VI

 

« Toutes deux vous y serez heureuses »

 

C'était vers 1840, à l'époque où déjà le pèlerinage d'Ars battait son plein. M. Vianney avait beau se tenir au confessionnal presque nuit et jour, son église ne désemplissait pas.

Au milieu de la foule qui se pressait dans l'étroite nef se trouvait une jeune fille, Mlle Zoé de Chamon, venue de Cambrai. Elle s'était décidée à ce voyage pénible et dispendieux afin d'obtenir la paix du cœur. Une pensée la tourmentait sans cesse, et nul prêtre n'avait pu encore lui donner une solution capable de la tranquilliser. Mlle de Chamon se sentait attirée fortement vers la vie religieuse. Mais un obstacle sérieux s'opposait à la réalisation de son rêve. Sa mère était veuve et chargée d'une nombreuse famille. Que deviendrait la mère, si l'aînée de ses enfants la quittait ? Était-ce bien la volonté de Dieu ?... Douloureux problème qui angoissait de plus en plus l'âme délicate de la jeune chrétienne.

Enfin elle allait consulter ce prêtre qui avait la réputation de lire dans les âmes. Seule avec ses pensées parmi tous ces pèlerins, elle attendit patiemment son tour. Agenouillée aux pieds du Curé d'Ars, elle lui exposa, avec simplicité, ses désirs et ses craintes.

« Ma fille, répondit le saint, restez près de votre mère ; aidez-la à élever vos frères et vos sœurs. Dans une dizaine d'années, la plus jeune vous dira son intention de se faire religieuse. Vous entrerez toutes deux dans la même communauté et toutes deux vous y serez heureuses. »

 

La prédiction se réalisa à la lettre.

Dix ans plus tard, ayant assisté à un mariage, Zoé de Chamon revenait en voiture à la maison paternelle, en compagnie de Joséphine, sa plus jeune sœur. La conversation, enjouée d'abord, tourna bientôt en graves confidences. Zoé, depuis longtemps, avait cessé de conter ses projets d'avenir ; forte de la promesse d'Ars, elle espérait cependant toujours. Mais quelle surprise et quel bonheur quand elle entendit Joséphine lui ouvrir son cœur !

« Écoute un secret que j'ai à te dire. C'est à ma sœur aînée que je veux le confier la première. Tu le mérites bien d'ailleurs, toi qui fus comme ma seconde maman. Je veux vous quitter...

— Et pour aller ?...

— À Paray-le-Monial, chez les Dames de Notre-Dame du Cénacle. »

La grande sœur avait rougi ; des larmes perlèrent à ses yeux. « Ô ma chère petite, s'écria-t-elle, chez les Dames du Cénacle !... Mais voilà quinze ans que j'y songe moi-même ! »

Elle raconta à sa jeune sœur l'histoire de sa vocation, pour terminer sur la prophétie sortie des lèvres du saint d'Ars et dont la réalisation approchait.

Tant de dévouement, tant d'abnégation avait profondément touché Joséphine de Chamon, qui pleurait à son tour. L'émotion passée, de nouveau on parla avenir, et ce fut pour les deux sœurs, une des heures les plus douces et les plus fécondes de leur vie : ensemble elles firent leur sacrifice, ensemble elles se donnèrent par avance à Celui qui les voulait parmi les privilégiées de son Cœur.

Bientôt, toutes deux, ayant reçu l'approbation et la bénédiction de leur oncle, Mgr de Chamon, évêque de Saint-Claude, entraient, à Paray-le-Monial, dans la communauté du Cénacle. Elles y sont mortes après une vie des plus édifiantes. La plus jeune déclarait à son petit-neveu, le R. P. Dutilleul, lazariste, missionnaire à Pékin (1) : « Je ne désire qu'une chose : mourir dans un acte de pur amour ».

 

 

(1) C'est le R. P. Dutilleul, décédé en 1929, qui a conté tous ces détails à Mgr Convert, le 11 décembre 1925. II les tenait de sa grand'tante Joséphine qui les lui avait donnés de vive voix, à Paray-le-Monial, en 1898.