III

 

Chez les Capucins

 

Un capucin du couvent de Chambéry, le R. P. Edmond, s'était acquis une grande réputation comme prédicateur. Jeune encore, il réussissait spécialement dans les retraites prêchées aux jeunes gens des collèges et des séminaires. C'était un précurseur de ce grand apôtre de la jeunesse, si personnel, si attachant, si convaincant, qui a nom Mgr André Saint-Clair.

En 1858, le P. Edmond donna la retraite au petit séminaire de La Côte-Saint-André, dans l'Isère. Là, comme ailleurs, il obtint un succès merveilleux, enthousiasmant, électrisant son jeune auditoire. Tous les grands élèves s'empressèrent à son confessionnal, sauf un seul. C'était un rhétoricien, nommé Lasserre, et qui trouva bon de recourir à son confesseur habituel. Cependant, comme la retraite touchait à sa fin, il demanda à voir le P. Edmond, par curiosité peut-être ou crainte de passer pour original.

Le religieux le laissa parler, puis lui demanda :

« Sans doute, mon jeune ami, avez-vous pensé un peu à l'avenir au cours de cette retraite ?

— Eh oui, mon Père ! Mais c'est si vague encore !... Pourtant, quand je lis les Annales de la Propagation de la Foi, il me semble que j'aimerais être missionnaire.

— Très bien, mon ami.

— Seulement, voilà. Dans quelle congrégation rentrer et comment m'y prendre ?

— Oh ! Mon ami, ce n'est pas tellement difficile. Vous avez le choix : Missions-Étrangères de Paris, Maristes, Lazaristes, Jésuites, Dominicains... Et chez nous donc ! Il y a des Capucins, et beaucoup, dans les missions lointaines. J'espère bien moi-même y aller un jour. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? »

A cette question, le jeune Lasserre demeura ébahi. Chez les Capucins, lui ! Il n'en avait jamais vu avant cette retraite, et il ne connaissait ces religieux que par les plaisanteries plus ou moins sottes que l'on fait sur leur habit ou sur leur nom. Voyant l'embarras de son visiteur, le P. Edmond se contenta de dire en le congédiant par une tape amicale : « Je le vois, pas encore, n'est-ce pas ? Mais cela viendra ».

Notre rhétoricien n'en put fermer l'œil de la nuit.

 

L'année suivante, le jeune Lasserre suivait le cours de philosophie au petit séminaire de Rondeau, lorsqu'une épidémie obligea le supérieur à licencier les élèves. Notre philosophe profita de ces vacances forcées pour faire le pèlerinage d'Ars. Il demeurait tourmenté sur sa vocation. Sans doute le saint Curé lui donnerait-il la clef de l'énigme.

« Je désirerais savoir, interrogea le pénitent, ce que le bon Dieu veut de moi.

— Entrez chez les Capucins », répondit M. Vianney sans autre préambule.

Le séminariste eut un sursaut. Tiens, songea-t-il, c'est comme l'autre. « Mais, mon Père, êtes-vous sûr que c'est la volonté de Dieu ?

— Oui, mon enfant.

— En êtes-vous aussi sûr que de votre propre existence ?

— Oui. Allez en paix ! »

 

Le jeune Lasserre, en effet, s'en alla en paix, la joie peinte sur le visage, l'âme assurée des desseins de Dieu.

Après quelques mois passés au grand séminaire de Grenoble, il entrait au noviciat des Pères Capucins. Il s'y forma à toutes les vertus d'un digne fils de saint François. Ordonné prêtre, puis envoyé à la mission d'Aden, il en deviendrait le vicaire apostolique.

Et – coïncidence extraordinaire ! – le R. P. Edmond, parti comme missionnaire aux Iles Seychelles, dans l'Océan Indien, en était nommé vicaire apostolique. Cela se passait en 1889. L'ancien rhétoricien de la Côte-Saint-André, déjà évêque, fut désigné pour donner à l'ancien prédicateur de retraite la consécration épiscopale. Malheureusement le R. P. Edmond, devenu Mgr Dardel, survécut à peine à son élection. Au moment où il s'embarquait à Aden pour les Seychelles, Mgr Lasserre apprit que l'évêque nommé était à toute extrémité. Le dénouement fatal survint peu après.

 

C'est au cours de grandes fêtes qui eurent lieu au petit séminaire de la Côte-Saint-André en juillet 1902 pour l'inauguration d'une nouvelle chapelle, que Mgr Lasserre raconta l'histoire de sa vocation. (1)

 

 

(1) Voir Annales d'Ars, janvier 1903