuit dans les étables... Elles réalisèrent plusieurs fois ce voyage. Oh ! Revoir la lumière du jour, le visage de sa mère, Françoise eût bien fait mille lieues pour cela !...

Or, par une intuition céleste, le saint Curé connut à chaque fois leur présence. Sachant leur détresse, il allait chercher derrière tous les autres pèlerins ces chrétiennes admirables.

 

A un dernier pèlerinage, Françoise n'y tint plus :

« Enfin, mon Père, vais-je guérir ? »

Le saint hésitait à répondre. Il se recueillait pour mieux entendre les conseils d'En-Haut et les redire à cette enfant. « Pourrais-je guérir, mon Père ? insista la petite aveugle.

— Mon enfant, murmura la douce voix du prêtre avec un accent qui n'était plus de la terre, oui, vous pourriez guérir...

— Ô mon Père !...

— Mais si le bon Dieu vous rendait la vue, votre salut serait moins assuré. Mon enfant, si vous voulez garder votre infirmité, vous irez au ciel, où même, je puis vous l'annoncer, vous aurez une belle place... »

Des pauvres yeux éteints sur les joues émaciées il coulait des larmes.

« Choisissez, mon enfant ! »

L'admirable saint venait de découvrir à cette pauvre petite combien sublime est la vocation de la souffrance, la valeur d'une âme immortelle, l'ineffable faveur d'un Dieu éternellement plus connu et mieux aimé.

« Mon Père, dit-elle, je choisis de rester aveugle. »

Levant une main tremblante d'émotion sur l'héroïque jeune fille, M. Vianney la bénit. Mais Françoise Lebeau voulut parler encore. Une inquiétude lui restait :

« Que deviendrai-je, mon Père, lorsque mes parents seront morts, lorsque mes frères et mes sœurs se seront mariés tous les sept ?... Ne leur serai-je pas un jour à charge ?

— Tranquillisez-vous, ma petite. Vos frères et vos sœurs vivront très vieux, auront soin de vous, et quand la première mourra, les autres suivront à peu près tous les deux ans. »

 

Or, conclut M. l'abbé Chopin, curé de Saint-Clément-lès-Mâcon, de qui proviennent ces détails émouvants – lettre du 6 février 1911 – « l'aveugle décéda la première en janvier 1895. Elle avait été griffée par un chat à la figure. Elle est morte d'un chancre qui lui avait rongé le nez, la lèvre, la joue droite, ou plutôt elle est morte de faim, ne pouvant plus s'alimenter.

Elle est restée dans la maison paternelle, seule avec son frère qui ne s'est pas marié, et, malgré sa cécité complète, elle a pu lui préparer ses repas jusqu'à la fin. Je sais bien qu'ils se composaient surtout d'une soupe et d'un plat de pommes de terre en robe de chambre, mais n'est-ce pas chose providentielle que l'infirme n'ait jamais mis le feu à ses vêtements ?

Quelques temps après sa mort, un incendie détruisit sa pauvre masure.

Ses frères et ses sœurs sont morts âgés de quatre-vingt à quatre-vingt-dix ans.

Ma grand'mère était une des sœurs de l'aveugle. Elle est décédée en 1905 à quatre-vingt-huit ans. La dernière de la famille vient de mourir au pays, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

Mon enfance fut bercée au récit des merveilles opérées par le Curé d'Ars et j'attribue ma vocation sacerdotale aux souffrances et aux épreuves de la pauvre aveugle. »