Table des matières

NEUVIEME CONFERENCE

 

DU MYSTÈRE DE LA SOUFFRANCE DANS SES RAPPORTS

AVEC LA VIE FUTURE

 

Homo natus de muliere, brevi vivens tempore, repletur multis miseriis.

           

L'homme né de la femme, vit peu de jours, et sa vie est remplie de misères sans nombre. (Job., xiv, 1.)

 

Il est une loi fatale, mystérieuse. universelle, inexplicable à la science.

C'est la loi de la souffrance.

Cette loi promulguée le jour où le péché entra dans le monde, est conçue en trois ternies, qui, dans leur triste généralité, embrassent les maux et toutes les infortunes qui affligent le genre humain. – Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, fut‑il dit à l'homme. – Tu enfanteras dans la douleur, fut‑il dit à la femme. Tu sentiras dans la poussière la maladie et les germes de cette décomposition qui se consommera dans la tombe.

 

A partir du jour où fut fulminée cette triple sentence, la douleur est devenue une grande loi de l'humanité. Semblable à un vaste fleuve, elle a promené depuis six mille ans ses eaux amères à travers les générations. Tous les mortels, plus ou moins, à la vérité, mais tous sans exception s'y sont abreuvés.

 

Tout ce qui respire, a dit l'Apôtre, est condamné à pleurer et à gémir ; l'universalité des créatures est livrée aux douleurs de l'enfantement jusqu'à cette heure... » La race déshéritée d'Adam, pareille à un grand malade, se tourne et se retourne sur son lit de déchirement et d'angoisse. En dépit de ses efforts désespérés, malgré les merveilles de son industrie et l'étendue de ses conquêtes, elle n'a pas cessé un instant de souffrir; jusqu'ici elle n'a pu parvenir à vaincre la pauvreté, les maladies et la mort. – Avant Jésus‑Christ, l'humanité off rait l'image d'un grand supplicié, atteint, dit Isaïe, des pieds à la tête, et n'ayant pas en son corps une seule partie restée saine : pour la soustraire à l'inexorable loi qui pesait sur elle depuis sa déchéance, il ne fallait rien moins qu'un médecin descendu du Ciel... L'homme malade ne pouvait guérir que par l'application d'un remède supé–rieur et divin.

 

Jésus‑Christ aurait pu, sans doute, abolir d'un seul trait la douleur, et en vertu de la grâce infinie de la Rédemption, repla–cer l'homme dans l'état de félicité complète et sans mélange dont il jouissait dans le paradis d'innocence. Il ne l'a pas voulu. Il a jugé que pour plusieurs la souffrance deviendrait un mérite, un gain, une source de gloire et un élément de renouvellement et de triomphe ; que pour le plus grand nombre elle serait une expiation nécessaire. Il a donc maintenu la souffrance, mais il l'a purifiée, ennoblie, transfigurée en se l'appropriant. Il s'est fait l'homme de douleurs, virum dolorum, suivant le sens strict et absolu de ce mot.

Jésus‑Christ pouvait apparaître parmi nous, nageant dans les délices, environné d'une splendeur divine, dans l'éclat et la pompe de sa majesté souveraine ; il jugea plus digne de sa gloire et plus profitable au salut des hommes, de se montrer à eux ceint d'un diadème d'épines, vêtu de pourpre et souillé de sang, le visage meurtri, le rictus de la mort sur les lèvres, portant l'onction sanglante des clous, imprimée sur ses mains et sur ses pieds.

 

En s'unissant étroitement à la souffrance, Jésus‑Christ, sans doute, n'a pas émoussé toutes ses aspérités et toutes ses pointes , mais il l'a dépouillée en partie de son amertume, il en a corrigé et détruit le venin. Il a rendu fécond le calice de son sang. Pareil au serpent d'airain, dressé par Moïse dans le désert, il s'est planté lui‑même, au centre du monde, comme un instrument inépuisable de miséricorde. de vie et de santé. Par suite de cette transformation, ses divines plaies, semblables à des fontaines toujours jaillissantes, restent éternellement ouvertes à toutes les âmes égarées et déchues, avides de se soustraire à leurs aspira–tions sensuelles et grossières, désireuses de se retremper dans les joies du sacrifice et dans l'honneur de la pureté.

 

Qui n'admirerait ici les conseils profonds de la Sagesse infinie

L'homme s'était perdu dans le Paradis de délices, il se relèvera dans les brisements du Calvaire. – Il avait refusé d'aller à Dieu par le chemin de la félicité, Jésus‑Christ lui ouvrira une route meilleure et plus sûre, celle de la croix. – « Le Ciel et la terre étaient séparés ; la Croix les a réunis. » – Dans la croix est le salut ; dans la croix est la force et la joie de l'esprit ; en elle se trouve le complément de la vertu et la profusion de toute sain–teté [1] .

 

La croix avant que Jésus‑Christ s'y fut laissé attacher était un signe infamant, un instrument de malédiction et d'opprobre ; mais, lorsque résigné et enflammé d'amour, il se fut étendu sur ce bois douloureux, comme l'époux s'étend sur son lit nuptial, la croix fut lavée de l'ignominie dont elle était souillée, elle devint le point de départ des restaurations éclatantes, l'emblème de la royauté et de la grandeur, le prix du génie et de la bravoure, le stimulant fécond des luttes héroïques, la source des plus ineffables joies et des consolations les plus solides et les plus vraies. « O douce croix, décorée des membres du Seigneur », s'écriait saint André, « croix longtemps désirée, aimée avec sollicitude, sans cesse recherchée, prends‑moi dans tes bras, pour me rendre à mon Maître divin, afin que par toi, daigne me recevoir, celui qui par toi m'a racheté [2] . » Et voilà maintenant, que les austères splendeurs du Calvaire surpassent, dans des proportions infinies, toutes les délices et tous les ravissements du Thabor, et qu'à la suite d’Étienne leur chef, d'innombrables générations de martyrs et de saints, ont savouré plus de douceurs sous les pierres du torrent qui les lapidaient, qu'ils n'en eussent goûté sous des pluies de parfums et de roses.

 

Telle est la haute et magnifique doctrine que nous allons traiter avec développement et avec ensemble, dans cette dernière confé–rence.

 

Que le philosophe, éclairé des seules lumières naturelles, murmure dans ses épreuves, qu'il prenne prétexte de ses souffrances pour blasphémer le Ciel et la Providence, ou que, se drapant sous le manteau d'un dédain stoïque, il s'écrie : « Souffrance, je te méprise et tu n'es qu'un vain mot », on le conçoit... mais, nous chrétiens, éclairés d'une lumière plus haute, élevons nos regards vers le céleste avenir, dont les tribulations d'ici‑bas sont la préparation et le gage. Notre Maître ne nous a‑t‑il pas dit que les souffrances étaient le vestibule par où nous devions passer pour entrer dans le royaume de la * gloire [3]  ? – Acceptons‑les, comme le témoignage des tendres prédilections de ce Dieu, qui ne nous fait participer à ses tristesses et à ses agonies, qu’afin de nous rendre dignes de l'éternelle couronne qu'il nous prépare.

 

Afin d'embrasser notre sujet dans sa généralité, étudions la souffrance au triple point de vue de la nature, de la grâce et de la gloire.

 

Au point de vue de la nature, la souffrance est pour l'homme un principe de dignité et de force morale. Au point de vue de la grâce, elle est le principe de notre incorporation à la vie divine de Jésus‑Christ. Au point de vue de la gloire, elle est un principe et une source d'espérance.

 

I

 

Avant de parler des avantages de la douleur, et des biens merveilleux qu'elle procure à l'âme, il est utile d'en rappeler la notion philosophique.

 

Saint Thomas [4] définit la douleur : le mal qui * répugne, c’est-à-dire l'obstacle qui s'oppose à l'exercice des facultés de l'âme, ou au libre épanouissement de la vie corporelle et sensitive. – La douleur est une impression qui affecte l'âme et lui répugne, soit lorsque l'esprit ne peut atteindre la vérité qui est son objet, soit lorsque la volonté est frustrée du bien qu'elle poursuit. – Que la douleur siège dans l'esprit ou bien qu'elle siège dans le corps, elle est une impression qui répugne à l'être qui la ressent, elle le déforme à un certain degré et cause en lui un dépérisse–ment et une sorte d'amoindrissement. – Dans l'esprit, le mal ou l'obstacle s'appelle tristesse, regret, angoisse ; dans le corps il s'appelle défaillance, tourment, maladie. Mais quels que soient les caractères et les innombrables formes que revête la douleur, elle n'est autre dans son essence, qu'une contrariété, une discor–dance, un défaut d'équilibre et d'harmonie, dans les facultés intellectuelles ou dans les organes sensibles du corps. – En résumé, la douleur est une entrave qui s'oppose ait mouvement normal de la vie, comme la joie est un mode de convenance qui en favorise la pleine expansion.

 

Les philosophes païens, aidés des seules lumières de la raison, avaient entrevu dans un certain degré les avantages et le prix de la souffrance.

 

Ils la regardaient comme la meilleure école, où l'homme pût se former à la science laborieuse et difficile de lui‑même, et se préparer à remplir un jour les grands devoirs de la vie humaine.

« Malheur, disaient‑ils, à l'enfant de fortune *, bercé dans la fascination du luxe et de la mollesse, à l'homme à qui le monde a constamment souri, et qui jamais n'a senti d'entrave et de con–trariété dans ses désirs. » – Si, chez ces hommes enivrés et corrompus par la prospérité, il y a encore un reste de sensibilité, s'il y a en eux des entrailles de chair, et si un cœur d'homme continue à battre dans leur poitrine, ce ne sera qu'au profit de leur égoïsme et pour l'assouvissement de leurs passions désor–données « Malheur aux peuples, lorsque de tels hommes parviennent à saisir dans leurs mains le sceptre de la puissance publique. Pareils à Tibère et à Néron, ils seront les fléaux du genre humain , la terre entière s'offrira à leurs yeux, comme une proie affectée à la satisfaction de leur orgueil colossal et de leurs appétits les plus démesurés et les plus brutaux. »

 

Ces sages ajoutaient encore : « Quel mortel a jamais consi–déré face à face cette souffrance aux traits rudes et sombres, ou s'est mesuré avec elle corps à corps, sans que bientôt il ne l'ait bénie, comme un doux présent du Ciel. De même que les métaux les plus durs s'amollissent et se fondent sous l'action du feu, ainsi la souffrance transforme les nobles âmes . elle suscite en elles une vertu qui les touche, les restaure, les surnaturalise et les adoucit. »

 

Ainsi voyez le pauvre, qui longtemps a ressenti la gêne et la détresse ; s'il parvient à la fortune, il en usera avec sagesse et avec modération ; il a appris par sa dure expérience combien il en coûte * d'être pauvre, de manger un pain devenu rare, de vivre sur la terre, errant, malade, ignoré. – Voyez l'homme d’État, le prince puissant et respecté ; si avant d'être élevé sur le trône, il a enduré les angoisses et les amertumes de l'exil, s'il a dévoré, à longs traits, l'ingratitude et les outrages, il se laissera, moins qu'un autre, éblouir par la grandeur et l'éclat de sa souve–raineté ; il abaissera volontiers des regards de respect et de compassion, sur un sujet disgracié et obscur ; il sait que la noblesse des pensées et l'élévation du cœur se cachent sous les haillons non moins que sous la pourpre ; il se ressouvient que lui aussi a longtemps vécu proscrit, fugitif, méconnu et diffamé. – Voyez encore le prêtre : lorsque à la mélancolie de ses yeux, à l'altération précoce de ses traits, au sourire résigné de ses lèvres, on juge que la souffrance a souvent visité son âme, il est entouré de plus de respect et de tendresse ; c'est avec une confiance plus entière que les délaissés vont pencher leur âme ulcérée sur la sienne , il leur semble que le remède et la consolation doivent découler de son âme, avec une action plus paternelle et plus miséricordieuse. – Enfin, cet homme éprouvé par de longs et sanglants revers, est‑il un sujet abandonné et obscur ? Bien loin de le mépriser, nous voyons dans sa douleur une purification glo–rieuse de sa vie : un sentiment secret nous dit que c'est là un être privilégié, soigneusement préparé par la main divine, à des desti–nées plus glorieuses que celles du temps. Nous admirons en lui une noblesse plus * éclatante que celle du sang, la noblesse d'une souffrance inaltérablement subie... »

 

Je ne sais si tous pensent ainsi, mais l'âme qui a longtemps et beaucoup souffert, semble moins tenir à la terre. Son organisation altérée et abattue lui donne des apparences plutôt angéliques qu'humaines. Cet homme, cette femme ont passé au milieu des joies de la vie, sans en effleurer même la surface. Une telle condi–tion ne leur imprime‑t‑elle pas comme un immortel essor ? Une voix secrète ne nous dit‑elle pas que ces âmes possèdent une vision plus intime et plus profonde des mystères du Ciel ; que leur cœur est un sanctuaire d'où s'exhale un plus vaste parfum de foi, d'espérance et d'amour.

 

Il y a en Orient certains bois aromatiques que l'on écrase et que l'on broie, pour en faire jaillir la liqueur odoriférante mêlée à leur sève ; ainsi la bonté céleste broie l'homme sous le pres–soir de l'affliction, afin de châtier en lui une chair qui a servi de foyer à d'anciens désordres, de l'affranchir de toute lie de corrup–tion, et qu'il devienne le vase mystérieux, d'où jaillira l'inépuisa–ble source de toutes les vertus.

 

Une chose certaine, c'est qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais de sublimité morale, de sainteté héroïque, de vertu digne de ce nom, qui n'ait son principe, ou qui ne puise son essor et sa force, dans une souffrance librement acceptée ou intrépidement subie.

 

D'où vient que notre volonté est souvent chancelante * et indé–cise, que notre vie est semée de si étranges inégalités et de si tristes inconstances, qu'un rien nous abat, qu'une parole peu mesu–rée qui nous a été dite, une variation dans la sérénité du ciel suffisent pour nous faire passer de l'excès de la joie à l'abatte–ment de la tristesse. La cause de ces fluctuations et de ces change–ments n'est autre que l'éloignement et l'horreur instinctive que nous ressentons pour la souffrance.

 

Par ces soins attentifs à repousser les moindres privations et les moindres violences, à écarter de nous tout ce qui s'offre avec l'apparence de la plus légère rigueur, nous nous créons d'in–dignes servitudes. Notre cœur se laisse dominer par autant de tyrans qu'il y a d'impressions dont tour à tour nous subissons les influences. Aucune vertu ne peut subsister dans des âmes aussi versatiles, aucune dignité n'est conciliable avec un caractère flot–tant au vent de tous les changements et de tous les hasards. Aussi l'homme dans cet état se détourne de ses devoirs austères, il devient l'esclave des plus futiles fantaisies ; oubliant que la vie humaine * est une réalité et non pas une fiction, il cherche à se distraire par des amusements frivoles, il livre ses plus belles années en pâture aux plaisirs, à la paresse, à l'ennui, et dévore sans fruit le talent que Dieu lui avait confié. – Dans ces dispo–sitions énervantes, un homme n'a qu'à se présenter à lui, la menace à la bouche, avec puissance de préjudicier à son repos, à ses intérêts, à ses plaisirs, cet homme sera aussitôt son maître ; il aura plein * pouvoir de le soumettre, soit à d'indignes asser–vissements, soit à d'inénarrables tortures.

 

Qu'il y a loin des infinies petitesses de ces âmes molles et efféminées, à l'attitude ferme et magnanime de celui qui, à force de lutter avec vigueur contre la souffrance, s'est rendu comme insensible à ses blessures et à ses traits. Qu'il est beau de le voir serein et majestueux, au milieu des orages et de l'ébran–lement des passions, réalisant la parole du sage : Non contrista–bit justum quidquid ei acciderit [5] .

 

Tranquille, il entend le bruit des révolutions, il voit passer les républiques et les dynasties ; on dirait que c'est sous ses pieds et dans des régions inférieures que s'agitent les vains intérêts des hommes. Aucune perturbation de cette terre ne l'émeut, parce qu'il a appris à lire les événements dans cette sagesse infinie qui règle tout par sa prévoyance, et qui ne permet le mai que pour en tirer le bien, par une manifestation éclatante. Il porte en lui comme un sanctuaire de repos et de félicité. Les hommes et les éléments conjurés sont sans puissance pour l'offenser ou lui nuire. L'enverra‑t‑on en exil ? Il répondra avec un grand évê–que : Toute la terre est pour moi patrie et exil. – Le dépouil–lera‑t‑on de ses biens ? Il a appris à les posséder sans leur per–mettre d'enchaîner son cœur. – Le fera‑t‑on mourir ? La mort est pour lui la * transfiguration à une meilleure vie, l'émancipa–tion de ses peines.

 

Telle était la sérénité et l'héroïque constance de saint Jean Chrysostome, condamné à l'exil par Eudoxie, impératrice de Constantinople.

 

« Lorsque je fuyais la ville », disait le Saint, « je ne sentais nullement mon infortune, et j'étais inondé intérieurement des consolations les plus ineffables. – Si l'impératrice m'envoie en exil, me disais‑je, je penserai que la terre et tout ce qu'elle renferme est au Seigneur. – Si elle me fait jeter à. la mer, je me souviendrai de Jonas. – Si elle ordonne qu'on me lapide, je serai le compagnon de saint Étienne. – Si elle me fait décapiter, j'aurai la gloire de Jean‑Baptiste. – Si elle me dépouille de ce que je possède, je songerai que je suis sorti nu du sein de la terre, et que j'y dois rentrer nu et dépouillé de tout. »

 

Le comte de Maistre raconte l'histoire d'une jeune fille qui faisait l'admiration de la ville de Saint‑Pétersbourg. – La souffrance l'avait transfigurée et faisait resplendir dans son attitude et sur sa physionomie le rayon d'une gloire surhumaine et anticipée. Elle était dévorée d'un cancer qui lui rongeait la tête. Déjà le nez et les yeux avaient disparu. Le mal s'avançait sur son front virginal, comme un incendie qui dévore un palais.

 

Toute la ville était émerveillée de la suavité de ses accents et de son angélique résignation, et courait admirer ce ravissant spec–tacle. Lorsqu'on exprimait à la jeune fille de la compassion pour ses souffrances, elle répondait : « Je ne souffre pas tant que vous le pensez, Dieu m'accorde la grâce de penser souvent à lui. » ‑ Elle répondait, un jour, à des personnes qui lui deman–daient : Quelles prières adresserez-vous à Dieu, lorsque vous serez au Ciel ? – Je lui demanderai qu'il vous accorde la grâce de l'aimer, comme je l'aime moi‑même [6] .

 

Les païens avaient entrevu ce reflet et cette auréole de beauté et de grandeur, que la souffrance fait tomber sur le front de la créature.

 

Un jour, le prince de leurs philosophes s'était posé ce problème redoutable : Si la divinité daignait jamais descendre sur la terre, sous quelle figure lui conviendrait‑il de se montrer ? Platon se promena longtemps, silencieux, méditatif, passant une à une toutes les figures de l'humanité en revue. – Les physionomies les plus éblouissantes, celles des potentats, ne lui paraissaient pas assez pures. – Enfin, il se représenta un homme maître de ses affections, irréprochable dans ses moindres pensées ; il se plut à le retracer, étranger à toute contention, répondant aux plus cruels traitements par la douceur de la bonté, calme et serein au milieu des déchaînements de l'outrage et des fureurs d'une populace ameutée, rayonnant jusque sur le gibet d'infamie, où l'aurait fait monter l'incompréhensibilité de la vertu.

 

Platon jugea que si l'humanité parvenait jamais à produire une pareille figure, elle aurait accompli * son suprême effort, que la terre n'aurait pas de plus beau spectacle à envier au Ciel, et Platon, avec l'enthousiasme et la solennité d'un sage énonçant une de ces grandes vérités que jamais l'oreille humaine n'a entendue, s'écria : Si la Divinité daignait jamais se rendre visible aux hommes, il n'y aurait qu'une figure digne d'elle, celle du juste souffrant.

 

II

 

Jésus‑Christ a‑t‑il satisfait d'une manière totale et absolue pour nos péchés ; a‑t‑il pris sur lui, non seulement la peine éternelle, mais aussi la peine temporelle qui lui était due ? – Saint Tho–mas répond d'une manière affirmative, et il donne pour preuve l'usage constant de l’Église qui n'impose aucune pénitence aux fidèles admis à la régénération baptismale, et cette tradition uni–verselle qu'une fois l'homme enseveli à la ressemblance de Jésus-Christ dans les eaux du baptême, il y meurt entièrement à ses anciens désordres, il n'a plus aucun châtiment, aucune expiation à subir sur cette terre, et s'il mourait après avoir été régénéré par le sacrement, il serait admis immédiatement à la vision de Dieu, sans passer par les flammes du Purgatoire.

 

Quant aux malheureux violateurs de la virginité baptismale, coupables de fautes graves après la * grâce insigne du premier sacrement, la rédemption n'est plus transmise sous cette forme privilégiée et avec cette mesure pleine et surabondante. Après le baptême, la miséricorde divine ne descend sur nous qu'accom–pagnée d'un mélange de justice. Les mérites infinis et le fruit des douleurs de Jésus‑Christ nous sont toujours acquis, mais à la condition que nous nous les appropriions par une coopération personnelle et par des efforts énergiques et violents. En un mot, la pénitence, comme l'appelle Tertullien, est un baptême labo–rieux. – Dans ce sacrement destiné à faire renaître l'âme morte une seconde fois par le péché, le sang, les larmes de Jésus‑Christ ne nous sont plus donnés afin d'épargner les nôtres, mais afin de les féconder et de les proportionner à la vertu si faible de nos expiations, à l'immensité des dettes contractées par nos crimes.

 

Il s'ensuit qu'il n'y a que deux routes pour parvenir à la vie éternelle : celle de l'innocence et celle de la pénitence.

 

La pénitence est une loi de proportion. – Saint Paul en déter–mine nettement l'intensité et la mesure par ces paroles : « Autant vous avez abusé pour vous procurer des jouissances dans l'usage déréglé des créatures, autant vous devez retrancher dans l'usage permis des créatures [7] . »

La réparation n'est suffi–sante qu'autant qu'elle égale le désordre renfermé dans la faute. Les conditions de l'homme pécheur, dans l’usage qu'il fait des créatures, ne sont plus celles de l'homme qui ne s'est jamais rendu coupable d'aucune offense. Celui qui a eu le malheur de se laisser égarer par la voix du tentateur, et qui adhérant aux appâts grossiers de la créature a préféré sa beauté trompeuse et bornée à la beauté du Créateur, celui‑là est tenu de s'arracher avec effort et au prix des brisements les plus inénarrables, des occasions qui l'ont séduit, et des êtres qui l'ont fasciné ; il faut que, remontant le torrent dont les eaux bourbeuses l'ont entraîné, il châtie avec rigueur un cœur, une imagination, des sens qui se sont mutinés contre la raison et la loi de Dieu, comme il châtie–rait un serviteur indocile et des esclaves révoltés.

 

Le principe fondamental de la pénitence réside dans ce fait, que, pour l'homme déchu une seconde fois, il n'y a qu'un seul mode de réintégration : l'acceptation courageuse et volontaire d'une part de douleur égale à la part de jouissance et de douceur savourée dans l'iniquité et le crime ; d'où il suit, selon la pro–fonde remarque de saint Ignace de Loyola, que la pénitence ne consiste nullement dans le renoncement à tout excès, ou dans le retranchement de ce qui est inutile et superflu. – Supprimer ce qui est de trop, c'est vertu de tempérance [8] et non vertu de péni–tence. – Mais la pénitence n'a lieu que lorsque l'homme se re–tranche ce * qui est convenable, et se prive d'une partie de ce qui est utile ou est nécessaire [9] ...

 

Toutefois le mystère n'est pas éclairci.

Il y a eu sur la terre des âmes affranchies de toute trace de péché et d'imperfection. Sans parler de la Très Sainte Vierge conçue sans péché, de saint Jean Baptiste sanctifié dès le sein de sa mère, une multitude d'autres saints ont mené sur cette terre une vie toute céleste, étroitement unis à Dieu, sans que jamais aucun désir grossier, aucune vapeur des sens, aient obscurci la beauté et l'éclat radieux de leur âme. Cependant, ils ont recueilli une part plus abondante à ce vaste héritage de douleur, légué à notre triste humanité *.

 

La souffrance a donc une cause plus haute et plus universelle que l'expiation.

 

Cette cause est la conséquence d'un des mystères les plus pro–fonds et les plus incompréhensibles de notre foi, où se résume toute l'économie du Christianisme, et que nous méditons rare–ment... Ce mystère est celui de l'incorporation de notre vie à la vie divine de Jésus‑Christ.

 

On peut dire en un certain sens, que Jésus‑Christ dans le Ciel n'est pas complet. – Sur le trône, où depuis son Ascension glorieuse, il règne assis à la droite de son Père, il n'y a pas encore la totalité, mais un simple commencement de Jésus‑Christ. – Jésus‑Christ est d'aujourd'hui, d'hier, de tous les siècles [10] . Jésus-Christ et l'universalité des fidèles ne forment qu'un seul esprit et un seul corps, unum corpus et unus spiritus [11] . Ce corps mys–tique de Jésus‑Christ, qui n'est autre que l’Église, s'édifie pro–gressivement : il s'étend et grandit en s'incorporant les élus, dont l'esprit s'ouvre aux rayons de la foi, et le cœur à l'onction de la charité. – Jésus‑Christ n'atteindra son développement parfait, il n'entrera dans la plénitude de ses années et dans la maturité de l'homme, que lorsque l'ange du Seigneur aura marqué le sceau du Dieu vivant, sur le front du dernier des prédestinés. Jusqu'à ce jour, le mystère de l'Ascension continue ; il se pour–suit et s'accroît, chaque fois qu'une âme concourt efficacement à* cette structure divine, et qu'au sortir d'une vie pure, elle se surajoute pour composer la cité céleste, qu'elle se superédifie, comme une pierre vivante, dans l'éternelle Basilique des saints.

 

Or, le corps mystique et collectif de Jésus‑Christ est modelé sur son corps individuel.

 

Jésus‑Christ, pour opérer notre rédemption, n'avait pas besoin de parcourir un espace de trente‑trois ans dans la durée. – A peine conçu, il pouvait s'élancer du sein de sa mère, étincelant de splendeur, et aller étonner le Ciel par son entrée triomphale et imprévue. – Il ne l'a pas voulu. – Pour entrer dans le sanc–tuaire de sa gloire, la voie la plus courte et la plus facile n'était pas celle qui off rait le plus d'attrait à son Cœur. Il a préféré s'élever au Ciel, par les degrés sanglants de ses ignominies et de ses cuisantes douleurs. Il a voulu que l’Éternité entière, la toute‑puissance de ses charmes jaillît des cicatrices mêmes de ses douleurs ; et afin que, dans tout son être, il n'y eût pas une seule partie qui ne rayonnât de son éclat spécial de beauté, il a voulu le livrer tout entier en pâture à la douleur, et des pieds à la tête en ressentir les meurtrières et cruelles atteintes.

 

Ce qui s'est accompli dans Jésus‑Christ individu, doit se per–pétuer dans son corps collectif ou mystique. – Telle est la loi de l'indestructible solidarité établie entre la tête et les membres. – Il ne saurait convenir à ceux‑ci de s'élancer dans la gloire, sans passer par les transformations que le chef a subies. On ne saurait admettre, que * Jésus‑Christ ait voulu frayer deux routes opposées conduisant au Ciel : l'une pour lui, rude et crucifiante, l'autre pour les siens, commode, semée de roses et de délices. Le corps de Jésus‑Christ, nous apprend l'Apôtre, est uni, lié dans toutes ses parties ; il exclut de sa composition tout élément disparate [12] ; il est sublimement ordonné et rassemble dans sa structure cette harmonie et cette perfection, qui en feront, un jour, le plus inimitable reflet de la gloire et de la majesté souve–raines. – Or, ne serait‑ce pas, dit saint Bernard, un assorti–ment monstrueux, un contraste étrange et discordant, si une tête couronnée d'épines était unie à un membre délicat, une chair broyée par les verges à une chair nourrie dans le faste et dans la mollesse... Pudeat sub capite spinato membrum esse deli–catum.

 

Ah ! les peines et les afflictions qui nous brisent le cœur, nous arrachent des cris déchirants, et vont jusqu'à nous faire répandre des larmes de sang, sont loin de laisser Jésus‑Christ insensible. – Nul ne le connaît mieux que lui, et n'y compatit plus vive–ment, puisqu'il en a ressenti les impressions, et qu'au jardin des Oliviers, comme dit Isaïe, il a porté personnellement toutes nos défaillances et toutes nos langueurs [13] . – Mais une pitié natu–relle * qui le porterait à supprimer l'épreuve et à tarir à tout propos la source de nos gémissements, ne serait‑elle pas de sa part une inconséquence, un acte de tendresse aveugle et insensée ? Jésus‑Christ pourrait‑il déroger au plan de sa sagesse, abolir les obligations inhérentes à la noblesse de notre origine et aux préro–gatives glorieuses que nous a conférées le baptême ? – Sujets et membres d'un chef divin, notre premier devoir est de suivre notre chef dans toutes ses voies, de passer par toutes les péri–péties que lui‑même a subies. Afin de mériter d'être glorifié un jour avec lui, il est de toute nécessité que, sur cette terre, nous souffrions avec lui : Si tamen compatimur ut et conglorifice–mur [14] . Et de même qu'au terme de notre vie, nous entrerons en participation de l'Ascension de Jésus‑Christ, il faut que réci–proquement, suivant la pensée de l'Apôtre, tant que dure notre pèlerinage, nous complétions en nous, ce qui manque aux angois–ses et aux tortures de sa Passion : adimpleo ea quœ desunt passionum Christi [15] .

 

En effet, la Passion de Jésus‑Christ ne s'est point close sur le Golgotha.

 

Sur le Golgotha, Jésus‑Christ a enduré la douleur dans toute son intensité. Sa douleur a été vaste, amère comme les eaux de l'Océan ; elle s'est élevée au‑dessus de toute mesure, de tout exemple, de toute expression ; mais il n'a pas enduré la douleur sous toutes ses physionomies et sous toutes * ses formes. – Il a été percé par des clous, il n'a pas été brûlé à petit feu. – Il a vu ses disciples s'enfuir, effrayés du scandale de la croix ; il n'a pas éprouvé cette autre douleur, moins vive sans doute, niais plus expansive, plus remplie de gémissements et de larmes, d'une mère qui voit la mort arracher de ses bras un enfant adoré. – Il a éprouvé des peines réelles causées par les péchés et par la malice des hommes ; il n'a pas ressenti ces tristesses idéales et fantastiques, d'une âme peu résignée, qui se nourrit de chimères, aspire avec l'ardeur du délire à un avenir qu'elle ne peut attein–dre et ne sait trouver son contentement dans le devoir et la pra–tique austère de la vertu. – Jésus‑Christ a éprouvé la confusion et le repentir de nos péchés à nous ; il n'a pas été bourrelé par le remords et n'a pas enduré la confusion, qui accable le pécheur au souvenir de ses iniquités personnelles. – Tous ces genres de douleurs, que Jésus‑Christ n'a pas endurés dans sa propre per–sonne, il est nécessaire qu'il les complète dans ses membres. – Il faut que la Passion douloureuse du Sauveur se consomme dans tous les temps et sous tous les espaces. Car, de même que plus tard, dans le Ciel, Jésus‑Christ sera tout et en toutes choses par sa béatitude et par sa gloire, ainsi en ce bas monde, jusqu'à la fin des siècles, il doit être tout et en toutes choses, par ses infirmités et ses agonies, Omnia et in omnibus Christus [16] . *

 

Ces considérations expliquent la soif ardente des souffrances dont étaient dévorés les saints, les délices ineffables qui les faisaient tressaillir sur les bûchers et les chevalets, lorsque leurs chairs étaient consumées et leurs os disloqués. L'amour dont ils se sentaient enflammés pour la croix, leur mettait aux lèvres des accents incompréhensibles.

 

Sainte Thérèse, glacée par le froid, tourmentée par des rhu–matismes, brisée par les fatigues et les austérités, mais transper–cée, au plus intime de son âme, du glaive des Séraphins, languis–sante, éperdue, s'écriait : Aut pati, aut mori; ou souffrir ou mourir.

 

Saint Ignace d'Antioche, condamné à périr sous la dent des bêtes, se rendait à Rome, pour prendre part aux jeux solennels, ordonnés par l'empereur Trajan. – Il voyageait entouré de sol–dats, bêtes féroces à face humaine, qui rugissaient autour de lui, comme des tigres et des léopards. Au milieu de leurs vociférations et de leurs clameurs, escorté d'amis et de disciples, qui se pressaient autour de lui, afin de recueillir de sa bouche ses adieux et ses dernières recommandations, il relevait majestueuse–ment son front qui rayonnait déjà d'une gloire céleste et surhu–maine ; saisi d'un saint transport, rempli de l'espérance de Dieu, il prononça des paroles inconnues jusque‑là à la langue humaine :

« Puissais-je », disait‑il, « jouir de la fureur des bêtes... ne vous laissez pis toucher pour moi d'une fausse compassion... Si vous agissez de la sorte contre moi, le premier, j'irriterai les bêtes et les presserai de nie dévorer... Pardonnez‑moi *, mes fils, je sais ce qui m'est utile ; maintenant je commence à devenir un digne disciple de Jésus‑Christ, ne désirant plus ce qui est visible, afin de trouver plus promptement et plus sûrement Jésus‑Christ... Oui, viennent le feu, et la croix, et les bêtes ; viennent le morcellement de mes membres et le brisement de mon corps. » Et au moment où il entendit les lions rugir, il s'écria : « Je suis le froment de Jésus‑Christ, je veux être moulu par la dent des bêtes, afin d'être servi comme un pain pur à la table de Jésus‑Christ [17] . »

Pour comprendre les sentiments qui animaient le saint évêque, et saisir le sens des étranges paroles qui émanaient de ses lèvres, il faut se ressouvenir que Jésus‑Christ, dans l’Évangile, compare. l’Église et le Ciel à un grenier, et les élus à un froment.

 

De cette similitude jaillit toute une doctrine et une haute morale.

 

Le grain de froment n'acquiert toute sa perfection, qu'autant qu'il est soumis à une triple mort, qui a pour effet de susciter en lui une triple dignité et une triple vie.

 

Ainsi l'agriculteur, au déclin de l'automne, enfouit le grain de froment dans le sillon de la terre ; ce grain se dissout, il pourrit sous l'action de l'humidité, se mélange avec d'autres sucs et disparaît, au point qu'un observateur ignorant le croit perdu sans retour ; mais au premier soleil de printemps, ce grain qui semblait à jamais éteint, puise la fécondité dans sa mort apparente, il renaît sous la forme d'un épi rajeuni et renouvelé. – Toutefois, ce n'est pas le terme de la perfection de ce grain de froment il est appelé à une transfiguration plus merveilleuse encore. Pour l'atteindre, il faut qu'il subisse une seconde mort, ce grain sera mis sous la meule, écrasé et réduit en poudre, on en fera du pain, il deviendra la nourriture et la chair de l'homme et aura part à la dignité de sa vie intellectuelle et pensante. – Enfin il est pour ce grain de froment une perfection et une dignité plus cul–minante. Il sera placé sur l'autel ; le prêtre prononcera sur lui les paroles sacramentelles de la consécration ; cette fois, il sera anéanti du tout au tout, jusque dans la racine de sa substance ; il ne restera de lui aucune trace, aucun vestige de son être primitif ; mais en échange, ce pain inerte aura cessé d'être une vile matière, il deviendra le Dieu que les anges adorent [18] .

 

Ainsi l'homme ne secoue les entraves grossières de la nature matérielle qui l'obscurcit et le corrompt, il ne sort du transi–toire et du fini pour entrer dans l'éternel et dans l'infini qu'en subissant une triple mort.

 

Pour s'élever au faîte de la perfection et parvenir à retracer en lui l'image effacée de Dieu, il est nécessaire qu'il meure à ses sens, qu'il meure à son esprit et à ses jugements propres, et finalement qu'il s'immole dans son cœur et meure à ses propres affections.

 

Jésus‑Christ est le père de famille et le grand moissonneur céleste. – Du haut du Ciel où il est assis, il voit sur la terre le bon grain se dissoudre et périr sous le feu des afflictions. – Loin de s'en attrister, son Cœur divin tressaille et éclate en trans–ports d'allégresse et de bénédiction « C'est là, s'écrie‑t‑il, mon froment, il s'épure et se transforme il sera digne d'entrer dans ma plénitude; et alors le vœu le plus ardent de mon Cœur sera accompli. »

 

« O mon Père, tous ceux que vous m'avez donnés sont devenus UN avec moi, ils se sont incorporés à ma vie, par une union aussi intime, une affinité aussi admirable, que celle qui, de tous les grains de l'épi broyés sous la même pierre, forme un seul pain et une seule substance, unus panis, unum corpus [19] . » *

 

Magnifique résultat de la souffrance, qui ne nous fait mourir un instant à nous‑mêmes, que pour nous faire vivre en Jésus-Christ d'une vie divine ; qui ne nous ensevelit dans un linceul sombre et douloureux, que pour jeter dans les profondeurs de notre être, la semence de l'immortalité, et nous introduire, par une douce anticipation, dans l'ordre de la gloire et de la résur–rection.

 

III

 

Le Sauveur miséricordieux, afin d'adoucir nos maux et de tempérer nos épreuves dans cette vallée de déceptions et de misè–res, a voulu nous donner le gage certain de ses tendresses, nous offrir les arrhes de la félicité céleste qu'il nous prépare. – Ces arrhes, ce témoignage authentique de la bienheureuse vision, qui faisait soupirer de bonheur l'âme des saints, ce ne sont point les succès éclatants de ce monde, ni une gloire ou une félicité tem–porelle, mais l'épreuve et la souffrance.

 

Les saints n'ambitionnaient pas d'autres biens et ne voulaient pas d'autre salaire de leurs travaux. Rencontraient‑ils un de leurs amis : « Venez, frère, disaient‑ils ; nous avons pour demeure des creux de rocher, où l'on dort sur la terre humide, et où il n'y a pas de lit ; nous nous nourrissons d'herbes sauvages et nous n'avons pour nous rafraîchir que * l'eau des torrents ; autour de nos habitations, nous entendons hurler les bêtes sauvages, moins redoutables, toutefois, que les tyrans inhumains et les hommes barbares dont la haine et l'implacable férocité nous poursuivent sans relâche et sans trêve ; mais venez sans crainte, il y a d'inef–fables joies et d'ineffables consolations , car il y a ineffablement à souffrir... »

 

A première vue, ce langage confond la raison et déconcerte tous nos jugements humains.

 

Mais les saints, vivant sur ces hauts sommets de la foi, entre–voyaient les événements d'ici‑bas et les destinées humaines sous d'autres aspects et à travers d'autres horizons ; ils jugeaient les choses du temps dans leurs relations avec celles de l'éternité, et ils pénétraient le sens profond d'une des plus sublimes paroles qu’aient prononcées les Écritures : l'Espérance est la fille de l'épreuve [20] .

 

Sans l'épreuve, il n'y a pas d'espérance.

Supposons, en effet, un homme dont tous les désirs sur cette terre soient satisfaits ; il s'endormira dans cette prospérité fatale ; il n'appellera plus une autre vie ; les célestes pensées seront sans puissance pour le détacher de la boue des choses matérielles et sensibles. – Mais qu'un déshonneur, une cruelle affliction appesantisse, sur cet homme, ses pointes douloureuses et aiguës : aussitôt, comme une liqueur comprimée dans un étroit vaisseau, son cœur anéanti et écrasé sous le poids de la peine, cherche à * s'ouvrir une issue ; ne trouvant plus dans le présent, un seul objet pour s'appuyer, ni qui lui promette du soulagement, il se dégage des entraves éphémères de la durée et de l'espace ; il plon–ge ses regards avides sur les montagnes de la Miséricorde infi–nie, d'où découlent tout rafraîchissement, toute lumière et tout secours.

 

Le patriarche Job, dans sa touchante histoire, nous révèle la profonde économie de la souffrance, et il nous signale les sources abondantes de délices, où les âmes peuvent s'abreuver à longs traits, au milieu des plus cuisantes infortunes.

 

Job avait des troupeaux et d'innombrables brebis, et ces troupeaux sont décimés par des épidémies et des pestes. – Job avait de magnifiques et somptueuses habitations, et ces habita–tions sont dévorées par le feu du Ciel. – Il avait des enfants, objets de sa joie. unis entre eux par l'affection la plus douce, et un jour que ces enfants étaient assis à un fraternel banquet, ils périssent lamentablement écrasés sous des ruines. – Il avait des amis, et ses amis, au lieu de le consoler, le jugent frappé par la main du Ciel, pour quelque crime mystérieux et inconnu. – Il avait une épouse, et son épouse, saisie de dégoût et d'horreur, fuit l'infection de ses plaies. – Enfin il avait un Dieu, à qui il offrait des sacrifices sept fois le jour, et Dieu lui retire la rosée des consolations célestes, et semble l'avoir plongé dans un suprême abandon.

 

Jamais, certes, les eaux débordées de la douleur n'avaient répandu la multitude de leurs flots avec* une impétuosité et une abondance aussi excessive, sur la tête d'une victime. Un moment, le désespoir semble envahir l'âme de Job, et toute sa force paraît comme enchaînée.

 

« La vie », s'écrie‑t‑il, m'est devenue un intolérable poids... Périsse le jour où je suis né, et où il a été dit : un homme est venu au monde... Que ce jour‑là soit couvert de ténèbres, qu'il ne soit plus énuméré dans les mois, et qu'on ne le suppute plus dans les jours de l'année, qu'il ne soit plus illuminé par aucune lumière, et qu'il reste enveloppé d'un brouillard et d'une amertume sans fin... Pourquoi m’avez‑vous fait sortir du sein de ma mère, et ne suis‑je pas mort avant d'avoir vu le, jour ?... Pourquoi ai‑je été bercé sur des genoux, et ai‑je sucé le lait d'une femme ?... Le petit nombre de mes jours, finira‑t‑il bientôt ... Est‑il digne de votre puissance de vous attacher sur une ombre ?... Laissez‑moi, afin que je puisse pleurer ma douleur, avant l'heure fatale, où j'entrerai dans ces terres glacées et silencieuses, que la mort obscurcit de ses ombres [21] . »

 

Mais tout à coup, Job cesse ses plaintes, une * transformation s'opère dans son être, son visage s'illumine, son front, son regard deviennent sereins et radieux , l'hymne de l'espérance s'échappe de ses lèvres, comme un fleuve d'allégresse et de paix. Qu'il est beau de le voir, ce Job, disant naguère aux vers : vous êtes mes frères, et disant à la pourriture : tu es ma sœur, lorsque assis sur son fumier, pareil à un triomphateur, il s'écrie dans l'élan et l'enthousiasme de sa foi : Je sais que mon Rédempteur vit, et qu'un jour je le verrai des yeux de ma chair et non de ceux d'un autre [22] .

 

Jamais bouche humaine n'avait fait entendre un cantique plus éloquent et plus divin. Ce modèle du juste éprouvé, broyé, anéanti, descendu au dernier échelon de la misère matérielle et morale, ne se dédommage‑t‑il pas, en un clin d’œil, de tout ce qu'il a souffert ? D'un seul bond il se relève et se place au‑dessus des sens, au‑dessus de la nature, au‑dessus de ce qu'a jamais osé concevoir la raison humaine. – Il embrasse de son regard pro–phétique la durée des siècles, il a l'intuition du jour où il secouera la poussière de son cercueil ; cette intuition est écrite dans la certitude immuable, gravée au fond de son cœur : Je sais que mon Rédempteur vit, et qu'un jour je le verrai de mes yeux et non de ceux d'un autre.

 

Ah ! c'est avec raison, qu'à la suite de son beau cantique, l'admirable Patriarche s'écrie de nouveau : * « Puissent mes discours être écrits dans un livre avec un style de fer, ou être écrits en caractères ineffaçables sur la lame de plomb ou sur la pierre vive [23] . » Sans doute, afin qu'ils puissent être lus par les générations à venir, et remplir des mêmes consolations, l'immen–se famille des déshérités, qui n'a pour nourriture que le pain amer de ses larmes.

 

Ah ! qui d'entre nous a jamais prononcé avec une foi vive, cette parole de Job : Je sais que mon Rédempteur vit, sans qu'aussitôt il n'en ait ressenti les effets ? Cette parole n'a‑t‑elle pas fait lever l'aube de la sérénité au milieu des deuils les plus noirs ? N'a‑t‑elle pas inondé le secret de notre âme d'une joie supérieure et inconnue, au moment même où une larme san–glante s'échappait de nos paupières ? – Errants, dépouillés de tout, jetés à terre par la cupidité triomphante, nous puisions, dans le cortège sans cesse renaissant de nos maux, des motifs d'amour et de confiance. Loin de nous laisser abattre, et d'éclater en impatience et en murmures, nous bénissions Dieu, en entre–voyant dans les secrets de sa justice, les profondeurs infinies de sa miséricorde. Si le Seigneur, disions‑nous, donne du conten–tement à ses amis, que réserve‑t‑il à ses serviteurs ? Si dans la distribution des biens et des maux, il fait pencher la balance envers ceux qui l'offensent et le blasphèment, c'est que, pour * ses amis, toutes les fortunes et tous les empires de la terre lui paraissent un présent de trop peu d'importance. Réjouissons-–nous donc dans nos tribulations, et mesurons notre grandeur à venir à nos amertumes présentes et à la difficulté de notre épreuve.

 

Saint Jean Chrysostome, dans son homélie, sur le mauvais riche et sur le pauvre Lazare, nous révèle la sublime philosophie de la souffrance.

 

Paraphrasant le passage de saint Luc où le riche, plongé dans les tourments, supplie Abraham de permettre à Lazare de lui apporter au moins à l'extrémité de son doigt, une légère goutte d'eau afin de rafraîchir sa langue brûlante et desséchée il com–mente cette parole d'Abraham disant au mauvais riche « Mon fils, souvenez‑vous que vous avez reçu, en votre vie, les biens, et que Lazare a reçu tous les maux ; or, maintenant celui‑ci est consolé, et vous tourmenté. – De plus, entre vous et nous, il se dresse un infranchissable chaos ; de sorte que ceux qui voudraient passer d'ici vers vous ne le peuvent, comme on ne peut passer ici, du lieu où vous êtes [24] . » – De cette * réponse d'Abraham, saint Jean Chrysostome déduit un enseignement admirable.

 

Le mauvais riche, dit Abraham, avait reçu en sa vie ses biens : – Comment cela ? – Le grand commentateur l'explique en disant : Le mauvais riche, au milieu de sa corruption et de sa grande perversité, avait opéré en ce monde de très petits biens. Durant la vie présente, personne ne saurait être mauvais d'une manière absolue ; les plus impies et les plus scélérats obéissent parfois sur certains points à la loi morale ; au milieu de leurs dérèglements, ils conservent quelques restes de vertu naturelle. Inhumains, esclaves de leurs convoitises, il y a cependant de rares et exceptionnelles circonstances, où ils consentent à se montrer justes, cléments, désintéressés. Or Dieu se réservant de les châtier rigoureusement un jour à cause de leurs crimes, et tenant d'autre part, pour l'honneur de sa justice, à ne laisser sans récompense aucune bonne œuvre, si petite et si imparfaite soit‑elle, prodigue souvent en ce monde aux méchants et aux impies des plaisirs et des biens temporels. Il leur accorde, comme au mauvais riche, une vie brillante et somptueuse ; il leur donne des tables exquises et abondantes, des tapis moelleux... une multitude de flatteurs et de parasites, l'éclat et la pompe de toutes les jouissances désirables. – Le mauvais riche avait donc reçu ses biens.

 

Lazare, au contraire, orné de tous les dons célestes, parvenu au pinacle de la perfection par sa patience héroïque, s'était laissé probablement * surprendre par de légères fautes de fragilité. – Il est permis d'admettre qu'au spectacle de l'insolente prospérité de celui dont il implorait en vain les miettes et le superflu, son cœur s'était un instant aigri et révolté. Peut‑être sa foi et sa confiance s'étaient‑elles laissées ébranler et avaient‑elles faibli dans une certaine mesure. Or, Dieu se proposant de mettre Lazare au nombre de ses élus et de le couronner durant l'éternité entière, et d'autre part ne recevant les justes dans son sein que lorsqu'ils sont pleinement purifiés de toute faute, voulut, dans ses secrets desseins, que Lazare, pendant sa carrière terrestre, passât par de longues et difficiles épreuves ; il lui envoya les plaies, la maladie, la pauvreté, l'abandon et les mépris. – Ainsi, Lazare arrivé au terme se trouvait quitte vis‑à‑vis de la justice, il avait reçu ses maux. – Le mauvais riche et le pauvre avaient reçu l'un et l'autre du divin Rémunérateur ce qui leur était dû , le riche, les voluptés, les honneurs, les richesses dans le temps, mais en échange des supplices sans fin et sans mesure dans l'éternité ; le pauvre, des épreuves et des tribulations extrêmes en cette vie, mais en compensation, et à la suite de l'épreuve, une félicité sans mélange et sans altération. – C'est ainsi que l'ordre et l'égalité seront un jour éternellement restaurés, et que la conduite et les desseins cachés de la divine Providence se trouveront pleinement justifiés au jour du jugement.

 

Pénétrons‑nous profondément de ces salutaires considérations, et les adversités de la vie ne parviendront * jamais à nous abat–tre. Alors, loin d'éclater en plaintes et en murmures contre la sévérité de Dieu, lorsque sa main paternelle nous frappe, nous le bénirons à tous les instants, nous recevrons avec gratitude les infirmités du corps et les cruelles tristesses d'esprit comme le signe le plus certain de ses prédilections et de ses tendresses [25] . Dieu châtie ceux qu'il aime [26] . Cette pensée n'ouvrait‑elle pas aux saints la source des consolations les plus solides et les plus eni–vrantes ?

 

En évoquant les souvenirs de notre vie, nous reconnaîtrions aisément que c'est à l'époque des désolations et de grandes amertumes, que notre cœur s'est senti plus vivement touché de l'impression de Dieu et qu'il nous a semblé devenir plus voisins du Ciel.

Ainsi le monde nous a délaissés : nous avons vu nos intimes amis, ceux qui mangeaient notre pain et s'asseyaient à notre table, se détourner pour éviter notre rencontre... Mais, aussitôt le Seigneur, comme une mère tendre, nous a pressés plus amoureu–sement dans ses bras : Dominus autem assumpsit me [27] . *

 

La sombre mort vous a enlevé un fils, que, comme la mère de Tobie, vous appeliez lumière de mes yeux, espérance de mes vieux jours, bâton de mon infirmité [28] ... ou, jeune encore, vous êtes réduite à vous isoler du monde pour pleurer votre veuvage prématuré. Mais n'avez‑vous pas obtenu des visions surnaturelles et radieuses ? Vos regards n'ont‑ils pas eu comme des éclaircies sur le céleste avenir ? Dans la clarté des contemplations divines, vous avez entrevu ces êtres chéris et regrettés, goûtant le repos dans un monde meilleur. Dans le secret de vos âmes vous avez entendu qu'ils vous disaient : Nous sommes heureux et nous l'attendons.

 

Ainsi, la douleur, en nous brisant dans ses étreintes, nous arrache à l'amour des choses présentes ; elle est le glaive qui déchire les nuages et nous entrouvre d'autres horizons, en nous élevant à des espérances plus hautes. – Au flambeau des tribu–lations, toutes les fortunes et tous les biens si ardemment ambi–tionnés apparaissent dans leur réalité, et ne sont plus à nos yeux qu'une fumée et des nuages sans consistance. – La vie humaine ne se montre plus à nous que comme un point, suivant le langage de saint Paul : mais ce point est un germe fécond : fructifié par nos larmes, il se convertira en un poids incommensurable de gloire [29] . *

 

Ah ! cessons, enfin, d'accuser le Créateur de sévérité et d'injus–tice. – Si Dieu nous éprouve et nous enlève ce qui nous est cher, s'il fait distiller goutte à goutte sur nous la lie amère des décep–tions et de tous les déchirements, ce n'est nullement, assure l'Apô–tre, pour nous dépouiller, eo quod nolumus expoliari, mais afin de nous revêtir plus promptement et avec plus d'éclat de l'im–mortalité. comme d'un vêtement de dessus : Sed supervestiri [30] .

 

Considérons un grand artiste, voulant faire une statue. Il a sous sa main un marbre grossier et informe, il s'arme de son ciseau, il est sans pitié, il frappe à grands coups, il fait voler la pierre en éclats, jusqu'à ce que l'idée qui l'inspire se reflète sur les traits de la statue, et y répande cette grâce et cette majesté qui feront l'admiration de l'univers.

 

Dieu fait de même : armant sa main paternelle du ciseau de la mortification, il taille dans le vif de nos affections ; il ne se laisse émouvoir ni par nos gémissements, ni par nos cris ; il retranche sans pitié ces liens, ces amis, cette santé, cette réputa–tion qui étaient comme des parties vivantes de nous‑mêmes. Au feu de la douleur, il absorbe les attachements, les liens secrets et invisibles nous engageant dans l'amour des choses terrestres et périssables ; il les réduit en fusion ; il élimine violemment tout ce qui reste en nous de scories, d'alliage d'humanité et d'affections sensuelles, afin* que notre âme ainsi spiritualisée de–vienne comme une toile bien préparée, où les rayons de la divine bonté parviendront un jour à déposer leur empreinte : ut absor–beatur quod mortale est a vita [31] .

 

L'homme, avant d'être soumis à cette purification, ressemble à un sable souillé et ténébreux , jeté au creuset de la douleur, il se subtilise ; il devient un cristal transparent et limpide, où la gloire substantielle de Dieu, rie rencontrant plus d'obstacle, pourra couler librement comme un fleuve sans fond et sans rives : – alors Dieu sera tout et en toutes choses. – De même que les images du soleil, des palais, des arbres se réfléchissent, avec leurs formes et avec toute leur netteté dans le miroir d'une eau lim–pide, ainsi les perfections des divins attributs, sans perdre leur immuable indivisibilité, se réfléchiront sur tous les élus. Nous serons imbibés des irradiations de la vie divine ; ce sera alors la fin, la consommation, l'époque où les temps auront achevé leur cours, le règne de la stabilité et du repos, règne fortuné que les créatures attendent, qu'elles appellent par leurs longs gémissements, semblables à une mère en travail, qui appelle sa délivrance, et traduit ses souffrances par des cris plaintifs, par de longs et douloureux soupirs, omnis creatura ingemiscit et parturit risque adhuc [32] .

 

Telle était l'espérance de l'incomparable mère des Maccha–bées. Elle avait vu de ses yeux les corps * délicats de ses six jeunes enfants déchirés et mis en lambeaux par le fer d'un tyran inhumain. Elle nageait inondée de leur sang et au milieu de leurs membres mutilés et épars. Mais elle entrait en esprit dans les ta–bernacles des éternelles joies, et dans le séjour de la sérénité et des doux transports. – Toute l'horreur que lui inspirait cet effrayant spectacle, tous les brisements et les cruelles meurtrissures faites à son cœur de mère s'évanouissaient sous le soleil de son espé–rance, et elle encourageait le plus jeune en lui disant : « Sou–« viens‑toi, mon fils, que je t'ai porté neuf mois dans mon sein ; je t'ai nourri trois ans de mon lait, je t'ai élevé jusqu'à cette heure... Ah ! méprise la terre et tout ce qui passe, et ne te laisse point ébranler par les menaces de ce tyran cruel : je te demande d'embrasser, de tes regards, le ciel, la terre, et tous les êtres qui y sont... Comprends que c'est Dieu qui les a tirés du néant et a fait la race des hommes. Reçois de lui la mort, afin qu'il te reçoive dans la même miséricorde où déjà sont entrés tes frères [33] ... »

 

Concluons par un dernier trait.

Il y avait en Orient, à l'époque de l'empereur * Théodose, une femme que l'ardeur de la jeunesse, le goût des plaisirs joint aux écueils de la pauvreté, avaient précipitée dans les désordres d'une vie de corruption et de licence.

 

Cette femme s'appelait Marie, elle se convertit sincèrement à Dieu et l’Église l'a couronnée et l'a exaltée sur les autels, sous le nom de Marie l’Égyptienne.

 

Elle se rendit un jour à Jérusalem pour les grandes solennités des fêtes de l'Exaltation de la sainte Croix. Tout à coup, elle crut entendre une voix, venant des rives du Jourdain et des profondeurs de la solitude qui lui criait : Passe, viens à nous et tu trouveras l'innocence et le repos.

 

Sans délai, et quoique le jour commençât à baisser, elle se hâta de courir au lieu indiqué. Mais les eaux étaient profondes, les alentours du fleuve abandonnés et déserts, et la voix, devenant plus pressante, lui criait sans cesse et avec plus d'éclat : Passe, viens à nous et tu trouveras l'innocence et le repos.

 

Pendant qu'elle errait çà et là, dévorée d'anxiété et dans une cruelle attente, elle voit venir à elle sur le rivage, un homme du désert, un de ces grands solitaires au visage transfiguré par la pénitence, à la voix et au regard de thaumaturge.

 

Celui‑ci jette son manteau sur le fleuve et fait signe à l’Égyptienne de s'y placer.

Alors, dans le lointain, aux clartés sereines de la lune, on eût pu voir marcher à sec sur les eaux, la brillante courtisane, fuyant ce qu'elle avait aimé * et allant dans le silence, loin du bruit des hommes, jeter son âme en Dieu, au sein des joies extatiques de la prière, des chastes et austères délices de la pénitence et de l'immolation.

 

Elle vécu au désert de longues années, visitée par les anges, plongée dans les ravissements de la contemplation divine, s'abreu–vant à longs traits des avant‑goûts du Paradis. Puis, elle mourut un jour de Vendredi Saint, loin du regard des hommes, sur les bords d'un torrent abrupt et sauvage, uniquement assistée de Dieu et de ses anges. Il est permis de croire que sa suprême bénédiction et la prière de son agonie furent pour le solitaire qui la guida dans la solitude et, lui faisant aimer les souffrances, ouvrit à son âme les trésors de la paix et fraya à ses pas la route de l’éternelle béatitude.

 

Puissions‑nous, ami lecteur, mériter aussi de vous une pareille faveur. En offrant à vos méditations ces conférences, nous n'avons eu d'autre but, que de détourner les âmes des intérêts bornés du temps, et de les élever à la pensée et au désir du bien futur. – Ces modestes pages, que nous livrons à votre indulgence, ne sont que le viatique de la délivrance, une boussole destinée à orienter notre vie à travers les écueils nombreux de cette terre, une nacelle enfin qui nous aidera peut‑être à atteindre les célestes rivages.

 

Ce livre n'est qu'une réminiscence et un écho affaibli de notre apostolat. Mais, de même qu'au déclin de l'automne, lorsque les arbres se dépouillent * et laissent tomber leurs feuilles jaunis–santes, il se rencontre souvent un passant attardé, qui recueille ces feuilles dédaignées au printemps pour se dresser une couche ou s'en composer un abri ; de même qu'il arrive souvent encore à la semence qui n'a pas jeté de racine dans le champ du père de famille, d'être emportée plus tard par les souffles et les tourbillons de la tempête. au‑delà des déserts et des Océans, et après de longues années d'attente, elle y fait croître des forêts et mûrir des moissons ; ainsi ces études sur nos fins dernières auront peut-être la vertu d'élever les âmes à la pensée des choses futures, ou tout au moins nos faibles paroles seront‑elles pour certains chrétiens attardés, une semence bénie de Dieu et qui fructifiera lorsque le temps de la moisson sera venu. Heureux si elles avaient la vertu de nous aider à travers la course orageuse et incertaine de notre pèlerinage, et de nous faire arriver plus sûre–ment à l'éternel rendez‑vous qui nous attend un jour dans le Cœur du Christ !

 

Si nous osions nous flatter de cette espérance, ami lecteur, nous vous dirions, au revoir !... Le temps est proche où sonnera l'heure du suprême départ, et où le céleste Époux que nous aurons aimé et servi, nous dira : Passe, viens à moi, entre dans la béati–tude et l'éternel repos !

 

FIN

 



[1] In cruce salus, in cruce vita, in cruce protectio ab hostibus ; in cruce infusio superrix suavitatis, in cruce robur mentis, in cruce gaudium spiritûs. In cruce summa virtutis, in cruce perfectio sanctitatis. Non est salus animoe, nec spes r‑ternoe vitac, nisi in cruce. (Imit., lib. II, xii.)

[2] 0 bona crux, quoe decorern ex membris Domini suscepisti, diu desiderata, sollicite amata, sine intermissione qumsita, et aliquando cupienti animo proepa–rata, accipe me ab hominibus et redde me magistro meo ; ut per te me recipiat qui per te me redemit. (Lect. Breviar. Rom., in festo S. Andrew.)

[3] Nonne hwc oportuit pati Christum, et ita intrare in gloriam suarn. (Lc, xxiv, 26.)

[4] Causa enim doloris est malum conjunctum quod repugnat corpori ; causa autem interioris doloris est maluni conjunctum quod repugnat appetitui. Dolor etiam exter;or sequitur apprchensionem interiorem, vel imagipationis seilicet, vel etiam rationis. Nam dolor interior est ex eo quod aliquid repugnat ipsi appe–titui ; exterior autem dolor, ex hoc quod aliquid repugnat corpori. (S. Thomas, Summ. Theol., 2«, pars, Quæst. xxv, Art. vi.)

[5] Prov., xii, 21. Horace a exprimé la même pensée dans ce vers célèbre. Si fractus labatur orbis, impavidum ferient ruinæ.

[6] Soirées de Saint‑Pétersbourg, t. 1er.

[7] Humanum dico propter infirmitatent nostram ; sicut enim exhibuisti membra vestra servire immunditiT et iniquitati ad iniquitatern ; ita nunc exhibete Tuera–bra vestra servire justitioe in sanctificationem. (Rom., vi, 19.)

[8] S. Ignace de Loyola, Exercices spirituels : Additions.

[9] Si vous ne faites pas pénitence, a dit notre Seigneur, vous périrez tous. - Il est de la nature de la pénitence d'être adéquate à la faute. ‑ Si la compen–sation n'a pas été offerte spontanément en cette vie, elle le sera forcément en l'autre. ‑ A la vérité, l’Église nous offre les mérites de ses saints et les indul–gences, en défalcation des dettes que nous avons contractées ; mais les indul–gences supposent la pénitence. Elles ne sont qu'une substitution et un mode de réversibilité. ‑ De même que dans le corps social, en vertu de la solidarité qui unit les divers membres entre eux, un sujet peut décharger un autre sujet, d'une partie ou de la totalité de sa peine, en subissant lui‑même le châtiment mérité, ainsi l’Église qui a recueilli soigneusement dans ses trésors le sang de Jésus-Christ et les satisfactions offertes par ses saints, nous les applique moyennant des conditions faciles à remplir, afin de venir en aide à notre faiblesse dans le temps, et de nous épargner de cruels tourments après la mort. ‑ Mais cette doctrine, qui n'est autre que la doctrine de la réversibilité* morale entre les sujets humains, témoigne plus fortement encore de cette vérité, qu'il n'y a de rédemption que par le sang : Et sine sanguinis effusione non fit redemptio (Heb., ix, 22.)

[10] Christus heri et hodie; ipse et in sæcula. (Heb., xiii, 8.)

[11] Eph., iv, 4.

[12] Ex quo toturn corpus compacturn, et connexum per omném juncturarn sub–ministrationis, secundurn operationern in mensuram uniuscuiusque membri, aug–mentum corporis facit in oedificationern sui in charitate. (Eph. iv, 15.)

[13] Vere languores nostros ipse tulit et dolores nostros ipse portavit. (haie, Liv, 4.)

[14] Rom., viii, 17.

[15] Col., I, 24.

[16] Col., iii, II,

[17] Utinam fruar bestiis quoe mihi sunt paratoe, quas et oro mihi veloces esse ad interitum et ad supplicia, et allici ad comedendurn me, ne sicut aliorum Marty–rum non audeant corpus attingere. ‑ Quod si venire noluerint, ego virn faciam ego me urgebo, ut devorer. Ignoscite mihi, filioli : quid mihi prosit, ego scio. ‑Nunc incipio Christi esse discipulus, nihil de his quoe videntur desiderans, ut Jesurn Christum inveniam, Ignis, crux, bestim, confractio ossium, membrorum divisio, et totius corporis contritio, et tota tormenta diaboli in me veniant; tan–turn ut Christo fruar. ‑ Cumque jam damnatus esset ad bestias, et ardore patienti rugientes audiret leones, ait , Frumentum Christi sum, dentibus bestia–rum molar, ut panis mundus inveniar. (Vita sancti Igitai., 1. libro S. Hieronimi.)

[18] Amen, amen dico vobis, nisi granum frumenti cadense in terram, mortuum fuerit, ipsurn solum manct: si autem mortuum fuerit, multuni fructum. affert. (Joan., xii, 24.)

[19] Ego pro eis rogo , non pro mundo rogo, sed pro his quos dedisti mihi... ut ornnes unum sint, sictit tu pater in nie et ego in te, ut et ipsi in nobis unum sint. (Joan., xvii, 9, 21.) Unus panis, unum corpus, multi surnus, omnes qui de lino pane participarnus. (I. Cor., x, 17.)

[20] Scientes, quod tribulatio patientiam operatur ; patientia autem probationem, probatio vero Spem. (Rom., v 3, 4.)

[21] Percat dies in qua natus surn et nox in qua dicturn est ‑ conceptus est homo 1 Dies ille vertatur in tenebras, non requirat eurn Deus desuper, et non illustretur lurnine... Occupet curn caligo et involvatur arnaritudine... Quare non in vuivâ mortuus surn, egressus ex utero non statim perii ? ‑ Quare exceptus genibus ? Cur lactatus uberibus ?

... Numquid non paucitas dierum meorurn finictur brevi ? Dimitte ergo me ut plangarn paululurn dolorern meurn, antequarn vadarn et non revertar, ad terrarn tenebrosarn et opertarn mortis caligine. (Job, chap. tit, 10.)

[22] Scio enim quod rcdemptor meus vivit, et in novissirno die de terra surrec–turus surn... quern visurus surn, ego ipse, et oculi mei conspecturi sunt et non alius. (Job. xix, 25, 27.)

[23] Quis mihi tribuat ut scribantur sermoncs mei 7 Quis mihi det ut exarentur in libro. Stylo ferreo et plumbi lamina, vel scelte sculpantur in silice. (Job, xix, 23, 24.)

[24] Elevans autem oculos sucs, cum esset in tormentis, vidit Abraham a longe, et Lazarum in sinu ejus. Et ipse damans dixit : Pater Abraham, miserere mei, et mitte Lazarum, ut intingat extremum digiti sui in aquam, ut refrigeret lin–guam meam, quia crucior in bac flammà. ‑ Et dixit illi Abraham : Fili, recor–dare quia recepisti bona in vita tua, et Lazarum similiter mala, nunc autem hic consolatur, tu vero cruciaris. ‑ Et in his omnibus, inter nos et vos chaos magnum firmatum est, ut hi qui volunt hinc transire ad vos non possint, neque inde huc transmeare. (Lc., xvi, 23, 24, 25, 26.)

[25] Saint Ambroise considérait une vie exempte d'épreuves, comme le signe certain des malédictions divines ; il disait : « Je ne voudrais pas habiter une seule nuit sous le toit d'un homme qui n'a jamais souL7ert. » ‑ Un autre Saint disait : « Pourquoi attacher de l'importance aux afflictions ? La vie temporelle n'est qu'un passage... Toute une carrière de douleurs ici‑bas n'a pas plus de conséquences qu'une nuit incommode passée dans une mauvaise hôtellerie. »

[26] Quem enim diligit Dominus, castigat. (Hebr., xxii, 6.)

[27] Ps., xxvi, 10.

[28] Heu, heu ! me, filil mi, ut quid te misimus peregrinari, lumen oculorum nostrorum, baculurn senectutis nostræ, solatium vitæ nostræ, spem posteritatis nostræ. (Tob., x, 4.)

[29] Mornentaneurn et leve tribqiationis nostue acternum glorix pondus operatur in nobis. (Il Cor., iv. 17.)

[30] II Cor., v, 4.

[31] II Cor., v, 4.

[32] Rom., viii, 22.

[33] Raque inclinata ad illum, irridens crudelern tyrannum, ait patrià voce: Fili mi, miserere mei, que te in utero novem mensibus portavi, et lac triennium dedi et alui, et in oetatern istarn adduxi. ‑ Peto, nate, ut aspicias ad ccclum et ad terram et ad omnia que in eis sunt ; et intelligas quia ex nihilo fecit illa Deus, et hominurn genus... Suspice mortern ut in illâ miseratione cum fratribus tuis te recipiat. (II M., vii, 27, 28, 29.)