V

 

Le fiancé inattendu

 

Comment un soupirant fort peu désiré se maria, grâce à une intuition du Curé d'Ars, c'est ce que raconte Mme Marie Mulebach, née Chirat – habitant à Paris, 29, rue de Buffon – dans une lettre adressée, le 29 décembre 1915, à Mgr Convert. (1)

 

En 1853, ma mère qui n'était encore que Mlle Fanny Buathier, paroissienne de Saint Clair de Lyon, était fiancée, et tout faisait croire que le bon Dieu laisserait s'accomplir le mariage. Or une demoiselle d'un certain âge, voulant faire le voyage d'Ars, demanda à celle qui serait ma mère de l'accompagner. Il fallut qu'elle insistât beaucoup pour obtenir le consentement de ma grand'mère, qui ne permettait à sa fille de sortir qu'en sa compagnie. Aussitôt arrivées à Ars, les deux Lyonnaises se rendirent à l'église. Il y avait grande foule, surtout de femmes, m'a dit ma mère. Sa conductrice se présenta dès qu'elle put au confessionnal du saint Curé. Quelle ne fut pas sa surprise d'entendre M. Vianney lui dire : « Appelez la jeune fille qui est entrée avec vous dans l'église, je veux lui parler ».

Elle vint faire la commission, mais Fanny, venue à Ars pour se promener et non pour se confesser, répondit par un non formel. Elle était cependant bonne chrétienne ; la famille Buathier était grandement appréciée du vénérable curé de Saint-Clair, prêtre d'un très grand mérite que j'ai bien connu.

Ce non fut rapporté au Curé d'Ars, qui prit le parti d'aller chercher lui-même la jeune fille. Il s'avança jusqu'à elle. Ma mère, en le voyant, fut toute troublée, mais il la rassura en lui disant avec bonté :

« Venez, ma fille, le bon Dieu m'a dit de vous parler de vos fiançailles. »

Elle ne résista plus et le suivit. Le saint ne la confessa pas, il se contenta de lui dire :

« Le mari que vous alliez prendre n'est pas pour vous ; c'est un homme qui n'est pas digne de votre famille. Il est très bien aux yeux du monde, mais pas pour vous. Vous allez, aussitôt arrivée à Lyon, lui rendre sa parole et, une fois libre, vous attendrez celui que le bon Dieu vous a choisi : il a mauvais caractère, mais il vous aimera bien, ainsi que vos enfants, et plus tard il vous donnera de grandes consolations. Allez en paix, ma fille, et priez pour ceux qui ne prient pas. »

Après cet entretien, ma mère, ne pouvant plus tenir à Ars, se hâta d'en repartir, ainsi que sa compagne. De retour à Lyon, elle rapporta à sa mère la recommandation de M. Vianney. Celle-ci ne mit pas d'opposition à ce qu'elle s'y conformât, mais laissa à sa fille le soin de retirer sa parole. Confiante au saint Curé, elle eut dès le lendemain un court entretien avec son fiancé, et tous les engagements furent rompus.

 

Un temps assez long se passa sans que le mari annoncé se présentât. La jeune fille en était étonnée et sa mère commençait à lui reprocher sa précipitation : « Je n'aurais pas fait comme cela », disait-elle. Mais six mois après, un monsieur Chirat, de notre connaissance, se présenta chez mes grands-parents à Saint-Clair et demanda la jeune fille pour son fils Jean.

En voyant celui qu'on lui proposait, ma mère faillit se trouver mal, tellement il avait l'air sévère : néanmoins elle l'accepta et le mariage fut célébré le jour de la fête de sainte Anne, le 26 juillet 1853.

Ils eurent trois filles, dont l'aînée mourut en nourrice. Mon père et ma mère, déjà vieux – ce devait être en 1883 – eurent la pensée de nous conduire à Ars, ma soeur cadette et moi, chacune avec notre mari. C'était très beau de voir l'entente qui existait entre la belle-mère et les deux gendres. Quelle bonne journée ! Nous priâmes beaucoup le saint Curé. Ma mère fit une aumône, et nous revînmes à Lyon, heureux d'avoir vu Ars et d'avoir prié sur la tombe de celui qui avait décidé le mariage de mes parents...

 

A cette intéressante lettre nous n'ajouterons qu'un détail, et non de minime importance. La fille de Mme Chirat omet de révéler que le mari annoncé était indifférent en matière de religion ; ce qui n'était guère fait pour lui adoucir le caractère. Or, pendant vingt-six ans, la courageuse épouse assista chaque matin à la messe pour obtenir la conversion de cet homme auquel elle avait lié sa vie devant les autels. Elle obtint une victoire tant désirée. C'est un chrétien convaincu, un vrai pèlerin, qu'elle eut la joie d'amener à Ars trente ans après son mariage.

Quel encouragement à « prier pour ceux qui ne prient pas », selon le conseil toujours opportun du Curé d'Ars, et quel noble exemple pour les épouses pieuses que désole l'irréligion d'un époux : aimer, se dévouer quand même, prier avec cette confiance, cette insistance à laquelle le coeur de Dieu ne résiste pas !

 

 

(1) Le 22 octobre 1878, Mme Chirat, mère de Mme Mulebach, fit le pèlerinage d'Ars et conta son histoire à M. Ball qui en prit note (N° 54). A ce récit de la mère, nous avons préféré cependant la lettre de la fille, parce que, en 1878, la prédiction du Curé d'Ars n'était pas encore réalisée tout entière : les « grandes consolations » annoncées pour «  plus tard » n'allaient pas tarder, heureusement.