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Le magasin en coulage

 

Au mois de mai de l'année 1854, Mlle Hemy, qui devint depuis Mme Magnin par son mariage avec un négociant de Chalon-sur-Saône, confia pour quelques jours à une étrangère le magasin qu'elle tenait dans cette ville,  afin de demander à M. Vianney la guérison d'une tante domiciliée à Lyon et qui était souffrante depuis un certain temps.

Elle pénétra vers trois heures de l'après-midi dans l'église remplie de pèlerins. Elle y était depuis une heure, lorsque le saint, passant près d'elle, lui murmura à l'oreille :

« Vous ne pouvez rester longtemps ici. Je vous verrai bientôt. »

Il lui indiqua une place assez proche de son confessionnal. Après une attente d'environ quatre heures, Mlle Hemy put aborder l'homme de Dieu. Sans songer à lui parler d'abord de la malade, elle fit une rapide accusation de ses fautes.

« Mon enfant, lui dit alors M. Vianney, je vais faire l’exercice du Mois de Marie. Vous reviendrez et vous communierez demain matin à ma messe. »

Désolée, Mlle Hemy se retira, mais dès une heure, le lendemain matin, elle retournait à l'église dans l'espoir de terminer au plus tôt sa confession. Malheureusement, il lui fut impossible de se frayer un passage jusqu'à la chapelle de saint Jean-Baptiste. Toute déconcertée, elle se plaça dans la nef, sur le seuil de la chapelle de sainte Philomène. Pour tuer le temps, elle égrena son chapelet, mais elle repassait surtout ses mésaventures : que n'avait-elle, puisqu'elle voulait communier, prié un autre prêtre de l'entendre !

Un peu avant sept heures, un son de cloche annonça la messe de M. le Curé. N'y tenant plus, Mlle Hemy se leva de sa place pour aller au confessionnal du missionnaire. Au même instant, une dame s'approcha d'elle.

« M. le Curé vous demande, chuchota cette personne.

— Moi ?

— Oui, vous. Vous êtes bien demoiselle, n'est-ce pas ?

— Oui.

— C'est donc bien vous. M. le Curé m'a dit : « Allez chercher la demoiselle qui est derrière tout le monde. Vous lui direz : M. le Curé vous attend ». Hâtez-vous, car voici l'heure de sa messe. »

Comment M. Vianney la savait-elle à cette place où elle était restée de une heure à sept heures du matin ? Pour l'apercevoir là, il avait fallu que le regard du saint traversât les murailles ! Il en était cependant ainsi.

La dame surveillante conduisit Mlle Hemy au confessionnal.

« Mon enfant, lui révéla aussitôt M. Vianney, le grappin a fait bien ses farces avec vous ; il vous a bien tenue toute la nuit. Vous avez bien bredouillé des chapelets et vous n'avez pas dit une dizaine convenablement. Votre corps était devant Dieu, mais pas votre esprit... Ô mon enfant, que vous avez peu de foi ! Pourquoi tant vous tourmenter ? Je vous avais dit que vous communieriez à ma messe. Cela devait vous suffire. »

L'absolution reçue, Mlle Hemy parla de sa tante malade.

« Vous allez faire une neuvaine à sainte Philomène, lui fut-il répondu. Vous verrez, votre tante sera bientôt guérie.

— En ce cas, mon Père, je vais à Lyon annoncer l'heureuse nouvelle...

— Non, mon enfant. Vous allez partir tout de suite après ma messe, mais pour prendre le bateau qui va à Chalon. Dépêchez-vous de rentrer chez vous : pendant que vous êtes ici, on vous coule du plomb. »

Mlle Hemy ne saisit pas immédiatement le sens de ces dernières paroles. Elle comprit tout lorsqu'elle sut la façon dont une « personne de confiance » avait géré son magasin pendant son pèlerinage d'Ars.

Quant à la tante de Lyon, elle fut guérie peu de jours après. (1)

 

 

(1) « Ce récit a été fait verbalement à M. Ball en présence de Mme Legrand de Chalon-sur-Saône, par Mme Magnin, née Hemy, elle-même, et confirmé par une lettre de cette dame à la date du 12 février 1878. » (Documents Ball, N° 23)