VI

 

A la manière des « Fioretti »

 

Les savoureux souvenirs d'enfance que ceux de M. l'abbé Salomon, successivement curé de Meximieux et de Trévoux, au diocèse de Belley ! Il lui avait été donné d'aborder familièrement le Curé d'Ars, d'en recevoir caresses et médailles, d'être l'objet d'une de ses vues extraordinaires – car, à n'en pas douter, c'est de lui-même qu'il va s'agir tout à l'heure dans une histoire de vocation.

On goûtera un délicat plaisir à parcourir la poétique lettre, toute vibrante encore des affections et des émotions d'autrefois, que M. l'abbé Salomon envoyait de Meximieux, le 28 août 1905, à destination du presbytère d'Ars.

 

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Connaissez-vous ce livre charmant qu'on appelle les Fioretti ou les Petites fleurs de saint François ?

Si vous trouvez cet opuscule, lisez-le. Vous en serez émus et charmés.

C'est un recueil d'anecdotes délicieuses, d'épisodes exquis, de miracles poétiques, de dialogues pleins de grâce, dont l'auteur est resté inconnu et qui permet de suivre le pénitent d'Assise dans sa vie intime, comme dans sa vie de missionnaire à travers l'Ombrie et la Toscane...

Or la vie du Curé d'Ars pourrait fournir un livre semblable, car elle abonde en traits du même genre dans ses rapports avec les enfants, avec les humbles, avec les âmes naïves qui allaient à lui dans leur simplicité, dans leurs doutes et dans leurs détresses.

Et ce n'est pas le côté le moins attrayant du ministère de ce grand serviteur de Dieu.

 

J'ai eu, pour ma part, la bonne fortune de me trouver, tout petit enfant, dans le rayonnement de cette vie dont j'étais incapable de comprendre l'héroïsme mais dont je subissais la pénétrante impression. En effet, de 1856 à 1859, ma bonne mère conduisit souvent sa petite famille auprès du saint Curé. C'était notre grande récompense, la joie rêvée longtemps d'avance, que cette excursion au pays d'Ars !

Rien n'égale, dans mes souvenirs, le charme de ces voyages qui gardent pour moi, après de longues années, leur poésie et leur grâce séduisante. On prenait, je m'en souviens, la voiture sur la place Bellecour ; on suivait les quais et les rives enchanteresses de la Saône jusqu'à Neuville ; on traversait, ensuite de coquets villages : Genay, Massieux, Reyrieux. Puis, à la rude côte de Balmont, tout le monde descendait de la lourde diligence ; et les enfants, ivres de grand air, couraient après les papillons et cueillaient dans les haies embaumées toutes sortes de fleurs et de fruits sauvages.

Et l'arrivée à Ars au déclin du jour... la joie toujours débordante, le déballage des paquets dans la grande chambre de l'hôtel d'où la vue embrassait la petite place de l'église !...

Tout à coup au milieu de nos jeux : « Mes enfants, regardez, voici le Curé d'Ars », disait notre mère. Et nous regardions avidement ce vieillard maigre, au doux profil d'ascète, aux rides nombreuses, aux longs cheveux blancs, qui nous causait une impression étrange et comme surnaturelle.

Le lendemain, enhardis par la bonté infinie qui rayonnait des yeux bleus, souvent humides, de ce prêtre, nous nous approchions, avec la simplicité hardie et confiante de notre âge, pour lui demander une médaille.

Et lui souriait à la bande enfantine, se laissait complaisamment dépouiller de ses médailles, bénissait ces fronts candides.

Il était si accueillant, si attirant, malgré l'austérité de ses traits émaciés par les privations, qu'un jour j'eus l'heureuse audace de me suspendre à son bras, depuis la porte de l'église jusqu'au presbytère, au grand scandale mais à la profonde joie de ma pauvre mère qui m'embrassa ensuite avec une tendresse mêlée de fierté.

Comme ces images lointaines restent gravées au plus profond du cœur !

 

Mais j'ai parlé de petites fleurs : en voici une.

C'est une histoire vraie dans ses moindres détails. Elle montre l'aimable condescendance du saint prêtre pour les enfants qu'il aimait à l'exemple de Jésus.

Il y avait à Ars, en 1858, une Lyonnaise venue en pèlerinage.

L'aîné des garçons, un enfant de onze ans, était à la veille de faire sa première communion. De vagues pensées s'agitaient dans sa jeune tête ; et, un jour, il désira vivement savoir du bon Curé à quelle vocation Dieu le destinait. Sa mère l'encouragea dans son projet, et, pour lui laisser toute latitude dans sa démarche, elle s'abstint de l'accompagner et le confia à un jeune sous-diacre, ami de la famille, M. l'abbé Pacotte, qui est mort sous l'habit des Carmes déchaussés.

Le petit bonhomme était très ému, mais en même temps pénétré de l'espoir qu'il entendrait la voix de Dieu.

Il assista à la messe du serviteur de Dieu. Le saint sacrifice achevé, le Curé d'Ars, rentré à la sacristie, se dépouillait lentement des vêtements sacrés, plongé dans un recueillement qui touchait à l'extase, pendant que des hommes en grand nombre, prêtres et laïques, se tenaient près de la porte pour lui parler tour à tour.

Ce fut le petit qui eut son premier regard et son premier sourire.

« Que veux-tu, mon enfant ? lui demanda-t-il avec cette voix un peu cassée mais si douce qu'on n'oubliait plus quand on l'avait entendue une fois.

— Monsieur le Curé, répondit l'enfant dont le cœur battait bien fort, mais dont les yeux limpides plongeaient avec confiance dans les yeux du saint, je voudrais savoir… »

M. Vianney se recueillit sans cesser de regarder le petit qui attendait l'oracle divin... Puis, simplement, sans l'ombre d'une hésitation : « Tu seras un bon prêtre ». Et il le bénit d'un geste caressant.

 

Car il est devenu prêtre, cet enfant, et prêtre sans autre impulsion, sans autre signe extérieur de vocation que la parole du Curé d'Ars. Il semblait même que ses tendances fussent pour une vie plus brillante. Un moment, le monde l'attira ; ses amis, qui ne savaient point son histoire, crurent qu'il se préparait à Saint-Cyr ; mais, un beau jour, à l'étonnement général, il entra au grand séminaire, poussé par cette prédiction du Curé d'Ars qu'il n'avait jamais oubliée.

 

Cet enfant avait un frère, de six ans moins âgé que lui ; quand on parla le soir, en famille, de la réponse du Curé d'Ars, l'enfant de cinq ans resta songeur... Depuis quelques mois on l'avait mis au travail ; travail bien doux, sans doute, mais qu'il trouvait, lui, tout à fait insupportable. La vue seule de l'abécédaire lui causait des crises de larmes. Or, pendant qu'on parlait autour de lui du grand événement de la matinée, il ruminait un plan qu'il confia à sa maman.

Puisque le Curé d'Ars dictait ainsi la conduite et dévoilait l'avenir, il aurait aussi lui sa réponse...

« Je vais demander à M. le Curé, dit-il d'un ton décidé, si je dois apprendre à lire.

— C'est bien, répondait la maman, demain tu feras comme ton frère ; mais tu obéiras au Curé d'Ars ?

– Oui, maman. »

 

Le lendemain, vers midi, fidèle à son programme, le cher petit se rendit avec sa mère sur la place de l'église... et quand le bienheureux sortit pour prendre son frugal repas, il vit un tout petit enfant qui se précipitait à genoux et qui lui criait d'une voix toute tremblante : « Monsieur le Curé, faut-il que j'apprende ou que je jouille ? »

Le bon saint s'arrêta, frôla d'une caresse la joue de l'enfant, et avec ce sourire que devait avoir Jésus quand il accueillait les tout petits : « Joue, mon enfant, c'est de ton âge ». D'un bond, le bambin se releva, et courant à sa mère, il lui cria d'un accent de triomphe : « Maman, maman, le Curé d'Ars m'a dit qu'il fallait que je jouille ! »

N'est-ce pas un épisode d'idéale et fraîche beauté ?

 

Parfois l'avertissement prophétique se voilait sous une parabole.

Une excellente chrétienne, paroissienne de Châtillon-la-Palud, dans la Dombes, allait souvent à Ars.

Une année, elle s'y rendit au commencement du mois de mai, selon son habitude... M. Vianney, qui la connaissait bien, l'apercevant dans la foule, lui fit signe de s'approcher. « Ma fille, lui dit-il, il faut bien faire vos moissons cette année... »

La bonne dame, un peu interloquée, rentra chez elle et raconta la recommandation du Curé d'Ars, sans toutefois en bien comprendre le sens.

Trois mois après, elle mourait saintement. La moisson était faite, et bien faite... La mourante emportait aux pieds de Dieu une gerbe opulente de vertus et de mérites.

 

N'est-ce pas que ces petites fleurs d'Ars ont un parfum délicat et doux ?