X

 

Spirituel et temporel

 

M. Chamonard, briquetier à Saint-Romain-des-Iles (Saône-et-Loire), vivait éloigné des pratiques religieuses. Toutefois, souffrant beaucoup et n'y trouvant point de remède, il consentit après bien des instances à faire le voyage d'Ars en compagnie de sa femme. C'était en 1851. Mme Chamonard désirait depuis longtemps voir et entendre M. Vianney. Et le but principal de son pèlerinage, on le devine, serait la conversion plus encore que la guérison de son pauvre mari.

Ils arrivèrent dans le village à l'heure où M. le Curé commençait son catéchisme. Mal disposé, M. Chamonard refusa de suivre sa femme à l'église. Il demeura au bas des rampes. Mais, planté là comme un piquet, il se mit à songer que tout de même il manquait un spectacle curieux : tous ces badauds serrés autour d'un curé qui, à ce qu'on disait, opérait des prodiges. Bizarre état d'esprit ! M. Chamonard était venu chercher un soulagement à ses maux, et il n'avait pas confiance dans le thaumaturge !

Il prit donc le parti de monter à l'église. Il s'arrêta au bénitier, sans doute parce que la foule emplissait la nef, mais probablement ne désirait-il pas aller plus loin. En restant là, il reprendrait plus facilement la porte.

Or quelque chose survint, qui retint M. Chamonard dans l'église d'Ars plus de temps qu'il ne l'eût souhaité. A peine entré, M. Chamonard examine M. Vianney. De son côté, M. Vianney assis dans la chaire basse des catéchismes, darde son regard sur le nouveau venu, mais un regard si pénétrant, si impérieux qu'il le cloue à sa place. M. Chamonard se disposait à sortir. Impossible ! Comme magnétisé, il ne peut ni s'asseoir, ni s'agenouiller, ni remuer d'aucune manière.

Et voilà que, debout contre le bénitier, il s'est mis à suivre les explications du Curé d'Ars. Celui-ci, après l'avoir quitté des yeux, le dévisage encore. Cette fois, le regard du saint n'est plus chargé que d'un doux reproche. M. Chamonard a tressailli : une lumière inattendue vient de dissiper ses ténèbres ; il comprend l'indignité de sa vie, et aussi l'éminente sainteté de ce petit curé de campagne...

 

Le catéchisme est fini. M. Chamonard n'a pas quitté l'église. Quelle surprise pour sa femme de l'y retrouver ! Elle l'emmène sur le perron.

« Tu es donc venu au catéchisme, interroge-t-elle. Tu as entendu le Curé d'Ars ?

— Oh ! répond M. Chamonard avec une sorte d'enthousiasme, non seulement je l'ai entendu, mais j'ai ressenti que ce n'est pas un homme ordinaire. »

M. Chamonard paraissait comme ébloui par cette lumière intérieure qui venait de le pénétrer jusqu'au fond de l'âme.

« Mais en ce cas, reprit la pieuse épouse, il faut voir M. le Curé de plus près et lui parler.

— Oh ! Moi, lui parler ! Non, je n'en suis pas digne. Toi, si tu veux, parle-lui de moi ; demande-lui de prier pour ma guérison. »

Mme Chamonard obtint de s'agenouiller à la porte du confessionnal sans y entrer. Là elle se contenta de recommander à M. Vianney la santé de son mari. Le saint Curé, qui, humainement, ne pouvait savoir si cet étranger de passage était le même qu'il avait vu à son catéchisme, ni connaître l'état de sa conscience, non plus que les préoccupations intimes de son épouse, répondit aussitôt à la femme agenouillée :

« Oh ! Les douleurs ne sont pas le plus gros. Il faudrait d'abord guérir l'âme... Mon enfant, vous avez entrepris une mission qui ne fait que commencer. »

 

*

* *

 

Au retour d'Ars, M. Chamonard fut soulagé de ses douleurs. Mais quatre ans plus tard, une tumeur le fit beaucoup souffrir et le força même à s'aliter des journées entières.

Un jour que sa femme entrait dans sa chambre, il lui dit avec émotion : « Oh ! Que tu es donc restée longtemps sans venir ! Si tu étais venue plus tôt, tu aurais vu le Curé d'Ars. Il était là il n'y a qu'un instant. (1). Il faudra bien que je retourne là-bas.

— Mais tu as rêvé, mon ami, répliqua Mme Chamonard.

— Du tout. J'étais bien éveillé... Je dors si peu d'ailleurs !... Oui, il faudra que nous retournions là-bas.

— Eh bien, soit ! Nous irons à Ars, promit Mme Chamonard, mais un peu plus tard : tu es trop fatigué à présent.

— Oh ! reprit le malade, dès que je me sentirai un peu mieux, nous irons. »

Trois semaines s'écoulèrent, pendant lesquelles M. Chamonard ne cessa de parler d'Ars. On était au début d'octobre. Le malade ne souffrait guère moins et l'arrière-saison s'annonçait brumeuse et froide. Enfin Mme Chamonard céda.

L'avant-veille de la Toussaint – lundi 30 octobre 1855 – les deux pèlerins revoyaient le village d'Ars. Malgré son état de faiblesse, M. Chamonard voulut coûte que coûte assister au catéchisme du saint. Cette fois-ci encore, comme il y avait quatre ans, demeuré au fond de l'église, il écoutait avidement cette parole qui lui paraissait plus qu'humaine.

Or, à peine descendu de la petite chaire, M. Vianney, au lieu d'aller soit au confessionnal, soit à la cure, se dirigea tout droit vers le pauvre malade. La tumeur qui le minait avait rendu M. Chamonard méconnaissable ; mais le saint Curé, qui ne l'avait vu qu'une seule fois, de loin, et depuis des années, savait que c'était lui. Lui prenant la main d'un geste affectueux :

« Eh bien, mon ami, lui disait-il, vous revoilà ! ». Puis, sans desserrer sa douce étreinte, il le mena à la sacristie.

« Nous sommes venu pour faire une bonne confession, lui suggéra l'homme de Dieu. C'est convenu, n'est-ce pas ? »

Et, avec sa délicieuse charité, il expliqua au malade que, chaque jour, il viendrait le prendre ainsi dans l'église pour le conduire au confessionnal, et qu'il lui donnerait tout le temps de se bien confesser.

M. Chamonard comptait, d'après les dires de M. Vianney, recevoir l'absolution le samedi afin de pouvoir communier le dimanche. Mais voilà que, dès le jeudi, jour des Morts, M. Vianney changea d'avis.

« C'est aujourd'hui, déclara le Curé d'Ars, que vous allez terminer votre confession. Il faut rentrer chez vous tout de suite ; des affaires pressantes l'exigent. »

Et, le lendemain matin, bien avant sa messe, il fit communier M. et Mme Chamonard pour leur permettre de repartir au plus tôt.

 

Dès leur retour à Saint-Romain-des-Iles, les époux Chamonard durent parer à de graves difficultés qui sans doute fussent devenues insurmontables par le fait d'une plus longue absence. Or cela, M. Vianney n'avait pu le prévoir qu'inspiré d'En-Haut.

M. Chamonard en demeura frappé. Pendant les six mois qu'il vécut encore, il ne tarissait pas d'éloges sur le Curé d'Ars qu'il regardait non seulement comme un homme extraordinaire, mais comme « une intelligence descendue du ciel » – ainsi s'exprime M. Ball en son rapport très circonstancié. Il en parla de la sorte jusqu'à sa mort, qui fut celle d'un prédestiné.

 

*

* *

 

Privée de son mari, Mme Chamonard envisagea l'avenir avec épouvante. Comment dirigerait-elle, sans être conseillée, sa maison de commerce ? La longue maladie de M. Chamonard n'avait pas rendu les affaires bien brillantes. Et la veuve ne comptait guère sur l'aide de sa famille pour élever ses deux enfants, âgés l'un de neuf ans, l'autre de six... Enfin, à présent, elle trouvait si grand, si vide, ce logis où son pauvre mari était mort et dont une partie allait demeurer inhabitée ! Non, elle ne pourrait vivre au milieu de si douloureux souvenirs ! Mme Chamonard songea bientôt à quitter Saint-Romain pour Mâcon, où l'éducation de ses enfants se ferait du reste en des conditions meilleures.

Cependant, avant de prendre une décision définitive, elle voulut consulter une fois encore le Curé d'Ars. Ah ! Ce prêtre, il n'avait pas les courtes vues du commun des hommes ! Il guiderait une mère malheureuse au milieu de ses perplexités.

 

Six mois environ après le décès de son mari, en octobre ou en novembre 1856, Mme Chamonard revenait donc vers le saint d'Ars. Elle ne put arriver au village qu'à la tombée de la nuit. Évidemment, elle ne pourrait parler le soir même à M. Vianney. Toutefois, comme un certain nombre de personnes, malgré l'heure tardive, se plaçaient entre l'église et la cure afin de le saluer à son passage, Mme Chamonard se joignit à elles.

Et en sortant de l'église, le serviteur de Dieu, qui ne savait rien de son voyage, l'appela, et, pour lui parler plus à loisir, il la fit entrer dans la cour du presbytère. Mme Chamonard lui confia ses chagrins, ses ennuis, ses projets d'avenir.

« Non, non, répondit M. Vianney avec fermeté, je ne veux pas que vous quittiez Saint-Romain. Vous resterez là. Votre maison est destinée à devenir une grande maison de commerce. Vos enfants vous aideront et feront votre consolation. »

Puis, lui ayant souhaité une bonne nuit, il la congédia.

Inquiète encore malgré de si réconfortantes paroles, Mme Chamonard eut une entrevue nouvelle avec le saint Curé. Il la retrouvait toute en larmes.

« Oh ! c'est inutile de vous faire du chagrin, lui dit-il suavement. Je viens de devant mon crucifix : c'est la volonté de Dieu que vous restiez dans votre maison avec vos enfants. Et contre la volonté de Dieu il n'y a rien à faire. »

 

De retour à Saint-Romain-des-Iles, Mme Chamonard se mit courageusement à l'œuvre. « Si M. le Curé vous a parlé ainsi, lui avait affirmé la personne chez qui elle logeait à Ars, soyez sans crainte : il en sera comme il l'a dit. Obéissez. »

Elle obéissait, et s'en trouva bien.

Ses enfants en grandissant firent sa consolation. Après quelques temps de veuvage, elle épousa un véritable homme de bien, M. Genairon, qui fit grandement prospérer ses affaires par l'installation, à côté de la tuilerie, d'une importante scierie mécanique. Mme Genairon mourut pleine de jours et de mérites, gardant jusqu'à la fin pour le saint Curé d'Ars le plus pieux et le plus reconnaissant des souvenirs. (2)

 

 

(1) Après avoir relaté ces paroles de M. Chamonard, M. Ball fait cette remarque qu'il met entre parenthèses : « M. Vianney, bien entendu, n'avait pas quitté sa paroisse ce jour-là. Ce ne pouvait être qu'une apparition, M. Chamonard ne dormant pas. »

En effet, il semble qu'il y ait eu ici non pas une bilocation proprement dite, mais une apparition surnaturelle opérée par Dieu, que le Curé d'Ars en ait eu conscience ou non.

« Les visions corporelles ou extérieures, explique le chanoine Saudreau, se font à l'aide de la vue, l'être qui en est l'objet prenant un corps ou du moins l'apparence d'un corps... Les visions imaginatives dont l'objet a également une forme matérielle mais est perçu par le sens intérieur de l'imagination, forment la seconde espèce de visions... Ces visions sont plus fréquemment données dans l'état de veille... Les âmes les moins vertueuses, les pécheurs eux-mêmes, comme aussi les plus grands saints, peuvent avoir des visions corporelles et imaginatives » (L'état mystique, Paris, Amat, 1921, pp. 210-211)

De telles apparitions ou visions peuvent avoir pour but de consoler une âme, de la convertir. Dans le fait présent, c'est afin d'inspirer à une âme trop imparfaite encore le désir d'un nouveau pèlerinage où elle reviendra tout à fait à la foi et aux pratiques religieuses que Dieu permet l'apparition qui revêt la forme du Curé d'Ars.

 

(2) Les détails de ce récit, sauf ceux qui ont trait aux dernières années de Mme Genairon, sont empruntés à un rapport de M. le chanoine Ball. Mme Genairon, venue en pèlerinage à Ars le 25 avril 1878, « en assure la vérité de tous points ». (Documents, N° 34)